Archives par mot-clé : roman

Photo de groupe au bord du fleuve, d’Emmanuel Dongala

Roman paru en 2010. On suit un groupe de femmes qui produisent des graviers : la demande en gravier a augmenté suite au lancement de la construction d’un aéroport dans le pays. Le sac de gravier est revendu 3 fois plus cher qu’avant par les entreprises de construction, mais il est toujours acheté au même prix auprès des productrices. Elles décident alors de doubler le prix (de 10 000 à 20 000 francs, dans l’espoir qu’après négociation elles aient 15 000 francs/sac), mais les entreprises commencent par ne plus leur acheter de gravier, avant de revenir avec la police pour les menacer, en leur disant qu’elles sont antipatriotiques, ce qui finit par une travailleuse gravement blessée par la police. Ses camarade ne se démontent pas, et l’enjeu de la négociation va progressivement monter, alors qu’une réunion des premières dames d’Afrique est supposée parler de « la condition de la femme africaine ». Le collectif de travailleuses va donc être reçu par la ministre des droits des femmes, puis la première dame, qui vont tenter de les acheter pour faire cesser le mouvement et qu’elles affichent à la place un soutien à leurs politiques.

C’était sympa, ça change de mes lectures habituelles, c’est bien écrit sans que le style soit renversant non plus.

Les derniers jours du parti socialiste, d’Aurélien Bellanger

Roman français paru en 2024. Aurélien Bellanger retrace une version fictionnalisée de la création du Printemps Républicain, renommé le mouvement du 9 décembre dans son ouvrage. On suit en parallèle les vies de Grémond (inspiré de Laurent Bouvet), Taillevent (Enthoven) et Frayère (Onfray). On croise pas mal d’autres personnages plus ou moins fictifs (le Président de la République, Sauveterre – avatar de Bellanger, Belgrand (anciennement apparu dans Le Grand Paris – ça me réjouit qu’il existe officiellement un Bellanger Extended Universe).

C’est intéressant de lire un truc qui parle du Printemps Républicain et j’attendais la sortie avec impatience, mais vu que le roman est raconté du pt de vue intérieur de personnages assez peu sympathiques (y’a de la distanciation évidemment, mais c’est du 4e degré), faut quand même s’accrocher. C’était intéressant à lire, mais pas forcément son plus réussi, on est un peu trop le nez sur des événements (et les envolés lyriques de Bouvet ou Blanquer sur la laïcité, c’est quand même pas le sujet le plus passionnant du monde).

Après ce qui est trippant c’est évidemment la réception du bouquin, notamment avec Enthoven qui dit que c’est n’importe quoi parce que la date donnée dans le bouquin pour sa rencontre avec Onfray c’est la date à laquelle ils ont arrêté de se parler, ce qui prouve bien que Bellanger a tout inventé – il est à deux doigts de découvrir le concept de fiction, c’est touchant.

Un passage assez marrant où Sauveterre est invité à l’Élysée pour s’entretenir avec le président et envisage de le tuer avec la fourchette du dîner, avant de s’apercevoir que vu l’heure il n’est pas invité à dîner et que la pièce est donc « dépouillée de tout ces imaginatifs couverts ».

Pour celleux qui aiment déjà Bellanger (ou qui détestent déjà le Printemps Républicain, ça marche aussi).

Lecture facile, de Cristina Morales

Roman espagnol de 2018. Nati, Angèls, Patricia et Gari sont quatre barcelonaises qui vivent dans le même appartement. Elles ne sont pas exactement colocs : déclarées handicapées mentales par le gouvernement, elles sont dans une résidence normalisée, après avoir passé une certaine partie de leur vie en centre fermé. On suit leurs quatre points de vue sur quelques événements : la gestion de l’appartement, la fuite de Gari pour aller vivre dans une maison squattée, les cours et le spectacle de danse de Nati…

C’était original dans la forme et le sujet, et intéressant. C’est rare qu’il y ait dans des romans des descriptions crédibles de réunions autogestionnaires. La version chorale de l’histoire, avec les formats différents donnés à la narration de chaque femme (narration intérieure pour Nati ; roman en lecture facile pour Angèls, qui raconte l’évolution passée de la vidéo du groupe jusqu’à l’arrivée dans l’appartement ; minutes d’audition judiciaire pour Patricia, CR de réunions de squats pour Gari) est réussi et permet à la fois de voir leurs divergences, leur agency et les différents aspects de leur vie et de leur rapport aux institutions ou groupes qui ont une influence sur leurs vies.

Je recommande.

Tomorrow, and Tomorrow, and Tomorrow, de Gabrielle Zevin

Roman étatsunien de 2022. Long story short : grosse reco, sans prérequis sur ce que vous aimez par ailleurs.

Le roman est centré sur les vies et la relation amicale et professionnelle de Sadie et Sam, deux créateurices de jeux vidéos, de leur enfance à leur quarantaine, dans les années 90s et 2000. Le roman alterne entre les points de vue des deux personnages principaux, de leur enfance (une partie racontée linéairement et une partie en flash-back), à leur vie professionnelle ensemble, en passant par leurs rencontres et leur études. On a leur ressenti sur les mêmes événements, leurs différentes sensibilités artistiques, leurs relations avec différents personnes secondaires.

C’est très bien écrit, notamment les personnages. Bien évidemment ça s’applique aux deux principaux, qui fonctionnent comme des personnages réels mêmes s’ils sont des petits génies de la création de jeu :

  • Sam en tant que mec à la fois entitled et insecure qui peut être ultra cruel sans le vouloir (ou en le voulant par moment), pensant qu’il a été très clair sur le fait d’avoir dit aux gens qu’il tient à elleux alors qu’il n’a rien dit, poussé dans la lumière et refusant de gérer son handicap avant de le reclaim
  • Sadie qui doit lutter contre un monde qui la considère longtemps comme la muse de Sam plutôt qu’une créatrice à part entière, qui se force à jouer le rôle de la cool girl et de l’infirmière pour les hommes autour d’elle alors que c’est elle la programmeuse et game designeuse à la base.

Au delà de ces deux-là, les personnages secondaires sont crédibles aussi qu’ils soient attachants (Marx) ou repoussants (Dov). Le roman m’a évoqué The Goldfinch (mais en mieux), et pour le chapitre écrit du point de vue de Marx, le passage en flux de conscience de la Semaine Sainte, d’Aragon. D’ailleurs tout ce passage où on a un troisième point de vue et le passé de Marx est très réussi, c’est assez pertinent d’avoir ce point de vue qui était jusqu’ici à l’arrière-plan, mais qui est déjà présenté comme essentiel au fonctionnement de l’univers professionnel de Sam et Sadie.

Les frustrations des persos sur leur position dans le monde, la façon dont ils sont perçus par le monde plus largement (via le sexisme, le racisme et le validisme de l’époque, qu’on leur renvoie ou internalisé) et la façon dont les non-dits et les suppositions sur les raisons d’agir des autres personnes peuvent pourrir les relations interpersonnelles fonctionnent tous les trois bien, ainsi que les passages qui sortent du temps de la narration pour citer une interview des personnages dans un magazine de jeu vidéo des années plus tard, ce qui permet d’avoir leur point de vue sur les événements avec du recul.

L’exploration des différentes relations amicales et professionnelles (et un peu amoureuses, mais c’est en arrière-plan – on a la relation de Sadie et Dov mais c’est une relation clairement dysfonctionnelle, bien écrite, mais qui sert surtout à montrer l’impact que ça a sur les autres relations de Sadie avec d’autres personnes et sur ses projets professionnels) est très réussie et intéressante.

La conclusion du bouquin est un peu plus faible que le reste, ainsi que tout le passage dans Pioneers, mais je pense que c’est toujours compliqué de finir un bouquin intense comme ça.

Once again, je recommande.

Histoire de l’Île, d’Evgueni Vodolazkine

Roman russe paru en 2020. On suit la chronique historique d’une île imaginaire, de l’antiquité à nos jours. Le couple royal qui règne sur l’île semble immortel (ou en tous cas très longévifs), et commente dans le temps présent la chronique des événements qu’ils ont vécus, en même temps que les chroniqueurs se succèdent au fil des pages.

Je n’ai pas été complètement convaincu. Le côté chronique historique interrompue (il manque des passages supprimés par des régimes de transition par exemple) et commentée, avec la matérialité du livre était intérressante, mais bon les rois immortels et bienveillants je suis pas totalement convaincu. Y’a un côté conte onirique sympa, mais en face y’a des révolutionnaires qui sont forcément très méchants et un peuple passif, ça me parle pas plus que ça.

Rosie Carpe, de Marie Ndiaye

Roman français de 2001. Rose-Marie Carpe grandit à Brive-la-Gaillarde, dans une famille sans amour. Elle monte à Paris pour ses études avec son frère, les abandonne, va travailler dans un hôtel à Antony. Elle couche avec le manager assistant, a un enfant, retrouve son frère, part le rejoindre en Guadeloupe. Pendant ce temps elle est dissocié, comme à côté d’elle même, spectatrice de sa propre vie.

C’est un roman assez déprimant, les personnages sont globalement tous infects (sauf Lagrand, mais qui n’est quand même pas incroyable) et veules, surtout la protagoniste principale (il lui arrive plein de merdes mais elle est aussi horrible elle-même). Mais c’est bien écrit et prenant (alors qu’il ne se passe pourtant pas grand chose).

Le Chevalier aux Épines, de Jean-Philippe Jaworski

Série de roman de fantasy en trois tomes, dont le dernier n’est pas encore sorti. On retrouve l’univers du Vieux Royaume, plus précisément le duché de Bromael. Suite à la décision du duc de répudier sa femme et de se remarier avec la fille du Podestat de Ciudalia, les fils du duc organisent un tournoi pour défendre les couleurs de leur mère, entrant ainsi en rébellion feutrée contre leur père. Cet affront a lieu alors que le duc souhaite mener une campagne militaire contre les clans Ouroumands, que de la nécromancie fait sa réapparition dans le Duché et que des Elfes semblent enlever des enfants…

J’ai beaucoup aimé, surtout le premier tome. Dans le second on retrouve le point de vue de Benvenuto Gesufal, le narrateur de Gagner la Guerre, qui est gouailleur mais un peu trop cynique pour nous faire totalement vibrer en empathie. Dans le premier tome par contre, on suit plusieurs points de vue mais les principaux appartiennent tous à des chevaliers de Bromael, qui ont une vision très « amour courtois et intrigues de cour ». C’est très bien écrit, avec des descriptions qui font qu’on s’immerge dans le pays, et avec de beaux effets de style : on va par moment adopter le point de vue d’une rivière, d’un chat ou d’anguilles pour passer d’un lieu à un autre. On a aussi une énigme sur l’identité du narrateur de toute l’histoire (qui relate depuis une mystérieuse maison la chronique de la Guerre des deux duchesses, et qui est allé demander ses souvenirs à Benvenuto, ce qui forme la matière du second tome). L’intrigue fonctionne bien, les rebondissements, les différents fils narratifs et même ce qui se cache dans les ellipses est prenant.

[EDIT 02/2024 suite à lecture du 3e tome] On retrouve dans ce tome le style du premier. On suit très majoritairement le point de vue d’Ædan de Vaumacel, le chevalier aux Épines du titre, qui s’accroche aux valeurs chevaleresques (au point d’en agacer fortement ses interlocuteurices qui voudraient souvent plus que des déclarations de principe) et sa loyauté partagée entre plusieurs dames qu’il sert. L’action est relativement resserrée par rapport aux premiers tomes, puisqu’après une première partie autour de Vekkinsberg, l’essentiel de l’action va se concentrer autour du château de Vayre, ses cours, ses souterrains, ses toitures et sur quelques jours. C’est très prenant (j’ai lu les 500 pages sur 2 jours), mais pas grand chose n’est résolu à la fin, tbh. Ce qui est logique pour un roman qui se présente comme la chronique des retournements politiques d’un pays, mais j’avoue une certaine frustration à ne pas avoir les tenants et aboutissants des affrontements entre les différentes factions, ni de certitudes sur l’identité du narrateur. Ça manque d’un tome 4, à mon sens (en ce moment, clairement je suis preneur de tout ce que Jaworski écrit, et je vais me remettre à lire Les Rois du Monde.) Mais même sans résolution, tout le roman se lit très bien, c’est toujours super bien écrit, super puissance d’évocation pour plonger dans des embrouilles politiques ou des lieux avec une géographie compliquée.

Je recommande fortement.

Article invité : Babel or the necessity of violence, de R.F. Kuang

C’est la semaine des articles invités ! Cette fois-ci, une recension de roman par Stram.

Babel or the necessity of violence est un roman sur le colonialisme et le racisme systémique, avec des héro.ines racisé.es dans une réalité parallèle en 1830, où le charbon et l’électricité ont été remplacés par la science de la traduction et un matériau magique, « l’argent ».

Sur le papier, ça a l’air vraiment très chouette. Et pourtant je n’ai pas vraiment accroché et je n’arrive pas à trouver la raison. Je pense que c’est un mélange de pleins de petits trucs : les longueurs (le livre est vraiment long), l’impression de lire un essai politique plutôt qu’un roman à certains endroits, l’intrigue assez prévisible et la sous-utilisation de la magie (en fait, il y a juste à remplacer tout ce qui a trait à l’argent par le charbon ou l’électricité et on retombe dans la réalité des années 1830 que l’on connaît).

Je serais intrigué d’avoir d’autres avis sur ce livre en tout cas. Car ça fait quand même plaisir d’avoir un roman qui parle très justement à la fois de racisme systémique, du capitalisme à l’ère industrielle, du colonialisme et du rôle de la science et des scientifiques dans tout ça.

Le Rapport de Brodeck, de Philippe Claudel

Roman français paru en 2007. Dans un village perdu en montagne, un crime a été commis, par l’ensemble des hommes du village. Brodeck est chargé d’en relater les circonstances, dans un rapport pour l’administration, pour expliquer les motivations des hommes. Mais en parallèle, il va rédiger un autre document, sa vision personnelle des choses à la fois sur le crime, sur les habitant.es du village et sur les événements qui ont agité le pays et sa vie. Parce que Brodeck occupe une place particulière dans le village. Rescapé enfant d’un pogrom où ses parents sont morts, il n’est pas originaire du village, il a été envoyé à la ville pour y avoir une éducation, et surtout, dénoncé aux occupants, il a vécu l’horreur dans un camp de concentration. Alors quand le village décide de tuer l’Anderer parce que sa différence est insupportable, Brodeck voit bien que c’est une fois de plus les mêmes vieux mécanismes qui sont à l’œuvre.

J’avais déjà lu l’adaptation en BD par Manu Larcenet, mais le livre est très bien aussi. Le style rend bien le petit village isolé et l’Europe sans aucun nom de pays ou de référence à des peuples ou événements mais qui est clairement la nôtre. Les descriptions sont très vivantes.

Je recommande, mais c’est tout sauf joyeux.

Les Braises, de Sándor Márai

Roman hongrois de 1942. A l’automne de sa vie, un aristocrate austro-hongrois reçoit chez lui son meilleur ami d’enfance, qu’il n’a pas revu depuis 41 ans. La conversation entre les deux hommes va éclairer les raisons de leur rupture, et leurs conceptions partagées et divergentes de la vie. La narration qui fait des allers retours entre la conversation entre les deux hommes et les détails de leur vie il y a tant d’années est réussie. Ça parle d’honneur, de triangle amoureux, de classes sociales. Márai réussit très bien à retranscrire les décors et les préoccupations des hommes, et à nous projeter dans cet empire austro-hongrois finissant. Un des thèmes du roman est d’ailleurs la fin d’un monde, les deux protagonistes se remémorant en 42 leur nation telle qu’elle était avant la première guerre mondiale ; le lire en 2023 quand le monde de l’après guerre a à son tour largement disparu est une mise en abyme intéressante.

Je recommande.