Archives de catégorie : Des livres et nous

Haute-Ecole, de Sylvie Denis

Roman de fantasy français du début des années 2000. Un royaume en guerre contre son voisin, et dans lequel les enfants avec un talent pour la magie doivent être confiés à la Haute-Ecole, qui les formera et les placera au service du royaume, pour l’armée ou une corporation. Mais le manque de participation de la bourgeoisie aux décisions politiques tout comme le statut asservi des magiciens sont de plus en plus contestés, notamment par les magiciens libres, les quelques mages qui ont réussi à échapper à la conscription de la Haute-Ecole en dissimulant leurs pouvoirs.

Plusieurs fils narratifs qui s’entrecroisent. Globalement j’ai bien aimé l’univers tel qu’il est construit avec les enjeux politiques (sauf la partie finale avec le monde des Dieux que j’ai trouvée reloue), mais je n’ai pas été fan des personnages, globalement les persos secondaires sont les plus intéressants (Raoul des Crapauds, Pierre, Zorr, Arielle), les principaux sont trop caricaturaux.

Aristotle and Dante Discover the Secrets of the Universe, de Benjamin Alire Sáenz

Roman américain de 2012. Les Aristotle et Dante du titre sont deux adolescents mexicano-américains vivant à El Paso en 1987. Le roman est narré du point de vue d’Aristotle, qui se débat avec sa place dans le monde, sa difficulté à communiquer (un trait qui court dans sa famille) et plus généralement le fait d’être un adolescent. C’est marketé pour les adolescents mais en vrai ça se lit bien à tout âge, j’ai bien aimé et je recommande.

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Mercy, Mary, Patty, de Lola Lafon

Roman sur la rédaction d’un rapport sur l’affaire (réelle) Patricia Hearst : dans les années 70, une héritière américaine est enlevée par un groupe d’extrême-gauche. Rapidement elle prend faits et cause pour ses ravisseurs. Dans le roman, une prof de fac américaine, Gene Neveva, est chargée par l’avocat des Hearst de corroborer la thèse du lavage de cerveau de Patricia. Enseignant l’anglais pendant un an dans un lycée privée français dans un petit village des landes, Gene va prendre comme assistante une lycéenne locale, Violaine, pour l’aider à rédiger ce rapport.
Le récit entremêle plusieurs niveaux de narration : l’affaire Hearst, la rédaction du rapport dans les Landes, les relations de la narratrice avec Violaine, et plus tard dans sa vie, sa présence pour un semestre dans l’université américaine où Gene enseigne. Le thème commun est le parcours de femmes qui décident de ne pas se conformer aux rôles que la société veut leur imposer, avec les difficultés que ça représente. La narration à la deuxième personne est intéressante, et l’effet de découvertes des strates successives de narration et des liens entre eux des personnages et de leurs points de vue. Violaine idéalise Gene, la narratrice aussi par rebond, mais avec plus de distance. Les thèses de Gene s’avère in fine devoir beaucoup au travail et à l’insistance de Violaine, qui n’en sera jamais crédité. Les personnages sont intéressants de ce point de vue, tous complexes et multidimensionnels.

Machines like me, de Ian McEwan

Angleterre, années 80s. La flotte partie reprendre les Malouines se fait détruire par les missiles argentins, dont le logiciel embarqué de reconnaissance visuelle sait parfaitement viser les navires ennemis. Il faut dire que la science informatique a bien bénéficié de la longue et fructueuse vie d’Alan Turing, toujours fringant en cette fin de siècle. C’est notamment grâce à ses travaux sur le Machine Learning que les premiers humains artificiels ont pu être commercialisés, et notre narrateur, Charlie Friend, en a acheté un…

Vous l’aurez compris, le livre est une uchronie technologique qui se focalise sur l’impact de ces technologies dans la vie de quelques protagonistes, un peu comme dans Never Let Me Go, de Kazuo Ishiguro. On suit la relation entre Charlie, sa voisine, et Adam l’humain artificiel. C’est lent comme l’Angleterre, le paysage politique rappelle l’Angleterre actuelle (il y a un socialiste charismatique qui dirige le Labour dans l’opposition, ça parle de sortir de l’UE, une potentielle récession…) Ca se lit bien, quelques facilités d’écriture par moment (notamment le narrateur est particulièrement amorphe et laisse tout arriver autour de lui, c’est volontaire mais c’est un peu agaçant parfois).

Une culture du viol à la française, de Valérie Rey-Robert

Essai sur la culture du viol, par l’autrice du blog Crêpe Georgette. Un peu déçu parce que trop générique à mon goût. Je pense que je n’étais pas le public visé, le livre revenait sur beaucoup de choses dont j’étais déjà conscient. La partie sur les spécificités de la relation de la culture française à la culture du viol est finalement assez mince.

L’Usage du Monde, de Nicolas Bouvier

Livre publié en 1963, qui raconte le voyage effectué entre 53 et 54 par Bouvier et son ami Thierry Vernet. Les deux hommes partent de Belgrade et voyagent en voiture jusqu’à la frontière indo-pakistanaise. Le long de leur route ils travaillent épisodiquement dans les villes traversées pour gagner de quoi continuer à voyager, réparent en boucle leur voiture visiblement pas taillée pour ce genre d’aventure, tombent malade, rencontrent plein de gens, négocient des visas, voient plein de paysages, flânent, découvrent des cultures…

J’ai eu un peu de mal à rentrer dedans, mais le livre vaut le coup de passer les premiers chapitres un peu plats. Rapidement on se laisse prendre par le rythme lent du voyage des deux compères. Ils acceptent les choses comme elles viennent, ne se posent pas en mecs qui savent tout mais au contraire restent très humbles par rapport aux gens qu’ils rencontrent, tentent des trucs, prennent leur temps. Bouvier racontent leur interaction avec plein de personnes différentes (des habitants des différents pays traversés, de différentes classes sociales, quelques autres voyageurs mais peu nombreux, et des expatriés de pays occidentaux mandatés pour diverses missions).

In fine, je recommande.

Too Like the Lightning, d’Ada Palmer

En 2454, la société a radicalement changé : plus de nations, plus de religions. Les Humain.e.s se regroupent en ba’sh, des familles affinitaires similaires à des colocations intergénérationnelles. De plus, à leur majorité, les Humain.e.s choisissent à quelle Hive iels vont se rattacher : le système philosophique et légal, et le gouvernement auquel iels décident de souscrire. De cette société, Mycroft Canner va nous narrer la fin : il a découvert un enfant capable d’exécuter des miracles, remettant en cause les fondements métaphysiques de l’Humanité…
J’ai été un peu déçu. La prémisse est alléchante, avec une société très intéressante et minutieusement construite. Le choix d’une narration qui brise le quatrième mur et qui nous laisse dans le noir sur la société pour la révéler progressivement, le jeu sur le genre des personnages, les références au XVIIIe siècle, tout cela était fort intéressant. Mais les personnages ne sont malheureusement pas très crédibles, je trouve : iels sont tou.te.s surpuissant.e.s, soit les dirigeants mondiaux qui se connaissent tous entre eux, soit les dépositaires de mystérieuses capacités qui leur permettent de se trouver au delà du commun des mortel.le.s. Du coup c’est trop un roman centré sur un petit cercle de personnages qui à 10 peuvent faire basculer le destin du monde sans trop d’opposition et qui ont des agendas secrets existant surtout pour le plaisir narratif de pouvoir les mettre en lumière au milieu du récit.

Les Furtifs, d’Alain Damasio

Le nouveau roman d’Alain Damasio. Très attendu (son précédent datait d’il y a 15 ans, même s’il a publié des nouvelles entre temps), présenté comme son grand oeuvre, encensé par la critique.

Je l’ai trouvé assez décevant. Avec un battage pareil autour, c’était difficile d’être à la hauteur des attentes, certes. Mais quand même. Il y a des trucs bien dedans, hein. Des idées intéressantes, de jolis concepts, j’ai bien aimé la fin du roman (ce qu’on pourrait décrire comme la bataille finale et le coda paisible derrière). Mais… ça suffit pas.
Je vais faire des hypothèses parce que je ne sais rien de comment se passe le processus d’écriture de Damasio et les mécanismes d’édition de la Volte, mais j’ai l’impression qu’après le succès massif et inattendu de La Horde du Contrevent, Damasio a eu les mains libres pour rédiger ce nouveau roman comme il le voulait. Personne n’a rien osé lui dire, et résultat le roman manque cruellement d’un bon travail éditorial, qui aurait permis de canaliser Damasio. Là, on a l’impression d’avoir un brouillon prometteur. Le roman part dans trop de directions, tente trop de trucs à la fois sans bien les tenir formellement. On dirait un décalque de la dynamique de la Horde (un groupe de personnes avec des compétences et un style de narration différents se lance dans une quête) dans un univers plus proche de celui de la Zone du Dehors (20 minutes dans le futur, un monde de contrôle social via les algorithmes copyrightés). Sauf que ça ne marche pas super bien ensemble. Le côté geste épique de la Horde clashe avec la société de contrôle du quotidien. Et puis on retrouve les passages de bravoure des deux romans : le concours de poésie sous contrainte, le débat politique (particulièrement raté d’ailleurs, dans la Horde on pouvait comprendre le point de vue de l’adversaire, là c’est une caricature d’un Sarko/Valls sécuritaire et arriviste). Damasio a voulu tout mettre, sans faire de tri (on retrouve aussi des bouts d’Anna à travers la Harpe dans la relation parent/enfant, et probablement des bouts d’autres nouvelles, alors certes Damasio tourne autour des mêmes thèmes dans ses différents écrits, mais là c’est plus directement de la reprise que ça), et c’est indigeste.

Plus prosaïquement, le travail éditorial manque aussi sur la cohérence du texte : le perso principal porte une bague connectée dans les premiers chapitres. Un demi-livre plus loin, il déclare qu’il n’en a jamais porté et n’en portera jamais, avec tout un débat dessus. C’est un peu gros comme faux raccord. Il est d’extrême-gauche mais il intègre l’armée parce que ce sont les seuls à étudier les Furtifs, sauf qu’en fait non pas du tout, y’a des gens dans les mouvances d’extrême-gauche qui les connaissaient.
Ou encore, on trouve des phrases telles que « Tischka n’est pas morte, c’est vous qui êtes mort ! Et je ne suis amoureuse de personne si ce n’est de la vie ! » Sérieusement, wtf, c’est quoi ce style soudain à la Marc Levy ? Gros malaise aussi sur le langage de Tony, que j’ai trouvé particulièrement raté, en mode « wesh wesh les individus »/ « well hello fellow kids »).

Je m’acharne un peu, mais c’est parce que par ailleurs le bouquin avait le potentiel d’être un bon bouquin, ce qui est d’autant plus frustrant que s’il était juste mauvais de part en part. Je tape sur le processus d’édition mais après y’a aussi une part des problèmes qui viennent de Damasio : j’ai trouvé ses persos féminins assez mauvais, je suis pas convaincu par le mélange « révolte contre la société de surveillance » et « animaux magiques invisibles » (et c’est quand même le cœur du bouquin donc c’est pas juste un problème d’édition), sa vision de la cellule familiale qui doit se reformer sur l’amour conjugal (avec consommation physique en plus) et le lien à l’enfant, c’est même assez réac (pour ne rien dire de sa fascination pour l’armée et son esprit de corps). Tout n’est pas gommable par une bonne édition, mais cependant le livre aurait pu venir au niveau de la Horde et de la Zone (qui ont elles aussi leurs défauts) plutôt que de stagner dans sa phase brouillonne.

Une critique d’un autre site qui se rapproche pas mal de mon sentiment, même si je pense que je suis plus mitigé, parce que 1/ je trouve que la sauce prends sur la fin du roman (mais sur les 150 dernières pages sur 700, c’est un peu court et 2/ je suis plus convaincu par l’univers et la vision politique exposés, même si effectivement ça a pu déjà être en partie dit ailleurs/être exposé en mode dialogue forcé plutôt qu’intégré à la trame du récit) : Juste un mot – Les Furtifs, la Meute du ContreSon.

Nous Autres, d’Eugène Zamiatine

Roman russe de 1920. Zamiatine imagine une dystopie fasciste où les individus se fondent dans l’Etat Unique, et vivent une vie totalement réglée, avec deux heures de « temps personnel par jour, le reste suivant un strict calendrier de sommeil, travail, repas, sexualité, hygiène… Précurseur de 1984 et du Meilleur des Mondes, il est assez dense, et assez actuel pour un roman de 1920. J’en avais entendu parler via La Brigade Chimérique. Zamiatine rentre beaucoup moins dans le détail du fonctionnement de la société au quotidien qu’Orwell et Huxley, mais il pose les grands principes d’une organisation rationalisée à l’extrême du monde, où chacun·e doit être identique aux autres et où tous les bâtiments sont faits de verre, pas tant pour espionner que pour constater que ses actions sont bien reproduites au même moment par tout le monde, avec les 15 mastications par bouchées des repas, l’heure de promenade et la poésie d’État qui détaille les gestes de la sexualité.
Le style du livre n’est pas particulièrement prenant, mais je recommande. pour l’histoire.

Comment tout peut s’effondrer, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens

Essai de collapsologie publié en 2015. Les auteurs expliquent vouloir poser les bases d’un nouveau champ scientifique, la collapsologie, donc. L’idée est la suivante : la trajectoire sur laquelle est actuellement l’espèce humaine est non-soutenable, et ce à court terme. On a dépassé pas mal de limites planétaires, les rendements énergétiques sont très largement décroissants, le climat s’emballe et les écosystèmes s’effondrent. Il est certain que la fin de la civilisation thermo-industrielle est proche.

Deux points cependant :
– la « fin de la civilisation thermo-industrielle est proche » ça ne veut pas dire « la fin du monde est proche ». Il y a aura un après. Il ne va pas s’agir d’une apocalypse soudaine nous laissant dans un monde post-apo à la Mad Max, mais d’une perte graduelle de niveau de vie, qui sera ressenti d’autant plus durement dans les territoires les plus connectés à la mondialisation.
– on ne peut pas donner de date précise. D’une part parce qu’il ne va pas s’agir d’un phénomène soudain, et que ce sera sûrement appréhendable surtout a posteriori, comme souvent avec les processus ; d’autre part parce qu’il y a plein d’incertitude sur la finitude des ressources, les réponses qu’on peut donner aux crises, la résilience des écosystèmes, du climat, du système financier, des systèmes humains…
Ce qui reste cependant certain c’est qu’une sortie du modèle actuel de développement est inéluctable à l’échelle d’environ une génération.

Pourtant, on ne s’y prépare pas, c’est largement vu comme un non-sujet (même si de fait la collapsologie a gagné en traction depuis 2015). Les auteurs analysent ce phénomène à la lumière d’autres effondrement de civilisations locales : la difficulté à prévoir les changements de trajectoire, le poids des choix socio-techniques passés sur nos trajectoires présentes, la complexification des structures sociales qui les rigidifie énormément…

Le but de la collapsologie est alors de rassembler des données sur les effondrements passés, les trajectoires possibles, les réaction des sociétés, des individus, pour permettre de négocier un peu plus facilement la transition. Le champ d’étude couvrirait à la fois l’Histoire, la psychologie, la sociologie, l’écologie…

Le projet est ambitieux et intéressant, le livre n’a pas le temps de rentrer dans les détails mais pose des bases prometteuses.