J’interromps ma série d’articles avec de jolies photos du street-art parisien planifiés 15 jours à l’avance pour un nouvel article politique pour discuter de ce qui est en train de se jouer à l’Assemblée Nationale et (pas vraiment)dans les médias. Après la marche des endormis, le Sommeil de la Raison donc. Parce que ça part en roue libre au niveau des parlementaires.
J’ai l’impression que la conversation porte peu là dessus, de voir pas grand monde en parler par rapport à ce qu’il y avait eu en Novembre, ça peut être un biais de perception mais c’est quand même flippant. Certains parlementaires disent fuck au concept d’État de droit. C’est pas une formule, c’est littéralement ce que dit Eric Ciotti (« si vous aviez vu les cadavres, vous ne poseriez pas la question de l’État de droit » : cette mauvaise contrefaçon d’être humain n’hésite donc pas à instrumentaliser les morts et l’émotion à vif pour tenter de faire reculer les droits de ses concitoyens. S’il y a un prix de l’immondice, on a un gagnant tout trouvé, même si l’ordure n’en est clairement pas à son premier coup). Et le Parlement a donc prolongé l’État d’urgence pour six mois d’un coup. La fameuse urgence de six mois. On va donc se coltiner plus d’un an de ce régime d’exception. Et quand je dis un an, franchement, je ne suis pas sûr qu’on en sortira un jour. Pour rappel, Vigipirate aussi c’était censé être temporaire. Ce qui me fait peur (le mot est faible. Ce qui me terrifie) c’est l’absence de débat là dessus, et les propos pire les uns que les autres que sortent les « élites ». On dirait un concours de celui qui dira la pire saloperie. Et franchement entre la détention préventive et le « Guantanamo à la française » y’a du niveau. Mais on réagit pas, ou si peu. Parce qu’en six mois et quelques, l’État d’urgence est devenu notre nouveau normal. Voir l’État nasser préventivement les manifestations c’est normal. Voir l’État interdire à certain⋅e⋅s d’aller manifester c’est normal. Les perquisitions de nuit et sans accord judiciaire c’est normal (bon ça y’a pas tant de gens qui l’ont vécu mais on sait que c’est ok de nos jours). Surtout, les militaires dans les rues avec des armes de guerre c’est normal (on me fait remarquer que ça existait déjà dans le cadre de Vigipirate, mais ça a été largement amplifié en nombre de militaires déployés et en lieux concernés). Les bâtiments fermés, les vigiles à toutes les entrées, c’est normal. Vigipirate aussi ça devait faire drôle au début. Mais quand on a toujours vécu avec, qui s’en soucie ?
J’ai peur qu’on ne sorte pas de l’État d’urgence. Qu’on lui adjoigne un État d’urgence extrême, puis un État d’exception, puis qui sait quoi encore. Oh, pas d’inquiétude, on ne perdra pas les apparences de la démocratie, on aura toujours nos jolies élections tous les cinq ans, avec une saine alternance PS/LR, même éventuellement d’autres partis. Mais les élections tous les 5 ans, si la contestation sociale est défoncée, si le militantisme est réprimé, si l’utilisation de l’espace public est restreint, ça sert à quoi ? On va évoluer lentement mais tranquillement vers des situations comme ce que l’on trouve dans d’autres pays : un pouvoir totalement isolé de la population qu’il gère, avec aucune influence des citoyens sur les décisions prises. Un espace public dangereux et totalement délaissé par les plus riches. Des centres commerciaux et des ghettos pour riches cloisonnés, entre lesquels on circulera en voiture. Et dans lesquels on rentrera pas sans voiture ou laisser-passer, parce que les pauvres c’est suspect. Bref, une ségrégation toujours plus importante selon les classes sociales, et un statu quo de plus en plus écrasant.
On est déjà bien avancé sur cette voie, hein. La classe politique est déconnectée des gens (et consanguine avec les dirigeant⋅e⋅s d’entreprises), les pauvres sont suspect⋅e⋅s et fliqué⋅e⋅s, les richesses sont accaparées, la police tue (comme à Beaumont-sur-Oise) et mutile (comme en manif) avec l’approbation des dirigeants qui l’assurent de tout son soutien. Mais ça peut être largement pire (enfin, j’écris ça depuis un point de vue de classe moyenne supérieure qui avait jusqu’à peu, l’impression d’avoir une influence sur la politique du pays, quelqu’un de moins favorisé dirait probablement que c’est foutu depuis longtemps). Et j’ai pas envie dans 10 ou 15 ans de me dire « C’était pas mal quand même quand on vivait en démocratie, et qu’on avait pas trois attentats par an. »
Et tout ça pour quoi ? Parce que désolé mais « lutter contre le terrorisme » c’est bien gentil, mais on lutte *pour* quoi exactement ? C’est une question importante parce que si on a rien a défendre, autant pas se battre, ça évitera les morts. Donc on lutte pour quoi ? Pour défendre notre modèle de société, me dit-on. Ah, fort bien. Mais quelles parties ? Ce qui a vaguement l’air de devoir être défendu contre les dictatures (parce que ce qui me pose problème chez l’EI c’est le coté dictature. Le côté islamique, bah figurez-vous que je défend le droit pour chacun⋅e d’exercer sa religion), ce qui a l’air de valoir le coup de défendre donc, ce sont les libertés individuelles : liberté de religion, liberté de rassemblement, liberté de pensée, liberté d’expression, droit à un procès équitable… Sauf que c’est précisément ce que les connards partisans d’un « Guantanamo à la française » veulent nous retirer. Tou⋅te⋅s suspect⋅e⋅s et pas de procès à partir du moment où on a un vague soupçon.
Soyons clair : si vous avez pour but de retirer autant de libertés individuelles aux citoyen⋅ne⋅s français⋅e⋅s que l’État Islamique voudrait le faire, alors vous êtes dans leur camp. Le camp adverse c’est celui qui veut préserver les libertés, pas celui qui envoie des bombes qui font plus de mort chez les civils là-bas que ce que les dirigeants de là-bas en font ici. Bombarder des civils, soupçonner des gens sur la base de leur religion, enfermer des gens sans procès, torturer, ce n’est pas lutter contre le terrorisme, c’est l’alimenter.
Et c’est pas des trucs neufs que je raconte, c’est pas une idée un peu folle dans mon coin. C’est des fucking concepts prouvés et reconnus (au parlementaire surdébile qui veut un Guantanamo à la française : y’a des études menées par la CIA – pas les plus gros gauchistes du monde – qui montrent que la torture est inefficace. C’est prouvé, et c’est ton boulot, littéralement, de te renseigner sur ce genre de choses avant de proposer des trucs à tort et à travers. Tu veux torturer des gens pour rien. Comme ? Comme l’État Islamique. On a aussi l’autre génie qui propose de légaliser le port d’arme pour empêcher les attentats. Mais bon sang, il suffit de regarder 5 secondes la situation aux USA pour voir que ça fonctionne pas et que ça fait des morts. C’est prouvé. Pourquoi proposer ça ? C’est quoi le but ? Ajouter à l’insécurité ambiante pour gagner plus facilement les élections avec un discours de connards sécuritaire derrière ? Favoriser l’industrie de l’armement ?) Avoir le droit à un procès équitable avec une défense et la présomption d’innocence, avoir le droit de vivre sans être fiché⋅e⋅s, scruté⋅e⋅s, contrôlé⋅e⋅s, pouvoir aller là où l’on veut, pouvoir contester le gouvernement, avoir la possibilité matérielle de renverser le gouvernement s’il ne respecte pas la loi ou son mandat, avoir un équilibre des pouvoirs et des contrôles, c’est ce qui nous différencie (différenciait ?) d’une dictature. Pas « les élections ». Pas le fait que notre chef à nous il a un costard cravate et non pas un uniforme militaire ou une tenue traditionnelle pas de chez nous.
Une fois de plus, je ne suis pas le premier à le dire, très loin de là, on lutte contre le terrorisme en intégrant les gens dans la société. Les gens qui passent à l’acte ce sont des gens qui se trouvent une cause dans le djihadisme parce que la société française les a tellement stigmatisés et isolés qu’une idéologie de mort leur a paru préférable. Je ne dis pas qu’il faut plaindre les connards qui sont passés à l’acte, mais je dis que l’on peut prévenir les redites en arrêtant de stigmatiser les immigré⋅e⋅s et les musulman⋅e⋅s, en mettant du fric dans le développement des banlieues, en arrêtant de taper sur les pauvres et les chômeurs/chômeuses pour vivre des conditions qu’els n’ont pas choisi. Et aussi, peut-être, en demandant des comptes à Lafarge, société française pour laquelle visiblement c’était plus important de continuer à faire des profits en Irak que d’avoir des valeurs et qui a financé l’État Islamique.
Y’a aussi celleux qui veulent qu’on se batte pour des valeurs qui sont pas celles de la démocratie mais celles de « la France » : visiblement ça veut dire être une nation blanche et chrétienne, qui mange du fromage et harcèle les femmes dans l’espace public. Désolé mais les musulmans qui vivent ici sont français, les femmes qui vivent ici sont françaises, les personnes racisées qui vivent ici sont françaises, et même les personnes qui ne mangent pas de fromage sont françaises. La France n’a pas toujours été chrétienne, l’immigration est ce qui a maintenu la France comme un pays important durant les 30 Glorieuses, se comporter comme un connard envers les femmes ne fait pas de vous un homme mais juste un connard. Si vous défendez vraiment la laïcité, vous vous en fichez que de plus en plus de gens soient musulman.e.s (ou chrétien.ne.s, ou juif/ves, ou bouddhistes ou whatever), vous vous en fichez qu’els l’affichent dans l’espace public, du moment qu’els ne tentent pas de vous convertir ou de faire passer des lois pour forcer votre conversion. La laïcité c’est la liberté de conviction, pas l’interdiction d’afficher des convictions. Interdire d’afficher des convictions c’est renforcer le statu quo, les pouvoirs déjà en place et les dominations installées.
Donc bon. Vous avez le droit d’être attaché⋅e⋅s à ces valeurs (sauf le harcèlement des femmes, évidemment), mais de la même façon que vous ne voulez pas qu’un hypothétique califat français (sérieusement, quoi…) vous les interdise, vous n’avez pas le droit de les imposer aux autres. Les autres cultures, les autres religions, les autres modes de vie que le votre représentent tout autant la France, et ce pour quoi il faut se battre c’est pour la liberté pour chacun⋅e d’avoir celui qu’el veut.
Si vraiment la France était « le pays des Lumières », au lieu de se prétendre comme tel, si on défendait vraiment des valeurs humanistes (plutôt que de faire des courbettes devant des dictateurs pour leur vendre des armes), si on affirmait haut et fort nos valeurs (et qu’on alignait l’argent pour défendre des mesures allant dans le sens de la justice sociale, de la redistribution des richesses, de l’intégration des populations immigrées…), mécaniquement le terrorisme chuterait.
Fallait que ça sorte.
EDIT 22/07 : un truc qui m’étonne aussi avec les gens qui veulent se débarrasser du contrôle judiciaire ou de la Constitution, c’est qu’ils ont l’air de faire comme si la justice ne condamne pas, comme si la Constitution ne permet pas de poursuivre, juger et emprisonner les gens. Mais c’est le cas. Demander un contrôle judiciaire c’est pas avoir des mecs tatillons qui vont dire « ah bah non c’est mort la pièce B23 est pas bonne, du coup même si vous avez totalement prouvé que c’est un terroriste tueur d’enfants, on fait que dalle ». Des gens arrêtés avant de lancer des attentats, une fois qu’on a des preuves qu’ils vont le faire, il y en a, dans le cadre de l’État de droit. Ce que le contrôle judiciaire fait, c’est que y’a pas un policier random qui dit « Ok je suis sûr de moi, je vais défoncer ce mec que je pense être un terroriste » sans qu’il y ait une vérification par une seconde personne. Ça évite les erreurs grossières du type défoncer la porte du mauvais appartement et menacer des gamines de 6 ans avec une arme à feu. Ça évite que les procédures anti-terroristes soient détournées vers des maraîchèr⋅e⋅s bio qui ont l’air de pas trop aimer la COP21, ou vers des musulman⋅e⋅s qui auraient le tort de ne pas avoir la bonne religion.
Je vais probablement sourcer un peu tout ça dans les jours qui viennent (et corriger l’orthographe), éventuellement faire une petite recension de liens comme la dernière fois.
Vers un État « d’exception » permanent ? — Politis.fr
Manifestations interdites, manifestations réprimées, comment détruire l’État de droit — Analyse – Synthèse