Archives de catégorie : Des livres et nous

L’Usage du Monde, de Nicolas Bouvier

Livre publié en 1963, qui raconte le voyage effectué entre 53 et 54 par Bouvier et son ami Thierry Vernet. Les deux hommes partent de Belgrade et voyagent en voiture jusqu’à la frontière indo-pakistanaise. Le long de leur route ils travaillent épisodiquement dans les villes traversées pour gagner de quoi continuer à voyager, réparent en boucle leur voiture visiblement pas taillée pour ce genre d’aventure, tombent malade, rencontrent plein de gens, négocient des visas, voient plein de paysages, flânent, découvrent des cultures…

J’ai eu un peu de mal à rentrer dedans, mais le livre vaut le coup de passer les premiers chapitres un peu plats. Rapidement on se laisse prendre par le rythme lent du voyage des deux compères. Ils acceptent les choses comme elles viennent, ne se posent pas en mecs qui savent tout mais au contraire restent très humbles par rapport aux gens qu’ils rencontrent, tentent des trucs, prennent leur temps. Bouvier racontent leur interaction avec plein de personnes différentes (des habitants des différents pays traversés, de différentes classes sociales, quelques autres voyageurs mais peu nombreux, et des expatriés de pays occidentaux mandatés pour diverses missions).

In fine, je recommande.

Too Like the Lightning, d’Ada Palmer

En 2454, la société a radicalement changé : plus de nations, plus de religions. Les Humain.e.s se regroupent en ba’sh, des familles affinitaires similaires à des colocations intergénérationnelles. De plus, à leur majorité, les Humain.e.s choisissent à quelle Hive iels vont se rattacher : le système philosophique et légal, et le gouvernement auquel iels décident de souscrire. De cette société, Mycroft Canner va nous narrer la fin : il a découvert un enfant capable d’exécuter des miracles, remettant en cause les fondements métaphysiques de l’Humanité…
J’ai été un peu déçu. La prémisse est alléchante, avec une société très intéressante et minutieusement construite. Le choix d’une narration qui brise le quatrième mur et qui nous laisse dans le noir sur la société pour la révéler progressivement, le jeu sur le genre des personnages, les références au XVIIIe siècle, tout cela était fort intéressant. Mais les personnages ne sont malheureusement pas très crédibles, je trouve : iels sont tou.te.s surpuissant.e.s, soit les dirigeants mondiaux qui se connaissent tous entre eux, soit les dépositaires de mystérieuses capacités qui leur permettent de se trouver au delà du commun des mortel.le.s. Du coup c’est trop un roman centré sur un petit cercle de personnages qui à 10 peuvent faire basculer le destin du monde sans trop d’opposition et qui ont des agendas secrets existant surtout pour le plaisir narratif de pouvoir les mettre en lumière au milieu du récit.

Les Furtifs, d’Alain Damasio

Le nouveau roman d’Alain Damasio. Très attendu (son précédent datait d’il y a 15 ans, même s’il a publié des nouvelles entre temps), présenté comme son grand oeuvre, encensé par la critique.

Je l’ai trouvé assez décevant. Avec un battage pareil autour, c’était difficile d’être à la hauteur des attentes, certes. Mais quand même. Il y a des trucs bien dedans, hein. Des idées intéressantes, de jolis concepts, j’ai bien aimé la fin du roman (ce qu’on pourrait décrire comme la bataille finale et le coda paisible derrière). Mais… ça suffit pas.
Je vais faire des hypothèses parce que je ne sais rien de comment se passe le processus d’écriture de Damasio et les mécanismes d’édition de la Volte, mais j’ai l’impression qu’après le succès massif et inattendu de La Horde du Contrevent, Damasio a eu les mains libres pour rédiger ce nouveau roman comme il le voulait. Personne n’a rien osé lui dire, et résultat le roman manque cruellement d’un bon travail éditorial, qui aurait permis de canaliser Damasio. Là, on a l’impression d’avoir un brouillon prometteur. Le roman part dans trop de directions, tente trop de trucs à la fois sans bien les tenir formellement. On dirait un décalque de la dynamique de la Horde (un groupe de personnes avec des compétences et un style de narration différents se lance dans une quête) dans un univers plus proche de celui de la Zone du Dehors (20 minutes dans le futur, un monde de contrôle social via les algorithmes copyrightés). Sauf que ça ne marche pas super bien ensemble. Le côté geste épique de la Horde clashe avec la société de contrôle du quotidien. Et puis on retrouve les passages de bravoure des deux romans : le concours de poésie sous contrainte, le débat politique (particulièrement raté d’ailleurs, dans la Horde on pouvait comprendre le point de vue de l’adversaire, là c’est une caricature d’un Sarko/Valls sécuritaire et arriviste). Damasio a voulu tout mettre, sans faire de tri (on retrouve aussi des bouts d’Anna à travers la Harpe dans la relation parent/enfant, et probablement des bouts d’autres nouvelles, alors certes Damasio tourne autour des mêmes thèmes dans ses différents écrits, mais là c’est plus directement de la reprise que ça), et c’est indigeste.

Plus prosaïquement, le travail éditorial manque aussi sur la cohérence du texte : le perso principal porte une bague connectée dans les premiers chapitres. Un demi-livre plus loin, il déclare qu’il n’en a jamais porté et n’en portera jamais, avec tout un débat dessus. C’est un peu gros comme faux raccord. Il est d’extrême-gauche mais il intègre l’armée parce que ce sont les seuls à étudier les Furtifs, sauf qu’en fait non pas du tout, y’a des gens dans les mouvances d’extrême-gauche qui les connaissaient.
Ou encore, on trouve des phrases telles que « Tischka n’est pas morte, c’est vous qui êtes mort ! Et je ne suis amoureuse de personne si ce n’est de la vie ! » Sérieusement, wtf, c’est quoi ce style soudain à la Marc Levy ? Gros malaise aussi sur le langage de Tony, que j’ai trouvé particulièrement raté, en mode « wesh wesh les individus »/ « well hello fellow kids »).

Je m’acharne un peu, mais c’est parce que par ailleurs le bouquin avait le potentiel d’être un bon bouquin, ce qui est d’autant plus frustrant que s’il était juste mauvais de part en part. Je tape sur le processus d’édition mais après y’a aussi une part des problèmes qui viennent de Damasio : j’ai trouvé ses persos féminins assez mauvais, je suis pas convaincu par le mélange « révolte contre la société de surveillance » et « animaux magiques invisibles » (et c’est quand même le cœur du bouquin donc c’est pas juste un problème d’édition), sa vision de la cellule familiale qui doit se reformer sur l’amour conjugal (avec consommation physique en plus) et le lien à l’enfant, c’est même assez réac (pour ne rien dire de sa fascination pour l’armée et son esprit de corps). Tout n’est pas gommable par une bonne édition, mais cependant le livre aurait pu venir au niveau de la Horde et de la Zone (qui ont elles aussi leurs défauts) plutôt que de stagner dans sa phase brouillonne.

Une critique d’un autre site qui se rapproche pas mal de mon sentiment, même si je pense que je suis plus mitigé, parce que 1/ je trouve que la sauce prends sur la fin du roman (mais sur les 150 dernières pages sur 700, c’est un peu court et 2/ je suis plus convaincu par l’univers et la vision politique exposés, même si effectivement ça a pu déjà être en partie dit ailleurs/être exposé en mode dialogue forcé plutôt qu’intégré à la trame du récit) : Juste un mot – Les Furtifs, la Meute du ContreSon.

Nous Autres, d’Eugène Zamiatine

Roman russe de 1920. Zamiatine imagine une dystopie fasciste où les individus se fondent dans l’Etat Unique, et vivent une vie totalement réglée, avec deux heures de « temps personnel par jour, le reste suivant un strict calendrier de sommeil, travail, repas, sexualité, hygiène… Précurseur de 1984 et du Meilleur des Mondes, il est assez dense, et assez actuel pour un roman de 1920. J’en avais entendu parler via La Brigade Chimérique. Zamiatine rentre beaucoup moins dans le détail du fonctionnement de la société au quotidien qu’Orwell et Huxley, mais il pose les grands principes d’une organisation rationalisée à l’extrême du monde, où chacun·e doit être identique aux autres et où tous les bâtiments sont faits de verre, pas tant pour espionner que pour constater que ses actions sont bien reproduites au même moment par tout le monde, avec les 15 mastications par bouchées des repas, l’heure de promenade et la poésie d’État qui détaille les gestes de la sexualité.
Le style du livre n’est pas particulièrement prenant, mais je recommande. pour l’histoire.

Comment tout peut s’effondrer, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens

Essai de collapsologie publié en 2015. Les auteurs expliquent vouloir poser les bases d’un nouveau champ scientifique, la collapsologie, donc. L’idée est la suivante : la trajectoire sur laquelle est actuellement l’espèce humaine est non-soutenable, et ce à court terme. On a dépassé pas mal de limites planétaires, les rendements énergétiques sont très largement décroissants, le climat s’emballe et les écosystèmes s’effondrent. Il est certain que la fin de la civilisation thermo-industrielle est proche.

Deux points cependant :
– la « fin de la civilisation thermo-industrielle est proche » ça ne veut pas dire « la fin du monde est proche ». Il y a aura un après. Il ne va pas s’agir d’une apocalypse soudaine nous laissant dans un monde post-apo à la Mad Max, mais d’une perte graduelle de niveau de vie, qui sera ressenti d’autant plus durement dans les territoires les plus connectés à la mondialisation.
– on ne peut pas donner de date précise. D’une part parce qu’il ne va pas s’agir d’un phénomène soudain, et que ce sera sûrement appréhendable surtout a posteriori, comme souvent avec les processus ; d’autre part parce qu’il y a plein d’incertitude sur la finitude des ressources, les réponses qu’on peut donner aux crises, la résilience des écosystèmes, du climat, du système financier, des systèmes humains…
Ce qui reste cependant certain c’est qu’une sortie du modèle actuel de développement est inéluctable à l’échelle d’environ une génération.

Pourtant, on ne s’y prépare pas, c’est largement vu comme un non-sujet (même si de fait la collapsologie a gagné en traction depuis 2015). Les auteurs analysent ce phénomène à la lumière d’autres effondrement de civilisations locales : la difficulté à prévoir les changements de trajectoire, le poids des choix socio-techniques passés sur nos trajectoires présentes, la complexification des structures sociales qui les rigidifie énormément…

Le but de la collapsologie est alors de rassembler des données sur les effondrements passés, les trajectoires possibles, les réaction des sociétés, des individus, pour permettre de négocier un peu plus facilement la transition. Le champ d’étude couvrirait à la fois l’Histoire, la psychologie, la sociologie, l’écologie…

Le projet est ambitieux et intéressant, le livre n’a pas le temps de rentrer dans les détails mais pose des bases prometteuses.

Une Vieille Histoire (nouvelle version), de Jonathan Littell

Sept chapitres racontant sept variations d’une même histoire. Un.e narrateurice sort d’une piscine, court dans un couloir, ouvre une porte, se retrouve en famille, ouvre une porte, se retrouve en couple, ouvre une porte, se retrouve seul, ouvre une porte, se retrouve dans une orgie, ouvre une porte, se retrouve dans une zone de guerre, ouvre une porte, repart plonger dans la piscine. Sept fois de suite, donc. Le genre et l’âge de la/du narrateurice varie, les péripéties dans les différentes situations évoluent, mais quand même ça fait long.

On retrouve des éléments communs entre toutes les variations : une femme au chignon blond, une robe en jersey gris sans coutures, un chat, la composition des repas, un somme sur une couverture verte et or… On essaye d’y trouver une logique, mais s’il y en a une, Littell la garde pour lui. Et il y a du sexe. Beaucoup de sexe. Trop de sexe. C’est un bouquin sur la variabilité des rapports humains, mais visiblement pour Littell le sexe est une constante fondamentale de l’univers. Les passages les plus intéressants sont évidemment ceux qui s’éloignent du schéma établi, notamment le chapitre ou la narratrice ne revient pas dans le couloir entre chacune des instances famille/couple/solitude… mais se déplace dans un espace réel, et le chapitre ou le narrateur est enfant (encore que la narration interroge sur le fait que Littell ait jamais fréquenté un enfant). La description de la course dnas le couloir est beaucoup trop répété ( une trentaine de fois environ, avec des variations minimes, au bout d’un moment je n’en pouvais plus).

Globalement : concept intéressant mais réalisation que j’ai trouvé ratée.

La Grande Panne, d’Hadrien Klent

C’était assez anecdotique. Suite à un attentat d’extrême gauche dans une mine de graphite, un nuage de graphite remonte l’Europe au gré des courants aériens. Aucun risque pour la santé humaine, mais le contact avec les lignes haute tension l’enflamme, provoquant des incendies. Contraints et forcés, les gouvernements italiens puis français coupent les réseaux électrique le temps du passage du nuage, provoquant une parenthèse dans la vie économique du pays.

La prémice était intéressante, mais derrière c’est surtout les états d’âme du microcosme du gouvernement français, délocalisé sur l’île de Sein bénéficiant d’un réseau indépendant du réseau métropolitain. Y’a quelques passages rigolos sur (mais pas tendre avec) les anarcho-autonomes, mais c’est tout.

Faillir être flingué, de Céline Minard

Roman qui se passe durant la Conquête de l’Ouest Américain. Le destin d’une dizaine de personnages s’entremêle dans une petite ville nouvelle. J’ai bien aimé la narration de Minard. On retrouve des scènes de western classique, des passages qui font penser au Grand Jeu, des idées originales dans le traitement des personnages et dans ce qu’ils décident de faire.
Bref, je recommande. Je suis content d’avoir persévéré après Bastard Battle, j’aime bien le reste de ce qu’écrit Minard.

Sand, de Hugh Howey

La désertification a tout englouti. L’ancien État du Colorado est enfoui sous des centaines de mètres de sable, d’où seulement quelques gratte-sable archaïques émergent encore. Les hommes survivent à la surface de ce désert, où le vent d’ouest souffle perpétuellement, recouvrant peu à peu tout de sable. Des combinaisons de plongée permettent à quelques personnes de manipuler la cohésion du sable pour naviguer au sein de sa masse, et en ramener des artefacts du passé.

L’univers est intéressant et bien décrit, comme dans Silo. Il y a cependant quelques longueurs, et – un aspect qu’on retrouvait déjà dans Silo – on ne sait pas trop où l’histoire va, ce qui est lié au fait que le roman est une collection de nouvelles avec une progression globale.

On suit les aventures d’une famille dont le père a disparu en tentant de remonter vers l’origine du vent (Toute ressemblance avec la Horde du Contrevent s’arrête là). Vic est un personnage féminin intéressant, mais les deux autres persos féminins sont assez caricaturaux (le love interest d’un des protagonistes, la mère de famille qui est aussi mère maquerelle et la frêle petite fille sortie de nulle part, c’est un peu nul comme distribution de clichés). La narration chorale entre les membres de la famille ralentit aussi pas mal l’action.

J’ai vu une critique qui dit que le roman aurait bénéficié d’un meilleur travail d’édition et je suis assez d’accord, mais je le recommande quand même pour la description de l’univers.

L’Aménagement du Territoire, d’Aurélien Bellanger

Il restait un roman de Bellanger que je n’avais pas lu, voilà qui est corrigé. Comme pour Le Grand Paris, j’ai bien aimé le début, puis je trouve que ça se perd en cours de route, et spécifiquement là c’est assez manifeste que Bellanger ne sait pas trop comment conclure. Le roman parle comme l’indique son titre d’aménagement du territoire en France, de comment la puissance publique décide d’investir dans des infrastructures. Le roman suit plusieurs acteurs de cet aménagement, des haut fonctionnaires comme des dirigeants de grandes compagnies du BTP. Comme toujours, il entremêle ses personnages fictifs avec d’autres réels (De Gaulle, Foccart, la firme Vinci…) et s’appuie sur l’Histoire récente de la France. Toute cette partie est très prenante, avec un entremêlement de la trajectoire des personnages et des changements d’échelle entre leur vie personnelle, leur jeunesse à une échelle réduite, le déploiement de leur action à l’échelle nationale voire internationale pour deux d’entre eux, puis un retour au village, où les enjeux et les affrontements vont se concentrer. En plus, Bellanger imagine une histoire secrète, avec une société conspiratrice (ou deux ?) au plan immémorial qui va s’achever d’ici une génération, la Mayenne devenant la clef de l’avenir de la France (la Mayenne !) et les personnages du roman choisissant entre deux camps.

Hélas, après ce pitch alléchant, ça s’enlise un peu. Il y a des répétitions voire des incohérences dans la narration (là c’est plus la faute de l’éditeur je pense), et l’affrontement et la puissance d’agir des personnages oscille un peu entre le symbolique (un des persos qui déclare transformer la future Bretagne indépendante en puissance nucléaire car il a pris soin de ne pas exploiter un filon d’uranium du sous-sol breton alors qu’il aurait pu) et le concret (on va faire sauter la ligne de TGV lors de son inauguration par le gouvernement !). Le grand secret de la société secrète ne convainc absolument pas, notamment parce qu’il entremêle ces deux niveaux de lecture sans arriver à choisir.

Vaut le détour mais un peu décevant dans l’ensemble, donc.