Archives par mot-clé : recommandé

Girlfriends, de Claudia Weill

Film étatsunien de 1978. On suit la vie de Susan Weinblatt, une photographe indépendante newyorkaise. Le film s’ouvre par le départ de sa colocataire, qui – alors qu’elles devaient aménager ensemble dans un nouvel appart – se marie et déménage en dehors de New York. Susan galère à trouver sa place dans la vie, entre un sentiment de solitude dans sa vie perso (elle flirte avec un mec un peu idiot à une soirée, elle a un début d’aventure avec un rabbin marié qu’elle fréquente pour son boulot), et des difficultés dans sa vie pro (elle tente de percer comme photographe en vendant des photos à des revues d’art, mais elle vit surtout de commandes alimentaires en photographiant des bar-mitzvah).

J’ai bien aimé. C’est un film « tranche de vie » assez réussi. On voit la vie de Susan, ses relations avec ses amies, la tension avec le style de vie plus installé de son ancienne coloc qui n’est pas très heureuse de ses choix non plus. Je recommande.

Ceux qui restent, de Benoît Coquard

Essai de sociologie sur la vie dans les campagnes françaises « en déclin ». A partir d’un terrain dans le Grand Est français, le sociologue décrit comment s’organise les relations sociales dans les villages des zones rurales françaises qui ne sont pas attractifs (régions désindustrialisées, avec des soldes migratoires négatifs).

Le premier point c’est qu’il distingue ces zones rurales de d’autres zones rurales (et des petites villes) qui sont plus attractives, avec des installations, des ouvertures de commerce ou d’entreprises. Il s’oppose à la notion de « France périphérique » qui met basiquement toute la ruralité dans le même panier (et qui est essentiellement « la France de l’autre côté du périphérique » du pt de vue des Parisien.nes).

L’attachement revendiqué à la vie sur ces territoires est expliqué par les personnes interrogées par l’ancrage dans le territoire et dans un réseau de relation. Il y a un rapport aux lieux constitué d’anecdotes transmises au sein du réseau de connaissances, éventuellement de façon intergénérationnelle. Du côté masculin, la sociabilité passe par des activités qui peuvent rassemblent les générations et les classes sociales : chasse, foot, facilitant la transmission de ces anecdotes, et conduisant à invoquer un « c’était mieux avant » où la vie des générations précédente semble avoir été un âge d’or où la police/la norme/l’extérieur ne venaient pas emmerder les locaux dans leurs activités. Les femmes ont moins ce discours du « c’était mieux avant ».

Les personnes ne revendiquent pas de façon positive le fait que « tout le monde se connaît ici ». C’est au contraire souvent présenté de façon négative comme « on ne peut pas échapper au regard des autres ». Le fait de se connaitre au sein d’une bande/d’un clan/d’un groupe d’amis est vu comme positif, mais c’est doublé d’une rivalité entre ces réseaux de relations. Il n’est pas admis d’appartenir à deux bandes à la fois. Cet état de fait peut s’expliquer par la compétition pour les emplois et les bonnes occasions. Les coups de main, l’échange d’information va être encouragé au sein de la bande qui se serre les coudes, et exclure les membres extérieurs. La sociabilité va s’effectuer dans les domiciles, autour de l’apéro ou de d’autres activités, mais pas dans l’espace public : l’époque des bals de village qui rassemblait tout le monde est révolue, même si certains sont toujours organisés, l’affluence n’est pas du tout la même que sous les générations précédentes. La sociabilité ne s’effectue d’ailleurs plus par village, les bandes d’amis pouvant rassembler des personnes de plusieurs villages/cantons/départements.

Le fait de « tenir son rang » dans la bande passe par le fait de savoir recevoir et d’être présent régulièrement aux événements (bon, comme dans tous les réseaux de relation au monde), d’être disponible pour filer des coups de main : déménagement, construction de maison. Le groupe se construit souvent autour des amitiés masculines, avec les compagnes en pièces rapportées, et la sociabilité au cours des soirées se fait souvent de façon genrée.

Le fait de « traîner » dans les rues et de s’y déplacer à pied est mal vu, l’apanage des « perdus » et des « cassos ». Cette volonté de distinction par rapport aux « cassos » est fortement présente. Elle se traduit par une affirmation du travail comme valeur partagée, et les membres de la bande affinitaire peuvent agir comme « témoin de moralité » lors des périodes d’inactivité, que celle ci n’est pas dû à la nature fainéante du/de la chomeureuse : c’est une ressource cruciale dans le cadre d’une économie où les emplois disponibles sont peu nombreux et que la distinction ne se fait pas sur les compétences scolaires : le piston et les recommandations sont importantes pour trouver un emploi (et pour proposer ses services au noir). Cet attachement au travail, ces amitiés transclasses (entre employés et petits patrons qui ont le même mode de vie) et cette priorité donnée au groupe proche peuvent facilement se traduire politiquement par la profession de valeur de droite ou d’extrême-droite, sans que ça signifie une mobilisation pour aller voter pour autant. Les discours racistes peuvent facilement être présents, sans que ça empêche d’avoir des amis racisés.

C’est pas évident de résumer de la sociologie sans faire des raccourcis qui peuvent rapidement déformer le propos, je recommande la lecture du livre, facile à lire et intéressant – à la fois sur son sujet en soi, et pour faire des comparaisons avec d’autres modes de sociabilité (typiquement, sur la mobilisation des anecdotes pour la construction de la cohésion du groupe, je retrouve pas mal ce qui se fait dans certains de mes groupes d’amis).

On ne naît pas mec, de Daisy Letourneur

Essai publié en 2022 sur les masculinités, la construction d’une identité masculine et tous les problèmes qui viennent avec. Ça parle de comment le genre et le sexe sont construits, les différents types de masculinités (hégémonique, complice, subordonnée, marginalisée), du privilège masculin, des discours masculinistes sur la nature humaine et sur la nature masculine, des attitudes qui donnent l’air masculin (posture, mise en danger, refoulement des émotions, maturité), du rapport à la paternité (et surtout des discours dessus), et de l’homosocialité masculine (de manière que j’ai trouvé plus intéressante et fine que À l’écart de la meute) et de son rapport à l’homophobie, et de rapports (économiques, hiérarchiques, violents, romantiques, militants) aux femmes.

C’est très bien vulgarisé et facile à lire, et pour celleux qui voudraient un discours plus académique, il y a des références pour aller plus loin. Je recommande fortement.

Children of ruin, d’Adrian Tchaikovsky

« We’re going on an adventure!« 

Roman de science-fiction britannique publié en 2019. Il s’agit de la suite directe de Children of Time (habituellement je le chroniquerai à la suite dans le même article mais comme j’ai déjà été long dans l’article sur CoT je préfère en faire un nouveau).

Le roman reprend la même structure que Children of Time, avec une alternance entre deux périodes, mais toutes les deux beaucoup plus brèves que celles présentées dans le premier tome. On suit donc en parallèle l’arrivée d’une équipe de terraformation de l’Ancien Empire Terrien dans un système solaire incluant les planètes Nod et Damascus, à la même époque que celle où prend place le prologue de CoT, puis l’arrivée des centaines de milliers d’années plus tard dans ce même système d’un vaisseau piloté par l’alliance Portides-Humain.es qui s’est créée à la fin du tome précédent. Ils vont rencontrer une nouvelle espèce intelligente avec laquelle il va s’agir de réussir à communiquer pour mettre en place une alliance interspécifique et interstellaire.

Il y a à nouveau plein de très bonnes idées de science-fiction dans le roman, mais j’ai trouvé l’exécution un peu plus faible que celle du premier tome (mais comme il était excellent, ça laisse de la marge). Je pense que mon gros reproche c’est que dans ce tome, on retombe un peu dans l’héroïsme des actions individuelles duquel le premier tome réussissait très bien à se détacher. Par ailleurs, là où les Portides étaient des créatures avec un monde différent sensoriel et une organisation sociale différente de celle des humain.es mais auxquels on pouvait se rattacher, le fonctionnement inventé par l’auteur pour les Céphalopodes est très original et brillant, mais rend difficile de s’y attacher (c’est un très bon concept mais ça rend difficile de raconter une histoire dessus).

Néanmoins c’est un très bon roman : on a de nouveau plein d’idées très inventives, un petit twist horrifique assez réussi avec le fonctionnement de l’intelligence sur Nod, pas mal de points sur les difficultés de communication et de traduction entre deux espèces radicalement différentes. Ca donne à la fois l’impression d’être une suite et une version alternative du premier tome : si on prend les mêmes prémices, mais qu’on modifie l’espèce élevée et quelques autres paramètres, comment les choses peuvent-elles partir dans une direction totalement différente ? (Petit bémol d’ailleurs sur le personnage de Disra Senkovi, qui est sympa à lire mais pour lequel on a l’impression de lire un Kern-bis dans le côté génie incompris). Le fait d’avoir des questions de terraformation, de premier contact, de transhumanisme et d’interface vivant-machine, de catastrophe écologique, en fait un roman très complet.

Le fait de l’avoir lu juste après le dernier tome des Wayfarers par contre met en évidence qu’on est sur une écriture beaucoup plus « masculine » : même si l’auteur décrit les émotions des personnages par moment, on est beaucoup moins dans le ressenti et beaucoup plus dans l’épique. On a pas de discussions posées autour d’une table où les protagonistes coutent des spécialités des différentes espèces, par exemple. La conclusion du roman ouvre cependant la porte à un univers hopepunk du même style que les Wayfarers, c’est intéressant de voir le shift (et je me prend à rêver d’une très improbable collaboration entre les deux auteurices).

Série Wayfarers, de Becky Chambers

Tome 1 : The long way to a small angry planet

Le lointain futur. L’Humanité est partie dans l’Espace en deux grandes vagues, et a adhéré à l’ONU intergalactique. On suit l’équipage du Wayfarer, un vaisseau-tunnelier qui creuse des trous de ver pour améliorer le système de transport galactique. Cinq humains, un Sianat, une Aandrisk, un Grum, une IA, l’équipage est fortement multiculturel. Pour un job particulièrement lucratif, le Wayfarer accepte de faire un voyage d’une quasiment une année, où l’équipage va devoir cohabiter…

Y’a des vibes de Star Trek et du cycle de l’Élévation de David Brin : on a un équipage multispéciste qui doit surmonter ses différences. On a aussi une structure d’histoire assez originale : peu de conflit, c’est fortement du worldbuilding et des relations interpersonnelles. Ça a un petit aspect fanfic par ce côté là. Certains peuvent trouver ça un peu plat du coup, mais perso j’ai bien aimé l’univers que déroule Becky Chambers, et je trouve que les relations humaines sont globalement bien écrites (globalement, parce que certaines sont quand même un peu trop didactique et bons sentiments). Y’a de forts thèmes antiracistes et LGBT, pour certains intéressants, mais je suis un peu déçu que pour tout ce qu’il y a d’imaginatif sur les sociétés et espèces variées, on reste sur des sexes et genres qui sont assez ancrés dans une binarité : certaines espèces ont plus que deux genres ou en changent durant leur vie, mais ça tombe très largement sur du mâle/femelle/neutre, alors qu’il y avait de quoi être beaucoup plus imaginatif, comme c’est fait pour les organisations de sociétés et les questions d’éducation des enfants (ça j’ai trouvé ça très cool dans les différents modèles proposés).

Tome 2 : A closed and common orbit

Ce tome suit deux lignes narratives ; une qui se passe juste après les événements du 1 mais suit des personnages secondaires, et une qui commence vingt ans auparavant avant de converger, là aussi sur des personnages secondaires du 1. Là aussi, le roman se détache de la structure habituelle : il y a des conflits, mais ils sont plus intérieurs ou contre un environnement hostile. J’ai beaucoup aimé toute la storyline de Sidra, tout l’aspect quête de l’identité (qui est un des thèmes majeurs récurrents dans toutes les lignes narratives, mais qui est particulièrement réussi dans le cas de Sidra eût égard à l’originalité de sa position).

Tome 3 : Record of a spaceborn few

Chambers poursuit l’exploration et la description de son univers, cette fois en s’intéressant à la vie des Exodiens, la fraction de l’Humanité qui vit sur des vaisseaux générationnels. La vie des Exodiens est structuré autour d’une économie la plus circulaire possible et d’une forme de communisme. Au moment où se déroule l’histoire, les Exodiens doivent affronter une version spatiale de l’exode rural, les jeunes générations quittant les Vaisseaux pour aller s’installer sur des planètes, où l’économie galactique classique et capitaliste semble plus chatoyante. Toute cette description de la culture exodienne et de sa relation au reste de la galaxie était très cool et a une petite vibe Les Dépossédés, dans la mise en scène d’une utopie post-scarcity. De façon plus générale, je trouve que l’inventivité et la cohérence de l’univers de Wayfarers donne un sense of wonder très réussi, et qui est encore amplifiée par sa capacité d’écriture des personnages et de leurs relations : le fait de montrer le montrer la routine quotidienne de personnages et leurs préoccupations au jour le jour plutôt que de se lancer dans une quête épique permet de mettre encore plus en avant un univers qui est beaucoup plus riche qu’une simple toile de fond pour les aventures d’un héros bigger than life.
Concernant les fils narratifs présentés, on a des histoires familiales et de coming of age assez classiques. Sans que ce soit mon fil préféré parmi tous ceux présentés dans la série, j’ai trouvé intéressant d’avoir celui de Sawyer, qui forme un contrepoint à celui de Rosemary dans le premier tome : avec un point de départ assez similaire il part dans une direction totalement différente sans que le protagoniste y puisse grand chose, juste parce que les personnages qu’il rencontre n’ont pas le même caractère. J’ai beaucoup aimé aussi les détails qui arrivent juste à la fin sur le rapport des Exodiens à la Culture et à l’Histoire tels qu’ils découlent de leur situation matérielle.

Tome 4 (et dernier ?) : The Galaxy, and the Ground within

Je me suis dit « allez, juste le premier chapitre pour voir », et je l’ai lu en une nuit. On est sur une forme de huis-clos : suite à un dysfonctionnement massif d’un réseau satellitaire, cinq personnes se retrouvent à devoir passer plusieurs jours ensemble dans un motel. Ils vont échanger des points de vue, des histoires, des services. C’est l’occasion pour Chambers, d’approfondir le portrait d’un personnage secondaire des tomes précédents – Pei, et de détailler certains points sur des espèces extraterrestres déjà rencontrées : les Laru et les Quenlin. Et elle introduit une nouvelle espèce, les Akarak. C’est très didactique dans les explications de l’Histoire des différentes espèces, mais ça marche toujours aussi bien. Il y a peut être une facilité un peu trop grande des personnages à bien s’entendre et à partager des trucs les uns avec les autres après seulement quelques jours, mais c’est en ligne avec le reste de l’univers que décrit Chambers.

Globalement je recommande fortement la série, c’est de la SF paisible avec beaucoup de worldbuiding, dans une veine résolument optimiste (voire hopepunk).

Gris, de Nomada Studio

Jeu-vidéo de 2018. Il s’agit d’un jeu de plateforme casuel. On joue une femme qui se déplace dans un environnement fait d’une architecture assez onirique. L’héroïne débloque des pouvoirs (double saut, nage, …) et des couleurs qui viennent se rajouter à l’environnement et le transformer. C’est très beau et poétique. Le jeu se finit vite, 6 heures pour moi, mais il est assez marquant par son univers et sa direction artistique. Je le recommande.

Severance, de Dan Erikson

Black Mirror x The Stanley Parable

Série télévisée produite par Apple TV, sortie en 2022. 20 minutes dans le futur, l’implantation d’une puce dans le cerveau permet de créer une nouvelle personnalité, consciente uniquement le temps de l’activation de la puce. Cette innovation est utilisée par Lumon, une entreprise mystérieuse et hégémonique, pour protéger les aspects confidentiels de ses opérations. La série suit les employés du département de Macro Data Refinement dans leur vie au cœur de Lumon, et l’un d’eux, Mark, dans sa vie privée.

J’ai beaucoup aimé, j’ai regardé toute la saison 1 en moins de 24h. Le rythme est un peu trop lent tbh, j’ai tout regardé en x1,6, mais à ce point près c’était très bien. La série est une allégorie pas très subtile mais efficace de l’aliénation au travail. Les personnalités qui ne sont activées que dans les locaux de l’entreprise- les innies – vivent perpétuellement sur leur lieu de travail : elles ressentent les effets sur leur physiologie de la vie de leurs outies, mais elle enchainent les journées de 8h sans percevoir l’extérieur ni le sommeil. L’entièreté de ce qu’elles connaissent leur est fourni par Lumon, qui les maintient ainsi dans une dépendance totale : pas de risque que les employés ne soient perturbés par leurs ressentis extérieurs ou qu’ils tentent de se syndiquer, quand ils ne connaissent rien d’autre que la Parole du fondateur de l’entreprise (et je mets une majuscule à Parole à dessein, parce que le fonctionnement interne de Lumon ressemble largement plus à celui d’une secte qu’à celui d’une entreprise). Si le monde extérieur à Lumon semble dans la série fonctionner selon les mêmes règles que le notre d’un point de vue des normes sociales et des grands enjeux, le monde interne de Lumon et donc l’entièreté de l’univers des innies semble largement plus perché : leur travail consiste à repérer les nombres « effrayants » sur des moniteurs qui affichent des rangées et des rangées de nombres. le système de valeurs, de récompenses, d’esthétique de Lumon semble sorti d’un manuel de management des années 70, avec des cocktails corporates à base de boules de melons ou d’œufs mimosa apportés sur des dessertes pour les quatre personnes du département de Macro Data Refinement qui ne se fréquentent qu’entre elles.

Par ailleurs, les pratiques de Lumon envers les innies sont très littéralement du fascisme : les innies n’existent qu’en relation à une superstructure omniprésente et omnipotente qui contrôle chaque aspect de leur existence. Les mots sont vidés de leur sens : la salle de punition des comportements déviants est renommée break room, il y a un sous entendu de violence toujours présent avec le chef de la sécurité, les déviations du protocole sont punies par une forme de torture mentale. Clairement on est au delà de l’aliénation « classique » par le travail ou même le néolibéralisme. Et pourtant même dans cette structure écrasante, les employés se révoltent, tentent de comprendre le sens global de ce qu’ils font et de ce qui leur est imposé, et tentent de s’échapper du système pour chercher une vie meilleure.

La série pose aussi la question de ce qu’est le soi et des questions éthiques afférentes à son McGuffin technologique : en acceptant la dissociation, les outies revendiquent de travailler sans s’en rappeler et potentiellement s’offrent un revenu sans avoir à subir les conséquences psychologiques du travail (enfin, ils perdent quand même 8h/jour + les temps de trajet, c’est pas rien), mais surtout ils créent un innie qui ne connaitra que le travail et n’a pas son mot à dire : si les innies peuvent poser leur démission, elle doit être acceptée par leur outie, qui s’il ne se considère pas la même personne, n’a aucun intérêt à le faire. La série est un peu dans la même veine que (les bons épisodes de) Black Mirror, qui explorent les conséquences sociales et morales d’une invention technologique.

Enfin, sur l’ambiance générale de la série, que ce soit l’environnement corporate mi-The Office mi-Stanley Parable de Lumon ou le monde extérieur, tout semble assez déprimant et aliénant : il y a peu de lumière ou alors des néons, il fait froid, tout est enneigé, les parkings sont immenses … Ca colle bien au propos mais c’est quand même pas mal déprimant. Les acteurs sont très bons dans leur rôles, les histoires de tous les personnages secondaires du département du héros sont attachantes et consistantes.

Globalement, bonne série, un peu lente mais beaucoup de bonnes idées, une esthétique réussi, des fils narratifs qui fonctionnent plutôt bien. La fin de la saison ne résout pas grand chose, on attend avec enthousiasme corporatiste la sortie de la S2. Je recommande.

Paradise Killer, du studio Kaizen Game Works.

Jeu d’enquête sorti en 2020. On joue une enquêtrice rappelée de son exil pour découvrir la vérité sur un multi-homicide sur une île dans un univers très perché.

Basiquement, c’est une murder (+ une dating simulation) : il y a plein de persos à interroger et de secrets à découvrir, certains liés à l’enquête principale, qui peuvent être des fausses pistes ou non, certains déconnecté de l’énigme mais qui rajoutent du lore et de l’épaisseur aux relations entre les persos. Un léger regret sur le fait que la meilleure strat est toujours d’épuiser toutes les options de conversation avec les persos : en soi, ne pas leur révéler ce qu’on a découvert sur eux pour éviter qu’ils construisent une défense avant le procès serait plus cohérent, mais probablement plus compliqué à implémenter. Par ailleurs, on se ballade dans l’univers façon monde ouvert : c’est réaliste pour une enquête mais perso je pense que j’aurai bénéficié d’un peu plus de contraintes pour aller inspecter la scène de meurtre et certains éléments clefs dès le début, par certains points j’ai l’impression d’avoir un peu pris les choses à l’envers (mais c’est un défaut assez mineur et assez lié à ma pratique du jeu plus qu’à sa construction).

L’univers est très original : basiquement, on travaille pour une secte qui œuvre au retour des Grands Anciens à la Lovecraft, sauf que l’esthétique est à l’opposé de Lovecraft : avec les pouvoirs conférés par un des Dieux, la secte s’est construit une retraite dans une dimension de poche, sous la forme d’une île paradisiaque pleine de bâtiments brutalistes, de néons et de couchers de soleils avec une esthétique 80’s (mais ils continuent à sacrifier des humains pour charger psychiquement les Dieux). Le lore est très dense, avec des persos très wtf, un univers qui a l’air de partir dans tous les sens mais a en fait une grosse cohérence interne : on peut le rapprocher de Disco Elysium, mais avec plus d’ecstasy et moins de politique.

Merci à MNL pour le cadeau !

Toxoplasma, de Sabrina Calvo

Roman de science-fiction/fantastique de 2016. Second roman de Calvo que je lis après Melmoth Furieux (mais qui est paru avant). On retrouve des thèmes similaires puisqu’on assiste là aussi aux derniers jours d’une Commune libertaire, ici celle de Montréal. Au milieu de la fin de l’existence de cette enclave assiégée par un pouvoir fasciste (l’autrice ne détaille pas, mais il est mention de guerres civiles dans plusieurs des Etats d’Amérique post-Trump, et d’une invasion partielle du Canada par son voisin du Sud pour le contrôle des nappes phréatiques), on suit en parallèle deux femmes :

  • Nikki, qui travaille dans un vidéoclub qui propose des VHS de films de genre (on sait pas trop pourquoi les VHS sont revenues, il y a visiblement une vague de nostalgie des 80’s mais là non plus ça n’est pas détaillé) et enquête sur les disparitions d’animaux dans son quartier.
  • Kim, hackeuse qui monte des infiltrations des réseaux corporate sur la Grille, le réseau qui a remplacé le Net à son effondrement.

Les deux femmes sortent ensemble au début du roman, mais elles vont se séparer et suivre chacune de leur côté un fil narratif à base d’événements mystérieux qui mêlent meurtres d’animaux, symboles occultes, magouille d’une corporation, passé colonial du Canada, et événements magiques qui brouillent la frontière entre réel, virtuel et onirique.

J’ai une fois de plus beaucoup aimé. L’histoire part moins dans le symbolique que dans Melmoth, même si les niveaux de réalité s’interpénètrent là aussi. L’univers est très intéressant, on ne sait pas les détails de ce qui a amené à la situation présente, mais la Commune semble réaliste, alors même que Calvo donne peu d’éléments, mais elle réussit à rendre le tout très évocateur. Le côté rétro des technologies avec la guerre VHS/Betamax et toute l’intrigue cyberpunk autour de l’infiltration des réseaux corporate est très sympa, le mix d’époque (en mêlant ça au retour trumpiste du fascisme) est réussi, et l’ajout du réalisme magique au tout fonctionne.

Bref, je recommande.

Connemara, de Nicolas Mathieu

Roman français paru en 2021. On suit en parallèle et dans le désordre la vie de deux Lorrain.es : Hélène, transfuge de classe qui est devenue cadre dans des cabinets de conseil et qui est revenue dans la région avec mari et enfants ; et Christophe, ancienne gloire de l’équipe de hockey qui est resté toute sa vie sur place, est commercial pour une boîte de nourriture pour animaux et se remet au hockey pour retrouver les sensations de liberté de son adolescence. Nicolas Mathieu déroule leurs enfances et adolescences parallèles, comment leurs trajectoires se croise avant de se perdre de vue, les choix, joies et renoncements qu’on vécu les deux. Puis à l’âge adulte ils se recroisent, et commencent une liaison, pendant que le récit dépeint leurs vies, le sens qu’ils y mettent, de quoi est fait leurs quotidiens.

J’y ai trouvé quelques longueurs et par moment des tournures de phrase un peu trop « oulala j’écris en mélangeant les registres de langue ». Ça ne m’avait pas du tout dérangé dans Leurs Enfants Après Eux, mais là c’est un peu trop flagrant par moment. Un peu trop de scènes de sexe à mon goût aussi.

Mais globalement le roman est réussi, la conclusion notamment rattrape beaucoup, il y a a de très bons passages. Ça tombe pile au bon moment dans toute la description des cabinets de conseil qui vendent du vent réorganisationnel aux administrations publiques, avec le scandale sur les milliards que leur a filé l’État dans la vraie vie. Les passages sur l’envie de retrouver des moments où le temps s’écoule lentement comme durant l’enfance ça me parle beaucoup aussi.

Je recommande.