Archives de catégorie : Des livres et nous

La norme gynécologique, d’Aurore Koechlin

Essai de sociologie paru en 2022. L’autrice montre comment en France, le rapport majoritaire des femmes à la gynécologie est une norme construite et renforcée par les échanges entre les femmes et les gynécologues avec lesquel.les elles interagissent : le fait de considérer les consultations de gynécologie comme devant être régulières, répétées, même en l’absence de pathologie, et de préférence avec un.e gynécologue fixe qui connaîtra à terme sa patiente.

Plus spécifiquement, la norme gynécologique repose sur deux autres normes : la norme contraceptive (à partir de l’entrée dans la sexualité hétérosexuelle et jusqu’à leur ménopause, les femmes sont supposées avoir un moyen de contraception, et de préférence la pilule (Aurore Koechlin parle de « pilulocentrisme ») ; et la norme préventive, où le suivi régulier est justifié par le fait de détecter en amont un certain nombre de pathologies (cancer du sein, cancer du col de l’utérus…)

Le livre montre que l’adhésion à cette norme gynécologique est variable et nécessite un travail important de la part des praticien.nes pour faire revenir les patientes (technique de la « carotte » avec la prescription des pilules notamment), et que les consultations gynécologiques sont le lieu d’échanges et de rapports de force entre patientes et praticien.nes, qui vient remettre en cause le modèle descendant de la médecine, et ce d’autant plus depuis « la crise des violences gynécologiques » qui a eu lieu en 2017.

The Killing Moon, de NK Jemisin

Roman de fantasy publié en 2012. Dans un pays de fantasy inspiré par l’Égypte antique, les prêtres de la Déesse des Rêves peuvent recueillir les rêves des gens pour alimenter une magie de guérison. Un tribut en rêves est donc requis de tous les habitants du pays, et une caste spéciale de prêtres va récupérer les rêves de ceux qui refusent de les transmettre ou qui sont incapables de le faire car trop malade ; dans ce cas, la collecte des rêves se solde par la mort du rêveur. Ces prêtres servent aussi d’exécuteurs de justice, éliminant les personnes « mauvaises ». Mais comme tout système, celui ci peut être détourné, et va être mis au profit des ambitions du prince du pays…

Pas très convaincu, y’a des faiblesses d’écriture et des longueurs. Au delà des prêtres, le pays n’est pas très incarné, et tous les personnages ressemblent à des archétypes plus qu’à des personnes particulières.

La Légende, de Philippe Vasset

Roman français paru en 2016. On suit un ancien moine défroqué, qui dirigeait le dicastère pour la cause des saints, l’organe du Vatican en charge de l’instruction des dossiers de béatification. En désaccord avec l’orientation très prosaïque donnée au travail du dicastère, lui rêve de saints flamboyants, d’histoires de repentir gigantesques, qu’il juge plus à même d’impressionner et d’inspirer les fidèles. Il va faire la rencontre d’une femme et peu à peu s’éloigner du dogme pour organiser un culte alternatif, en suivant l’exemple d’un moine du XXe siècle qui avait unilatéralement proclamé sainte une femme qui disait converser avec la Vierge sans aucune preuve ni miracle. Le récit principal est interrompu par des vies de « saints » moderne, comme Azyle qui taggue inlassablement son blaze sur les métros parisiens ou Urbain, mort sur des centaines de camps de migrants et enterré sur place, sanctuarisant le lieu par rapport aux pouvoirs publics qui n’osent plus y toucher.

J’ai beaucoup aimé, comme toujours avec Vasset. Son écriture sur le sacré profane, c’est exactement ma came. Je recommande.

Comment devenir lesbienne en dix étapes, de Louise Morel

Essai publié en 2022. L’autrice explique son propre parcours de l’hétérosexualité au lesbianisme, et donne des conseils à destination des hétéras en questionnement et/ou des lesbiennes qui font leurs premiers pas dans le milieu queer. Le livre est drôle, compréhensible et pas jargonnant, c’était agréable à lire. Ça aborde à la fois la question de la dénomination qu’on peut vouloir se donner (lesbienne, femme qui aime les femmes, bisexuelle, pansexuelle, …), de la drague, de la sexualité, de l’amitié, de la différence entre la réalité de l’expérience lesbienne et l’image qu’en donne la pop culture…

Je recommande particulièrement le premier chapitre, Découvrir qu’on est devenue hétéra.

Si je partage totalement les analyses de l’autrice sur la présence du patriarcat dans tous les couples hétéros, je reste quand même un peu perplexe devant sa description ultra-stéréotypée de la sexualité hétéro. Peut-être que je m’illusionne aussi bien sur les autres hommes que sur moi-même, mais j’avais l’impression qu’en 2023 on était quand même un peu sorti de ce schéma.
L’autre point qui je pense mérite d’être nuancé c’est le fait de dire que le patriarcat organise la compétition entre femmes pendant qu’il y a une solidarité bien réelle entre hommes qui a de la place pour se déployer : oui il existe des boys club et une préférence au masculin, mais le patriarcat organise aussi la compétition des hommes entre eux, avec une prime à la masculinité hégémonique sur les autres masculinités, mais dans tous les cas et dans tous les groupes une compétition permanente. (pour un livre qui parle de lesbianisme, je m’attarde beaucoup dans cet article sur les quelques points qui concernent les hommes, mais c’est parce que je ne considère pas pouvoir dire grand chose de pertinent sur la (majeure) partie du livre qui traite de l’expérience lesbienne).

Article invité : Babel or the necessity of violence, de R.F. Kuang

C’est la semaine des articles invités ! Cette fois-ci, une recension de roman par Stram.

Babel or the necessity of violence est un roman sur le colonialisme et le racisme systémique, avec des héro.ines racisé.es dans une réalité parallèle en 1830, où le charbon et l’électricité ont été remplacés par la science de la traduction et un matériau magique, « l’argent ».

Sur le papier, ça a l’air vraiment très chouette. Et pourtant je n’ai pas vraiment accroché et je n’arrive pas à trouver la raison. Je pense que c’est un mélange de pleins de petits trucs : les longueurs (le livre est vraiment long), l’impression de lire un essai politique plutôt qu’un roman à certains endroits, l’intrigue assez prévisible et la sous-utilisation de la magie (en fait, il y a juste à remplacer tout ce qui a trait à l’argent par le charbon ou l’électricité et on retombe dans la réalité des années 1830 que l’on connaît).

Je serais intrigué d’avoir d’autres avis sur ce livre en tout cas. Car ça fait quand même plaisir d’avoir un roman qui parle très justement à la fois de racisme systémique, du capitalisme à l’ère industrielle, du colonialisme et du rôle de la science et des scientifiques dans tout ça.

Malevil, de Robert Merle

Roman post-apocalyptique français paru en 1972. En 77, une explosion nucléaire (de ce qu’en suppose les personnages, mais ce n’est jamais confirmé) dévaste la Terre. Dans un château fort du Périgord, une bande d’ami d’enfance a survécu, abrités par la cave du château et par la falaise surplombante (roman typiquement français, les personnages sont sauvés parce qu’ils sont allés embouteiller du vin). Peu à peu, ils vont organiser leur survie, reprendre des relations avec les quelques survivants du village voisin, discuter organisation spirituelle…

J’ai beaucoup aimé. C’est fort cool d’avoir un point de vue français et des années 70s sur le post-apo vu le revival actuel. Tout est loin d’être parfait dans ce roman (déjà, la place des femmes est désastreuse, même s’il y a des personnages féminins (la Menou) très réussis, ça sort quand même pas beaucoup de la dichotomie maman/putain) ; mais c’est une lecture prenante, selon un dispositif intéressant : le récit correspond à un texte laissé par Emmanuel, le leader de fait de la communauté de Malevil, qui relate sa jeunesse puis la vie après l’événement. De temps en temps, son récit est interrompu par des « notes » de Thomas, un autre personnage, qui a pris la tête de la communauté après la mort d’Emmanuel et amende le récit d’Emmanuel, qui mets sous le tapis certains points. Le thème de l’affrontement ou de la collaboration des pouvoirs spirituels et temporels et du dévoiement de ces pouvoirs (que ce soit les actions de Fulbert et Vilmain, adversaires extérieurs bien visibles), ou celui de Colin ou d’Emmanuel lui-même, qui prônent une démocratie qui est quand même bien alignée derrière leur leadership est bien mis en scène. Les tensions entre croyants et athée, militant au PC et traditionalistes, ruraux et urbains (et ceux qui parlent ou non le patois) fonctionnent bien aussi.

Je recommande.

The Way Home, de Mark Boyle

Essai paru en 2019. L’auteur raconte l’année qu’il a passée sans « technologie », ie sans gaz, électricité, et un minimum de plastique, le tout dans une cabane qu’il a construite lui-même et en produisant/pêchant sa nourriture (il ne veut pas dépendre de chaînes logistiques et causales qui détruisent le monde).

Je ne suis clairement pas d’accord avec toutes les vues, propositions, affirmations de l’auteur, mais c’est très intéressant de lire son expérience, ça donne pas mal à réfléchir à ce qu’on considère comme acquis dans la vie moderne, et ce qu’on considère ou non comme enrichissant vs aliénant. En plus il pousse l’expérience à son extrémité, et il le fait selon un style de vie qui est quand même assez individualiste : il vit avec juste sa compagne, sur un terrain qu’il possède, il a du temps pour acquérir les compétences nécessaires. Ce n’est pas donné à tout le monde. Mais par ailleurs il vit en autonomie poussée au maximum, sans tricher en dépendant de la mécanisation de ses voisins (il demande de l’aide pour transporter des trucs en brouette à plusieurs, mais pas en voiture, il se déplace en vélo – mais accepte de faire du stop quand il a besoin d’aller voir ses parents à plusieurs centaines de kilomètres).

Je recommande.

Magic for Liars, de Sarah Galey

Roman étatsunien de 2019. Ivy Gamble est détective privée. Elle sait que la magie existe, et pour cause : sa sœur dipose de pouvoirs, et est allé dans une école de magie, alors qu’elle même restait dans le monde normal. Mais elle tient enfin l’occasion d’entrer dans le monde magique : la principale de l’école où sa sœur enseigne désormais est venue la chercher pour enquêter sur une mort qu’elle ne pense pas accidentelle dans son école. Ivy va se perdre peu à peu dans ses relations avec les magiciens, imaginant la vie qu’elle aurait pu avoir, tout en enquêtant sur le meurtre…

La prémice était cool, mais assez déçu par l’exécution. La partie enquête policière fonctionne assez mal, on a le trope de la détective qui boit trop, mais l’enquête n’est pas très crédible, les motivations des personnages assez peu claires, et on n’a pas assez d’infos sur l’univers pour que la/le lecteurice ait l’impression de pouvoir trouver des trucs. De plus, la détective est parfois complétement clueless sur des trucs qui sont exposés de façon évidente à la lecteurice et ne suit pas certaines pistes (sans parler de filer tranquillement des infos sur l’enquête à la plupart des suspects). La relation d’Ivy à sa soeur est intéressante, mais beaucoup de trucs sont handwavés d’un « shut up it’s magical »

Bref, comme pour le roman précédent de Sarah Galey que j’avais lu, des idées cool mais faut largement plus travailler l’exécution.

Le Rapport de Brodeck, de Philippe Claudel

Roman français paru en 2007. Dans un village perdu en montagne, un crime a été commis, par l’ensemble des hommes du village. Brodeck est chargé d’en relater les circonstances, dans un rapport pour l’administration, pour expliquer les motivations des hommes. Mais en parallèle, il va rédiger un autre document, sa vision personnelle des choses à la fois sur le crime, sur les habitant.es du village et sur les événements qui ont agité le pays et sa vie. Parce que Brodeck occupe une place particulière dans le village. Rescapé enfant d’un pogrom où ses parents sont morts, il n’est pas originaire du village, il a été envoyé à la ville pour y avoir une éducation, et surtout, dénoncé aux occupants, il a vécu l’horreur dans un camp de concentration. Alors quand le village décide de tuer l’Anderer parce que sa différence est insupportable, Brodeck voit bien que c’est une fois de plus les mêmes vieux mécanismes qui sont à l’œuvre.

J’avais déjà lu l’adaptation en BD par Manu Larcenet, mais le livre est très bien aussi. Le style rend bien le petit village isolé et l’Europe sans aucun nom de pays ou de référence à des peuples ou événements mais qui est clairement la nôtre. Les descriptions sont très vivantes.

Je recommande, mais c’est tout sauf joyeux.

Obsolescence des ruines, de Bruce Bégout

Essai publié en 2022, qui parle de comment l’architecture et la construction moderne (et le capitalisme et sa vision de l’immobilier comme un investissement parmi d’autres) empêchent la constitution de nouvelles ruines : les bâtiments de mauvaise qualité deviennent des décombres avant d’en passer par le stade de ruine. Alternativement, les bâtiments sont rénovés, réemployés ou détruits pour faire place à du neuf, ou encore ils sont construits de façon à être démontés (cabanes, habitat léger, habitat mobile), mais dans tous les cas n’ont pas la possibilité de vieillir et de devenir des ruines. Les ruines qui restent sont majoritairement celles des époques antiques ou modernes (il y a cependant des ruines contemporaines qui existent temporairement, les phénomènes décrits ne sont pas absolus).

Globalement, un peu trop d’approche philosophique à mon goût dans le bouquin, mais des passages très intéressants sur les explorateurs urbains et leurs motivations, les origines de la discipline avec le San Francisco Suicide Club, la volonté de sortir des normes marchandes et sociales mais qui finit par recréer une norme élitiste au sein de l’urbex. Je vois très bien l’idée derrière le « caractère révolutionnaire des pratiques extraquotidiennes » et de « l’exploration festive et risquée de l’espace » : sans adhérer à l’idée que ces pratiques puissent effectivement avoir un caractère révolutionnaire, l’échappée qu’elle permettent par rapport à l’ordre néolibéral ou même juste la routine est quelque chose que je ressens totalement, ainsi que la prise (maîtrisée) de risques (physiques ou judiciaires). L’idée de la tension entre prise de risque/sortie du quotidien d’un côté et planification méticuleuse de ces échappées est aussi quelque chose qui me parle : c’est la mobilisation d’une certaine expertise mise au service d’activités non-productives, mais qui peut facilement être récupérée par le capitalisme (qui est très bon a récupérer tous les divertissements, surtout quand ils génèrent leur propre marketing avec des photos esthétiques, une promesse d’adrénaline…). Il faut aussi avoir conscience que ça dérive facilement vers des postures validistes et masculinistes – et ne pas y céder.

Bégout souligne aussi que les expériences du SFSC et l’urbex à sa suite se présente comme une parenthèse dans une vie normée : malgré la revendication originelle d’un caractère révolutionnaire, toutes ces expériences ne recherchent pas à subvertir le monde : au contraire d’une manifestation (sauvage ou non) ou d’une grève, elles sont tout à fait à côté du fonctionnement du monde, elles ne prétendent pas remplacer un travail régulier ou en contester les règles, elles vont se faire dans les temps laissés libres : soirées, nuits, weekends. Ce qui explique aussi pourquoi les pratiquants sont souvent des cols blancs (et des hommes jeunes en raison des biais virilistes et validistes). Avec l’exemple de Access All Areas de Ninjalicious, Begout insiste aussi sur en quoi la communauté des urbexeurs propose une sorte de code d’honneur moderne (qui va très loin, à la limite de la secte dans AAA, mais plus généralement propose une échelle de valeurs alternatives à base de compétences physiques et techniques, de prestiges des lieux explorés, de charisme dans la communauté, mais qui reprend bcp des biais des hiérarchies dominantes). Les urbexeurs rejettent la légalité, mais pas la légitimité telle qu’ils l’entendent eux.

En prenant l’exemple de Philippe Vasset, il montre aussi comment la pratique de l’urbex passe aussi par la recherche de signes (repérage dans le paysages des lieux abandonnées, des traces, des indices de l’histoire d’un lieu, de chemin d’accès possibles). Il s’agit de redonner un sens au monde, à la fois d’un point de vue pratique (je peux rentrer par ce soupirail) et mystique (je détecte les traces de l’histoire dans cet escalier qui ne va nul part, je pense que le monde fait sens et est déterministe, je vois plus loin que les apparences). Ce qui peut mener vers une mise en récit (imaginer pour le plaisir des sectes secrètes dans des parkings désaffectés) ou du complotisme paranoïaque (ce carreau cassé est bien un signe que les illuminatis reptiliens contrôlent le monde et veulent faire advenir la ville du quart d’heure).