Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Bea Wolf, de Zach Weinersmith et Boulet

Bande-dessinée qui reprend (la première partie de) l’histoire de Beowulf en remplaçant les guerriers par des enfants. On découvre comment une bande d’enfants dans une banlieue nord-américaine indéterminée à construit une cabane gigantesque dans un arbre et accumulé un trésor gigantesque en jeux et bonbons. Mais furieux de leur bruit incessant, le monstreux M. Grindle va envahir leur sanctuaire, adultifier les adultes et nettoyer la cabane. Douze nuit durant les enfants seront terrorisés, jusqu’à ce que de la banlieue voisine, Bea Wolf, envoyée de la reine Heidi, vienne vaincre le monstre et restaurer la paix-d’après-l’heure-du-coucher.

C’était très chouette. C’est superbement illustré, les allitérations et le kenning rendent bien le sentiment d’une épopée, on est vraiment impliqué dans cette histoire d’enfants qui se battent pour préserver leur royaume de sodas et de nerf guns.

Grosse recommandation.

L’Homme gribouillé de Frederik Peeters et Serge Lehman

Bande dessinée parue en 2018. Betty Couvreur est une quarantenaire qui travaille pour la maison d’édition qui publie sa mère. Lorsque celle-ci fait un AVC alors qu’un mystérieux inconnu se présente à son domicile et terrorise sa petite-fille (la fille de Betty, donc), ces deux dernières (Betty et sa fille, qu’est-ce que vous trouvez de compliqué à suivre là-dedans ?) se mettent à enquêter sur le passé de leur mère et grand-mère respective. Rapidement leur enquête prend un tour fantastique, entre réseau de la Résistance, groupe de psychogéographie occulte, golem sous légende et village détruit par un tremblement de terre…

J’ai bien aimé, on est dans les thèmes ultraclassiques de Peeters et Lehman, qui tombent pile dans mes marottes. Le dessin en noir et blanc est beau, vu l’histoire un peu style polar je me serai attendu à quelque chose de plus sec et anguleux mais ça marche très bien comme ça.

Et vous passerez comme des vents fous, de Clara Arnaud

Roman français de 2023. Le roman raconte une saison d’estive dans les Pyrénées ariégeoises. On suit le point de vue de Gaspard, berger pour un groupement pastoral qui s’occupe de 800 bêtes et tente d’oublier la tragédie de sa dernière estive, et Alma, une éthologue qui étudie le comportement d’une ours qui va bientôt être désignée comme « ours à problème » à cause de ses attaques répétées sur les troupeaux.

J’ai bien aimé. Au début j’avais l’impression de lire un truc que j’avais déjà lu dix fois, entre du Morizots et Entre Fauves, mais finalement le roman (enfin son autrice, I guess) a une voix propre. Les personnages sont plus subtils que dans Entre Fauves, notamment. La relation des personnages à la montagne est bien décrite, je m’y retrouve en tous cas.

Je recommande.

Replay de Ken Grimwood

Roman fantastique américain paru en 1986.
Jeffrey Winston, journaliste appartenant à la classe moyenne américaine, meurt d’une crise cardiaque à 43 ans, en 1988. Il se réveille en 1963, avec tous les souvenirs de sa vie. Profitant de sa connaissance des événements sportifs et des évolutions du marché, il bâtit un empire financier, change totalement les gens avec qui il vit, et fait surveiller extensivement son cœur à l’approche des 43 ans, sans éviter pour autant la crise cardiaque… et se réveiller en 1963.

J’ai bien aimé. C’est assez original pour une histoire de boucle temporelle au vu de la durée de la boucle qui s’étale sur 25 ans au lieu de une ou quelques journées habituellement. Après c’est assez marqué dans son époque ; notamment c’est assez orienté sur la sexualité (notamment avec le fait qu’il y ait la libération sexuelle au milieu et que donc les premières années de replay se fassent dans un environnement assez corseté même pour des personnages qui sont dans leurs années d’université) et – assez logiquement – il n’y a rien sur le changement climatique, quand le personnage tente dans un de ses replays d’améliorer le cours de l’histoire, il tente d’empêcher l’assassinat de Kennedy en pensant que ça améliorera automatiquement tout ce qui vient après. Je suis un peu sceptique sur la capacité de mémorisation des personnages sur une Histoire (et leur histoire personnelle) qui s’étend sur 25 ans par contre (surtout qu’à la fin ils ont vécu plus d’une centaine d’années de replay, avec des variations autour de motifs). La mécanique de la boucle qui commence de plus en plus tard à chaque fois, figeant les personnages dans les choix qu’ils avaient fait dans leur première vie est intéressante et permet d’explorer le rapport des personnages aux différentes personnes qu’ils ont connu dans leur vie.

Je recommande si vous aimez les boucles temporelles.

Politiser le bien-être, de Camille Teste

Essai paru en 2023, sur les pratiques et le secteur marchand du bien-être, leur compatibilité actuelle avec le néolibéralisme et des pistes pour en faire quelque chose de plus progressiste.

Déconstruire le bien-être
Le bien-être représente un marché lucratif : différentes sous-parties avec à la fois les soins du corps, le sport, les régimes, la santé mentale (notamment via des applis). Un marché tout à fait exploitable. En plus mettre l’accent sur le bien être comme une responsabilité individuelle est totalement un discours néolibéral : ce n’est pas un problème collectif qui appelle une réponse collective mais un problème individuel qui reflète la valeur morale de l’individu (aller mal c’est être mauvais : une bonne personne aurait pris son destin en main et résolu ses pbs, puisque ce sont des problèmes individuels) et sur lequel on doit apporter des réponses personnelles. On peut donc vendre aux gens une solution à leurs problèmes internes et éviter d’adresser les questions collectives d’organisation du travail et de la société. Et comme on n’adresse pas le problème sous-jacent, on le résoudra jamais donc on pourra continuer à vendre des solutions avec un objectif inatteignable ! (Bémol : certains problèmes sont effectivement résolubles à l’échelle individuelle. Tout n’est pas à jeter dans l’idée du bien-être et du self care).

Le secteur du bien-être va donc diffuser une idéologie néolibérale de responsabilité individuelle parce que c’est dans son intérêt marchand. Et la diffuser d’autant plus facilement que c’est un espace qui se prétend apolitisé et un safe space où on peut baisser la garde vs un monde hostile, donc un endroit où on sera + perméable à une idéologie cachée.

En plus du néolibéralisme, le secteur du bien-être va aussi promouvoir des idéologies conspi et fachos, avec la porte d’entrée du New Age et de sa spiritualité un peu attrape-tout : on arrive rapidement sur du conspirationnisme par rapport au covid, une défiance de l’État, et des promotions du jeune pour soigner le cancer (le new New Age est malheureusement de plus totalement soluble dans le néolibéralisme : on vous vend des cristaux et des retraites et un positionnement anti-système sans aucun problème de dissonance cognitive).

Réhabiliter le bien-être
A gauche, méfiance globale sur le bien-être (cf XR qui se fait démonter pour ses ateliers yogas) : le côté « spiritualité » est rapidement entendu comme poudre aux yeux et opium du peuple (envoyons un sortilège sur Trump ou prions la Pachamama plutôt que d’aller réellement faire une action de blocage, ce qui pour le coup est un reproche un peu fumeux à faire à XR (ce que souligne l’autrice) : ils combinent côté cringe sur l’anthroposophie et actions réelles). Cette méfiance est alimentée par une vision sacrificielle de l’engagement militant : il y a tellement de problèmes en ce monde qu’on n’a pas de temps à perdre en self-care – excellente recette pour le burn-out militant. Besoin de dépasser la « vision productiviste du militantisme », qui est directement une importation du système que l’on veut combattre. Est-ce qu’on ne peut combattre le feu que par le feu ?

Un bien-être à visée révolutionnaire doit remplir deux conditions :
1/ Contribuer à l’émancipation des individus.
Donc ne pas imposer d’injonction (à la minceur, à l’amélioration de soi…), être inclusif (notamment au niveau des corps accueillis (racisés, âgés, gros, …), sortir de la logique de la binarité de genre (avec notamment toutes les références au féminin sacré qui serait le pôle de la douceur quand le masculin serait le pôle de la puissance…), ne pas créer de logique de dépendance ou de soumission (gourous).
2/ Faciliter les luttes.
Donc ne pas faire appel à la pensée magique ou aux explications métaphysique des malheurs du monde ; ne pas se reposer sur de l’appropriation culturelle sans réflexion sur les (et rétribution aux) cultures d’où proviennent les pratiques mises en œuvre ; ne pas servir de béquille à la croissance mais au contraire aider les gens à « se désadapter du système : encourager la lenteur, la paresse, le repos plutôt que la productivité et l’hyperactivité.

Je recommande, ça se lit bien, c’est très sourcé, et c’est un sujet intéressant. Vous pouvez aussi trouver une recension (en anglais) du livre sur le blog d’a3nm.

Triste Tigre, de Neige Sinno

Autofiction française publiée en 2023. L’autrice raconte les viols que son beau-père lui a fait subir pendant plusieurs années durant son enfance, sa décision de le dénoncer, la tenue du procès, et son ressenti par rapport à tous ces événements et sa vie désormais. Logiquement ce n’est pas vraiment une lecture facile, mais c’est à la fois un témoignage fort, une réflexion sur la possibilité de dépasser sur certains points ces événements et de savoir sur d’autres que ce ne sera jamais du passé, et une étude sur ce que d’autres œuvres littéraires disent de l’inceste ou du traumatisme, et ce que peut la littérature par rapport à l’inceste (pas grand chose).

Je recommande.

Histoires de la Nuit, de Laurent Mauvignier

Roman français sorti en 2020. Les Bergogne s’apprête à fêter ses 40 ans de Marion, la mère de famille qui travaille dans une imprimerie. Fête en petit comité, les deux parents et leur fille, la voisine, deux collègues de Marion. Le couple bat de l’aile, il n’y a plus de compréhension entre Marion et Patrice. La fête va soudain être perturbée par le surgissement de personnages issus du passé d’un des participants, qui demandent des comptes.

C’était assez sombre. J’ai bien aimé le style d’écriture, mais ça délaie pas mal, l’auteur fait des tours et détours pour arriver à la conclusion d’une histoire finalement assez simple.

Sympa si vous aimez les thrillers.

The Gameshouse, de Claire North

Trilogie de novellas (novelle?) d’Histoire Secrète. En 1610 à Venise, Thene est invitée à jouer dans une Maison des Jeux apparue mystérieusement. Reconnue comme une bonne joueuse sur des jeux où l’on parie de l’argent, elle est admise à l’étage de la maison : là les joueuses et joueurs peuvent parier n’importe quoi qu’ils possèdent (un souvenir, une compétence, des années de vie…) et les jeux sont joués dans le monde réel. Le premier jeu de Thene est l’élection d’un prétendant au siège de Tribun de Venise récemment vacant. Contre 3 autres aspirant-joueurs, elle devra faire gagner son prétendant, en pouvant mobiliser des pièces, des personnes endettées auprès de la Maison qui devront se plier à ses ordres. On va suivre dans les deux tomes suivant deux autres joueurs et jeux d’ampleur croissante, avec en filigrane l’idée que la Maison ne deale pas toujours les cartes de façon équitable, et qu’il y aurait un méta-jeu en cours, étendu sur plusieurs siècles…

J’ai bien aimé. Il y a définitivement des éléments magiques (le fait de pouvoir gagner au jeu des années de vies, et l’apparition soudaine d’une porte de la Maison quelque part), mais ça reste dans les prémices des novellas : dans le déroulement des jeux, si les joueuses et joueurs ont éventuellement d’immenses moyens à leur disposition, tout se déroule de façon parfaitement conforme aux lois de la physique. Je n’ai pas été complètement convaincu par la conclusion (qui je trouve fait assez fake deep), mais le tome 2 était vraiment très bien.

Je recommande, dans le style Histoire Secrète.

Vipère au poing, d’Hervé Bazin

Roman français paru en 1948. Dans la France de l’entre-deux-guerres, Jean Rezeau et son frère, issus d’une famille catholique conservatrice, sont élevés par leur grand-mère, leurs parents étant à Shanghai où le père enseigne dans une université. La mort de la grand-mère va ramener les parents en France. Les enfants vont découvrir que leur mère est cruelle, leur imposant des corvées sans cesses croissantes, leur refusant le chauffage dans leur chambre, de sortir d’un périmètre restreint, d’avoir de nouveaux habits… Le père désapprouve ces sévices, mais sans s’y opposer. Le roman va raconter l’affrontement entre Jean et sa mère, jusqu’à ce qu’il réussisse à faire accepter sa mise en pension au collège à la place de l’éducation à la maison qui avait prévalu jusqu’alors.

J’ai bien aimé. C’est un classique de la littérature française que je n’avais encore jamais lu, qui décrit une éducation catholique et un sens du maintien de sa position – dont je dirai bien qu’elles ont disparu aujourd’hui, mais je ne suis pas tout à fait sûr que ça ne persiste pas en Vendée ou au lycée Stanislas – mais en tout cas une éducation qui n’a rien à voir avec ce que j’ai pu connaitre, sans même ajouter les rapports familiaux plus que dysfonctionnels.

L’Invention du colonialisme vert, de Guillaume Blanc

Essai d’histoire publié en 2020. L’auteur retrace comment les projets de parcs naturels en Afrique trouvent leurs origines dans la période coloniale, et dans une vision fausse de l’Histoire du continent africain. Globalement, contrairement aux parcs en Europe qui mettent en avant le façonnement des paysages par les activités agro-pastorales humaines, les parcs africains sont considérés comme menacés par les activités humaines, ce qui conduit à la recommandation renouvelées des années 50 à nos jours de les vider de leurs habitants. La conservation se fait donc contre les populations locales (mêmes si les discours actuels parlent de conservation communautaire qui inclut les populations locales, cette inclusion vise à transformer une partie d’entre elleux en gardien.nes et guides, et à sortir les autres du périmètre du parc, et en tous cas à arrêter les activités d’élevage et d’agriculture).

L’idée qui sous-tend cette recommandation vient d’une vision d’un « Éden africain » où la Nature qui a été détruite en Europe par l’industrialisation serait toujours existante en Afrique, mais menacée par les activités humaines qui n’auraient commencé que récemment à peser sur elle, et aurait notamment détruit de vastes zones forestières. L’auteur montre que dans le cas de l’Éthiopie – qui est son terrain d’étude principal, la forêt présente autour des villages d’altitude n’est pas une forêt subsidiaire d’une forêt primaire plus vaste, mais due aux activités humaines qui créent les conditions propices à un écosystème forestier là où le reste de la zone tend plus naturellement vers d’autres écosystèmes. L’auteur montre aussi comment les recommandations de gestion des parcs ne s’appuient pas sur la réalité observée sur le terrain mais sur des idées préconçues et dupliquées d’un pays africain à l’autre. Dans le cas de l’Éthiopie par exemple, la population de Walia ibex a augmenté (de 150 à 950) des années 60 à nos jours, en même temps que la population humaine dans le parc, mais les rapports scientifiques mentionnent toujours une population déclinante et menacée par l’anthropisation (alors que les habitants ne chassent pas ce bouquetin pour le manger hors période de famine, sa chair étant assez mauvaise et sa chasse difficile (il passe son temps sur des pentes abruptes en altitude).

L’auteur montre aussi comment les recommandations des institutions internationales et des associations peuvent servir les pouvoirs locaux pour mettre en place des politiques répressives et accentuer leur contrôle sur des zones défiantes du pouvoir central, avec la bénédiction de la communauté internationale.

C’était intéressant comme sujet et c’est très facile à lire pour un essai d’Histoire, je recommande.