Le Soin des choses, de Jérôme Denis et David Pontille

Essai sur la maintenance, d’un point de vue à la fois pratique et philosophique, publié en 2022.

Historiquement, la maintenance s’oppose à la valorisation historique du jetable comme une source de croissance et de diminution de la charge mentale. Enjeux de propriété intellectuelle sur la réparabilité des objets. Elle s’oppose aussi aux discours sur la disruption et l’innovation technique comme moteurs du progrès : les innovations le sont possibles qu’en s’appuyant sur des technologies et infrastructures préexistantes et maintenues dans un état fonctionnel : c’est cette maintenance de l’existant qui permet de construire du nouveau. La maintenance s’oppose aussi à la réparation : la réparation propose un récit d’une remise en état, d’un retour au status quo du fonctionnel, avec une intervention humaine ponctuelle. La maintenance est à l’inverse la perpétuation du présent : pas de tension narrative de la remise en état, et un travail de l’ombre, cyclique. Elle fait aussi disparaitre l’idée d’un état normal fonctionnel des choses : les choses ont différents états qui sont toujours dans un état d’usure variable et évolutif.
La perception habituelle des objets les conçoit comme « cristallisés », ie comme un objet qui forme un tout fonctionnel et immuable, alors que la réalité est que les objets utilisés par les humain.es sont formés de différents composants et matériaux qui interagissent au long de leur vie, s’usent, se modifient. Le point de vue de la maintenance est une vision éclatée et évolutive des objets. L’idée de l’objet cristallisé se rapproche de l’idée de la personne autonome : dans la réalité, humain.es comme objets nécessitent un travail de care : sont dans des relations auxquelles iels participent activement et qui leur permettent de fluctuer entre différents états.

Les auteurs identifient quatre grands types de maintenance :

  • La prolongation, la plus classique, qui consiste a étendre au jour le jour la fonctionnalité d’un objet. Pas d’horizon temporel précis en tête. Certaines caractéristiques peuvent être sacrifiées (la forme à la fonction, des fonctions annexes à la fonction principale : réparation d’une voiture en mettant une pièce de carrosserie d’une autre couleur, scotch pour faire tenir le câble d’un vélo, court-circuitage d’un interrupteur non fonctionnel…)
  • La permanence, vise à l’immuabilité d’un objet sur le temps long (exemple des enjeux mémoriels du corps de Lénine ou du village d’Oradour-sur-Glane, mais aussi le système signalétique du métro parisien) : beaucoup d’actes de maintenance suivant un protocole strict, beaucoup d’actions nécessaire pour que l’objet ne bouge pas. Maintien de la forme de l’objet ou de certaines caractéristiques, en sacrifiant les autres pour cet objectif.
  • Le ralentissement considère l’objet comme très peu modifiable parce que la question de son authenticité/intégrité est prééminente (œuvre d’art par ex) et voué inévitablement à la disparition, mais tente de tout faire pour la ralentir : contrôle de l’environnement et petites modifications (support pour éviter que des fissures ne s’agrandissent sur une œuvre d’art). Peut y avoir une tension usage/muséification et des divergences d’opinions sur ce qui constitue une modification acceptable : ce qui serait de la maintenance pour certain.es serait de la dégradation pour d’autres.
  • L’obstination va dans le sens opposé aux autres formes de maintenance : les objets durent plus que prévus initialement (une sonde spatiale, le rover Curiosity, des déchets radioactifs) et se posent la question de comment les humain.es le gèrent alors que ce n’était initialement pas prévu, avec souvent des budgets qui deviennent contraints. Plus généralement, question de quels objets méritent ou nécessitent d’être maintenus et quelles caractéristiques de ces objets : si pour un vélo c’est une question personnelle de l’énergie que l’on veut mettre dedans et de si la maintenance globale du vélo c’est la maintenance pièce à pièce ou le remplacement des pièces en bloc, la question se pose aussi à l’échelle collective avec les infrastructures héritées du développement passé : pipelines, centrales nucléaires, réseaux énergétiques…

Je recommande fortement.

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