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Génération Collapsonautes, d’Yves Citton et Jacopo Rasmi

Essai de 2018 sur la collapsologie. Je n’ai pas été convaincu par tout. Il y a des chapitres que j’ai trouvé très pertinents, et au milieu un ventre mou où j’étais moins convaincu par les concepts mobilisés et le fait qu’ils aient un intérêt au delà du jeu sur les mots.

Pour les parties que j’ai appréciée :

Le livre ouvre sur la remarque que le fait de parler de collapse ou d’effondrement oriente fortement les représentations : un effondrement c’est soudain. Dans Comment tout peut s’effondrer, y’a pas mal de précautions pour dire que les auteurs ne parlent pas forcément de phénomènes soudain, mais de fait avec ce terme c’est forcément ce à quoi on pense. Du coup fantasme de grand renouveau, de tabula rasa, etc. Pour les auteurs, d’autres termes auraient pu être mobilisés, comme « affaissement » ou « délitement ». On est dans des représentations plus exactes. C’est progressif, ça ne touche pas tout le monde, ça peut arriver sur des morceaux de la structure en en laissant d’autres intacts. Ça peut faciliter le fait de proposer des luttes locales contre, pour s’opposer à un effet local du délitement. C’est plus facile de dire qu’on est déjà dans le délitement de nos sociétés que dans leur effondrement, que ce délitement passe par le démantèlement des protections sociales et des services publics. Bref, ça permet d’articuler plus facilement les discours collapso avec les luttes de gauche.

Les acteurs parlent aussi de l’occidentalocentrisme du concept. L’effondrement/délitement de nos sociétés de pays du Nord est le quotidien depuis bien longtemps des pays moins dominants. Faut-il vraiment un nouveau concept pour en parler juste parce que ça nous touche nous ? Parle aussi du concept d’Anthropocène, qu’ils considèrent plus pertinent, en reprenant l’approche d’Anna Tsing et Donna Haraway, de nommer Plantacionocène : les impacts sur la planète ne sont pas dus à tou.te.s les humain.e.s de façon indifférenciée mais au système d’exploitation de l’espace, des humain.e.s, du vivant qu’est celui de la plantation : mettre en coupe réglée un milieu, pour le rendre productif, maximiser son rendement aux dépens de tous les phénomènes complexes qui s’y jouaient et de sa survie sur le long terme.
Détour aussi par l’extraction des savoirs : les luttes indigènes et locales, les savoirs produits par les marges sont récupérés par les grandes université du Nord, pour redynamiser leur cursus et leurs sujets d’études. Dans le savoir comme partout dans le libéralisme, les acteurs dominants bénéficient plus que les autres des productions de tou.te.s, même de leurs opposants (les auteurs remarquent qu’ils sont dans un tel cas avec leurs positions universitaires et l’écriture de ce bouquin).

Autre point d’intérêt : la remarque que l’Effondrement comme horizon inexorable de nos sociétés, en s’appuyant sur les courbes de l’exploitation des richesses, est un retournement du discours sur le Progrès : ce sont les mêmes chiffres qui sont mobilisés dans les deux cas mais pour appuyer un discours différent. L’Effondrement comme point de bascule serait le négatif de la Singularité dans les discours technosolutionnistes et transhumanistes. Les thèses collapso ont aussi un rapport avec la religion, dans leur façon de proposer une vérité révélée suivi par un nombre d’adeptes (ok, après c’est vrai de beaucoup de discours humains, d’avoir des points de comparaison avec un discours religieux).

Les auteurs soulèvent que parler d’Effondrement (plutôt que de Délitement) conduit à se focaliser sur des symptômes ponctuels : une sécheresse, une famine… Et à traiter ces symptômes. On est dans la réponse aux urgences, sans remettre en cause les problèmes systémiques qui les créent.

Enfin, reviennent sur le côté « les courbes montrent que l’on va dans le mur, c’est inéluctable ». Mettre en avant un côté inéluctable de l’Effondrement, c’est dire qu’il n’y a pas besoin de faire la Révolution en quelque sorte : le système s’effondrera de lui-même. On revient un peu aux thèses du jeune Marx sur le Capitalisme qui s’auto-dévore. L’Histoire a montré que c’était pas trop ça. Du coup mieux vaut lutter contre cette vision, ainsi que celle d’un Effondrement qui serait un grand Reset ponctuel qui permettrait de revenir à de meilleures valeurs précapitalisme : déjà parce que la vision d’un Âge d’Or post effondrement ça peut être affreusement réac (cf la fin de Ravage, de Barjavel), et aussi parce qu’on a un bon exemple d’effondrement dans le passé proche : l’URSS. Son délitement n’est pas allé avec la chute de l’État, au contraire c’est bien le truc qui a résisté et le délitement a touché le social. Il est donc important de lutter contre ce Délitement avec un point de vue et les outils de la Gauche, pour limiter la casse.

Lutter Ensemble, de Juliette Rousseau

Essai sur les possibilités et modalités pratiques de convergences des luttes à gauche. Juliette Rousseau parle de comment il est possible pour des mouvements marginaux de travailler avec des mouvements plus insérés dans le jeu institutionnel, et comment faire en sorte de prendre en compte les différentes dominations au sein des mouvements de gauche, pour éviter de reproduire les hiérarchies dans les mouvements sociaux. J’ai trouvé le texte assez inégal, mais il y a des passages super intéressants. Les témoignages issues de femmes et de personnes racisées prenant part à la ZAD de NDDL notamment étaient super bien ; les façons dont les organisations palestiniennes posent des conditions avant de travailler avec des organisations israéliennes et en parallèles comment les petites organisations marginales ont travaillé avec les grosses organisations institutionnelles pour la préparation des marches pour le climat newyorkaises était aussi très intéressant. Les réflexions sur les associations qui ont des fonctionnements en non-mixité ou en mixité choisie pour permettre aux dominé.e.s et aux premièr.e.s concerné.es par les causes de s’exprimer plus facilement sans se faire dépasser par les allié.e.s plus privilégié.e.s sont intéressants aussi ; avec le constat que ça marche bien quand c’est prévu dès le départ, et beaucoup plus compliqué à rajouter a posteriori.

Habiter en oiseau, de Vinciane Despret

Essai qui revient sur les notions de territoire et de relation interpersonnelles chez les oiseaux. Vinciane Despret explique quelles sont les observations scientifiques et les théories qui ont été faites sur ces concepts, détaille l’évolution des conceptions, comment les notions sont liées aux présupposés des observateurices, aux évolutions de ces notions dans les sociétés humaines, comment l’ornithologie elle-même a évolué.

L’idée principale est que la notion de territoire chez les oiseaux n’a pas un côté propriété permanente comme chez les humain.e.s. Les oiseaux peuvent défendre un territoire, mais ponctuellement, contre certain types d’incursion et pas contre d’autre. Leur territorialité peut évoluer avec les saisons ou avec le groupe, même au sein d’une espèce. Il y a même des cas où un changement de configuration du paysage change le comportement des oiseaux : ils ne défendent plus leur territoire sur un lac qui a gelé. Ce n’est donc pas tant le lieu que ses propriétés qui les intéressent. Elle discute de ce que le territoire peut représenter pour les oiseaux : un point de rencontre sur lequel un couple s’est mis d’accord, une zone de réserve de bouffe, une zone qui permet de se faire voir pour une parade nuptiale, une zone connue dans laquelle il est facile de se cacher, ou juste… un endroit qu’ils aiment bien. Elle ne tranche pas entres les hypothèses qui de toute façon peuvent être simultanément vraies, et en proportions variables selon les espèces ou les groupes.

L’autrice parle aussi de la tension chez les oiseaux à avoir un comportement grégaire et territorial à la fois : ils cherchent un territoire mais ont tendance à les coller les uns aux autres mêmes si ce n’est pas le plus pertinent en terme de ressources. Il y a une socialité des oiseaux. Les conflits sont d’ailleurs ritualisés, et les oiseaux s’observent beaucoup les uns les autres (apprentissage ?).

Enfin l’autrice parle aussi de territoire non physique : on observe des communautés de plusieurs espèces d’oiseaux qui se répartissent les fréquences sonores et les intervalles de champ pour permettre que tout le monde soit audible. Les oiseaux utilisent aussi d’autres espèces comme points de repère : par exemple certains oiseaux se retrouvent les uns les autres en visant où il y a des hirondelles, plus facilement repérables.

Bref, c’était intéressant, ça se lit bien avec des chapitres courts, c’est un bon essai d’écologie.

Où va l’argent des pauvres ?, de Denis Colombi

Essai de sociologie sur les classes les plus paupérisées de la société française, leur usage de l’argent, et les discours publics sur ce sujet.

L’auteur montre que ce qui fait qu’on est pauvre, c’est qu’on n’a pas d’argent. Ça a l’air trivial, sauf que malgré le côté lapalissade de la phrase, ce n’est pas du tout un discours si fréquent que ça. On attribue extrêmement une valeur morale à la pauvreté, parfois pour louer la simplicité et la rectitude des pauvres méritant·e·s, mais le plus souvent pour considérer que les pauvres le sont parce qu’iels le méritent, parce qu’iels ont une faiblesse morale, et que s’iels le voulaient vraiment et faisaient des efforts, iels pourraient sortir de la pauvreté. Ce discours permet de se rassurer sur le fait que si on n’est pas pauvre c’est qu’on mérite aussi de ne pas l’être, et de justifier de ne pas donner d’argent aux pauvres : on aurait beau dépenser un pognon de dingue, les pauvres l’étant par nature, iels le resteraient. A un niveau (légèrement) plus subtil, on construit aussi une opposition entre bons pauvres et mauvais pauvres, mais le plus souvent pour opposer de bons pauvres tout à fait théoriques aux mauvais pauvres concrets auxquels on veut éviter de donner de l’argent.

Sauf que donc, il n’y a pas de gène, de composition morale ou de malédiction de la pauvreté. On est pauvres parce que l’on n’a pas d’argent, et que c’est une situation qui s’autoentretient : tout devient compliqué, on rate des opportunités (ne pas pouvoir prendre un boulot parce qu’il nécessiterait une voiture qu’on ne peut pas se payer), les retards de paiement entraînent des pénalités qui creusent le déficit, on ne peut acheter que de l’entrée de gamme dont la mauvaise qualité oblige à des achats plus fréquents…

Les pauvres ne sont pas plus mauvais·e·s gestionnaires que le reste de la population, mais iels n’ont pas de marge de manœuvre sur leur budget, les erreurs ou les écarts de parcours ne pardonnent pas. Et une gestion plus stricte ne permettrait pas de s’en sortir : on explique aux pauvres qu’en n’achetant pas whatever objet considéré comme superflu ils pourraient mettre de côté. Ok mais si en se privant de tous les petits plaisirs vous pouvez mettre 50e par mois de côté, à la fin de l’année vous avez 600e. C’est pas avec ça que vous allez acheter une voiture ou un appart. Dans le cas de la pauvreté, l’épargne n’est pas une stratégie rationnelle. Tout ce que vous allez faire c’est faciliter la saisie par les créanciers. Denis Colombi montre qu’il y a des stratégies d’épargne en matériel : des achats en gros de nourriture lorsque le revenu tombe, pour ne faire qu’un A/R au supermarché et ne pas se laisser tenter par des achats superflus par la suite. Mais ça nécessite de l’espace de rangement, et ça nécessite aussi des revenus permettant d’acheter de grosses quantités d’un coup.

L’argent redistribué aux pauvres est toujours considéré comme de l’argent public, qu’on pense qu’on saurait mieux employer qu’elleux, d’où les propositions régulières de limiter la liberté des pauvres (verser l’allocation de rentrée sous forme de matériel scolaire, limiter les types d’achats faisables sur l’argent des allocations…). Mais laisser les pauvres gérer leur argent et leur filer une respiration en leur en donnant plus est la manière la plus efficace de les sortir de la pauvreté.

Globalement le bouquin est très clair, très accessible, et se lit facilement. Excellent essai de sociologie, je recommande.

Flic, de Valentin Gendrot

Un journaliste passe le concours d’ADS (contractuel dans la police). Il raconte ses trois mois d’école, son année à l’Infirmerie Psychiatrique de la Préfecture de Paris et ses six mois dans un commissariat du 19e arrondissement parisien. Il décrit de l’intérieur la totale banalité des violences policières, les salaires de merde des contractuels au bas de l’échelle, le racisme et le fascisme qui a cours au quotidien, ainsi que le sursuicide dans l’institution policière.

J’ai l’impression que c’est des témoignages qu’on a déjà entendu ailleurs, que ce soit de la part d’ancien.ne.s policièr.e.s ou de victimes de violences, après j’ai des ami.e.s qui trouvent que l’intérêt c’est le récit au quotidien, montrer comment ça s’inscrit dans le jour le jour des policièr.e.s.

Refusing to be a man, de John Stoltenberg

Essai antisexiste de 1989, republié en 2000. Dedans, l’auteur examine en quoi la construction de deux pôles genrés – et la posture de la masculinité – s’appuie sur une hiérarchie stricte entre les genres. Être un homme, c’est être en situation de domination. (Logiquement, symétriquement, être une femme, c’est être en position de subordination.) Je suis tout à fait d’accord avec ce point et je pense que c’est une idée qui mériterait d’être plus largement mise en avant globalement dans la société : de la même manière qu’on construit socialement des races, on construit socialement des genres. Aller vers plus d’égalité passe par démanteler cette grille de lecture en pôles binaires (parce que « redéfinir ce que veut dire être un homme » est un chemin qui n’a pas l’air fou pour ne pas opposer les pôles et avoir dans tous les cas une hiérarchie existante).

Le livre est une collection d’essai et de discours sur le sujet. J’ai été moyennement convaincu. L’essai How Men have (a) sex est très bien, le reste du livre je trouve est trop tourné 1/ sous forme d’absolus, 2/ vers une vision psychologisante. C’est possible que le livre n’ait pas super bien vieilli parce que les combats féministes ont fait progresser les choses sur plusieurs points, c’est possible que j’ai aussi déjà lu des choses sur le sujet qui ont été écrites depuis mais inspirées par Refusing to be a man.

Selon Stoltenberg, le féminisme radical US a été inspiré par le combat des droits civiques, ie la lutte de personnes dominées pour réclamer des droits égaux, quand le féminisme radical européen est plus inspiré par la lutte des classes (ça me semble une grosse généralisation et laisser de côté tout ce qui est féminisme non occidental, mais ok). Ça donnerait un prisme plus économique aux féministes européennes (égalité des salaires, double journée, tout ça) quand les US se focaliseraient sur le démantèlement de la hiérarchie inscrite dans les postures de genre. Je suis pas très convaincu, et surtout je pense qu’en 2020 il y a eu largement convergence entre les différents courants.

Il y a aussi toute une focalisation sur la pornographie : Stoltenberg comme Dworkin et d’aures féministes US fait (faisait ?) partie des féministes antipornographie, un courant qui j’ai l’impression a un peu perdu le combat idéologique par rapport aux courants sex-positifs. Il expose des arguments convaincants sur en quoi la pornographie mainstream expose de façon répétitive le schéma homme actif et dominant, femme passive et dominée, en liant la répétition de ce schéma à la jouissance/l’orgasme (du coup avec le message « un homme trouve du plaisir à dominer, une femme à être dominée »). C’est probablement vrai (je me sens assez peu concerné par la question, je ne consomme pas de pornographie), mais présenter l’industrie de la pornographie comme le centre du problème me semble assez exagéré : toute l’industrie publicitaire reproduit ce travers, l’éducation des enfants aussi. Pourquoi se focaliser sur la pornographie ?

Pour une Histoire des Possibles, de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou

Essai sur l’intérêt des raisonnements contrefactuels en Histoire. Les auteurs balayent large et discutent aussi de l’uchronie en littérature et de l’intérêt des raisonnements contrefactuels dans d’autres disciplines. J’ai trouvé ça intéressant, après je pense que je manque de base en méthodologie de la recherche en Histoire pour bénéficier pleinement du livre.

En gros, les auteurs retracent l’histoire du concept, depuis ses occurrences chez Thucydide jusqu’à son explosion dans l’Histoire conservatrice anglosaxonne. Ils montrent que même si souvent le concept est présenté comme non-sérieux, il est en fait inhérent à la démarche historique, sous forme de micro-occurrences au cours de raisonnements (dès qu’on considère qu’un.e acteurice historique fait une erreur par exemple, on considère un scénario alternatif où les choses se seraient mieux déroulées pour ellui). Il permet de plus de restituer l’état des réflexions chez les contemporain.e.s de la période où des événements étudiés : pour elleux il s’agissait des futurs possibles, de potentialités à mettre en balance, et cela pouvait donc influencer leurs comportements. Dès lors il n’est pas absurde de s’y intéresser dans le cadre d’une démarche historique.

Les auteurs font aussi remarquer que le raisonnement contrefactuel est une des modalités de raisonnement très couramment utilisé pour mettre en balance des options, au point d’être étudié par la psychologie. Il peut être utilisé pour mettre en balance des options futures, et c’est aussi la base du sentiment de regret. Là aussi, l’ubiquité de la démarche pousse à ne pas laisser cet outil de côté dans le cadre d’une démarche historique.

Par contre il convient de bien délimiter dans les ouvrages d’Histoire ce qui relève des faits, des suppositions de l’historien.ne et ce qui relève du contrefactuel pur, pour ne pas mélanger les genres. Mais c’est déjà ce qui est fait actuellement, avec des phrases d’introduction du contrefactuel, généralement sa poursuite sur quelques phrases (sachant que dans une démarche historique il n’est pas pertinent de s’éloigner du point de divergence) et sa fermeture, avant de revenir au texte historique.

La Part Sauvage du Monde, de Virginie Maris

Essai de philosophie écologique. Virginie Maris discute de l’intérêt d’avoir une partie de la Nature qui reste sauvage, la moins anthropisée possible.

Actuellement avec les discours sur l’Anthropocène (ou Capitalocène, ou autres dénominations du même phénomène), on affirme que les Humain.e.s ont un impact sur l’ensemble de la planète, sur tous ses phénomènes (et c’est en partie vraie : le changement climatique est global, on retrouve des microplastiques partout, les échanges de la mondialisation impactent un très grand nombre d’écosystèmes). Mais si l’impact des Humain.e.s est partout, alors il n’existe plus de Nature vierge, extérieure aux activités humaines. Et si tout est dépendant (en bien ou en mal) des activités humaines, il faut gérer la Nature, comme une des composantes des socio-écosystèmes composant les sociétés humaines. C’est effectivement un discours que l’on retrouve lors des discussions sur l’écologie, surtout dans sa partie intégrée aux gouvernements ou aux firmes privées, avec la thématique des services écosystémiques, les questions de compensation et de banque de nature. L’idée étant que pour protéger cette nature il faut bien la gérer, et l’intégrer aux bilans comptables et aux indicateurs : si elle n’est pas prise en compte dedans elle sera invisible aux prises de décisions et donc impactée. Ce raisonnement n’est pas faux, mais il ne tient que si on accepte la prémisse que les sociétés et activités humaines doivent se développer et croître, et donc avoir des impacts. On ne traite pas la cause des impacts (la croissance), on gère ces impacts.

À note que ce n’est pas forcément mal en soi : dans des systèmes qui sont déjà fortement anthropisés (les villes, les cultures agricoles), réintégrer la Nature restante dans la prise de décision et gérer les impacts dessus est plutôt une bonne idée. Mais sur les zones plus préservées, accepter que les impacts auront lieu, que ces milieux doivent forcément être connectés aux activités humaines et être géré en conséquence est un présupposé fort.

V. Maris discute des différentes approches en écologie scientifique, et de ce qui est considéré comme état de référence d’un écosystème. En gros, il y a un pôle qui considère que déclarer les écosystèmes résultant de l’impact d’activités humaines comme « dégradés » est problématiques : ce sont des écosystèmes comme les autres, avec de nouveaux assemblages d’espèces et de nouvelles conditions du milieu, mais il n’y a pas de jugement de valeur à avoir sur leur état. Les impacts humains ne devraient pas être considérés comme une force extérieure bouleversant les écosystèmes, les Humain.e.s font partie de la Nature. V. Maris objecte qu’à l’échelle temporelle de la Vie terrestre, les impacts des activités humaines sont récents, et plus massifs que les impacts de n’importe quelle espèce. Certes les Humain.e.s sont un phénomène naturel parmi d’autres, mais cela reste pertinent de considérer leurs impacts sur les écosystèmes comme une perturbation. D’autant plus que dans ces débats, il s’agit aussi de questions de ce qu’est la Nature du point de vue des Humain.e.s. Or les écosystèmes post-impact humains sont largement moins riches (en nombre d’espèce, en abondance) que ceux précédant ces impacts. Si on les considère comme des écosystèmes parmi d’autres, on a un phénomène de référence glissante sur ce qu’est un écosystème normal, ce qui va en retour influencer les politiques de protection/gestion de la Nature que l’on est prêts à implémenter en tant que sociétés.

V. Maris parle aussi justement de ces politiques et techniques de protection/gestion de la Nature. On a actuellement des politiques d’ingénierie écologique. Il s’agit d’amener un écosystème vers un état de référence choisi (pour le ramener a un état précédent une perturbation, pour réintroduire une espèce…). On est dans une forme de gestion, qui peut être fortement coûteuse, et qui peut amener à des écosystèmes n’existant que grâce à l’intervention humaine (mais comme certains écosystèmes liés aux ville ou aux cultures). C’est raisonnable de vouloir maintenir ces écosystèmes à bout de bras tant que de l’autre côté on a des impacts massifs sur l’état des écosystèmes de par nos activités, mais mieux vaudrait réduire ces impacts et laisser la Nature s’autogérer.

Enfin, V. Maris évoque brièvement (et en faisant référence à un autre ouvrage, Zoopolis, qu’il faudrait que je me procure), l’idée de considérer les populations non-humaines (animales comme végétales) comme des communautés souveraines : cela impliquerait d’agir envers elleux comme on agit vis-à-vis des autres nations (quand on respecte le droit international en ts cas) : on peut aller visiter leur territoire, mais on ne va pas décider unilatéralement d’aller le gérer ou se l’approprier. On respecte un principe de non-interférence, mais on peut aider en cas de catastrophe naturelle (incendie, tremblement de terre, pollution…). L’idée semble radicale en terme de droits des animaux, mais en même temps si l’on compare des surfaces occupées par les Humain.e.s par rapport aux autres espèces, il serait raisonnable d’arrêter là la colonisation du monde.

Bref, mon résumé part un peut dans tous les sens, mais le livre aussi. En gros, il est important de prendre en compte la Nature proche des Humain.e.s dans les décisions humaines, et de la gérer au mieux tout en minimisant nos impacts dessus. Mais il est aussi important de considérer que même s’il existe des impacts humains globaux, toute la Nature n’est pas anthropisée à l’heure actuelle, il existe une Nature-Altérité, cette Part Sauvage du Monde du titre. Au lieu de vouloir gérer cette Nature là et l’intégrer aux circuits humains, même dans une optique bénévolente, mieux vaut lui conserver son caractère d’altérité, et faire en sorte d’en rester éloigné, sauf en tant que spectateurices ou visiteureuses.

De l’autogestion, ouvrage collectif

Ouvrage édité par la CNT. Les auteurices retracent l’origine du mot (arrivé dans la langue française depuis le serbo-croate à la faveur des expérimentations yougoslaves sur le sujet), et les différentes origines du concept. Iels présentent l’autogestion comme une troisième voie, ni capitalisme néolibéral, ni étatisme totalitaire. Pour elleux, la libération des travailleurs ne peut pas passer par le fait de s’emparer des structures de pouvoir actuel, il doit y avoir leur renversement, et pas seulement dans le sens renversement de l’État bourgeois pour mettre un État ouvrier à la place (la dictature du prolétariat), juste renversement de l’État et être vigilant.e.s sur le fait qu’une autre structure hiérarchique ne se remette pas en place sur ses ruines. « Tout le pouvoir aux soviets », en somme.

Pour en arriver là, il faut des organisations qui dans leur fonctionnement sont déjà autogérées, parce qu’une organisation hiérarchique (ou hétérogérée, comme iels disent) ne va pas réussir à mettre en place l’autogestion : si elle a les travers de l’hétérogestion en elle, elle ne va pas en sortir magiquement.

Toujours pour les auteurices, le type d’organisation à privilégier pour cela est le syndicat, mais un syndicat qui 1/ réussit à rester révolutionnaire, ce qui implique de refuser de cogérer l’existant avec le patronat et l’État, et donc de ne pas accepter certains postes de pouvoir, la mise en place du « fonctionnarisme syndical », faire tourner les postes… Et aussi un syndicat de branche, et non pas d’entreprise : si le but et que le syndicat à terme gère la production par lui-même et se pose des questions sur l’utilité et la réorientation de ladite production, mieux vaut un syndicat qui dépasse une entreprise donnée, sous risque de trop s’attacher à cette entreprise.

Le livre détaille ensuite des expériences d’autogestion divers : le fonctionnement de la CNT elle-même, un local associatif nantais, la ZAD de NDDL, les communautés zapatistes, le Kurdistan syrien, les écoles populaires kanak… (ça ne rentre pas trop dans les détails à chaque fois mais ce sont de bonnes introductions au sujet).

L’État démantelé, dirigé par Willy Pelletier et Laurent Bonelli

Une compilation d’articles sur le sujet de la succession des réformes néolibérales que l’État (français) s’applique à lui-même. On dirait un peu un Manière de voir avec moins d’illustrations. C’était intéressant, tous les articles ne se valent pas, mais c’est cool d’avoir un regard global sur le processus. Le livre a déjà 10 ans, il pourrait être réédité pour prendre en compte les évolutions survenues depuis, mais en l’état il présente comment les filières de recrutement et les valeurs de la haute administration ont évolué depuis le début de la Ve République, faisant disparaître « le sens de l’État », et brouillant les frontières entre dirigeant·e·s d’entreprises et haut·e·s-fonctionnaires, qui auparavant se concevaient comme distincts et surtout avec des intérêts distincts. Le livre se penche aussi sur l’évolution spécifique dans certains secteurs (Poste, Télécom, ESR, EN, hôpitaux, armée, police), et comment les réformes et le New Public Management cascade dans les administrations, les marges de manœuvre ou l’appropriation des principes par les agent·e·s.