Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Dominium Mundi, de François Baranger

Roman de SF français sorti en 2013. En 2200 et des poussières, la Terre est revenue à un fonctionnement féodal. Suite à une guerre nucléaire, une grande partie du globe est inhabitable, l’Europe est le centre du pouvoir mondial, et s’est organisée en royaumes qui reprennent grossièrement ceux du Moyen-Âge, avec une papauté toute puissante qui chapeaute les royaumes. Le Vatican a envoyé une mission de colonisation dans le système d’Alpha du Centaure, la mission de colonisation a découvert une planète habitée par une espèce intelligente, et surtout, un tombeau surmonté d’une croix portant une figure humaine. Le Vatican déclare qu’il s’agit là du tombeau du Christ, qu’il faut aller le libérer des infidèles, et proclame la IXe Croisade.

Ce pitch me faisait plutôt envie, mais la réalisation laisse fortement à désirer. On voit venir beaucoup de choses à l’avance, les gentils sont très gentils, les méchants très méchants, tout est très militariste sans beaucoup de recul.

Je ne recommande pas.

Into the Forest, de Jean Hegland

Roman étatsunien post-apocalyptique apaisé sorti à la fin des années 90. On suit deux sœurs, Eva et Nell, qui vivent dans une maison isolée dans la forêt, pas loin de la ville de Redwood en Californie du Nord. La civilisation industrielle s’est effondrée pour des raisons non-explicitées, les chaînes logistiques se sont défaites, l’essence est devenu introuvable dans la région, et peu à peu les gens se sont retrouvés isolés, l’électricité et tous les réseaux sont devenus de plus en plus erratiques puis se sont totalement éteints. Ça a visiblement été la merde dans les villes, mais vivant à l’écart, Nell et Eva ont été globalement épargnées. Le récit est posté par Nell, qui écrit ce qui se passe dans un journal. L’écriture est très réussie. Elle parle de leur vie avant et après l’effondrement, de la mort de leurs deux parents, de leur trauma, de leurs émotions d’ados dans les deux mondes, de leur quotidien, de leur déni de ce qui arrive.

J’ai bien aimé (avec un caveat, voir plus bas). C’est une take intéressante sur l’effondrement, la version « le merdier est (globalement) en arrière plan, et on voit surtout les choses à hauteur d’yeux d’ados qui était déjà éloignées de la société à la base, scolarisées à la maison et avec des parents assez autarciques. Elles sont quand même affectées par la disparition de l’électricité, de leur capacité à avoir une sociabilité avec les enfants de la ville, la mort de leurs parents. Elles ne sont pas non plus totalement isolées donc elles vont avoir quelques contacts avec des personnes extérieures et ne pas totalement vivre juste entre elles (même si j’ai trouvé les interactions extérieures post effondrement un peu trop clichés).

Comme je disais, on est sur du post-apo apaisé, mais c’est pas non plus du solarpunk : c’est la merde à grande échelle, y’a des événements dark qui se passent même localement, l’autonomie alimentaire des protagoniste n’est pas du tout assurée, elles ont du bois pour le feu mais c’est leur seule source d’énergie. Bon et quand même un point WTF de ce bouquin c’est qu’il y a une scène d’inceste entre les deux soeurs. Une scène qui n’apporte rien au bouquin, n’est pas précédé de signes annonciateurs, n’est plus mentionné après. C’est genre un paragraphe, ça aurait pu ne pas être là et le roman était le même en mieux (littéralement, je me demande si on ne peut pas clamer « auctorialité partagée », éditer le fichier et sortir une version du roman avec juste ce paragraphe en moins. I might do that.)

Ceux qui restent, de Benoît Coquard

Essai de sociologie sur la vie dans les campagnes françaises « en déclin ». A partir d’un terrain dans le Grand Est français, le sociologue décrit comment s’organise les relations sociales dans les villages des zones rurales françaises qui ne sont pas attractifs (régions désindustrialisées, avec des soldes migratoires négatifs).

Le premier point c’est qu’il distingue ces zones rurales de d’autres zones rurales (et des petites villes) qui sont plus attractives, avec des installations, des ouvertures de commerce ou d’entreprises. Il s’oppose à la notion de « France périphérique » qui met basiquement toute la ruralité dans le même panier (et qui est essentiellement « la France de l’autre côté du périphérique » du pt de vue des Parisien.nes).

L’attachement revendiqué à la vie sur ces territoires est expliqué par les personnes interrogées par l’ancrage dans le territoire et dans un réseau de relation. Il y a un rapport aux lieux constitué d’anecdotes transmises au sein du réseau de connaissances, éventuellement de façon intergénérationnelle. Du côté masculin, la sociabilité passe par des activités qui peuvent rassemblent les générations et les classes sociales : chasse, foot, facilitant la transmission de ces anecdotes, et conduisant à invoquer un « c’était mieux avant » où la vie des générations précédente semble avoir été un âge d’or où la police/la norme/l’extérieur ne venaient pas emmerder les locaux dans leurs activités. Les femmes ont moins ce discours du « c’était mieux avant ».

Les personnes ne revendiquent pas de façon positive le fait que « tout le monde se connaît ici ». C’est au contraire souvent présenté de façon négative comme « on ne peut pas échapper au regard des autres ». Le fait de se connaitre au sein d’une bande/d’un clan/d’un groupe d’amis est vu comme positif, mais c’est doublé d’une rivalité entre ces réseaux de relations. Il n’est pas admis d’appartenir à deux bandes à la fois. Cet état de fait peut s’expliquer par la compétition pour les emplois et les bonnes occasions. Les coups de main, l’échange d’information va être encouragé au sein de la bande qui se serre les coudes, et exclure les membres extérieurs. La sociabilité va s’effectuer dans les domiciles, autour de l’apéro ou de d’autres activités, mais pas dans l’espace public : l’époque des bals de village qui rassemblait tout le monde est révolue, même si certains sont toujours organisés, l’affluence n’est pas du tout la même que sous les générations précédentes. La sociabilité ne s’effectue d’ailleurs plus par village, les bandes d’amis pouvant rassembler des personnes de plusieurs villages/cantons/départements.

Le fait de « tenir son rang » dans la bande passe par le fait de savoir recevoir et d’être présent régulièrement aux événements (bon, comme dans tous les réseaux de relation au monde), d’être disponible pour filer des coups de main : déménagement, construction de maison. Le groupe se construit souvent autour des amitiés masculines, avec les compagnes en pièces rapportées, et la sociabilité au cours des soirées se fait souvent de façon genrée.

Le fait de « traîner » dans les rues et de s’y déplacer à pied est mal vu, l’apanage des « perdus » et des « cassos ». Cette volonté de distinction par rapport aux « cassos » est fortement présente. Elle se traduit par une affirmation du travail comme valeur partagée, et les membres de la bande affinitaire peuvent agir comme « témoin de moralité » lors des périodes d’inactivité, que celle ci n’est pas dû à la nature fainéante du/de la chomeureuse : c’est une ressource cruciale dans le cadre d’une économie où les emplois disponibles sont peu nombreux et que la distinction ne se fait pas sur les compétences scolaires : le piston et les recommandations sont importantes pour trouver un emploi (et pour proposer ses services au noir). Cet attachement au travail, ces amitiés transclasses (entre employés et petits patrons qui ont le même mode de vie) et cette priorité donnée au groupe proche peuvent facilement se traduire politiquement par la profession de valeur de droite ou d’extrême-droite, sans que ça signifie une mobilisation pour aller voter pour autant. Les discours racistes peuvent facilement être présents, sans que ça empêche d’avoir des amis racisés.

C’est pas évident de résumer de la sociologie sans faire des raccourcis qui peuvent rapidement déformer le propos, je recommande la lecture du livre, facile à lire et intéressant – à la fois sur son sujet en soi, et pour faire des comparaisons avec d’autres modes de sociabilité (typiquement, sur la mobilisation des anecdotes pour la construction de la cohésion du groupe, je retrouve pas mal ce qui se fait dans certains de mes groupes d’amis).

The Book of Dust, de Philip Pullman

Tome 1 : La Belle Sauvage

Publié en 2017, c’est le premier tome d’une nouvelle trilogie qui a lieu dans l’univers de La Croisée des Mondes. On suit les aventures de Malcolm, un garçon de 11 ans qui rencontre Lyra Belacqua alors qu’elle n’est qu’un bébé. Les origines de Lyra et la prophétie des sorcières à son égard font qu’elle est déjà activement recherchée par l’Église, et Malcolm va tenter de la protéger. On va surtout suivre leur voyage à bord du canoë de Malcolm lors d’une inondation gigantesque qui recouvre l’Angleterre. Le voyage perpétuel en bateau, les rencontres plus ou moins oniriques (le temps et l’espace de l’inondation fonctionnant comme un seuil entre les mondes) font ressembler les tribulations des personnages principaux à l’Odyssée.

Sur ce premier tome je suis moins hypé que pour His Dark Materials, je trouve que Malcolm (surtout dans la partie avant que l’inondation ne recouvre le pays) n’est pas toujours un personnage totalement réussi, il est trop efficace dans tout, surtout pour un enfant de 11 ans. Un peu perplexe aussi sur l’agence d’espionnage qui a des procédures de compartimentation très strictes entre les membres mais balance tout à la mer dès que ça permet de faire avancer l’intrigue. Mais bon, le premier tome d’His Dark Materials n’était pas le meilleur non plus, et même avec les quelques défauts du bouquin, il reste très bon, je le recommande.

Tome 2 : The Secret Commonwealth

Bon. Là c’est assez clairement une déception. Ce second tome se déroule 20 ans après le premier. On suit à la fois les membres de l’agence d’espionnage et Lyra et Pantalaimon (on est sept ans après les événements d’His Dark Materials). J’ai trouvé qu’il n’y avait pas de cohérence thématique entre les différents éléments présentés dans le roman, qui oscille entre les intrigues politiques du Magisterium, une intrigue autour de roses aux propriétés spécifiques qui permettent de voir la Poussière, la quête de Lyra et Pantalaimon pleine d’angst mais de pas grand chose d’autre. Les personnages n’arrêtent pas de bouger, ne créent pas de relations avec d’autres persos vu qu’ils sont tout le temps en mouvement, et une bonne partie des personnages secondaires sont très clichés, soit très méchants, soit des stéréotypes d’étrangers du point de vue des colons. Plusieurs éléments viennent complètement contredire l’univers construit dans His Dark Materials : il y a de nombreuses personnes séparées de leurs dæmons (alors que tout l’enjeu du premier tome d’HDM était l’horreur qu’était l’expérimentation scientifique pour trancher ce lien, tous les événements des tomes 2 et 3 sont mis sous le tapis comme « peut-être juste imaginés » (alors qu’on parle quand même d’avoir tué Dieu, ça devrait avoir un léger impact), ainsi que tous les éléments magiques, dæmons inclus : on parle quand même d’une part essentielle de la vie de toutes les personnes existant dans cet univers, je vois pas trop comment une approche qui se prévaut d’être rationnelle dans cet univers pourrait ignorer toutes les preuves expérimentales. Les seuls éléments qui m’ont plu, et c’était vraiment très très épars, ce sont les quelques éléments sur le point de divergence qui fait que dans l’univers de Lyra l’Église chrétienne est devenue le Magisterium.

Bref, je suis pas du tout rentré dans ce second tome, franchement j’ai eu l’impression de lire une fanfic écrite par quelqu’un qui aurait mal compris la trilogie originelle.

On ne naît pas mec, de Daisy Letourneur

Essai publié en 2022 sur les masculinités, la construction d’une identité masculine et tous les problèmes qui viennent avec. Ça parle de comment le genre et le sexe sont construits, les différents types de masculinités (hégémonique, complice, subordonnée, marginalisée), du privilège masculin, des discours masculinistes sur la nature humaine et sur la nature masculine, des attitudes qui donnent l’air masculin (posture, mise en danger, refoulement des émotions, maturité), du rapport à la paternité (et surtout des discours dessus), et de l’homosocialité masculine (de manière que j’ai trouvé plus intéressante et fine que À l’écart de la meute) et de son rapport à l’homophobie, et de rapports (économiques, hiérarchiques, violents, romantiques, militants) aux femmes.

C’est très bien vulgarisé et facile à lire, et pour celleux qui voudraient un discours plus académique, il y a des références pour aller plus loin. Je recommande fortement.

Viendra le temps du feu, de Wendy Delorme

Dystopie féministe. Dans un pays d’Europe qui est probablement la France, la vie est régie par le Pacte National : suite aux suicides de masses d’adolescents désespérés par le changement climatique, la société est revenue à un partage des tâches genrés : aux femmes la reproduction, aux hommes la production et le service militaire. Le couple hétérosexuel est une obligation, Il n’y a plus d’argent mais des avoirs (similaires aux tickets de rationnement), dépendant du nombre d’enfants et des tâches réalisées. On suit dans cet univers une demi-douzaine de personnages qui rejettent ce système, certains ayant fait parti d’une communauté autogérée queer en marge du pays.

La prémisse était intéressante, mais j’ai été déçu par l’exécution. J’ai eu l’impression que les personnages étaient beaucoup plus archétypaux que dans la Servante écarlate par exemple, qui est clairement une des inspirations. Le système est écrasant et dominateur, il n’y a que quelques personnages en lutte versus la masse des Autres qui se conforment au système (d’ailleurs, en l’écrivant comme ça je réalise que ça fait très fasciste dans la présentation, même si c’est très clair à la lecture que c’est pas le propos du livre). Le système est toujours présenté comme un bloc, on ne voit pas les rouages que sont les gens en position de domination et ce que ça implique de perpétuer cette domination.

Sea of Tranquility, d’Emily St. John Mandel

Roman de science-fiction de 2022. On retrouve les éléments présents dans les deux précédents romans de l’autrice : la mention de pandémies, une crise financière avec une pyramide de Ponzi en son cœur. Certains des personnages de The Glass Hotel réapparaissent.

Ici, on suit des personnages à quatre époques : un rejeton de la noblesse anglaise poussé à l’exil au Canada en 1912 ; une femme qui a tourné une vidéo où apparait un phénomène surnaturel dans les années 90 : une autrice en tournée dans les années 2200 et un mec pas très malin mais plein de bonne volonté qui va travailler pour une agence paragouvernementale effectuant des voyages temporels dans les années 2400 (et va faire le lien entre les différentes époques).

Même s’il y avait des éléments intéressants, je l’ai trouvé largement moins bon que les deux précédents. La faute au voyage dans le temps je suppose, toujours une façon efficace de rater une histoire. Le voyage dans le temps a lieu parce que des scientifiques veulent observer un phénomène qui tendrait à prouver qu’ils vivent dans une simulation d’univers. Ce point est largement plus intéressant que le voyage dans le temps (et fait penser à du Robert Charles Wilson) et aurait gagné à être davantage développé.

J’ai bien aimé par contre les éléments de méta liés au fil narratif d’Olive – l’histoire d’une romancière qui a écrit un roman sur une pandémie quelques années avant que la première pandémie de son époque ne se déclenche, et qui est devenue célèbre d’un coup. On sent que Saint John Mandel est travaillée par la question (et par la question des retours des lecteurs puisqu’Olive se demande aussi si elle n’a pas « rendu la mort du Prophète trop anticlimatique » suite à une rencontre avec une lectrice).

Globalement, le plus faible des romans d’Emily Saint John Mandel que j’ai lu. Ça fait plaisir de retrouver son univers et son style d’écriture, mais allez plutôt lire Station Eleven ou The Glass Hotel si ce n’est pas déjà fait.

La Familia Grande, de Camille Kouchner

Autofiction française de 2021. Camille Kouchner retrace le fonctionnement de sa famille, et notamment des vacances à Sanary-sur-mer organisées par son beau-père Olivier Duhamel, fonctionnant comme une sorte de cour, rassemblant autour de lui des personnes in de la gauche française dans une atmosphère très libérée et exigeante intellectuellement. Sauf que ce milieu permissif sert notamment à tolérer un certain nombre d’agressions sexuelles, au premier lieu desquelles l’inceste commis par Olivier Duhamel sur son beau-fils.

Je comprends évidemment l’intérêt de dénoncer ce qui s’est passé et le fonctionnement plus général qui a permis que ça arrive et que le secret (partagé) soit gardé pendant aussi longtemps, mais je suis perplexe sur l’intérêt de faire ça sous la forme d’un livre. L’intérêt littéraire de l’objet me semble assez inexistant, avec des personnages qui sont tous des représentants d’une gauche caviar assez insupportables.

Children of ruin, d’Adrian Tchaikovsky

« We’re going on an adventure!« 

Roman de science-fiction britannique publié en 2019. Il s’agit de la suite directe de Children of Time (habituellement je le chroniquerai à la suite dans le même article mais comme j’ai déjà été long dans l’article sur CoT je préfère en faire un nouveau).

Le roman reprend la même structure que Children of Time, avec une alternance entre deux périodes, mais toutes les deux beaucoup plus brèves que celles présentées dans le premier tome. On suit donc en parallèle l’arrivée d’une équipe de terraformation de l’Ancien Empire Terrien dans un système solaire incluant les planètes Nod et Damascus, à la même époque que celle où prend place le prologue de CoT, puis l’arrivée des centaines de milliers d’années plus tard dans ce même système d’un vaisseau piloté par l’alliance Portides-Humain.es qui s’est créée à la fin du tome précédent. Ils vont rencontrer une nouvelle espèce intelligente avec laquelle il va s’agir de réussir à communiquer pour mettre en place une alliance interspécifique et interstellaire.

Il y a à nouveau plein de très bonnes idées de science-fiction dans le roman, mais j’ai trouvé l’exécution un peu plus faible que celle du premier tome (mais comme il était excellent, ça laisse de la marge). Je pense que mon gros reproche c’est que dans ce tome, on retombe un peu dans l’héroïsme des actions individuelles duquel le premier tome réussissait très bien à se détacher. Par ailleurs, là où les Portides étaient des créatures avec un monde différent sensoriel et une organisation sociale différente de celle des humain.es mais auxquels on pouvait se rattacher, le fonctionnement inventé par l’auteur pour les Céphalopodes est très original et brillant, mais rend difficile de s’y attacher (c’est un très bon concept mais ça rend difficile de raconter une histoire dessus).

Néanmoins c’est un très bon roman : on a de nouveau plein d’idées très inventives, un petit twist horrifique assez réussi avec le fonctionnement de l’intelligence sur Nod, pas mal de points sur les difficultés de communication et de traduction entre deux espèces radicalement différentes. Ca donne à la fois l’impression d’être une suite et une version alternative du premier tome : si on prend les mêmes prémices, mais qu’on modifie l’espèce élevée et quelques autres paramètres, comment les choses peuvent-elles partir dans une direction totalement différente ? (Petit bémol d’ailleurs sur le personnage de Disra Senkovi, qui est sympa à lire mais pour lequel on a l’impression de lire un Kern-bis dans le côté génie incompris). Le fait d’avoir des questions de terraformation, de premier contact, de transhumanisme et d’interface vivant-machine, de catastrophe écologique, en fait un roman très complet.

Le fait de l’avoir lu juste après le dernier tome des Wayfarers par contre met en évidence qu’on est sur une écriture beaucoup plus « masculine » : même si l’auteur décrit les émotions des personnages par moment, on est beaucoup moins dans le ressenti et beaucoup plus dans l’épique. On a pas de discussions posées autour d’une table où les protagonistes coutent des spécialités des différentes espèces, par exemple. La conclusion du roman ouvre cependant la porte à un univers hopepunk du même style que les Wayfarers, c’est intéressant de voir le shift (et je me prend à rêver d’une très improbable collaboration entre les deux auteurices).

Série Wayfarers, de Becky Chambers

Tome 1 : The long way to a small angry planet

Le lointain futur. L’Humanité est partie dans l’Espace en deux grandes vagues, et a adhéré à l’ONU intergalactique. On suit l’équipage du Wayfarer, un vaisseau-tunnelier qui creuse des trous de ver pour améliorer le système de transport galactique. Cinq humains, un Sianat, une Aandrisk, un Grum, une IA, l’équipage est fortement multiculturel. Pour un job particulièrement lucratif, le Wayfarer accepte de faire un voyage d’une quasiment une année, où l’équipage va devoir cohabiter…

Y’a des vibes de Star Trek et du cycle de l’Élévation de David Brin : on a un équipage multispéciste qui doit surmonter ses différences. On a aussi une structure d’histoire assez originale : peu de conflit, c’est fortement du worldbuilding et des relations interpersonnelles. Ça a un petit aspect fanfic par ce côté là. Certains peuvent trouver ça un peu plat du coup, mais perso j’ai bien aimé l’univers que déroule Becky Chambers, et je trouve que les relations humaines sont globalement bien écrites (globalement, parce que certaines sont quand même un peu trop didactique et bons sentiments). Y’a de forts thèmes antiracistes et LGBT, pour certains intéressants, mais je suis un peu déçu que pour tout ce qu’il y a d’imaginatif sur les sociétés et espèces variées, on reste sur des sexes et genres qui sont assez ancrés dans une binarité : certaines espèces ont plus que deux genres ou en changent durant leur vie, mais ça tombe très largement sur du mâle/femelle/neutre, alors qu’il y avait de quoi être beaucoup plus imaginatif, comme c’est fait pour les organisations de sociétés et les questions d’éducation des enfants (ça j’ai trouvé ça très cool dans les différents modèles proposés).

Tome 2 : A closed and common orbit

Ce tome suit deux lignes narratives ; une qui se passe juste après les événements du 1 mais suit des personnages secondaires, et une qui commence vingt ans auparavant avant de converger, là aussi sur des personnages secondaires du 1. Là aussi, le roman se détache de la structure habituelle : il y a des conflits, mais ils sont plus intérieurs ou contre un environnement hostile. J’ai beaucoup aimé toute la storyline de Sidra, tout l’aspect quête de l’identité (qui est un des thèmes majeurs récurrents dans toutes les lignes narratives, mais qui est particulièrement réussi dans le cas de Sidra eût égard à l’originalité de sa position).

Tome 3 : Record of a spaceborn few

Chambers poursuit l’exploration et la description de son univers, cette fois en s’intéressant à la vie des Exodiens, la fraction de l’Humanité qui vit sur des vaisseaux générationnels. La vie des Exodiens est structuré autour d’une économie la plus circulaire possible et d’une forme de communisme. Au moment où se déroule l’histoire, les Exodiens doivent affronter une version spatiale de l’exode rural, les jeunes générations quittant les Vaisseaux pour aller s’installer sur des planètes, où l’économie galactique classique et capitaliste semble plus chatoyante. Toute cette description de la culture exodienne et de sa relation au reste de la galaxie était très cool et a une petite vibe Les Dépossédés, dans la mise en scène d’une utopie post-scarcity. De façon plus générale, je trouve que l’inventivité et la cohérence de l’univers de Wayfarers donne un sense of wonder très réussi, et qui est encore amplifiée par sa capacité d’écriture des personnages et de leurs relations : le fait de montrer le montrer la routine quotidienne de personnages et leurs préoccupations au jour le jour plutôt que de se lancer dans une quête épique permet de mettre encore plus en avant un univers qui est beaucoup plus riche qu’une simple toile de fond pour les aventures d’un héros bigger than life.
Concernant les fils narratifs présentés, on a des histoires familiales et de coming of age assez classiques. Sans que ce soit mon fil préféré parmi tous ceux présentés dans la série, j’ai trouvé intéressant d’avoir celui de Sawyer, qui forme un contrepoint à celui de Rosemary dans le premier tome : avec un point de départ assez similaire il part dans une direction totalement différente sans que le protagoniste y puisse grand chose, juste parce que les personnages qu’il rencontre n’ont pas le même caractère. J’ai beaucoup aimé aussi les détails qui arrivent juste à la fin sur le rapport des Exodiens à la Culture et à l’Histoire tels qu’ils découlent de leur situation matérielle.

Tome 4 (et dernier ?) : The Galaxy, and the Ground within

Je me suis dit « allez, juste le premier chapitre pour voir », et je l’ai lu en une nuit. On est sur une forme de huis-clos : suite à un dysfonctionnement massif d’un réseau satellitaire, cinq personnes se retrouvent à devoir passer plusieurs jours ensemble dans un motel. Ils vont échanger des points de vue, des histoires, des services. C’est l’occasion pour Chambers, d’approfondir le portrait d’un personnage secondaire des tomes précédents – Pei, et de détailler certains points sur des espèces extraterrestres déjà rencontrées : les Laru et les Quenlin. Et elle introduit une nouvelle espèce, les Akarak. C’est très didactique dans les explications de l’Histoire des différentes espèces, mais ça marche toujours aussi bien. Il y a peut être une facilité un peu trop grande des personnages à bien s’entendre et à partager des trucs les uns avec les autres après seulement quelques jours, mais c’est en ligne avec le reste de l’univers que décrit Chambers.

Globalement je recommande fortement la série, c’est de la SF paisible avec beaucoup de worldbuiding, dans une veine résolument optimiste (voire hopepunk).