Archives par mot-clé : féminisme

Féminicène, de Véra Nikolski

Essai antiféministe paru en 2023. C’était … intéressant à lire. C’était mauvais, hein, mais édifiant. Globalement, l’ouvrage part avec une thèse intéressante : le progrès technique a permis une élévation incroyable du niveau de vie de tous les humain.es, et encore plus de ceux vivant dans les société occidentales, qu’on a totalement occulté parce que l’on vit dedans. Cette progression des conditions de vie a encore plus bénéficié aux femmes qu’aux hommes parce qu’elle a permis de gommer les fondations de l’inégalité H/F.

Pour l’autrice, qui insiste sur le fait que naturel ne veut pas dire moralement juste, il y a bien une fondation originelle à cette inégalité : le dimorphisme sexuel notamment en termes de force physique moyenne et le handicap temporaire que sont la gestation et l’allaitement ont conduit à une spécialisation sexuée des rôles, qui a ensuite été rétrojustifiée en raisons morales et religieuses, et étendues à toutes les femmes en tant que groupe sans tenir compte des différences individuelles. Je suis pas très convaincu par le besoin d’un dimorphisme originel pour avoir une brisure de symétrie, mais soit. Le passage à des sociétés agricoles avec des grossesses potentiellement plus rapprochées (variation sur l’apport calorique) mais plus de mortalité infantile (conditions de vie) a encore aggravé cette différence entre les sexes et empiré la position féminine.

Là dessus arrive la révolution industrielle et la mécanisation, qui permette de faire disparaitre le besoin de force physique dans l’agriculture, dans l’industrie, et crée un secteur des services où elle n’a jamais été nécessaire. Décollage aussi de la médecine, avec l’asepsie, les antibios : effondrement de la mortalité infantile, puis techniques de contrôle des naissances (qui pour l’autrice sont la cerise sur le gâteau mais bien moins cruciales que la baisse de la mortalité infantile et des risques liés à l’accouchement), et financement collectif du système de santé et d’éducation (école, modes de garde, hôpital public). Dans notre monde dopé à l’énergie abondante, toutes les raisons qui pouvait expliquer historiquement (selon l’autrice) une différence de rôle H/F ont été supprimées par la technique. Ce serait ce phénomène selon elle, et non pas les combats féministes, qui expliquent les progrès de la cause des femmes dans le monde (elle concède que c’est pas le cas partout, même dans des pays industrialisés comme l’Arabie Saoudite, mais c’est selon elle 1/une survivance de l’ancien système et 2/ le poids de la religion).

Mais du coup, dans un monde qui voit arriver une triple crise climatique/des ressources/de l’antibiorésistance qui risque de gommer ces progrès techniques, sera-t-il possible de préserver le progrès social ? L’autrice note qu’on ne va pas avoir le retour au moyen-Âge : les connaissances, notamment en termes de médecine, ne vont pas disparaitre. Mais il y a un risque réel, et les débats actuels du féminisme ne se focaliseraient pas sur ce risque mais sur des combats juridiques/législatifs qui ne serviront à rien si l’État de droit disparait. Pour elle le féminisme devrait pousser les femmes à investir les domaines techniques pour pérenniser les techniques qui sous-tendraient leur émancipation.

Ça, c’était la partie intéressante de l’ouvrage. C’est une thèse avec des éléments pertinents, je suis pas d’accord avec tout, mais ça pose des sujets intéressants. Mais c’est noyé dans des attaques totalement gratuites sur le mouvement féministe actuel, et l’autrice n’a pas peur de nous ressortir tous les poncifs du genre, dans une magnifique bingo de droite : les féministes se trompent de combat, desservent la cause, ne s’intéressent qu’au point médian et à la dénonciation de doléances individuelles et n’incitent pas les femmes à s’engager dans les sciences dures (ah). On a le marqueur ultime de la droitardise recuite : un nombre hallucinant d’ad hominem sur Sandrine Rousseau. Parmi les affirmations gratuites, visiblement les féministes actuelles ne se préoccupent pas de santé (toutes les personnes bossant à ou soutenant le Planning Familial apprécieront), et personne ne fait le lien entre changement climatique et féminisme (deux lignes plus loin elle cite un rapport de l’ONU sur le sujet). Et puis les féministes ne connaissent pas le nom de l’inventeur de l’asepsie alors qu’il a tant fait pour les femmes (je gage que l’autrice ne le connaissait pas non plus avant de le googler pour l’écriture du livre). C’est quand même tout à fait dommage de gâcher un propos de fond qui gagnerait à être effectivement débattu par autant d’attaques complétement gratuites.

Pour en revenir au fond, j’ai l’impression que même si la thèse est intéressante, l’autrice mélange un peu trop progrès relatif et progrès absolu : oui les femmes ont beaucoup gagné aux progrès de la médecine depuis le Moyen-Âge. Les hommes aussi. Peut-être que les femmes comparativement un petit peu plus, mais je ne vois bien en quoi ce serait pour autant la tâche des féministes en particulier de sauvegarder les acquis de la médecine plus que de n’importe quel humain.e. De plus, si un monde instable va effectivement affecter les femmes encore plus que les hommes, l’enjeu n’est pas tant pour moi de sauvegarder la flamme de la civilisation dans la tempête (mais je suis pas surpris de cette vision décliniste de la part d’une personne de droite) que de réfléchir à une décroissance planifiée et socialement juste pour que la baisse de conso des ressources amène à perdre les voyages en avion plutôt que le système hospitalier. Bref, l’argument de la crise climatique sert surtout à dire que les féministes se trompent de combat et ferait mieux de devenir physicienne et militaire plutôt que de réclamer sans cesse. Dommage, parce qu’il y a un vrai sujet de comment aller vers un monde à +2°C qui reste le plus juste possible, mais la première étape n’est pas de taper sur le féminisme.

I Sexually Identify as an Attack Helicopter, d’Isabell Fall

Nouvelle étatsunienne publiée en 2020. « I Sexually Identify as an Attack Helicopter » est à la base une ««« blague »»» transphobe (enfin, *la* ««« blague »»» transphobe, parce que visiblement ils ont jamais été capables d’en inventer une deuxième). Parce que lolilol, si des gens peuvent ne pas se reconnaître dans le genre et le sexe qui leur ont été assignés à la naissance et en revendiquer un autre, alors n’importe qui peut revendiquer n’importe quoi comme genre, hein hein ? [insert cringe laughter emoji].

Partant de cette take désastreuse, Isabell Fall décide de la considérer sérieusement. Elle imagine un monde où l’armée US militarise le genre : puisque performer le genre est un ensemble de comportements réflexes que des gens mobilisent pour gérer des interactions, ne serait-il pas pratique d’avoir des pilotes pour lesquels faire fonctionner un hélicoptère serait aussi instinctif que manspreader pour votre mec blanc moyen ? Ça fait une nouvelle très réussie, qui se passe quelques années dans le futur, avec une guerre civile américaine menée aux noms d’algorithmes d’optimisation divergents. Court à lire, dispo ici et très prenant, je recommande.

We are coming, de Nina Faure

Documentaire féministe français de 2023. Partant de la question du plaisir féminin et de l’orgasm gap, le documentaire dérive sur les groupes de paroles féminins, la réédition du livre Notre corps, nous-mêmes, et les luttes féministes, dont #metoo au premier plan, mais aussi des manifs en mixité choisie (à Bure) ou NousToutes.

Même en connaissant déjà pas mal les sujets abordés (si vous avez un peu de bagage théorique et suivez l’actualité féministe, vous n’aurez pas de gros scoop dans ce documentaire), c’était intéressant de voir le tout remis en perspective et relié. Le film donne la parole à pas mal de voix féminines différentes, de la réalisatrice et sa comparse Yelena Perret aux femmes de groupes de paroles, en passant par des colleuses d’affiches contre les féminicides ou Caroline de Haas et Sandrine Rousseau. Pas de témoignages masculins directement, une séquence expliquant que Nina Faure avait sollicité son compagnon et un ami, qui ont refusé d’apparaitre dans le film (en expliquant que « même avoir le bon rôle en tant que mec sur ce sujet, c’est avoir le mauvais rôle » – ce que je partage un peu, je vois pas comment tu peux amener une parole masculine pertinente sur ce sujet sans faire du mansplaining ou réclamer des cookies).

Article invité : sélection de podcasts

Merci à Maxime pour cet article (son troisième sur ce blog après Le Dilemme du muesli et Raining Knives).

Aujourd’hui, pas de lyrisme mais une première sélection sobre de quelques podcasts et émissions radios que je recommande. Au menu : genre & sexualités, histoire médiévale et interactions sociales.

Question Q & Question Genre

(En cours — épisodes indépendants — 60 minutes par épisode)

Émission hebdomadaire de la RTS (la radio publique de la Suisse romande), animée par la journaliste Christine Gonzalez, selon deux formats :

  • une fois par mois, Question Q aborde des questions de sexualité avec un·e invité·e et quelques chroniqueur·se·s.
  • les autres semaines, Question Genre aborde des questions de genre sous la forme d’un entretien avec un·e invité·e.

Les sujets sont étonnamment variés et souvent traités avec beaucoup d’humour (mention spéciale au billet de la chroniqueuse Marie Fourquet, qui « dialogue avec sa chatte »). Question Q est une émission plus ancienne (et elle était auparavant hebdomadaire, donc riches archives), Question Genre a commencé en 2022.

Sélection subjective de quelques épisodes, par ordre chronologique :

Question Q
Question Genre
Voyage au Gouinistan

(Série finie de dix épisodes de trente minutes)

En dix épisodes bien rythmés, le couple de journalistes Christine Gonzalez et Aurélie Cuttat explore la culture lesbienne contemporaine. Coming out, sexualité, militantisme, religion, fonder une famille, se choisir une famille, idoles, clichés, tout y passe. Beaucoup d’émotions en perspective (j’ai ri et pleuré). Si vous ne deviez retenir qu’un podcast de cette liste, ce serait celui-ci. Comme on dit sur ce blog : grosse recommandation.

Le podcast s’écoute dans l’ordre mais les épisodes 5 (la famille choisie — sur la solidarité lesbienne), 6 (la lesbienne visible — sur le militantisme lesbien) et 10 (faire la paix — sur la réconciliation avec des personnes peu tolérantes) m’ont particulièrement marqué.

Passion médiévistes (& podcasts frères)

(En cours — épisodes indépendants — durée variable de 20 à 60 minutes mais le plus souvent 45 minutes)

Podcast indépendant de Fanny Cohen-Moreau, qui interroge de jeunes médiévistes (en master ou en thèse) sur leurs recherches. La qualité dépend bien sûr beaucoup des invité·e·s et de leur capacité à vulgariser leurs recherches mais c’est souvent intéressant de voir la variété et la spécificité de la recherche d’aujourd’hui (« Excuse-moi mais… il y a des gens que… que ça intéresse ? »). À côté de ces épisodes classiques, le podcast a aussi de nombreux épisodes hors-série (reportages dans des lieux chargés de Moyen Âge, rencontres avec des vulgarisateur·ice·s du Moyen Âge ou encore épisodes humoristiques classant les rois de France selon leur bouletitude).

Manifestement passionnée et workaholic, Fanny Cohen-Moreau a aussi lancé deux autres podcasts sur le même principe mais pour d’autres périodes : Passion Antiquités et Passion modernistes. Selon moi la mayonnaise a un peu moins pris que pour le Moyen Âge (à leur décharge ces podcasts sont plus récents, il n’y a sans doute pas encore la même communauté de fans) mais c’est intéressant quand même.

Parmi les quelque deux cents épisodes de ces podcasts, je suggère en particulier :

Inappropriate Questions

(Trois saisons, une trentaine d’épisodes indépendants au total, durée variable de 20 à 40 minutes)

Petit bijou canadien (en anglais), ce podcast explore dans chaque épisode une « question inappropriée » qui est fréquemment posée à certaines personnes. Le caractère inapproprié de la question est rarement une surprise mais les animateur·ice·s et les invité·e·s s’intéressent aux raisons pour lesquelles cette question pose problème, ce qu’elle charrie comme préjugés ou sous-entendus, quelle part de bonne foi ou de curiosité légitime on peut tout de même lui trouver, comment la formuler autrement, etc.

Si vous ne deviez retenir que deux podcasts de cette liste, le second serait celui-ci (grosse recommandation donc).

Quelques épisodes qui m’ont marqué, soit par le traitement de leur question, soit par le fait que WTF des gens osent vraiment poser cette question à des quasi-inconnu·e·s ?

Bonnes écoutes !

Pour l’autodéfense féministe de Mathilde Blézat

Essai féministe de 2022. L’autrice a rencontré des formatrices et des participantes à des stages d’autodéfense féministe dans différents pays (principalement francophones) et se réclamant de différentes méthodes. Elle retrace l’histoire de ces formations, leur relation à d’autres courants du féminisme, la difficulté d’obtenir des subventions pour ces actions qui relèvent pourtant de la prévention contre les violences sexistes – difficulté qui existe partout mais est encore plus présente en France avec son obsession de l’universalisme et les cris d’horreurs dès qu’on évoque une activité en non-mixité.

Elle s’attarde sur l’impact de ces stages sur les participantes, comment le stage change leur relation à leur corps, à l’espace public, aux autres. Elle détaille aussi comment les formatrices sont en réflexion sur les modalités permettant d’organiser des stages spécifiquement à destination de certains publics : femmes mineures, âgées, handicapées, trans… pour permettre une plus grande inclusivité de ces stages.

C’était fort intéressant et sur un sujet que je ne connaissais pas, je recommande.

Serial Girls, de Martine Delvaux

Essai féministe paru en 2013 et republié en 2022 dans une édition augmentée. L’autrice parle de la question de la sérialité des femmes, vue comme des éléments interchangeables, leur individualité important moins que leurs éléments communs ou différents qui les font appartenir à cette série.

Le sujet avait l’air fort intéressant, et j’ai apprécié le chapitre sur le magazine Playboy, qui parle de ce sujet spécifiquement sous l’angle du male gaze et de la libération sexuelle proclamée qui a surtout été celles des hommes quand pour les femmes c’était une injonction à être de bonnes partenaires sexuelles disponibles pour les mecs, mais j’ai été beaucoup plus dubitatif pour le reste du bouquin, dont je trouve qu’il aligne les grandes déclarations sans faire de démonstrations claires, sans expliciter son propos et en se reposant beaucoup sur le péremptoire. Déception.

Le Génie Lesbien, d’Alice Coffin

Essai politique sur le féminisme, le lesbianisme militant et le journalisme situé, dans le contexte de la France contemporaine.

Je n’ai pas appris grand chose dans la première partie sur l’importance de la représentation et les questions de « neutralité journalistique » vs « point de vue situé », mais si vous ne connaissez rien au sujet je pense que c’est une bonne introduction.
Par contre j’ai été très intéressé par les éléments sur la participation des militantes lesbiennes dans plein de combats politiques qui les concernait parfois mais parfois pas – j’avais entendu parlé de certains points de loin et d’autres pas du tout, c’était intéressant d’avoir une synthèse du sujet.

Je recommande.

Le Complexe de la Sorcière, d’Isabelle Sorrente

Ouvrage français de 2020. Mi-essai, mi-autobio (ou autofiction ?). La narratrice raconte comment elle commence à imaginer de façon récurrente une sorcière. Elle va se renseigner sur le sujet des chasses aux sorcières de la Renaissance, se rendre compte de l’ampleur du phénomène, et théoriser qu’il a laissé une empreinte durable sur la psyché des femmes européennes.

Jusque là, soit. Sauf qu’elle convoque un concept de traumatisme multigénérationnel, l’illustrant avec un descendant de Louis XVI qui perdra la tête de nos jours dans un accident de ski. Désolé mais je ne crois pas à la pensée magique.

La narratrice parle aussi du harcèlement qu’elle a subi à l’école, théorisé les rapports hommes/femmes comme une relation inquisiteur/sorcière avec la rationalité froide d’un côté et l’émotivité de l’autre. Elle parle aussi de ses amies et des relations romantiques de ces dernières et d’elle même.

Globalement j’ai assez peu accroché. Il y a plusieurs thèmes intéressants qui sont abordés, mais je n’aime pas le traitement qui en est fait, j’aurai voulu un vrai essai et une approche plus matérialiste.

On ne naît pas mec, de Daisy Letourneur

Essai publié en 2022 sur les masculinités, la construction d’une identité masculine et tous les problèmes qui viennent avec. Ça parle de comment le genre et le sexe sont construits, les différents types de masculinités (hégémonique, complice, subordonnée, marginalisée), du privilège masculin, des discours masculinistes sur la nature humaine et sur la nature masculine, des attitudes qui donnent l’air masculin (posture, mise en danger, refoulement des émotions, maturité), du rapport à la paternité (et surtout des discours dessus), et de l’homosocialité masculine (de manière que j’ai trouvé plus intéressante et fine que À l’écart de la meute) et de son rapport à l’homophobie, et de rapports (économiques, hiérarchiques, violents, romantiques, militants) aux femmes.

C’est très bien vulgarisé et facile à lire, et pour celleux qui voudraient un discours plus académique, il y a des références pour aller plus loin. Je recommande fortement.

Viendra le temps du feu, de Wendy Delorme

Dystopie féministe. Dans un pays d’Europe qui est probablement la France, la vie est régie par le Pacte National : suite aux suicides de masses d’adolescents désespérés par le changement climatique, la société est revenue à un partage des tâches genrés : aux femmes la reproduction, aux hommes la production et le service militaire. Le couple hétérosexuel est une obligation, Il n’y a plus d’argent mais des avoirs (similaires aux tickets de rationnement), dépendant du nombre d’enfants et des tâches réalisées. On suit dans cet univers une demi-douzaine de personnages qui rejettent ce système, certains ayant fait parti d’une communauté autogérée queer en marge du pays.

La prémisse était intéressante, mais j’ai été déçu par l’exécution. J’ai eu l’impression que les personnages étaient beaucoup plus archétypaux que dans la Servante écarlate par exemple, qui est clairement une des inspirations. Le système est écrasant et dominateur, il n’y a que quelques personnages en lutte versus la masse des Autres qui se conforment au système (d’ailleurs, en l’écrivant comme ça je réalise que ça fait très fasciste dans la présentation, même si c’est très clair à la lecture que c’est pas le propos du livre). Le système est toujours présenté comme un bloc, on ne voit pas les rouages que sont les gens en position de domination et ce que ça implique de perpétuer cette domination.