Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Blast, de Manu Larcenet

Bande dessinée principalement en noir et blanc avec quelques passages en couleurs. En quatre tomes, imposante, sombre, prenante. Une belle oeuvre, la narration par un personnage aux deux policiers qui l’interroge de sa vie et de sa cavale, de son rapport au monde et sa découverte du Blast, un état de conscience modifié.

C’est la seconde oeuvre de Larcenet que je lis après Le Rapport de Brodeck (j’ai lu des bouts du combat ordinaire mais pas la BD entière), il aime les thèmes pesants visiblement, mais il les traite très bien. 

Je recommande (quand vous êtes en forme mentalement).

Vernon Subutex, de Virginie Despentes

Roman français choral en trois tomes. J’ai trouvé le premier un peu long à décoller et un peu déprimant (tous les personnages sont des connards d’une façon ou d’une autre, Despentes dit que c’est parce qu’elle trouvait que tout le monde était déprimé à Paris à l’époque), mais la fin te mets sur les rails des deux suivants. Le deuxième tome je l’ai lu en une journée (composée essentiellement d’un voyage en train) et j’ai enquillé le troisième à la suite.

C’est un bon livre, ça se lit bien, ça présente une fresque d’une certaine société française dans les années 2010, avec un fond politique et social réaliste. Y’a des passages assez sombres (meutre, viol, terrorisme, exclusion, et j’en passe), d’autres plus peace.
Un peu perplexe devant l’épilogue dont je ne vois pas trop ce qu’il apporte, mais globalement j’ai aimé. 

The Penelopiad, de Margaret Atwood

Texte de la pièce adaptée de son roman éponyme, racontant l’histoire de l’Iliade et de l’Odyssée, et plus largement la vie de Pénélope, depuis son point de vue à elle et celui de ses servantes, tuées par Ulysse lors de son retour à Ithaque. C’était court mais cool. C’était intéressant d’avoir ces points de vue alternatifs, et qu’ils ne soient pas concordants : la solidarité féminine joue, mais les servantes rappellent qu’il y a d’énormes différences entre Pénélope, fille d’une naïade et née dans une famille royale, et elles issues du peuple, présentées la plupart du temps comme un chœur indistinct parlant d’une voix plurielle, même si elles sont nommées et qu’une se détache du lot.

Dans la pièce, les acteurices jouant les servantes jouent aussi tous les autres rôles autour de Pénélope, ce qui est une manière intéressante de montrer que tout tourne autour d’elle et que les autres personnages sont tous au service de son histoire.

Éclaircir les Ténèbres, de Nicolas Bouchard

Le pitch était joli : en 1640, des phénomènes inexpliqués frappent une petite vallée du Jura. Le cardinal de Richelieu envoie sur place une troupe de mercenaires, dont René Descartes,pour faire la lumière sur les événements mystérieux.

Sauf que bon. Les personnages sont tous très clichés : les mercenaires au grand cœur, le philosophe pragmatique enquêteur à la Sherlock Holmes, les méchants très très méchants sans que l’on sache pourquoi, les persos féminins sans grand intérêt… Et au final les phénomènes inexpliqués sont bien dus à des puissances magiques avec une explication vaseuse de pourquoi elles se manifestent, du coup tu comprends pas trop pourquoi on a voulu te vendre Descartes et la méthode scientifique là dedans.

Bref, je ne recommande pas.

Denise Jones, agente super-héroïque et deux autres nouvelles de John Scalzi.

Trois très courts textes de John Scalzi, offerts par une libraire fort affable. Trois nouvelles de science-fiction humoristique. Une agente qui place des super-héros, une culture de levures pour yaourt qui devient maître du monde, et des interviews sur des animaux extraterrestres. Joue avec les tropes, sympa, mais reste assez anecdotique, notamment parce que se lit très vite, du coup pas le temps de développer grand chose.

La Femme gelée, d’Annie Ernaux

C’était vachement bien. Livre sur l’enfance, les années d’études et le début du mariage d’une femme française des 30 Glorieuses. Sur sa perception des différences genrées, de la position spécifique de sa famille (où les tâches quotidiennes ne sont pas réparties comme habituellement selon les genre notamment parce que ses parents tiennent un petit commerce). Parle de son attirance pour les garçons, ses relations avec d’autres filles, les injonctions à certains comportements qu’elle reçoit du monde extérieur, comment elle s’y plie plus ou moins, comment son mariage et ses enfants modifient sa vie malgré sa volonté d’éviter ça.

Le style d’écriture est assez prenant, avec des retours en arrière quand elle décrit quelque chose de façon péremptoire (pour dire, « bon là j’ai dit ça comme si c’était une vérité absolue en laquelle j’ai toujours cru, mais en fait… »), le signalement du fait qu’elle pense d’une telle façon maintenant mais qu’à l’époque ce n’était pas du tout des éléments qu’elle prenait en compte…

Grosse recommandation.

Article invité : Raining Knives, par Mothtrap

Cher Machin, la combinaison d’avoir mille choses à faire et d’avoir découvert récemment un webcomic tout à fait intéressant m’a encouragé à procrastiner les premières pour parler du second. Voici donc, si cela t’intéresse, un article incrusté pour ton blog (c’est comme un article invité, mais sans invitation). J’aurais bien aimé en parler plus longuement, mais la série à la fois est loin d’être finie et avance rapidement (deux à six planches par mois), donc ça ne s’y prête pas vraiment.

— Maxime

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Raining Knives est l’histoire de deux frères jumeaux adolescents aux caractères bien différents. Jeremy est un peu crâneur, pas très malin, fainéant, bagarreur, et donc populaire, sa famille lui pardonne tout. Dylan est plus réservé, plus effacé, solitaire, gentil mais il vit dans l’ombre de son frère, par manque non d’intelligence mais plutôt de personnalité. Malgré leurs différences et leurs ressentiments, ils vont apprendre à se rapprocher et à se comprendre, le lien fraternel étant plus fort que bien des différences.

Hahahahaha, non, pas du tout. Enfin, au sens strict, cette description est correcte mais elle passe à côté de l’intérêt narratif majeur de Raining Knives : Jeremy est mort. Tué. Assassiné, même. Assassiné par son frère Dylan. (It is not a spoiler if it happens on page four.)

On aurait tort de croire que ce genre de menu contretemps met en péril le rapprochement fraternel. Il n’en est rien. Le fantôme de Jeremy apparaît quelques jours après le meurtre. Avec deux caractéristiques centrales qui permettent à toute l’histoire de se développer : il a oublié ce qui lui est arrivé le soir de sa mort, et seul Dylan est capable de le voir et de l’entendre. Et c’est ainsi que le lien fraternel s’épanouit.

Partant de là, les deux frères vont enquêter ensemble sur le meurtre de Jeremy. Enfin, Jeremy enquête sur son meurtre et Dylan enquête sur son frère en lui faisant croire qu’il enquête sur son meurtre. Car opportunément, le meurtre est arrivé après une soirée « un peu arrosée » où, bien entendu, « il s’est passé des choses » : mourir ne suffit pas pour devenir un saint et Jeremy a su, de son vivant, s’attirer des ennemis et briser des amitiés qu’on croyait éternelles. Dylan va tenter de reconstituer cette soirée (à laquelle il n’était pas : les deux frères n’ont aucun ami en commun), entre les non-dits, les brumes de l’alcool et les regrets des différents témoins.

L’histoire est toujours en cours (une intro et quatre chapitres pour l’instant, début en août 2016, au moins quatre autres chapitres semblent prévus) donc inutile de se lancer dans de longues analyses de la narration. D’ailleurs, je risquerais le ridicule en tentant d’élucider dès maintenant certains mystères encore bien épais de la série : après tout, de « innocent » à « tueur en série », en passant par « psychopathe » et « schizophrène neurasthénique », les portes sont encore bien ouvertes pour Dylan. On peut en revanche tout de suite relever quelques atouts majeurs de l’œuvre.

Il y a d’abord la densité des personages. Surtout de Dylan évidemment, froid et calme, mais fou et sensé, distant avec tout le monde mais affectueux avec son frère depuis qu’il l’a tué. La naïveté touchante de Jeremy lui donne encore plus de relief — et elle contraste utilement avec la personnalité du Jeremy vivant, qu’on aperçoit lors de quelques flashbacks : s’il n’était déjà mort, il nous agacerait. Par ailleurs, je n’ai pas menti plus haut, un lien fraternel indéniable se développe, un lien forcé par les circonstances mais d’autant plus important pour les deux frères que Jeremy ne peut parler à personne d’autre et qu’il est pour Dylan le dernier rempart contre la folie pure (et je vous laisse imaginer ce que l’histoire réserve à Dylan pour que le fantôme de son frère par lui assassiné puisse le préserver de la folie). Les autres personnages ont évidemment reçu moins d’attention jusqu’à présent, mais il y a déjà de la matière autour de Corey, jadis meilleur ami de Jeremy, et du mystère prometteur autour de Rob, coupable trop idéal pour le meurtre de Jeremy, et d’Anonymous girl, employée de pompes funèbres. (En revanche, les autres membres de la famille de Dylan et Jeremy comptent, pour l’instant, uniquement pour leur absence.)

Il y a aussi une maîtrise narrative des points de vue. On s’attache très vite et avec tendresse à Dylan, oubliant un peu vite son geste froid qui ouvre la série, finissant par lui accorder du crédit et par vouloir adhérer à sa version « accidentelle » des faits (c’est terrible, ces accidents malencontreux qui arrivent quand on a un parpaing entre les mains). N’est-il pas victime de sa folie ? Mais était-il fou avant d’être meurtrier ? Le fait que Jeremy ne puisse se faire entendre que de son frère donne lieu à des polyphonies intéressantes. Et, fait crucial pour ce genre d’histoire-enquête sur le passé des personnages, les flash-back sont bien amenés et l’équilibre entre informations, fausses pistes, solutions et nouveaux mystères est, pour l’instant, très réussi.

Quant au graphisme, de style réaliste à ligne claire avec des couleurs nettes et ombragées, il peut paraître quelconque à première vue. On se rend vite compte qu’il colle parfaitement avec l’ambiance du récit et qu’il n’est pas anodin. Ni les couleurs, variées, ni les détails, nombreux, ne semblent laissés au hasard et on prend plaisir à relire plusieurs fois certaines planches, voire l’intégralité du récit (tant mieux d’ailleurs, car la complexité de l’histoire y encourage).

Si vous ne craignez pas les spoilers, vous pouvez admirer le sens de la composition sur certaines planches très réussies comme 116 (double symétrie selon l’axe verticale et selon le reflet dans le plan d’eau), 108 (une perspective (dont j’apprends qu’elle s’appelle curvilinéaire ou fisheye), coupées de quelques petits cadres, reflétant à merveille la perplexité de Dylan à ce moment de l’histoire), ou encore 99 (une narration circulaire).

En fait, à peu près tous les cadres entrent en résonance avec l’histoire, un fait qui apparaît dès les premières planches : les trois premières sont faites de cadres nets et rectangulaires pour un esprit encore net (perturbé par un unique trapèze pour une tache de sang), la fin des angles droits arrive sur la quatrième planche, qui révèle l’assassinat — et l’arme du crime, un parpaing bien rectangulaire. Les révélations fracassantes se font sur des cadres rappelant le bris de verre ; un cadre dépasse de la page quand Dylan peine à remettre ses esprits en ordre ; quand la raison n’arrive plus à englober les faits, un cadre n’arrive plus à retenir l’image dans ses limites ; et il y a carrément un personnage qui prend la situation en même temps que le cadre en mains. Les couleurs ne sont pas en reste, du crescendo chromatique des planches cinq à dix à l’enfance orangée des souvenirs du collège. Et je ne relève pas les dizaines de symétries évidemment facilitées par la présence de jumeaux.

Il y a certes de temps en temps quelques petits défauts : certains mouvements peu naturels, certaines expressions faciales mal maîtrisées, quelques transitions abruptes ou quelques bulles bizarrement placées. Mais c’est rare et le tout respire plutôt la qualité. (L’auteurice a complètement redessiné et réécrit son histoire ; la première version ne datait que de 2014–2016 mais les progrès techniques sont assez incroyables, comme on peut le voir avec l’ancienne version de la planche dont je louais justement plus haut la double symétrie.).

Bref, Raining Knives est une histoire excellente, dont j’espère qu’elle continuera sur sa lancée. Lisez-la. Puis relisez-la pour en admirer le sens du détail.

Railsea, de China Miéville

Ça commence comme un hommage à Moby Dick et très vite ça bifurque, ça devient un hommage à plein de styles différents de littérature maritime, avec en plus le style particulier de China Miéville, super inventif aussi bien en terme de récit que de construction littéraire.

Notamment j’ai beaucoup aimé le dispositif des courts chapitres où la narration commence sur certains personnages, puis le narrateur décide que non, ce n’est pas le moment de parler d’eux encore, et que mieux vaut en fait aller voir ce que fait tel autre perso.

Comme toujours avec China Miéville, grosse recommandation.