Archives par mot-clé : roman italien

Numero Zero, d’Umberto Eco

Roman italien de 2015. L’action se passe dans les années 90s. Le narrateur est recruté pour participer à la fondation d’un journal financé par un homme d’affaires. Il s’agit sur la première année de produire douze numéro zéro, des maquettes montrant ce que le journal pourra être. Mais c’est un jeu de dupes : le rédacteur en chef prévient que l’homme d’affaires n’a pas l’intention de lancer le journal à terme, ces numéros zéro écrits a posteriori des événements doivent juste le placer en position de force (en démontrant le pouvoir de nuisance du journal) pour échanger l’abandon du journal contre une entrée au capital de telle ou telle société.

On va suivre en parallèle la construction du premier numéro zéro, qui se fait de compromission en compromission – il ne faut pas toucher aux intérêts de l’homme d’affaires, mais par contre les ragots ça fait vendre, on n’a pas de temps pour de l’enquête de fonds mais on peut repackager ce qui a été écrit dans d’autres titres… – et la théorie d’un des collègues du narrateur qui en se plongeant dans les archives historiques, échafaude l’idée que Mussolini n’est pas mort à la fin de la guerre mais s’est caché au Vatican ou en Amérique latine et qu’un coup d’état appuyé par les services secrets a failli le ramener au pouvoir…

Ça se lit vite, mais je n’ai pas été très convaincu. Disons que le côté « la presse privée c’est pas bien », en 2023 je suis assez convaincu, et en plus là le portrait en est sacrément caricatural donc on a du mal à y croire vraiment. Côté théorie du complot c’est intéressant mais il n’y a pas assez de place pour développer dans un court roman qui traite aussi d’autres thèmes. Je recommande plutôt Le Pendule de Foucault du même auteur.

Impossible, de Erri de Luca

Court roman italien de 2019. On alterne entre des scènes d’interrogatoire d’un homme par un procureur et les lettres que cet homme compose dans sa cellule à l’attention de sa compagne. L’homme a appelé les secours en montagne pour la chute au fond d’un ravin d’un autre homme, avec qui il partageait un passé commun : ils ont milité dans les mêmes groupes d’extrême-gauche sous les années de plomb, et le mort a dénoncé ses camarades. Est-ce que sa mort est un accident ou un meurtre ? Le procureur essaye de trancher, face à un prévenu plus âgé que lui, témoin du passé de l’Italie, et connaisseur des risques de la montagne. Ils argumentent sur leur conception de la justice et de l’engagement politique.

J’ai bien aimé. C’était assez court mais sympa à lire. Faut dire qu’en combinant randonnée en montagne et discussion sur l’engagement politique à l’extrême-gauche, ça tapait dans mes sujets de cœur.

Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa

Pride and Prejudice x L’Éducation sentimentale

Roman italien de 1958. Dans les années 1860, Fabrizio, prince de Salina en Sicile voit la révolution italienne déferler sur son île et déposer le roi de Sicile. Désabusé, il constate que les changements au sommet de l’État ne sont finalement qu’apparents, une classe dirigeante en remplaçant une autre au sommet de la pyramide sans que rien ne change plus avant, la Sicile étant un pays trop fatigué et trop persuadé d’avoir raison pour changer. Fabrizio assiste cependant en même temps à la lente disparition de son monde aristocratique pour un nouveau monde bourgeois, des usages et des savoirs disparaissant avec lui.

J’ai beaucoup aimé. C’est un classique à côté duquel j’étais passé, mais qui vaut le coup. Le côté fin de règne désabusé est très bien rendu. Les personnages – au premier rang desquels Fabrizio – sont bien écrits, l’opportunisme politique et la perception du sens de l’Histoire de Tancredi qui permet à la famille de ne subir aucun désagrément avec le changement de régime est bien rendu. La perception aigue du monde par Fabrizio sans qu’il n’ait pour autant aucune prise sur lui est intéressante.

L’Amie prodigieuse, d’Elena Ferrante

So much of me / Is made of what I learned from you
You’ll be with me / Like a handprint on my heart
And now whatever way our stories end
I know you have rewritten mine

Tétralogie de romans italiens. La saga raconte la relation ambiguë entre deux femmes napolitaines, Lenu et Lila, de leur enfance jusqu’à leur vieillesse. L’histoire est racontée par Lenu, souvent bouleversée et interpellée par les choix et la force de décision de Lila, qu’elle considère comme une force irrésistible. Dans les faits, on se rend compte que si Lenu a un complexe d’infériorité par rapport à Lila, elle est tout aussi douée qu’elle, et l’histoire laisse transparaître que Lila a autant d’estime pour Lenu que dans l’autre sens (le tome 4 révèle d’ailleurs que « l’amie prodigieuse » est un nom donné par Lila à Lenu, alors que le tome 1 laisse croire que la désignation irait dans le sens inverse).

Les deux femmes viennent d’un quartier pauvre de Naples, et sont nées à la fin de la guerre mondiale. On voit à travers elles les évolutions de la société, les relations complexes entre les personnes du quartier, qui fonctionne comme un village, et les normes et conventions auxquelles elles se soumettent ou contre lesquelles elles tentent de se rebeller.

Lila a une intelligence incroyable, mais ne peut payer ses études : elle se marie jeune et se retrouve coincée dans ce que la société autour d’elle attend du mariage, et dans les calculs économiques du quartier. Lenu au contraire arrive à continuer à étudier et devient une transfuge de classe. Elle passe son temps dans la peur d’être démasquée comme une impostrice par les gens des classes supérieures, alors qu’elle est extrêmement douée (mais elle ne s’en rend pas compte et attribue le plus souvent ses succès à l’influence de Lila).

C’est remarquablement bien écrit. La relation entre les deux protagonistes est complexe, elles sont amies mais parfois rivales, parfois envieuses, parfois dédaigneuses des choix faits et des possibilités offertes à l’autre. Le monologue intérieur de Lenu est très intéressant dans ce qu’il montre de sa compréhension progressive du monde, sa peur d’être trop passive, son complexe par rapport à sa famille pauvre, sa relation à sa mère. Dans le tome 3 les vies de Lenu et Lila commencent à vraiment diverger, elles se parlent encore au téléphone mais ne se voient presque plus. Mêmes si Lenu se demande toujours beaucoup ce que penserait Lila, elles évoluent dans des sphères et des villes disjointes. Même si on a par la bande la vie de Lila, le récit se concentre davantage sur Lenu. Le tome 4, avec le retour de Lenu à Naples, nous rapproche de Lila.

Ça m’a fait penser aux Années d’Annie Ernaux, dans l’aspect biographie-fresque d’une époque. On peut d’ailleurs mettre en regard le prologue de L’Amie prodigieuse, racontant la disparition de Lila, avec l’incipit des Années : « Toutes les images disparaîtront ». La relation entre les deux protagonistes est assez complexe, elles sont à la fois très importantes l’une pour l’autre, et ont l’air de s’agacer prodigieusement par moment. On peut se demander, surtout dans les premiers tomes, si Lenu n’est pas amoureuse de Lila. La scène où elle l’aide à se préparer pour son mariage notamment prête le flanc à cette interprétation. Sans surprise c’est une scène qui est le contexte d’un certain nombre des fanfics que l’on peut trouver sur l’œuvre, avec des réécritures divergeant vers une romance entre les deux femmes. La structure de l’œuvre m’a d’ailleurs sur ce point fait penser à Wicked : deux femmes, une blonde et une brune, amies et rivales depuis l’enfance, voulant bouleverser le monde, empruntant deux voies différentes pour y parvenir. On a même en Nino la transposition du personnage de Fiyero, intérêt amoureux des deux héroïnes. On aurait alors une réécriture du point de vue de Glinda, celle qui se conforme au système. Dans les deux cas, l’histoire se termine par la disparition de la brune et rebelle, laissant la « gentille » se demander ce qu’il est advenu d’elle.

Enfin, une dernière question : quel texte lit-on ? Lenu dit au début qu’il est probable que Lila hacke son ordi pour modifier le fichier. Elle écrit à la fin qu’il n’en est rien, mais aussi qu’elle n’est plus sûre de pouvoir distinguer entre elles deux. De plus, Lila aurait très bien pu modifier post cette affirmation, voire introduire ou modifier ce passage lui-même. Il n’y a pas d’indices particuliers d’une narration de Lila, à part peut-être la conclusion : la réapparition des poupées après tant de temps semble impossible. Même en admettant que Lila les ait récupérées à l’époque, elle les aurait conservées à l’insu de Lenu 60 ans durant ? Il semble plus logique qu’elle ait ajouté ce passage à la fin du texte, ce tour de magie « dans la vraie vie » cachant en fait le tour de magie que serait la modification à distance du texte.