Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Des vies orageuses, de Mathilde Gal et Tcholeiy

Roman français paru en 2023. On suit en parallèle les vies de Sarah, jeune médecin qui prend un poste dans un CeGIDD (centre gratuit d’information, de dépistage et de diagnostic) dans le sud est de la France, et d’Idrissa, migrant qui a fui la répression politique en Guinée. On voit l’entrecroisement de leurs vies, les personnes autour d’eux, les enjeux de santé dans les parcours des migrants, la façon dont ils sont liés à tous les autres enjeux (le sans-abrisme, le stress post-traumatique, les violences sexuelles, l’emploi, le rapport à l’administration), la façon dont la gestion administrative des migrants complique encore des vies déjà compliquées. On voit à la fois Sarah s’impliquer de plus en plus dans les vies de ses patients en sortant de son rôle initial, et d’une façon qui n’est pas présentée comme positive, en montrant comment c’est aussi de la white guilt qui la mène vers le burn-out), et comment Idrissa réussit à trouver petit à petit des points d’appui et sans que sa situation ne se résolve du point de vue administratif, à construire quelque chose en France.

Globalement c’est un bouquin militant qui arrive à restituer par la fiction quelques exemples de la complexité des vies des personnes migrantes en France, notamment par la faute de l’administration et des lois xénophobes. Il y a aussi un côté très Martin Winckler dans la façon dont les consultations de Sarah permettent de mettre en avant plein de facettes différentes des problèmes de santé auxquels sont confrontées les personnes migrantes (mais pas que, on voit aussi d’autres cas du CeGIDD).

Je recommande

Spirou ou l’Espoir malgré tout, d’Émile Bravo

Série en quatre tomes (cinq si on compte Le Journal d’un Ingénu, publié 10 ans plus tôt mais auquel L’espoir malgré tout est une suite directe) qui raconte la vie de Spirou et Fantasio dans la Belgique de la Seconde Guerre Mondiale. On y découvre à la fois les origines de Spirou (pupille de l’État placé dans un orphelinat catholique), l’origine de son surnom (qui deviendra son nom de guerre), et on voit à travers ses yeux la Belgique de l’époque, et son apprentissaged de la vie.

J’ai beaucoup aimé. Le dessin d’Émile bravo est beau et fonctionne bien pour les personnages, la dynamique Spirou/Fantasio est bien rendue, le côté gamin qui découvre la vie de Spirou marche bien (plus que le côté « aventurier intrépide » d’autres albums à mes yeux), le thème (la chronique de quatre ans de guerre, et comment résister sans prendre les armes) est intéressant et bien rendu.

Grosse recommandation

The Magicians, de Lev Grossman

Roman de 2009. Quentin Coldwater, adolescent surdoué et dépressif, découvre que la magie existe quand il est recruté dans une école de magiciens. Émerveillé de faire partie d’une élite et de connaître la réalité du fonctionnement du monde, il va rapidement réaliser que ces nouveaux pouvoirs ne suffisent pas à combler le vide en lui, et va chercher toujours plus loin des façons d’oublier sa condition humaine, que ce soit dans la drogue, le sexe, ou l’exploration d’un univers parallèle inspiré de la série Narnia-like qu’il lisait enfant, où il espère que les règles binaires du monde vont lui permettre d’avoir une aventure moralement satisfaisante.

J’ai bien aimé, mais faut pas avoir peur des héros antipathiques. Quentin, qui commence juste comme un ado dépressif et incel, finit comme une espèce de monstre qui détruit tout ce qu’il touche avec son incapacité à être heureux cinq secondes d’affilée. Le livre présente les magiciens comme une élite nihiliste, qui ne se contente de rien puisqu’elle peut tout avoir sans efforts. C’est un point de vue un peu dark sur le monde.

Sous la colline, de Sabrina Calvo

Troisième roman de Calvo que je lis, après Melmoth Furieux et Toxoplasma. Je les lis dans l’ordre anté-chronologique pour le moment.

Sous la colline se déroule intégralement dans l’Unité d’Habitation dessinée par Le Corbusier à Marseille. En partant d’un fait divers réel (lors d’un incendie dans le bâtiment, un placard qui n’était pas sur les plans de ce qui est pourtant un bâtiment classé et étudié a été découvert), Sabrina Calvo imagine la découverte d’un bâteau grec dans l’entresol du bâtiment. Le Corbusier aurait construit le bâtiment comme une sorte de point de contrôle d’énergies primordiales, un renouvellement d’un mariage celto-ligure qui daterait de la fondation de Marseille. Colline, l’héroïne du roman, archéologue de l’INRAP virée pour ne pas avoir respecté les procédures lors de la découverte du bâteau, va s’installer dans le bâtiment pour comprendre quels sont les liens entre Le Corbusier, le bateau, la ville de Marseille dans son ensemble, et les puissances primordiales qui gravitent autour de tout ça.

On est dans du fantastique architectural, ce qui me plait toujours beaucoup, mais comme dans les autres romans de Sabrina Calvo que j’ai lu, c’est un fantastique léger, qui s’hybride avec d’autres genres. Une grosse partie du roman c’est Colline qui découvre des aspects tout à fait réalistes du bâtiment, des relations entre les habitant-es. Le fantastique hésite entre le métaphorique et le réel, mais on n’a jamais de conspiration plurimillénaire ou de secret révélé.

Comme les autres Calvo, le style est particulier, mais je recommande.

Le Silence de la Mer, de Vercors

Recueil de nouvelles publiées clandestinement par les éditions de Minuit durant l’Occupation, et qui parlent de la vie sous l’Occupation, des relations à l’occupant, du comportement des français entre résistants et collaborateurs. La nouvelle éponyme, la plus connue est intéressante, par contre il y en a beaucoup d’autres qui exaltent la Grandeur et l’Exception de la France qui ont assez mal vieilli je trouve. J’ai bien aimé Le Silence de la Mer et L’Imprimerie de Verdun, les autres, moins.

Le Syndrome Magnéto, de Benjamin Patinaud

Essai paru en 2023, sur les personnages de méchants dans la pop-culture, et particulièrement sur les méchants avec une profondeur parce que leur cause peut paraître juste ou compréhensible (vs ceux qui veulent détruire la Terre avec un rayon de la mort parce qu’on est mardi). L’auteur montre, dans une extension de sa vidéo éponyme, à la fois en quoi ces personnages peuvent apparaître attirants parce qu’ils proposent de challenger le status quo et de faire évoluer les choses, avec des méthodes potentiellement discutables, mais en s’engageant : à l’opposé les héros vont être littéralement réactionnaires : ils ne vont se mobiliser qu’en réaction à cette menace sur le status quo, pour le protéger et faire que rien ne change (ou vont se rallier à la cause du méchant mais pas à ses méthodes, visant du réformisme plutôt que la révolution, mais ne le faisant que parce que le méchant a été l’élément perturbateur en premier lieu).

Le livre s’étend aussi sur comment la narration s’y prend pour disqualifier (ou non) le projet du méchant : son idéal affiché peut n’être qu’un paravent dissimulant des motifs plus égoïstes, les moyens employés peuvent être atroces, le caractère moral du méchant horrible indépendamment de sa cause… Inversement le méchant peut finir par voir ce qui ne va pas et se rallier aux héros, temporairement ou définitivement. Un cas plus intéressant pour les œuvres écrites sur le temps long (séries de comics notamment), peut être que la narration va se rallier au point de vue de l’opposant : Magnéto a ainsi été réhabilité, sa radicalité montrée comme pertinente au vu de l’absence d’avancées obtenues par les méthodes réformistes.

Enfin, certaines œuvres déplacent le cadrage et montrent un status quo tellement atroce que ceux qui seraient des méchants dans d’autres contextes ne peuvent ici être que des gentils : le cas est bien illustré par V pour Vendetta, où la dictature en place justifie l’usage du terrorisme pour l’abattre, là où V serait un méchant dans d’autres œuvres.

Je recommande, si vous aimez la pop culture (je recommande aussi les différentes chaînes youTube de bolchegeek)

The Tinfoil Dossier, de Caitlín R. Kiernan

Série de novellas dans l’univers de Lovecraft. On suit dans les années 2010 les agissements de trois agences gouvernementales (US, UK et ???) qui luttent à la fois l’une contre l’autre et contre des manifestations paranormales en lien avec les Grands Anciens. La narration est éparpillée entre plusieurs points de vue et plusieurs époques, avec un style d’écriture assez exigeant. J’ai bien aimé (surtout le III, The Tindalos Asset), c’est une actualisation réusssie de ce que faisait Lovecraft (avec en plus moins de racisme, what’s not to like). Et ce n’est pas dans le style de Lovecraft Country : c’est pas l’époque de Lovecraft avec des trucs mystérieux dans le folklore de Chtulhu à base de cultistes dans des bâtiments art-déco, c’est projeté dans l’époque actuelle, et on est sur l’ensemble du panthéon lovecraftien, y’a des mentions de Chtulhu, mais aussi sur d’autres créatures et Grands Anciens, il y a tout le lien à l’espace (mais actualisé avec des sondes spatiales).

Globalement The Tindalos Asset était très bien, Agents of Dreamland plus original mais plus dur à lire, et Black Helicopters assez incompréhensible dans l’histoire mais l’ambiance marche bien. Les trois peuvent se lire indépendamment, mais par contre ça vaut le coup de s’y connaitre un peu en mythologie lovecraftienne pour bien saisir les références.

Je recommande The Tindalos Asset.

I Sexually Identify as an Attack Helicopter, d’Isabell Fall

Nouvelle étatsunienne publiée en 2020. « I Sexually Identify as an Attack Helicopter » est à la base une ««« blague »»» transphobe (enfin, *la* ««« blague »»» transphobe, parce que visiblement ils ont jamais été capables d’en inventer une deuxième). Parce que lolilol, si des gens peuvent ne pas se reconnaître dans le genre et le sexe qui leur ont été assignés à la naissance et en revendiquer un autre, alors n’importe qui peut revendiquer n’importe quoi comme genre, hein hein ? [insert cringe laughter emoji].

Partant de cette take désastreuse, Isabell Fall décide de la considérer sérieusement. Elle imagine un monde où l’armée US militarise le genre : puisque performer le genre est un ensemble de comportements réflexes que des gens mobilisent pour gérer des interactions, ne serait-il pas pratique d’avoir des pilotes pour lesquels faire fonctionner un hélicoptère serait aussi instinctif que manspreader pour votre mec blanc moyen ? Ça fait une nouvelle très réussie, qui se passe quelques années dans le futur, avec une guerre civile américaine menée aux noms d’algorithmes d’optimisation divergents. Court à lire, dispo ici et très prenant, je recommande.

Fred Vargas

Vu que je suis en train de lire le dernier, je me suis dit que j’allais réunir l’ensemble de mes critiques des polars de Fred Vargas en un unique article que je mettrais à jour au fur et à mesure, comme mes articles sur les séries télévisées. Je constate que je pensais en avoir recensé davantage, vu que je les aies quasiment tous lus, mais certains sont passés entre les mailles de ce blog. Je peux donc ajouter que j’aime beaucoup L’Homme aux Cercles Bleus et Pars vite et reviens tard dans ceux qui ne sont pas détaillés ci-dessous.

Sur la dalle

Bof bof. Franchement à ce point on dirait une mauvaise fanfiction de la série. Y’a plein d’incohérences (le mec qui planque sous une fenêtre pour entendre la conversation des malfrats, puis qui annonce tranquillement que pour quand les enquêteurs vont y aller faudra prévoir de quoi distraire les chiens qui sinon vont aboyer : ??? ; « on va pirater la messagerie du ministère pour envoyer un faux courriel » : ???), y’a zéro cadre administratif (à ce stade c’est plutôt Adamsberg, détective-consultant), y’a des trucs qui arrivent dans l’intrigue et qui en repartent (« oh non, l’Anguille nous a poursuivi en Bretagne ! Bon bah osef finalement. »), niveau scénario c’est juste mauvais. Et puis bon en 2023 j’ai un peu du mal qu’on nous sorte une institution policière tout à fait débonnaire, des Bretons ravis de voir leur village foutu sous couvre-feu sous les ordres d’un commissaire, et un ministre de l’Intérieur qui visiblement s’en fiche qu’un policier se soit pris une balle mais se préoccupe de la réputation de Chateaubriand.

Quand sort la recluse

Grmbl. C’est sympa à lire quand on est plongé dedans, j’ai apprécié le fait que la brouille entre Danglard et Adamsberg permette de mettre en scène les relations d’Adamsberg à d’autres membres de la brigade, mais par ailleurs… Trop de coïncidences, trop de trucs qui tombent du ciel pile sur le trajet du commissaire qui peut ensuite les assembler comme il faut. Je pense notamment que la longueur des romans, bien plus grande que celle des premiers opus de la série, est à blâmer ici : il faut bien meubler, du coup des fausses pistes et des détours qui tombent un peu de nulle part.

Temps glaciaires

Un des rompols de la série des Adamsberg. J’avais un peu décroché de la série parce qu’au 3ème meurtrier surgi du passé du héros, j’étais un peu blasé. On m’a prêté celui là et il était cool, content d’avoir repris. Le bouquin est dense et imaginatif, mais je pense que par certains points ça sert à cacher certaines faiblesses de l’intrigue (typiquement, ils ont zéro raison vraie raison d’abandonner « la piste islandaise » quand ils le font). Ça reste quand même fort sympa à lire, et je me dis qu’il faudrait un petit crossover avec la série des Dirk Gently pour lancer un « Adamsberg, détective holistique », ça colle vachement bien.

Sous les vents de Neptune

Son plus réussi à mon sens. Un mystérieux tueur surgit du passé d’Adamsberg alors que sa brigade part faire un stage d’anthropométrie au Québec.

L’Homme à l’envers

Sympa. Le fait qu’une bonne partie du bouquin ne se focalise pas sur Adamsberg mais sur Camille donne une autre perspective bienvenue dans un Vargas. De façon générale j’aime bien le fait que les premiers Vargas fassent un peu moins « recette ». J’avais trouvé le coupable :)

Sans feu ni lieu

Court polar sympa. Enquête entre Paris et Nevers, par les évangélistes et l’Allemand (ceci est une référence qui ne parle qu’aux lecteurs des premiers Vargas). J’avais trouvé le coupable (à force de lire des Vargas on finit par connaître ses tics).

La Nuit du faune, de Romain Lucazeau

Novella de SF française, par l’auteur de Latium. Sur la Terre, des millions d’années dans le futur, Polémas, un représentant d’une espèce qui sort de sa préhistoire entre en contact avec Astrée, la dernière représentante sur Terre d’une espèce qui a dominé la planète des ères géologiques plus tôt. Désireux de comprendre le sens de la vie pour guider les siens, il va lui demander de lui donner la connaissance du fonctionnement de l’univers. En s’appuyant sur une technologie indiscernable de la magie (et d’une bonne dose de handwaving de la part du scénario), elle va l’emmener en voyage à travers l’univers pour lui faire rencontrer différentes espèces et leurs stratégies d’adaptation, en présentant le « Cycle du carbone », celui du silicium, puis des cycles de matières plus exotiques : la vie biologique est créée sur des planètes, donne naissance à intervalles réguliers à des espèces intelligentes qui épuisent leur habitat mais réussissent occasionnellement à sortir de leur puit de gravité, puis créent des civilisations robotiques, qui à leur tour créent des civilisations baryoniques, la complexité allant toujours augmentant…

J’ai bien aimé certains aspects, mais le côté « je viens poser une réflexion métaphysique et révéler les secrets de l’univers » avec en prime un côté « éternel retour cyclique » ça me saoule toujours un peu. Je suis quand même fermement partisan d’un nihilisme camusien, et les quêtes sur le sens de vie ça me semble très creux. On est beaucoup sur des archétypes (pour les persos, pour les civilisations) et vu que le livre est relativement court pour introduire 10 000 concepts, on survole tout super vite. J’ai été beaucoup moins convaincu que par Latium.