Archives par mot-clé : roman

L’Organisation, de Maria Galina

URSS, 1979, une ville portuaire quelconque. Sous-sous-branche des services portuaires, le SSE est chargé des inspections sanitaires sur les cargos à l’arrivée. Rosa, jeune fille de 17 ans un peu fleur bleue, y accepte à contrecœur un poste de secrétaire, dans l’espoir d’y pratiquer son anglais. Le travail de ses collègues du SSE-2 est obscur : si le SSE-1 gère tout ce qui est menace biologique, que fait le SSE-2 ? Le lecteur est éclairé avant Rosa : le SSE-2 gère les menaces surnaturelles. Et il semblerait que malgré leur respect strict de la procédure, un esprit quelconque ait réussi à débarquer d’un cargo, et commence à menacer la ville…

J’ai bien aimé. Le 4e de couverture le rapproche de Ghostbusters, pour ma part je dirai plutôt Les Puissances de l’Étrange ou Le Bureau des Atrocités, pour le côté « rencontre de la bureaucratie et du surnaturel ». Le rythme est un peu lent, mais j’ai l’impression que c’est classique roman russe moderne. Le point de vue varie entre différents personnages (et heureusement parce que Rosa ne comprenant pas grand chose à ce qui se passe, garder son point de vue tout du long aurait été dommage), qui se débattent entre gestion de la menace surnaturel, vie quotidienne dans une URSS qui n’est pas au mieux de sa forme et arrangements avec la hiérarchie inepte.

Article invité : Chavirer, de Lola Lafon

Sans grande originalité, j’ai énormément aimé.

Cléo, une collégienne passionnée de danse modern jazz, tombe entre les mains d’un réseau de « mécènes » pédophiles et y entraîne d’autres filles. Ce n’est « que » le début du roman, qui donne la voix à plusieurs personnages qui, au fil des années, gravitent autour de cette victime coupable, écoutent son histoire, partagent un moment plus ou moins long de sa vie et en construisent un portrait fragmenté, fragmentaire.

Le roman entremêle avec beaucoup de force et d’attention une multitude de thèmes difficiles. Des passages, des images me restent : les scènes de danse, de transformation physique avant et après le spectacle, et plus généralement les questions de maîtrise et de souffrance du corps féminin (empowerment vs aliénation) ; la violence de classe des militants de gauche face à Cléo devenue danseuse chez Drucker à laquelle fait écho le racisme qui empêche Betty de devenir danseuse classique ; la finesse de l’écriture des relations amicales, amoureuses, familiales, comme des rivalités (une pensée pour L’amie prodigieuse) et des mécanismes de manipulation.

Comme on dit sur ce blog : je recommande.

La Guerre des Salamandres, de Karel Čapek

Roman tchèque de 1935. Dans une île de l’archipel de la Sonde, un capitaine européen découvre dans une lagune des salamandres doté d’intelligence. Il les emploie à la récupération de perles, qu’il leur échange contre de la nourriture et des couteaux pour se défendre des requins. Rapidement, un marché de la salamandre se monte, permettant de disséminer cette main d’œuvre bon marché, les États rêvant d’expansion territoriale sur les côtes…

J’ai beaucoup aimé. Le ton est grinçant, les entreprises trouvant les meilleures raisons du monde de réduire les salamandres en esclavages, puis d’encourager les dépenses militaires des États, équipant des bataillons de salamandres pour défendre les forteresses sous-marines qui protègent les côtes.

Une partie du roman est rédigée sous la forme de la recension d’articles de presse (une recension partielle, issue de la collection d’un portier passionné par les salamandres, mais dont la femme a jeté une partie de la collection qui prenait trop de place), et présentés sous forme de notes de bas de page d’un texte qui résume l’évolution de la condition des salamandres, les réactions humaines (créations d’écoles pour les salamandres, tentative de créer un langage universel pour les salamandres, nouvelles modes artistiques inspirées du « salamandrisme »). L’ouvrage se finit aussi de façon étonnante : l’auteur discute avec lui-même pour trouver une fin qui ne soit pas trop implacable pour les humain.e.s, et au lieu d’écrire la fin du roman, il présente ce qu’elle pourrait-être.

Broadway, de Fabrice Caro

Un peu déçu. C’était beaucoup une redite du Discours en terme d’humour et de situations, avec un personnage principal moins attachant, qui fait visiblement sa crise de la quarantaine en étant creepy avec une prof de son fils et en étant lâche sur tous les plans. Si c’était rigolo dans le cadre d’un monologue intérieur à l’échelle d’une soirée dans le Discours, érigé en philosophie de vie ça fait un personnage pas très sympa.

L’Art de Perdre, d’Alice Zeniter

Livre sur les conséquences de la guerre d’Algérie sur une famille algérienne. On suit trois générations, Ali, Hamid et Naïma. Ali est propriétaire terrien kabyle, forcé malgré lui de prendre parti. Hamid, son fils aîné, naît en Algérie, y vit ses premières années, mais grandit surtout en France, dans les camps de réfugiés puis dans une cité. Et enfin Naïma, l’aînée d’Hamid, réalise qu’elle ne sait rien de l’Algérie, que tout le monde la définit par des racines algériennes dans lesquelles elle ne se reconnaît pas, n’ayant jamais mis les pieds là-bas, ne parlant pas arabe…

C’est très bien écrit. Le récit commence par un prologue sur Naïma, avant de remonter les années jusqu’à la jeunesse d’Ali et de dérouler chronologiquement les faits, avec des petites incises pour expliquer de temps à autre ce que sauront les protagonistes suivants de ces événements, la difficulté de la transmission de la mémoire étant un des thèmes centraux du livre.
Le statut de la narratrice est mystérieux : elle est contemporaine de Naïma, elle utilise le « je » de temps à autre, mais en même temps elle est omnisciente. J’aime bien ce genre de narration, c’est un procédé intéressant de positionner le narrateur comme une personne réelle sans qu’iel soit pour autant caractérisé.e davantage ou partie prenante des événements.

L’Amie prodigieuse, d’Elena Ferrante

So much of me / Is made of what I learned from you
You’ll be with me / Like a handprint on my heart
And now whatever way our stories end
I know you have rewritten mine

Tétralogie de romans italiens. La saga raconte la relation ambiguë entre deux femmes napolitaines, Lenu et Lila, de leur enfance jusqu’à leur vieillesse. L’histoire est racontée par Lenu, souvent bouleversée et interpellée par les choix et la force de décision de Lila, qu’elle considère comme une force irrésistible. Dans les faits, on se rend compte que si Lenu a un complexe d’infériorité par rapport à Lila, elle est tout aussi douée qu’elle, et l’histoire laisse transparaître que Lila a autant d’estime pour Lenu que dans l’autre sens (le tome 4 révèle d’ailleurs que « l’amie prodigieuse » est un nom donné par Lila à Lenu, alors que le tome 1 laisse croire que la désignation irait dans le sens inverse).

Les deux femmes viennent d’un quartier pauvre de Naples, et sont nées à la fin de la guerre mondiale. On voit à travers elles les évolutions de la société, les relations complexes entre les personnes du quartier, qui fonctionne comme un village, et les normes et conventions auxquelles elles se soumettent ou contre lesquelles elles tentent de se rebeller.

Lila a une intelligence incroyable, mais ne peut payer ses études : elle se marie jeune et se retrouve coincée dans ce que la société autour d’elle attend du mariage, et dans les calculs économiques du quartier. Lenu au contraire arrive à continuer à étudier et devient une transfuge de classe. Elle passe son temps dans la peur d’être démasquée comme une impostrice par les gens des classes supérieures, alors qu’elle est extrêmement douée (mais elle ne s’en rend pas compte et attribue le plus souvent ses succès à l’influence de Lila).

C’est remarquablement bien écrit. La relation entre les deux protagonistes est complexe, elles sont amies mais parfois rivales, parfois envieuses, parfois dédaigneuses des choix faits et des possibilités offertes à l’autre. Le monologue intérieur de Lenu est très intéressant dans ce qu’il montre de sa compréhension progressive du monde, sa peur d’être trop passive, son complexe par rapport à sa famille pauvre, sa relation à sa mère. Dans le tome 3 les vies de Lenu et Lila commencent à vraiment diverger, elles se parlent encore au téléphone mais ne se voient presque plus. Mêmes si Lenu se demande toujours beaucoup ce que penserait Lila, elles évoluent dans des sphères et des villes disjointes. Même si on a par la bande la vie de Lila, le récit se concentre davantage sur Lenu. Le tome 4, avec le retour de Lenu à Naples, nous rapproche de Lila.

Ça m’a fait penser aux Années d’Annie Ernaux, dans l’aspect biographie-fresque d’une époque. On peut d’ailleurs mettre en regard le prologue de L’Amie prodigieuse, racontant la disparition de Lila, avec l’incipit des Années : « Toutes les images disparaîtront ». La relation entre les deux protagonistes est assez complexe, elles sont à la fois très importantes l’une pour l’autre, et ont l’air de s’agacer prodigieusement par moment. On peut se demander, surtout dans les premiers tomes, si Lenu n’est pas amoureuse de Lila. La scène où elle l’aide à se préparer pour son mariage notamment prête le flanc à cette interprétation. Sans surprise c’est une scène qui est le contexte d’un certain nombre des fanfics que l’on peut trouver sur l’œuvre, avec des réécritures divergeant vers une romance entre les deux femmes. La structure de l’œuvre m’a d’ailleurs sur ce point fait penser à Wicked : deux femmes, une blonde et une brune, amies et rivales depuis l’enfance, voulant bouleverser le monde, empruntant deux voies différentes pour y parvenir. On a même en Nino la transposition du personnage de Fiyero, intérêt amoureux des deux héroïnes. On aurait alors une réécriture du point de vue de Glinda, celle qui se conforme au système. Dans les deux cas, l’histoire se termine par la disparition de la brune et rebelle, laissant la « gentille » se demander ce qu’il est advenu d’elle.

Enfin, une dernière question : quel texte lit-on ? Lenu dit au début qu’il est probable que Lila hacke son ordi pour modifier le fichier. Elle écrit à la fin qu’il n’en est rien, mais aussi qu’elle n’est plus sûre de pouvoir distinguer entre elles deux. De plus, Lila aurait très bien pu modifier post cette affirmation, voire introduire ou modifier ce passage lui-même. Il n’y a pas d’indices particuliers d’une narration de Lila, à part peut-être la conclusion : la réapparition des poupées après tant de temps semble impossible. Même en admettant que Lila les ait récupérées à l’époque, elle les aurait conservées à l’insu de Lenu 60 ans durant ? Il semble plus logique qu’elle ait ajouté ce passage à la fin du texte, ce tour de magie « dans la vraie vie » cachant en fait le tour de magie que serait la modification à distance du texte.

Les Seigneurs de Bohen, d’Estelle Faye

Roman de fantasy français. J’ai bien aimé. Le roman raconte la chute d’un empire millénaire sous les inégalités sociales et la faiblesse du pouvoir qui poussent plusieurs factions à tenter un coup de force. L’univers et sa magie sont intéressante, Estelle Faye écrit bien. Plus ou moins tous les persos sont queers, c’est rare dans la fantasy. Un peu trop de temps passé sur la romance impliquant Sainte-Étoile à mon goût cependant. La chute de la capitale est un peu rapide à mon goût, et la révélation sur les Vaisseaux Noirs pas très satisfaisante, mais sinon j’ai beaucoup aimé l’ambiance.

The Glass Hotel, d’Emily St. John Mandel

Idea for a ghost story.

Second roman d’Emily Saint John Mandel. Pas de pandémie cette fois-ci, mais quelques éléments qui laissent penser qu’on est dans le même univers (Miranda revient dans celui-ci, mais en tant que personnage secondaire d’un des fils narratifs), ou plutôt dans une version différente du même univers (un chapitre prend place dans un 2029 clairement non-postapocalyptique, et le livre revient plusieurs fois sur des questions d’univers parallèles ou d’uchronies, évoquant notamment une uchronie pandémique).

On retrouve le thème du commerce maritime et des conséquences sur celui-ci de la crise de 2008. Plus généralement, le livre se concentre sur une arnaque de Ponzi et ses conséquences sur plusieurs personnes. Il parle aussi du fait de voir les fantômes des gens qu’on a connu, un point qui prend progressivement de plus en plus de place dans l’histoire.

Globalement, j’ai beaucoup aimé, je l’ai lu en moins de 24 heures. La narration passe facilement d’un personnage et d’une époque à l’autre, reconnectant peu à peu tous les fils disparates du début. J’ai aussi aimé les diverses réflexions ou évocations sur des uchronies personnelles (« The Counterlife« ) ou des pays se recouvrant les uns les autres (« the kingdom of money« , « the shadow country« ). Ça évoque un peu du China Miéville, mais ici ce ne sont que des évocations des personnages, pas des mécaniques narratives de l’œuvre (mais on sent que ça travaille l’autrice, je ne serai pas surpris qu’elle écrive un roman de weird fiction avec ces thèmes, dans le futur). Une partie du livre parle aussi des gens qui vivent dans des véhicules aux US, ça m’a fait penser à Nomadland (et je ne serai pas étonné qu’ESJM l’ait lu).

Lovecraft Country, de Matt Ruff

Dans l’Amérique des années 50, une famille noire doit affronter à la fois le racisme d’une société ségrégée et des phénomènes surnaturels liés à une société occulte de magicien.ne.s.

La prémice était intéressante, mais j’ai été un peu déçu par la réalisation, malheureusement. Déjà, le type de surnaturel n’est pas celui de l’horreur cosmique à la Lovecraft, le titre est donc un peu trompeur. C’est dommage, parce que l’idée de subvertir le racisme de Lovecraft et de montrer que bien évidement les Grands Anciens et le KKK s’entendraient très bien est très intéressante. Mais bon, ce n’est pas si grave que ça.

Par contre, plus problématique, la structure du roman est assez ratée. On dirait largement plus une suite de nouvelles, où les personnages principaux sont très passifs, et où les événements leur arrivent dessus au moment où c’est pratique pour faire avancer le récit.

J’espère que la série qui adapte le roman saura sublimer tout ça, parce qu’il y a quand même de bonnes idées dedans.

The Underground Railroad, de Colson Whitehead

Roman de 2016. Le roman suit principalement le périple de Cora, une esclave qui s’échappe d’une plantation de coton en Géorgie. Le roman alterne de long chapitre avec des noms d’États où l’on découvre comment s’y déroule l’odyssée de Cora, et des chapitres plus courts avec des noms de personnages, qui racontent l’histoire de différents personnages secondaires qui croisent la route de l’héroïne. J’ai bien aimé le procédé. J’ai aussi beaucoup aimé l’histoire et le style de la narration, les différentes facettes et version de l’oppression des Noirs américains qui sont montrées (avec évidemment la plantation esclavagiste qui est le pire du pire, mais aussi les expérimentations médicales en Caroline du Sud, l’épisode atroce du Tennessee, les chasseurs d’esclaves, la version plus optimiste de la ferme de Valentine, même si ça finit mal…). Le roman décrit aussi l’Underground Railroad, qui normalement était le nom métaphorique des réseaux aidant les esclaves en fuite à rejoindre les États du Nord, comme un vrai chemin de fer souterrain, dont l’origine ou l’étendue n’est jamais vraiment expliquée. C’est une idée intéressante, après ce n’est pas du tout le cœur du bouquin, qui est très bien indépendamment de ce point.

Je recommande grandement.