Archives par mot-clé : recommandé

Je n’ai pas de projet professionnel, de David Snug

BD parue en 2017. L’auteur raconte sa vie dans le milieu de la musique amateur, pourquoi il ne veut pas se professionnaliser, ce qu’il trouve débile dans le circuit de la professionnalisation en France, et ce qu’il trouve encore plus débile dans les revendications d’autogestion de certains courants musicaux qui se retrouvent à fétichiser le merch des groupes (et quelques grands groupes ultracapitalistes qui ont droit de cité inexplicablement dans un univers qui trashe tout ce qui est capitaliste par ailleurs) et les « vente à prix libre » où il faut toujours donner 5€ pour n’avoir l’air ni radin ni bourgeois. C’est très drôle et ça donne une petite fenêtre sur un univers que je connaissais pas du tout.

Très bonne surprise, évidemment recommandé. Un lien vers le site de l’éditeur, une fois n’est pas coutume : lien.

As Bestas, de Rodrigo Sorogoyen

Drame social hispano-français paru en 2022. Antoine et Olga sont deux Français.es venu s’installer dans un village de Galice pour cultiver la terre et retaper des maisons. Antoine est opposé au projet de vente de terrains du village pour construire des éoliennes et ses voisins sont furieux contre lui, considérant qu’il leur fait perdre un argent
qui leur permettrait de sortir de la misère. La situation devient de plus en plus tendue, le statut d’étrangèr.es des deux Français rendant leur opposition inacceptable.

C’est très bien filmé, mais c’est tout sauf joyeux, il y a une tension de plus en plus palpable tout le long du film et tout le monde a l’air malheureux.

Recommandé si les films badant c’est votre came.

Le Soin des choses, de Jérôme Denis et David Pontille

Essai sur la maintenance, d’un point de vue à la fois pratique et philosophique, publié en 2022.

Historiquement, la maintenance s’oppose à la valorisation historique du jetable comme une source de croissance et de diminution de la charge mentale. Enjeux de propriété intellectuelle sur la réparabilité des objets. Elle s’oppose aussi aux discours sur la disruption et l’innovation technique comme moteurs du progrès : les innovations le sont possibles qu’en s’appuyant sur des technologies et infrastructures préexistantes et maintenues dans un état fonctionnel : c’est cette maintenance de l’existant qui permet de construire du nouveau. La maintenance s’oppose aussi à la réparation : la réparation propose un récit d’une remise en état, d’un retour au status quo du fonctionnel, avec une intervention humaine ponctuelle. La maintenance est à l’inverse la perpétuation du présent : pas de tension narrative de la remise en état, et un travail de l’ombre, cyclique. Elle fait aussi disparaitre l’idée d’un état normal fonctionnel des choses : les choses ont différents états qui sont toujours dans un état d’usure variable et évolutif.
La perception habituelle des objets les conçoit comme « cristallisés », ie comme un objet qui forme un tout fonctionnel et immuable, alors que la réalité est que les objets utilisés par les humain.es sont formés de différents composants et matériaux qui interagissent au long de leur vie, s’usent, se modifient. Le point de vue de la maintenance est une vision éclatée et évolutive des objets. L’idée de l’objet cristallisé se rapproche de l’idée de la personne autonome : dans la réalité, humain.es comme objets nécessitent un travail de care : sont dans des relations auxquelles iels participent activement et qui leur permettent de fluctuer entre différents états.

Les auteurs identifient quatre grands types de maintenance :

  • La prolongation, la plus classique, qui consiste a étendre au jour le jour la fonctionnalité d’un objet. Pas d’horizon temporel précis en tête. Certaines caractéristiques peuvent être sacrifiées (la forme à la fonction, des fonctions annexes à la fonction principale : réparation d’une voiture en mettant une pièce de carrosserie d’une autre couleur, scotch pour faire tenir le câble d’un vélo, court-circuitage d’un interrupteur non fonctionnel…)
  • La permanence, vise à l’immuabilité d’un objet sur le temps long (exemple des enjeux mémoriels du corps de Lénine ou du village d’Oradour-sur-Glane, mais aussi le système signalétique du métro parisien) : beaucoup d’actes de maintenance suivant un protocole strict, beaucoup d’actions nécessaire pour que l’objet ne bouge pas. Maintien de la forme de l’objet ou de certaines caractéristiques, en sacrifiant les autres pour cet objectif.
  • Le ralentissement considère l’objet comme très peu modifiable parce que la question de son authenticité/intégrité est prééminente (œuvre d’art par ex) et voué inévitablement à la disparition, mais tente de tout faire pour la ralentir : contrôle de l’environnement et petites modifications (support pour éviter que des fissures ne s’agrandissent sur une œuvre d’art). Peut y avoir une tension usage/muséification et des divergences d’opinions sur ce qui constitue une modification acceptable : ce qui serait de la maintenance pour certain.es serait de la dégradation pour d’autres.
  • L’obstination va dans le sens opposé aux autres formes de maintenance : les objets durent plus que prévus initialement (une sonde spatiale, le rover Curiosity, des déchets radioactifs) et se posent la question de comment les humain.es le gèrent alors que ce n’était initialement pas prévu, avec souvent des budgets qui deviennent contraints. Plus généralement, question de quels objets méritent ou nécessitent d’être maintenus et quelles caractéristiques de ces objets : si pour un vélo c’est une question personnelle de l’énergie que l’on veut mettre dedans et de si la maintenance globale du vélo c’est la maintenance pièce à pièce ou le remplacement des pièces en bloc, la question se pose aussi à l’échelle collective avec les infrastructures héritées du développement passé : pipelines, centrales nucléaires, réseaux énergétiques…

Je recommande fortement.

Gone Girl, de David Fincher

Film étatsunien paru en 2014. Amy Elliott Dunne et son mari Nick habitent à North Carthage, Missouri. Le jour de l’anniversaire des 5 ans de leur mariage, Amy disparait.Nick parait le parfait mari éploré, mais rapidement des éléments vont laisser penser qu’il cache peut être un certain nombres de secrets, et qu’il en sait peut-être plus sur la disparition de sa femme qu’il ne le laisse entendre…

Spoilers ci dessous

Article invité : Sélection (très sélective) de podcasts III

Une troisième sélection de podcasts. Plus précisément, un billet-écrin pour un podcast unique. J’avais d’abord envisagé une petite sélection de podcasts de fictions mais je me suis vite rendu compte que l’un d’entre eux surplombait les autres par sa qualité professionnelle et que la comparaison aurait été un peu injuste. Place donc à :

PlayMe

(Huit saisons, en cours)

Petit bijou, PlayMe propose depuis 2016 les dernières créations du théâtre canadien contemporain (anglophone, avec de temps en temps une pièce francophone en traduction). Il ne s’agit pas de simples captations des représentations mais bien d’adaptations radiophoniques, et ça marche vraiment très bien. Chaque pièce est découpée en deux ou trois épisodes d’environ une demi-heure et accompagnée d’un entretien avec le ou la dramaturge. Comme il s’agit de théâtre contemporain, cela permet aussi d’avoir une idée des thématiques qui taraudent la société canadienne aujourd’hui (à en juger par ce podcast, il s’agit donc principalement du patriarcat et du colonialisme). C’est peut-être mon podcast préféré, tous genres confondus.

Il y a une cinquantaine de pièces disponibles dans leurs archives, qu’on peut bien sûr écouter dans n’importe quel ordre. J’ai particulièrement apprécié (dans l’ordre chronologique) :

  • Lo (Or Dear Mr Wells) (octobre 2018)
    • Une adolescente et son professeur d’anglais entament une relation plus que problématique.
  • Vitals (octobre 2018)
    • Monologue d’une ambulancière au bord de la crise de nerfs.
  • Bang Bang (octobre 2018)
    • L’appropriation culturelle d’un drame personnel par un dramaturge.
  • Prairie Nurse (novembre 2018)
    • Comédie sur deux infirmières philippines engagées au Canada.
  • Butcher (novembre 2019)
    • Un thriller à rebondissements autour d’un criminel de guerre d’un pays balte imaginaire.
  • Secret Life of a Mother (mai 2020)
    • Les aspects sombres de la maternité (fausses couches, accouchement, doutes, etc.).
  • Three Women of Swatow (juin 2020)
    • Trois générations de femmes en lutte (involontaire mais efficace) contre le patriarcat.
  • Winners and Losers (janvier 2021)
    • Deux amis cataloguent objets et humains de leur entourage entre winners et losers.
  • Between the sheets (mars 2021)
    • Rencontre entre une institutrice et la mère d’un de ses élèves ; la première ayant une relation adultère avec le mari de la seconde.
  • This is how we got here (avril 2021)
    • Un couple tente de surmonter le suicide de leur fils, avec l’aide parfois intrusive et parfois problématique d’un couple d’amis.
  • Bed and Breakfeast (juin 2021)
    • Un couple gay décide de monter un B&B au fin fond de la campagne.
  • Selfie (avril 2022)
    • Trois adolescent·e·s au quotidien, entre FOMO, désir de paraître cool et relations non pleinement consenties.
  • Sexy Laundry (mai 2022)
    • Un couple marié depuis vingt-cinq ans cherche à comprendre comment il en est arrivé là.

Bonne écoute !

Pour en finir avec la démocratie participative, de Manon Loisel et Nicolas Rio

Essai de science politique paru en 2024. Les deux auteurices sont consultant·es en coopération territoriale. Ils reviennent dans cet essai sur leurs expériences de mise en place de consultations citoyennes pour des collectivités et sur les limites de ces dispositifs.

La mise en place de dispositifs de participation citoyenne en France est conçue comme une réponse à la crise démocratique (centralisation des décisions, absence de débat contradictoire, manque de représentativité des élu.es, poids des lobbys) du pays, alimentant l’incapacité des institutions à prendre en compte la diversité des besoins et faire accepter les mesures retenues, et la défiance des citoyen·nes. Pourtant ce déploiement a plutôt aggravé les problèmes que contribué à les résoudre.

La gueule de bois du renouveau démocratique

Deux lois (Barnier, 95 et Vaillant, 2002) ont obligé à mettre en place de la participation citoyenne dans certains types de projet. C’est vraiment devenu quelque chose de totalement institutionnel, alors que c’était à la base dans les 60’s un dispositif plus issu des contre-pouvoirs (grassroot organizing). La participation citoyenne cadrée par l’institution (même si elle est de bonne volonté) sert alors à canaliser la mobilisation citoyenne (en posant les modalités du débat, les thèmes abordés, le financement du dispositif, …) les tables de quartier (Québec) ou le community organizing (US) sont bcp plus indépendants des municipalités, structurés par des assos et fondations indépendantes.
La participation citoyenne devient une fin en soi : les institutions communiquent sur le fait d’avoir mis en place un dispositif la permettant. Devient un marqueur en soi, un créneau politique ou professionnel, alors que l’accent devrait être mis sur les conséquences de la consultation, car une PC ne produisant pas d’effets accentue la défiance envers les institutions des citoyen·nes qui ont perdu du temps en s’y impliquant. Lassitude aussi du côté des organisateurices qui la perçoivent comme un jeu de dupes sans effets réels mais consommant du temps et des ressources que la collectivité pourrait mieux employer.
Enfin, la participation citoyenne effectue un contournement des corps intermédiaires et des contre-pouvoirs : mise en place par l’exécutif, elle en tire sa légitimité et ne s’adresse qu’à lui, qui fait ce qu’il veut des résultats. Ce n’est donc pas un contre-pouvoir mais une légitimation de l’exécutif. Dans ce sens elle présente le même problème de désintermédiation que les référendums.

La participation contre l’égalité démocratique

La participation citoyenne donne une voix à celleux qui ont le temps de venir participer : c’est une présentocratie, qui le plus souvent redouble la voix des mêmes catégories qui se sont déjà exprimées par le suffrage : retraités, militant.es, personnes sociologiquement proches de celles qui font fonctionner les institutions, personnes qui ont de la facilité à prendre la parole en public… Pourtant, cette parole très située va être présentée comme la parole citoyenne.

Au contraire, la participation citoyenne devrait rendre audible celleux qui ne s’expriment pas autrement, pour contrebalancer les biais de représentation du suffrage « universel ». Pour cela, besoin de demander du silence à celleux qui s’expriment habituellement et de construire un cadre qui facilite la prise de parole, temps d’échanges entre pair·es pour conforter son expérience et restitution globale. Le but est de permettre la construction d’une expertise alternative dont l’institution s’enrichira, pas que l’institution impose son pt de vue à des acteurices en situation dominée.

De l’expression des citoyens à la capacité d’écoute des institutions

Au delà de la prise de parole, enjeu surtout de l’écoute, ie de la prise en compte des éléments par les institutions. Cette non-écoute peut être une façon de masquer le manque de moyens pour prendre en compte les retours de toute façon, mais c’est un pb supplémentaire à adresser, pas une excuse acceptable.
Piste d’écoute par les institutions qui fonctionne : la/le Défenseur.e des Droits, qui propose une écoute individuelle (prise en compte des vécus subjectifs et réponse individuelle aux pbs ) et une consolidation des témoignages en rapports pointant les pbs systémiques. Autre piste possible : auditions de témoins dans le cadre judiciaire. Laisse une personne s’exprimer pleinement. Ne prétend pas que son témoignage est une vérité absolue, mais une version des faits à prendre en compte pour bien appréhender une situation avant de prendre une décision.
Importance de réintégrer l’administration comme acteur dans le dialogue élu.es/citoyen.nes, pour ne pas prétendre que les élu.es ont toutes les cartes en main alors que les agents avec leur expertise technique et leur rôle de mise en œuvre, ont un vrai poids dans la déclinaison des décisions. Permet de plus de poser plus clairement que l’admin apporte une expertise technique, importante pour les décisions, mais qui est un point de vue situé, qui peut être challengée par des contre-expertises. De façon plus générale, plutôt que de multiplier les dispositifs de PC inféodés au pouvoir, mieux vaudrait accorder une plus large place dans la vie démocratique aux contre-pouvoirs : associations, médias (à condition d’être pluralistes et indépendant, rarement vérifié au niveau local) …

Démocratiser l’action publique face à l’urgence écologique

Besoin de vraies délibérations dans la vie des collectivités, pas le théâtre déjà joué que sont actuellement les conseils. Pour cela, la délibération ne devrait pas précéder un vote qui ne fait qu’acter des démarcations déjà figées, mais arriver plus en amont pour déplier les composantes d’un sujet, en cerner les conséquences pour les citoyen·nes et préciser la commande passée à l’administration pour qu’elle intègre plus de facettes. Les sujets à délibérer pourraient être proposés par la majo, l’opposition, l’administration elle-même, ce qui permettrait de mieux politiser les questions, un rôle plus intéressant à donner aux élu·es que celui de « super chef·fe de projet » enchaînant les copils pour contrôler l’action de l’administration.

Une institution publique seule dans son coin n’est pas le seul acteur influençant la prise et la mise en place d’une décision. Les autres acteurs publics ou privés impliqués peuvent en mitiger fortement la portée, une phase de négociation est toujours un préalable à la mise en place d’une décision. Si les corps intermédiaires, affaiblis (par la participation citoyenne qui grignote leur légitimité notamment) prennent moins part à cette négociation, ce n’est pas le cas des lobbys, défendant des intérêts sans être soumis à aucun impératif de représentativité. Les différents groupes qui composent la société n’ont pas des intérêts alignés : partant de là, la démocratie ne vise pas le consensus, mais une négociation pour arriver à une position alignée avec l’intérêt général et acceptable par le plus grand nombre. Pour cela, il n’est pas besoin de grands raouts de concertation sans lendemain mais d’avoir des négociations régulières avec des engagements opposables. Notamment sur les questions climatiques et de raréfaction des ressources, la négociation des contraintes est la seule alternative à la contrainte unilatérale (à géométrie variable et via les arrêtés préfectoraux). Les exécutifs locaux ont un rôle de mise en place de ces négociations. Doivent être perçus comme légitimes, donc impartiaux, et pouvoir asseoir tout le monde autour de la table : à la fois aller chercher ceux qui ne participent habituellement pas et refuser les négociations en coulisse avec ceux qui ont trop l’habitude de l’accès direct aux institutions. Ce rôle de cadrage des négociations implique une mise en retrait qui pourrait être vue comme dépolitisante pour les élu·es, mais le choix des sujets débattus et du cadrage est en soi un rôle très politique, et iels gardent la main sur la décision finale, une fois toutes les parties entendues.

Conclusion : avoir la charge de nous représenter

La participation citoyenne innove sur les marges de la démocratie sans rien changer à son fonctionnement. L’important n’est pas d’implémenter plus de participation mais de rapprocher citoyen·nes et élu·es, pour que les représentant·es soient… représentati[ve|f]s. Les auteurices proposent à cette fin de mettre en place un tirage au sort pour représenter les abstentionnistes dans les assemblées, à proportion de la quantité d’abstention et corrigeant le défaut de représentativité de l’assemblée en question (en reprenant les critères sociologiques de la Convention Citoyenne pour le Climat : genre, âge, CSP niveau de diplôme, lieu d’habitation).

Bis Repetita, d’Émilie Noblet

Film français paru en 2024. Une prof de latin qui s’est arrangée pour ne jamais faire cours à ses élèves se retrouve obligée de les emmener à Naples participer à un concours de latin pour sauver l’option dans son lycée. Elle se retrouve flanquée d’un latiniste super enthousiaste, trop content d’encadrer ce qu’il pense être la meilleure classe de latinistes de France. On a des ressorts de comédie très classiques sur un duo que tout oppose, mais avec pas mal de couches en plus avec toute les interactions avec les 5 élèves, très bien caractérisés (et très bien joués). Le côté « qui ose tout » de Delphine Fiat (Louise Bourguoin) fonctionne très bien, et Xavier Lacaille a pas mal le même rôle de premier de la classe que dans Parlement, mais qui lui va très bien. Globalement les blagues tombent juste, c’est bien filmé, tous les personnages sont bien incarnés même les petits rôles (mention spéciale à la proviseure)

Recommandé si vous aimez les films sur le plurilinguisme et les méthodes pédagogiques

Chants of Sennaar, du studio Rundisc

Jeu vidéo français (le studio est toulousain !) sorti en 2023. Se joue en une dizaine d’heures. Dans une immense tour, différents peuples se côtoient sans se mêler ; n’ayant pas de langage commun et se méfiant les uns des autres, ils se cantonnent à différentes parties de la tour. Le/la protagoniste va traverser ces différentes parties, apprendre le langage de chaque peuple grâce à des éléments de contexte, et servir de traducteurice.

C’était un point-and-click sympa, avec une très belle direction artistique. Un léger bémol sur le côté purement linguistique des énigmes, qui était un peu trop facile à mon sens : il s’agit surtout de déduire le vocabulaire du contexte. Seule une langue a une construction différente de celle des autres, sinon les variations sont minimes (verbe en début ou fin de phrase, pluriel avant ou après le mot) et données très vite à la joueuse (le pb est renforcé par le fait qu’il n’y a ni conjugaison ni déclinaisons).

Je recommande.

Tunic, d’Andrew Shouldice

Jeu vidéo indépendant paru en 2022. On joue un renard anthropomorphique vêtu d’une tunique verte. Notre protagoniste muet va devoir récupérer la Master Sword l’Épée du Héros puis les trois parties de la Triforce Gemmes de Pouvoir en progressant dans des donjons pour délivrer Zelda l’Héritièr.e et affronter Ganondorf un boss final. Vous l’aurez compris, c’est un hommage très appuyé à Zelda, au point que pour moi c’est un Zelda à la licence près. Plus exactement, c’est un hommage aux Zeldas de quand le développeur était petit : il y a une surcouche méta très réussie sur le fait de récupérer les pages du livret du jeu, qui donne des indices et des indications assez essentielles pour progresser dans le jeu, que ce soit les cartes des différents niveaux, des infos sur les ennemis ou des techniques secrètes (sachant que certaines actions nécessitent des combinaisons de boutons qui n’apparaissent jamais en couche extradiégétique mais sont juste mentionnées dans le livret). Le côté indispensable du livret est renforcé par le fait qu’une bonne partie des infos filées dans le jeu le sont dans un langage non-traduit (qui est traductible vers l’anglais, mais c’est un taf en soi et le jeu est pensé pour être faisable sans faire cette traduction, qui est un gros easter egg).

C’est très réussi en terme de mécaniques de jeu, de scénario, de beauté du rendu. Et ça se fait en 12 à 18h je dirais, ce qui est une excellente durée pour ce type de jeu. Grosse recommandation.

Sans Transition, de Jean-Baptiste Fressoz

Essai français publié en 2024. L’auteur retrace l’évolution des différentes sources d’énergie utilisées depuis la Révolution industrielle. Il montre que si on présente classiquement l’Histoire des énergies comme un récit phasiste (avec un Âge du Charbon auquel succède un Âge du Pétrole puis un Âge de l’Électricité…), cette vision est fausse, reposant sur une étude des consommations relatives des énergies, mais s’effondre si on regarde les consommations absolues. Les énergies ne se sont pas succédées mais entraidées à croître.

Fressoz expose dans le détail sur plusieurs chapitres les synergies entre différentes énergies :

  • L’exploitation du charbon a nécessité celle du bois pour étayer les mines, faisant exploser les consommations et le commerce mondial du bois sur le temps long (au début des années 50, les mines européennes absorbent encore 10% du bois d’œuvre européen)
  • L’usage de la machine à vapeur et du charbon ont en retour facilité l’exploitation forestière et en faisant baisser le coût du bois, augmenté sa demande (et ses usages, avec les traverses de chemins de fer, remplacées fréquemment jusqu’à l’invention de la créosote), usage du bois et charbon de bois en remplacement du charbon de mine dans ces machines dans certains cas (notamment les scieries qui avaient la matière sous la main) : la sidérurgie brésilienne utilise actuellement 30 millions de m³ de charbon de bois par an (vs 1 million au pic de la sidérurgie US dans les années 80).
  • Le pétrole est fortement consommateur de charbon pour les infrastructures d’exploitation (acier des derricks et oléoducs) et de consommation (voitures, routes), mais aussi de bois à ses débuts (transport en tonneaux, le pétrole US consomme dans les années 1900 2x plus de tonneaux que l’industrie des boissons alcoolisées) et encore actuellement pour la fabrication d’acier : si est marginal par rapport au charbon, une seule entreprise française de production d’infrastructures pour l’exploitation pétrolière (Vallourenc) consomme actuellement 3 millions de m³ de bois/an, plus que toute l’industrie pétrolière à la fin du XIXe siècle.
  • L’énergie peu chère du pétrole va aussi favoriser le bâtiment et donc les coffrages, les panneaux de contreplaqué, les plaques de plâtre (avec un support carton intégré, donc consommatrices de bois), ainsi que la consommation domestique et donc les emballages et les palettes. La sylviculture va bénéficier des engrais azotés et de la mécanisation, faisant croître fortement les surfaces exploitées. Byproduct de cette exploitation, la consommation de bois de feu mondiale a doublé depuis 1960 (x7 sur le continent africain).

La transition n’a jamais eu lieu. Mais comment l’idée que c’était le cas (qui alimente l’idée que puisqu’il y a eu plusieurs transitions énergétiques déjà réalisées, une nouvelle transition hors des fossiles sera possible) s’est diffusée ? Ce discours sur la transition énergétique s’est diffusée en plusieurs temps :

  • Suite à la crise des années 30, des ingénieurs US diffusent l’idée que les équations logistiques (les « courbes en S » avec un plateau bas, une croissance brusque et un plateau haut) décrivent tous types de comportement, dont la production d’énergie : il n’y a pas de croissance infinie de la production, et une fois sur le plateau haut, il est nécessaire de transitionner vers une autre énergie pour continuer à subvenir à des besoins croissants.
  • Le rapport Energy for the Future rédigé en 1953 par Putnam pour l’industrie nucléaire introduit une étude de l’énergie sur le temps long (cadrage temporel plus facilement adopté par l’industrie nucléaire, en raison de la demi-vie de leur produit et des problèmes de gestion associés) : ce rapport affirme que les ressources fossiles seront épuisées à la moitié du XXIe, et que la transition vers le nucléaire (et la technologie des surgénérateurs) est nécessaire pour affronter ce problème de ressources. Ces réflexions sont couplées à un néomalthusianisme voyant l’énergie comme le goulet d’étranglement de l’Humanité (les engrais de synthèse apparaissant comme une réponse à la production agricole). C’est aussi des cénacles pro-nucléaires que les premières alertes sur le risque des gaz à effet de serre se font entendre, toujours avec en ligne de mire la solution de l’énergie nucléaire.
  • L’idée de crise énergétique se développe dans les années 70 en Occident (avant même le choc pétrolier de 73 qui va l’amplifier), d’abord comme backlash contre les environnementalistes, qui risqueraient de précipiter cette crise en menaçant le développement du nucléaire. Le choc pétrolier amplifie cette idée ainsi que celle de la transition énergétique qui permettrait une souveraineté énergétique. Puis ces concepts sont retournés par les mouvements écologistes pour argumenter en faveur d’un paysage énergétique sans fossiles ni nucléaire, avec l’argument d’une décentralisation (comparé au nucléaire qui doit être centralisé et géré par l’État) qui permettra d’économiser les coûts du réseau et de technos qui peuvent être portées par un marché libéral. La transition énergétique devient à partir de ce moment un terme attrape-tout revendiqué par tous et décrivant des stratégies contradictoires.
  • Jusqu’au début des années 80, la transition est donc un concept qui vise à gérer la raréfaction perçue des fossiles, pas leur trop grande abondance. Cesare Marchetti (scientifique atomiste), va diffuser l’idée que l’évolution de l’usage des énergies dépend de la diffusion des techniques permettant leur usage. Les énergies sortiraient du paysage par obsolescence quand de nouvelles technologies matures permettraient d’exploiter l’énergie suivante (vision très téléologique, et comme l’a montré la première partie, totalement fausse pour la disparition des énergies du paysage énergétique). Mais cette idée permet de parler d’une transition liée aux technologies disponibles et non aux stocks de ressources. La diffusion progressive des enjeux climatiques va mettre en évidence ce besoin de transition, au début perçu comme totalement compatible en termes de calendrier. Il était affirmé sans base que la transition prendrait 50 ans (en se basant sur une estimation du temps de découverte et diffusion des nouvelles technologies qui la permettrait, sans être clair sur ce que seraient ces technologies, excepté toujours les fameux surgénérateurs – qui n’existent toujours pas en 2024), ce qui laissait le temps de la faire bien avant que les enjeux climatiques ne soient prépondérant. Il était donc urgent d’attendre pour que les technologies puissent se développer. Mais ces estimations occultaient totalement le temps de déploiement sur le terrain des technologies en question en termes de formation des métiers et déploiement d’infrastructures : la transition imaginée effectuée durant les années 2010-2020 une fois les technologies matures n’était économiquement absolument pas viable.
  • Les modélisations plus sérieuses du système énergétique et de ses évolutions concluent à un changement climatique inévitable : éventuellement un peu repoussé par les mesures les plus audacieuses, mais jamais évité. Dans cette optique, promotion à la fin des 70s/début des 80s de l’adaptation, dans le cadre de travaux sous-estimant grandement (par rapport aux travaux + récents) les coûts des impacts du CC, notamment sur l’agriculture, et considèrent comme acceptable de rendre des portions entières du globe inhabitables.
  • Les mêmes experts vont passer de la modélisation de la crise énergétique à celle de la crise climatique, et y importer le modèle de la transition. Ce constat s’applique aux prémices du GIEC aux USA, en France et en Inde. Les mêmes modèles vont être appliqués, en considérant que la ressource limitée n’est plus les fossiles mais un climat stable. La création du GIEC visait initialement à redonner la main aux États sur les négociations climatiques, en tuant dans l’œuf l’initiative onusienne Advisory Group on Greenhouse Gases (AGGG), considéré comme trop indépendante (et qui voulait gérer les GES de la même façon qu’avait été traité le trou dans la couche d’ozone, avec des objectifs contraignants). Les USA notamment – mais pas seulement – vont notamment promouvoir via le groupe III du GIEC et la convention des Nations-Unies sur le Climat (UNCC) les solutions technologiques (pas de contraintes sur les émissions, pas d’assistance sous forme financière aux pays impactés, mais de l’assistance technique et des transferts de technologie).
  • À partir des années 2000, le GIEC infléchit ses positions suite à des batailles d’influence en interne. Le risque de carbon lock-in entraîné par une position attentiste est mis en lumière, les objectifs de limitation de l’augmentation des températures sont rehaussés, et une trajectoire de transition rapide devient plébiscitée (sur le papier). Mais comme dans le même temps les émissions n’ont pas décru, les trajectoires de réductions des émissions sont devenues ultra-raides, avec l’invocation de techniques de capture du carbone technologiquement non-matures pour permettre de rester sur la trajectoire. Ces technologies plus ou moins irréalistes ont servi de diversion pour ne pas parler de sobriété ni de décroissance, mots qui ne sont apparus dans le rapport du groupe III seulement en 2022.

Le discours de la transition énergétique a surtout servi à justifier l’attentisme et le fait d’utiliser les fossiles comme « énergie de transition » le temps d’avoir d’hypothétiques technologies propres : dans le vocabulaire actuel des majors de l’Oil & Gas ne domine plus le climato-scepticisme mais l’action en faveur de la transition (sans que la réalité du gros de l’activité ne change. La transition énergétique, basée sur une Histoire fausse, fait office de « futur politiquement correct du monde industriel ». Elle change le mal en remède, les industries polluantes en industries vertes et l’innovation en solution universelle.