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La Veillée et la Vermine

La date de cette nouvelle est celle à laquelle j’avais commencé à l’écrire. Je revenais effectivement des US et j’étais seul dans l’appart parental avec le chat. Après ça diverge. Puis ça a traîné dans mes brouillons pendant pas mal de temps, et j’ai eu un sursaut absurde de motivation récemment, je l’ai finie et relue (et merci à MNL pour la seconde relecture). La voici donc.

Paris, le 20 août 2012.

Le bruit de mon clavier résonne contre les murs de la chambre, perturbant les accords lugubres qui sourdent des enceintes égrenant Dark Side of the Moon. Je laisse ce document comme un témoignage, espérant qu’un jour une autre âme lise ces mots et sache ce qu’il est advenu de moi, et comment a pris fin mon passage sur cette Terre. Je n’ai ni mangé ni bu ni dormi depuis deux jours, mais je sais que la fin est proche. Que la mort ou ma famille m’atteigne en premier, je l’accueillerai avec reconnaissance, une délivrance, la cessation de mes tourments.

Mon nom est Allan, Allan Edgar. Jeune homme de bonne famille, j’ai achevé en juillet des études en droit international. Mes parents, pour me récompenser, m’avaient offert un voyage aux Amériques, où j’avais pu revoir des amis rencontrés quelques années plus tôt. Une fois cette parenthèse outre-atlantique arrivée à sa fin, je suis revenu dans ma ville natale pour prendre quelques semaines de repos avant de commencer à travailler pour le cabinet d’avocats dans lequel ma mère avait su me trouver une place par ses relations professionnelles. Mes parents avaient depuis longtemps planifié un séjour dans le manoir familial et j’avais tout d’abord prévu de partir avec eux goûter au charme de la côte océanique – j’ai toujours apprécié le spectacle de l’océan se brisant sur les rochers. Las, ma complexion a toujours été fragile, et après l’harassant voyage en aéroplane, je me sentais en proie à l’une de ces crises d’épuisement qui me saisissent parfois. Je décidais donc de rester à Paris, où la solitude me ferait le plus grand bien. J’étais à peine rentré que déjà mes parents partaient, après quelques mots échangés. Je m’effondrai sur le lit et sombrai dans un sommeil agité qui ne dura qu’une heure à peine. Mon sommeil avait toujours été fragile et peu reposant, ce qui expliquait la faiblesse de ma santé.
Après ce bref repos, je décidai de prendre un encas avant que d’aller me promener sur les boulevards de la ville. Le réfrigérateur était plein, je n’eus que l’embarras du choix pour me sustenter. Je me dirigeai ensuite vers la porte de la demeure, mais celle-ci refusa de s’ouvrir. je la secouai dans tous les sens, rien à faire. Mes parents avaient dû la verrouiller avant de partir. Qu’à cela ne tienne. Je plongeai la main dans ma poche pour y saisir mes clefs. Qui ne s’y trouvait pas. Une sueur froide me saisit. Je me revis distinctement laisser mon trousseau de clefs à mes parents avant d’embarquer pour l’Amérique, ils pensaient en avoir le besoin pour laisser la voisine arroser les plantes qui ornaient l’appartement. Sûrement l’avaient-ils laissé dans leur chambre avant de partir.
Une demi-heure de recherches acharnées après, je devais me rendre à l’évidence : le trousseau de clef n’était pas ici. Ni sur les draps empesés du lit conjugal, ni dans le secrétaire à l’ornementation tourmentée qui servait de bureau à ma mère, ni nulle part ailleurs. J’appelai mes parents pour en avoir la confirmation, et c’est d’une voix navrée que mon père me dit qu’il avait effectivement gardé le trousseau. Mes parents revenaient dans dix jours, il me faudrait prendre mon mal en patience et attendre à l’intérieur de cet appartement. J’avais de l’eau et de la nourriture, la technologie me fournissait le téléphone et l’Internet pour communiquer avec le monde extérieur, j’aspirais déjà au repos et à l’isolement, dix jours passeraient rapidement.

« Meow. » Je me retournai vers l’origine du bruit, en reposant le téléphone. Le chat, dieu lare du foyer, me fixait depuis l’autre bout du couloir. Je m’approchait pour le caresser. Sans doute voulait-il sa pitance, son tribut quotidienne. Il me précéda jusqu’à la cuisine, et une fois que son offrande fût versée et son museau plongé dedans, il me laissa le caresser. Je sentis comme un mouvement sous ma main et la retirai lentement. Je tournai la paume vers moi. elle était moucheté de minuscules tâches de sang. Sur la fourrure du félin, un mouvement confirma ce que je craignais. L’animal avait été infecté par des puces, des parasites qui festoyaient de son sang. Depuis toujours, j’avais une sainte horreur des créatures qui prospéraient en se gorgeant du sang d’innocentes victimes. Les histoires de vampires avaient alimenté les terreurs nocturnes de mon enfance.
Je reculai lentement, envahi par la crainte que ces monstres puissent passer sur mon corps. Je lavais soigneusement ma main avec le pain de savon sur l’évier, en envisageant la conduite à tenir. Alors que j’étais plongé dans mes pensées, le chat se frotta contre ma jambe ; je m’éloignai d’un bond, avant de secouer ma jambe pour en déloger les éventuels envahisseurs. Je sortis de la cuisine en fermant la porte derrière moi . Saisissant une bombe anti-puces, je commençai à vaporiser le produit sur le tapis noir ornant le salon, les plinthes qui faisaient le tour de la pièce et les rideaux de velours cramoisi. Le reste de la journée s’écoula rapidement, et je ne me glissai dans la cuisine que brièvement pour prendre ma nourriture et servir la sienne au chat, en évitant ses horribles démonstrations d’affection.
La nuit venue, je cherchai en vain le sommeil. Je me tournai et retournai sans cesse entre les draps de ma couche, les pensées dansant en une sarabande folle sous mon crâne. À bout de patience, je finis par ouvrir mon ordinateur et me connecter à l’Internet, où d’autres âmes infortunées et comme moi tourmentées par l’insomnie n’attendaient qu’une discussion. C’est ainsi que l’aube me trouva, toujours en train d’échanger des propos sur l’Éther. Je me levai et effectuai quelques mouvements d’étirement pour faire circuler le sang dans mes membres engourdis. J’ouvrais en grand les rideaux et contemplait la rue, une vingtaine de mètres plus bas. Les premiers passants commençaient à circuler, engrenages qui permettaient la vie de la cité. Ils étaient proches mais me semblaient infiniment loin, séparé que j’étais d’eux par cette porte infranchissable.
Je sortis de ma chambre et parcourus le couloir jusqu’à atteindre la cuisine. Le chat était dedans, mais il me fallait bien manger. Je pris une inspiration avant de saisir la poignée et d’ouvrir le battant. Le chat était là et me regardait. J’entrai rapidement et me dirigeai vers le réfrigérateur imposant autour duquel s’organisait la pièce. Je pris quelques denrées dedans et m’apprêtais à faire demi-tour quand le chat commença à s’approcher de moi. Je l’écartai d’un coup avant de sortir de la pièce en trombe. Je posais le butin conquis de haute lutte sur la table du salon avant de m’y asseoir. J’avalai rapidement ma pitance en réfléchissant aux moyens que je pouvais utiliser pour tenir le félin à distance. J’allais ramener ma vaisselle à la cuisine quand j’aperçus quelque chose qui me fis frémir d’horreur. Sur la chaise, sur la chaise même sur laquelle je m’étais assis, se trouvait une puce. Était-elle là auparavant ? Venait-elle de moi ? Je me précipitai pour attraper la bombe de gaz anti-puces et vaporisai abondamment la chaise. Je sentis ma tête tourner sous les émanations du produit. Mais ce n’était pas assez, je pulvérisai méticuleusement le salon. Ou du moins le tentais-je. Alors qu’il me restait encore tout un mur à traiter, la bombe arriva à sa fin. Je cherchais furieusement la maison pour en trouver d’autres, mais il me fallut me rendre à l’évidence ; cette bombe était la seule et l’unique que nous possédions. J’étais désormais seul. Je retournai dans le salon quand un bruit m’arrêta net. Un grattement suivi d’un miaulement plaintif. Le chat grattait à la porte de la cuisine, tentant d’en sortir. Je laissai ma vaisselle là où elle était et reculai à pas lents vers le couloir, mettant une porte de plus entre le chat, la peste qu’il transportait et moi.
Mais le couloir, et les autres pièces de la maison n’avaient pas été traitées avec la bombe anti-puces. Comment savoir si elles n’étaient pas déjà porteuses de la peste que je cherchais à éviter ? Ne serais-je pas plus en sécurité dans le salon ? Mais j’avais la preuve que des puces s’y étaient trouvées, et je n’avais pas pu le désinfecter en entier. Je me dirigeai vers le fond de l’appartement. L’ennemi était invisible et m’entourait, me scrutait, n’attendant qu’une erreur de ma part, un dos contre un mur, une main sur un objet, pour m’assaillir et grouiller sur mon être. J’entrai dans ma chambre et fermai la porte derrière moi. La pièce était restée fermée durant mon absence, mes parents respectaient mon intimité. Il était moins probable que le chat y ait traîné sa lèpre. J’entrais dans mon sanctum sanctorum, fermai la porte et m’appuyai contre de tout mon poids. Il me fallait trouver de quoi la calfeutrer. Fiévreusement, je bourrai mes chemises et mes costumes dans l’interstice sous le lourd panneau de chêne. J’aurais voulu avoir des clous pour pouvoir isoler tout le contour du chambranle, mais les outils étaient de l’autre côté de la porte, à l’autre extrémité du couloir grouillant. J’empilai comme je pouvais des habits sur les côtés du chambranle, jusqu’à ce que ma penderie soit vide. Enfin je me reculai et m’affalai sur le lit. J’étais en sécurité pour le moment. Cherchant le repos, je sombrai dans un sommeil agité, une mauvaise sieste dont je sortis vingt minutes plus tard, trempé de sueurs. Des cauchemars s’étaient succédé dans mon sommeil, une sarabande folle qui tournait dans mon esprit. Il ne m’en restait aucune image nette, juste une sensation générale de malaise. Je titubai jusqu’à mon bureau et m’affalai sur ma chaise. Après quelques secondes l’ordinateur était allumé. Je rassemblai mes esprits et réfléchis à un plan d’action. Je ne pouvais pas rester confiné à cette chambre, mais il était hors de question que je risque le contact avec les puces ; j’allais contacter un serrurier, faire forcer la porte, commander à un droguiste une quantité conséquente de poudre anti-puces, en recouvrir le domicile familial, faire traiter le chat par un spécialiste et finir mes vacances ailleurs. Une fois que l’appartement serait immaculé, j’y pourrais revenir. Tout cela coûterait une somme conséquente, mais ma famille était loin d’être sans ressources et ma tranquillité d’esprit était à ce prix. Je démarrai le navigateur pour regarder quel serrurier je pouvais contacter. « Réseaux non disponibles ». Damnation. Je me revis en train de déplacer le boîtier fournissant l’accès aux Réseaux lors de ma recherche de produit anti-puces. J’avais dû le débrancher. Que faire ?
Je me ressaisis. Le salon avait été traité à l’anti-puces, il devait être relativement sûr. Si je courais jusque-là bas, rebranchais le boîtier, courais jusqu’à une salle d’eau et procédais à des ablutions méticuleuses, les chances étaient très largement de mon côté. Et de toute façon, je n’avais pas le choix. Il le fallait. Quelle que soit la répugnance que m’inspiraient les puces. Je cherchai des vêtements couvrants, mais hélas ma chambre ne contenait que des affaires d’été. Je dénichai un chapeau que j’enfonçai sur mon crâne, j’entortillai mes bras dans les deux seuls foulards que je trouvai. Je commençai à enlever les affaires entassées devant la porte de ma chambre. Alors que j’enlevais les derniers habits fourrés sous le chambranle, je vis un point noir sur le lin blanc de la chemise qui scellait ma chambre. Elles étaient juste de l’autre côté de la porte ! Je renfonçai la chemise sous la porte de toutes mes forces, m’ouvrant la main contre le panneau de bois. Je rempilai les habits du plus vite que je le pus ; elles me guettaient. J’adressai une prière aux dieux pour qu’elles n’aient pas eu le temps d’entrer pendant l’intervalle où j’avais si stupidement ôté la barrière de tissus qui me protégeait. Sortir était désormais hors de question. Il me faudrait attendre ici. Mais attendre avec quoi ? Ma chambre ne contenait pour toute nourriture que quelques tablettes de cacao sucré, et pour tout liquide une bouteille de vin acheté à l’occasion d’une fête à laquelle une migraine m’avait finalement empêché d’aller.

Les heures passèrent lentement. J’écoutai de la musique, je relus mes passages favoris de L’Invasion des Horlas, la saga magistrale de Maupassant, je jouai à New Hampshire Road Zero. Je fis durer la nourriture et la boisson le plus longtemps possible, mais du cacao et du vin ne durent jamais, et cela fait désormais plusieurs jours que mes maigres réserves sont épuisées. Il m’a été impossible de dormir, la chaleur et mon angoisse me tiennent éveillé, rendant mes pensées de plus en plus incohérentes. J’ai programmé la musique pour jouer en continu, et j’utilise mes dernières forces pour écrire ce récit. Bientôt je sauvegarderai le document, j’éteindrai l’ordinateur et j’irai m’allonger sur le lit. Je me tiendrai immobile et économiserai mes forces au maximum, et je prierai pour survivre jusqu’au retour de ma famille, qu’elle me délivre de cette prison forgée par la vermine et la veillée.