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Ceux qui restent, de Benoît Coquard

Essai de sociologie sur la vie dans les campagnes françaises « en déclin ». A partir d’un terrain dans le Grand Est français, le sociologue décrit comment s’organise les relations sociales dans les villages des zones rurales françaises qui ne sont pas attractifs (régions désindustrialisées, avec des soldes migratoires négatifs).

Le premier point c’est qu’il distingue ces zones rurales de d’autres zones rurales (et des petites villes) qui sont plus attractives, avec des installations, des ouvertures de commerce ou d’entreprises. Il s’oppose à la notion de « France périphérique » qui met basiquement toute la ruralité dans le même panier (et qui est essentiellement « la France de l’autre côté du périphérique » du pt de vue des Parisien.nes).

L’attachement revendiqué à la vie sur ces territoires est expliqué par les personnes interrogées par l’ancrage dans le territoire et dans un réseau de relation. Il y a un rapport aux lieux constitué d’anecdotes transmises au sein du réseau de connaissances, éventuellement de façon intergénérationnelle. Du côté masculin, la sociabilité passe par des activités qui peuvent rassemblent les générations et les classes sociales : chasse, foot, facilitant la transmission de ces anecdotes, et conduisant à invoquer un « c’était mieux avant » où la vie des générations précédente semble avoir été un âge d’or où la police/la norme/l’extérieur ne venaient pas emmerder les locaux dans leurs activités. Les femmes ont moins ce discours du « c’était mieux avant ».

Les personnes ne revendiquent pas de façon positive le fait que « tout le monde se connaît ici ». C’est au contraire souvent présenté de façon négative comme « on ne peut pas échapper au regard des autres ». Le fait de se connaitre au sein d’une bande/d’un clan/d’un groupe d’amis est vu comme positif, mais c’est doublé d’une rivalité entre ces réseaux de relations. Il n’est pas admis d’appartenir à deux bandes à la fois. Cet état de fait peut s’expliquer par la compétition pour les emplois et les bonnes occasions. Les coups de main, l’échange d’information va être encouragé au sein de la bande qui se serre les coudes, et exclure les membres extérieurs. La sociabilité va s’effectuer dans les domiciles, autour de l’apéro ou de d’autres activités, mais pas dans l’espace public : l’époque des bals de village qui rassemblait tout le monde est révolue, même si certains sont toujours organisés, l’affluence n’est pas du tout la même que sous les générations précédentes. La sociabilité ne s’effectue d’ailleurs plus par village, les bandes d’amis pouvant rassembler des personnes de plusieurs villages/cantons/départements.

Le fait de « tenir son rang » dans la bande passe par le fait de savoir recevoir et d’être présent régulièrement aux événements (bon, comme dans tous les réseaux de relation au monde), d’être disponible pour filer des coups de main : déménagement, construction de maison. Le groupe se construit souvent autour des amitiés masculines, avec les compagnes en pièces rapportées, et la sociabilité au cours des soirées se fait souvent de façon genrée.

Le fait de « traîner » dans les rues et de s’y déplacer à pied est mal vu, l’apanage des « perdus » et des « cassos ». Cette volonté de distinction par rapport aux « cassos » est fortement présente. Elle se traduit par une affirmation du travail comme valeur partagée, et les membres de la bande affinitaire peuvent agir comme « témoin de moralité » lors des périodes d’inactivité, que celle ci n’est pas dû à la nature fainéante du/de la chomeureuse : c’est une ressource cruciale dans le cadre d’une économie où les emplois disponibles sont peu nombreux et que la distinction ne se fait pas sur les compétences scolaires : le piston et les recommandations sont importantes pour trouver un emploi (et pour proposer ses services au noir). Cet attachement au travail, ces amitiés transclasses (entre employés et petits patrons qui ont le même mode de vie) et cette priorité donnée au groupe proche peuvent facilement se traduire politiquement par la profession de valeur de droite ou d’extrême-droite, sans que ça signifie une mobilisation pour aller voter pour autant. Les discours racistes peuvent facilement être présents, sans que ça empêche d’avoir des amis racisés.

C’est pas évident de résumer de la sociologie sans faire des raccourcis qui peuvent rapidement déformer le propos, je recommande la lecture du livre, facile à lire et intéressant – à la fois sur son sujet en soi, et pour faire des comparaisons avec d’autres modes de sociabilité (typiquement, sur la mobilisation des anecdotes pour la construction de la cohésion du groupe, je retrouve pas mal ce qui se fait dans certains de mes groupes d’amis).

On ne naît pas mec, de Daisy Letourneur

Essai publié en 2022 sur les masculinités, la construction d’une identité masculine et tous les problèmes qui viennent avec. Ça parle de comment le genre et le sexe sont construits, les différents types de masculinités (hégémonique, complice, subordonnée, marginalisée), du privilège masculin, des discours masculinistes sur la nature humaine et sur la nature masculine, des attitudes qui donnent l’air masculin (posture, mise en danger, refoulement des émotions, maturité), du rapport à la paternité (et surtout des discours dessus), et de l’homosocialité masculine (de manière que j’ai trouvé plus intéressante et fine que À l’écart de la meute) et de son rapport à l’homophobie, et de rapports (économiques, hiérarchiques, violents, romantiques, militants) aux femmes.

C’est très bien vulgarisé et facile à lire, et pour celleux qui voudraient un discours plus académique, il y a des références pour aller plus loin. Je recommande fortement.

La Colonisation du quotidien, de Patrick Cingolani

Essai publié en 2021. Cingolani parle de comment le capitalisme néolibéral étend le temps du travail à toujours plus de moment et de situations de la vie quotidienne, en multipliant les formes de travail possible. Il constate que contrairement à ce que disait Deleuze, les sociétés de contrôles décrites par Foucault existent toujours : les usines totalitaires sont toujours la réalité de certain.es travailleureuses, par exemple celleux qui officient dans les entrepôts Amazon. En parallèle, pour d’autres catégories de la population, les formes qu’ont pris le travail sont différentes, et sont plus dans une société de surveillance : on n’est pas dans un contrôle strict instant par instant, mais les outils permettant de travailler, et de surveiller que le travail est fait à tout moment on été démultipliés par le numérique : c’est l’ère du travail nomade, entre deux autres tâches, sans lieu clairement défini. Ca peut s’appliquer aux cadres en télétravail mais aussi aux microtravailleureuses qui font des tâches pour une plateforme depuis chez elleux.

Cingolani parle notamment de comment les plateformes sont devenues un des nouveaux avatars du capitalisme : les plateforme ne font plus rien elles-mêmes, elle font faire : elles mettent en relation un.e client.e et un.e travailleureuse, surveillent les deux (et revendent éventuellement leurs données au passage), et récupèrent leur plus-value sous forme de commission. Elles externalisent tous les frais du travail aux travailleureuses « indépendant.es » et nie la relation hiérarchique. Enfin, il pointe que les contorsions des plateformes pour se dédouaner du droit du travail permettent aux travailleureuses de déployer de nouvelles formes de mobilisation, puisqu’elleux aussi n’ont du coup pas à respecter les limitations au droit de grève puisque la plateforme a tout fait pour construire la fiction de leur indépendance.

C’était un essai intéressant et facile à lire, je le recommande.

Zelda : le Jardin et le Monde, de Victor Moisan et Alex Chaumet

Essai qui détaille les parallèles entre l’architecture de Ocarina of Time et les jardins japonais, et par extension entre les jardins et les jeux vidéos.

J’ai été très convaincu et intéressé par la première partie, qui se focalise vraiment sur cette question du jardin, sur les principes de construction, la reconstruction d’un monde en miniature, les jeux de dissimulation des éléments pour faire paraitre le jardin plus grand, l’intégration d’éléments extérieurs dans certaines perspectives pour donner l’impression que le jardin les inclut et s’étend démesurément. On retrouve effectivement ces éléments dans la construction d’un monde de jeu vidéo, avec un décor inaccessible, la condensation sur un terrain de jeu relativement petit d’éléments qui sont censés représenter un monde plus vaste, l’usage d’éléments codifiés pour guider le joueur/promeneur. Les réflexions sur l’intégration de la temporalité dans le monde du jeu, les trois types de temps (cycle dans la plaine d’Hyrule, temps figé dans les villages, absence de temps dans les donjons) est aussi intéressante, ainsi que l’analyse de la fonction de la plaine comme carrefour et espace vide qui souligne les éléments d’intérêts sur son pourtour, laissant le joueur les explorer comme il le souhaite.

L’analyse des donjons et de la construction d’un monde faussement ouvert qu’ils représentent est intéressante : on peut aller faire les boucles dans le sens qu’on veut, mais on sera bloqué par certaines portes/le manque de certains objets et on adoptera in fine la progression que les développeurs ont voulu.

Les passages sur l’errance, à la fois dans la figure du chevalier errant ou du vagabond qui parcourt le monde sans attache à une routine quotidienne, et à la fois dans la façon d’appréhender un jeu en monde ouvert, laissant une place à la sérendipité, où le joueur ne verra pas toutes les quêtes, tous les secrets placés dans le jeu était intéressant aussi. C’est aussi une idée qui introduit celle du déchiffrage du monde : pour orienter le joueur et lui faire comprendre qu’il doit aller vers certains éléments, pour lui laisser une chance de remarquer qu’il y a un secret a un endroit, le jeu se repose sur des motifs et des indices, que le joueur apprend à lire, et qui vont réorienter son errance. On peut trouver un équivalent dans le monde réel avec les géocaches, qui sont une forme de ludification du réel (d’ailleurs, commencer cet essai au parc Georges Valbon était assez idéal en terme de mise en contexte et d’illustration).

J’ai été moins convaincu par les passages sur la musique et sur le symbole de l’œil.

Par ailleurs; le livre est très beau, avec des pages en noir sur fond blanc (sauf les notes de bas de page, en vert) pour la majorité du texte, des pages en blanc sur fond noir pour les donjons, des pages en noir sur fond vert pour les pages de titre. Il y a des beaux plans des donjons, pas mal d’illustration originales, une belle couverture avec un rabat dépliant, il vaut le coup d’être lu en version physique.

L’Ennemi principal, de Christine Delphy

Essai d’économie et de sociologie féministe. Il s’agit d’une compilation d’articles écrits par Delphy entre 1970 et 2001, sur le sujet de l’exploitation des femmes depuis une perspective marxiste. Delphy montre que les rapports hommes/femmes sont un rapport de classe, avec une classe exploitante et une classe exploitée. La classe des hommes bénéficie du travail gratuit des femmes, que ce soit du travail ménager ou plus largement du travail domestique (ie tout le travail effectué par les femmes dans le cadre de leur couple : ça inclut le travail ménager, mais potentiellement aussi la compta de l’activité de leur mari, des activités productives sur une exploitation agricole…). Ce que montre Delphy c’est que ce travail domestique recouvre de multiples activités, que le seul point commun qui en fait un tout cohérent est sa réalisation par des femmes, hors des rapports de production marchand, et sa captation par un homme. Les mêmes activités effectuées dans un autre cadre pourraient avoir une valeur d’échange, c’est vraiment la relation domestique qui donne un statut particulier à ce travail. Delphy montre aussi que ce statut de travailleur gratuit n’est pas stricto sensu réservé aux femmes : dans certains systèmes familiaux agricoles, les cadets (ou même plus largement tous les enfants sauf uns) peuvent avoir ce statut de travailleurs gratuit, un seul héritant de l’exploitation et de la position du père, tous les autres vivant à jamais dans une position subalterne.

Plusieurs articles s’emploient à démontrer en quoi les analyses qu’elle propose sont bien des analyses marxistes, qu’elle étend la méthode matérialiste à d’autres sujets que le rapport de domination salarial, mais que c’est bien une extension pertinente et non une trahison comme le faux procès lui a pu être fait. Liée à cette question est sa démonstration que le rapport de classe homme/femme est bien un rapport distinct du rapport salarial : ce ne sont pas « les capitalistes » qui exploitent les femmes dans le couple, en extrayant leur valeur via leur exploitation de l’homme : c’est bien une exploitation distincte, on ne peut pas tout ramener au capitalisme et absoudre les prolétaires hommes en couple hétéro d’une certaine position de domination.

Il y a aussi une analyse intéressante qui démontre en quoi non seulement le genre est socialement construit, mais le sexe aussi (bon c’est pas une surprise, avec la position matérialiste de Delphy, rien n’est immanent, tout est construit). En gros, se crée d’abord une relation d’oppression entre deux classes, qui fait advenir ces classes : on divise l’humanité entre hommes et femmes, en affirmant que la différence entre les deux est porteuse d’un sens profond qui justifie une différence de traitement et de socialisation (contrairement à la couleur de cheveux ou la latéralisation, par exemple), et que les catégories ainsi créées sont nettes et naturelles. Je ne détaille pas la partie où l’on attribue des comportements et des jugements de valeurs sociales aux deux catégories pour créer le genre, ce qui me semble intéressant ici c’est surtout la façon dont pour naturaliser l’oppression, on va lui chercher un support dans des différences physiques qu’on va cherry-picker : on déclare que les organes sexuels, les caractères sexuels secondaires, puis avec les avancées de la science les hormones, les chromosomes… tombent bien nettement dans deux catégories distinctes, de chaque côté de la barrière genrée, puis on va décréter que les cas qui ne s’y conforment pas sont anormaux dans le sens non-naturels, alors qu’ils le sont dans le sens où ils ne correspondent pas à une norme construite.

Globalement, très bonne lecture. J’ai eu un peu plus de mal avec le T2 (qui reste intéressant cependant), davantage basé sur des réponses à des controverses de l’époque, mais le tome 1 se lit très bien, les démonstrations de Delphy sont très claires, et son style d’écriture est super accessible, un point rare dans les essais je trouve. Et même s’il y a eu des évolutions importantes de la société depuis ses premiers articles, les analyses restent tout à fait pertinentes. Une très bonne façon d’aborder le féminisme matérialiste.

L’Amour sous algorithme, de Judith Duportail

Essai de 2019. L’autrice retrace son propre rapport à Tinder et expose des éléments sur le fonctionnement du site de rencontre, sa collecte de données, ses algorithmes de mise en relation des utilisateurices, et son impact sur le déroulement des relations romantiques qu’il médie.

C’était court, un peu plus subjectif que ce que je préfère comme style d’essai, mais assez intéressant. Duportail met en scène sa quête d’éléments supplémentaires sur la note de désirabilité que Tinder attribue aux profils et aux photos, et à comment l’entreprise met en relation des profils. Elle met en lumière une collecte massive de données pour la construction des profils, utilisées en interne pour construire des métriques, et évidemment aussi revendues aux annonceurs publicitaires. Elle révèle aussi comment les choix de fonctionnement de Tinder favorisent les mises en relation selon des schémas patriarcaux : femme plus jeune, moins riche et moins diplômée pour les couples hétéros. Le passage sur l’utilisation de points communs entre utilisateurs pour faire des matchs qui vont voir ce point commun comme « un signe du destin qu’ils étaient faits pour être ensemble » est assez édifiant, ainsi que les éléments sur la construction du modèle de présentation des profils selon un modèle de récompense aléatoire, un des modèle qui favorise l’addiction (et qu’on retrouve au coeur d’énormément d’applications désormais). Les éléments sur les comportements des utilisateurs et utilisatrices sur la plate-forme sont présents mais assez succincts.

Je recommande si le sujet vous intéresse de base.

À l’écart de la meute, de Thomas Messias

Essai paru en 2021 sur le problème posé par les groupes d’amis composés exclusivement d’hommes cis et hétéros (points bonus s’ils sont tous blancs).

Le sujet est intéressant et l’essai soulève quelques bons points, mais globalement j’ai été déçu : l’ouvrage reste trop superficiel à mon goût, s’appuyant surtout sur du ressenti, des anecdotes personnelles ou des exemples tirés de films. J’aurais voulu que ce soit creusé davantage, là c’est un peu du pop-féminisme.

Si je résume à grands traits la thèse du livre : les groupes d’amis rassemblant des dominants ont pour effet de renforcer les mécanismes de domination, à la fois à l’intérieur du groupe et dans la société toute entière. En interne, la dynamique de groupe va conduire à une surenchère dans la domination, à renforcer un discours dominant et à établir une hiérarchie interne qui reproduit celle de la société (l’hétéropatriarcat, donc). À une échelle plus large, ces groupes homogènes fonctionnent comme des boys club qui vont permettre des retours d’ascenseur entre dominants et pousser chacun des membres à performer une masculinité toxique même en dehors du groupe. Thomas Messias exhorte les hommes cis à sortir de ce type de relations sociales et à cultiver des amitiés d’une part dans des groupes hétérogènes et d’autre part des amitiés masculines qui ne passent pas par des groupes mais par des relations entre deux hommes, pour gommer l’effet groupe. Il insiste sur le fait que l’on peut exiger des amitiés de meilleure qualité, plutôt que de juste garder les mêmes amis qu’on avait dans sa jeunesse (et donc la même dynamique de groupe juvénile) à cause du hasard des circonstances qui nous ont réunies à l’époque.

Globalement je suis d’accord avec ces points, mais le tout reste un peu léger : je pense qu’il existe des phénomènes de hiérarchie qui se mettent en place dans les groupes, indépendamment de l’homogénéité de ceux-ci. Il est clair qu’un groupe d’hommes cis qui n’a pas réfléchi aux questions de justice sociale est bien plus susceptible de faire de la merde, mais la mise en place de hiérarchies internes, reproduisant ou non celles de la société, me parait indépendante de l’endogamie sociale.

Le livre développe aussi tout un passage sur le témoignage d’une femme dont le compagnon se retrouve une fois par an avec des amis exclusivement hommes cis pour un « weekend entre couilles ». Si le terme est bien beauf (et probablement utilisé au soi-disant « second degré » des CSP+ qui adoptent un langage beauf de façon distanciée, permettant de dire des horreurs « pour blaguer », mais en les énonçant in fine), Messias semble condamner le fait que le compagnon en question veuille disposer d’un weekend où il est clair que sa compagne ne sera jamais invitée. Si le fait que ce rassemblement soit endogame entre hommes cis à blagues beaufs ne semble pas terrible, par contre ça me semble au contraire hautement bénéfique d’avoir dans un couple des moments de loisirs qui soient explicitement vécus de façon séparée. Plus généralement, j’ai l’impression que le livre tourne autour d’un point pourtant crucial pour son propos, qui est que l’on se comporte différemment avec différentes personnes et différentes configurations de personnes, et que donc le visage que l’on présente au travail, avec un ami en particulier, au sein de son groupe d’ami.es, au sein de sa famille d’enfance, au sein de son couple ou quand on est seul sont assez différents, et qu’il peut être complexe de concilier ces facettes si les situations fusionnent. Et ces changements comportementaux ne me semblent pas être des changements hypocrites, il n’y a pas un visage réel et des masques mais différents aspects d’une même personnalité (par contre certains peuvent être plus ou moins toxiques).

Autre point que j’aurais voulu voir creusé et qui me semble pertinent pour dénoncer les amitiés masculines toxiques de groupe, c’est le fait que la relation qu’on a avec un groupe n’est pas la somme des relations que l’on a avec chacun des membres du groupe. Messias aborde le sujet quand il établit que cette relation amorphe facilite le fait de reproduire les hiérarchies sociales dominantes, mais il ne détaille pas. Perso c’est un phénomène qui m’a toujours un peu fasciné et que je trouve super intéressant dans les relations de groupe, en positif comme en négatif, donc je trouve regrettable de le glisser sous le tapis comme ça.

Explorations urbaines, de Julien Martin Varnat

Essai qui parle de la pratique de l’exploration urbaine. L’auteur revient sur la généalogie du terme, comment une pratique assez large à la base s’est contractée dans son acceptation grand public pour signifier spécifiquement l’exploration de bâtiments abandonnés, qu’ils soient en contexte urbain ou non d’ailleurs. Mais à la base et dans certaines des pratiques que l’auteur relate (et met en application) c’est une exploration plus large de tous les espaces d’une ville, en refusant l’aspect « un espace = une fonction » et en empruntant des parcours non majoritaires.

L’auteur pointe aussi comment l’exploration de bâtiments abandonnés (qu’on va nommer urbex pour simplifier) peut adopter des codes virilistes, avec une performance de la capacité à s’introduire, à atteindre des espaces le premier, et à documenter cette performance, documentation qui rentre en contradiction avec un certain culte du secret dans la collectivité. Les autres formes d’exploration urbaines incluent le place hacking : s’introduire dans des immeubles, des cérémonies, des toits, des caves… sans ques les espaces soient forcéments abandonnés, juste se trouver là où l’on est pas supposé. Il parle aussi des promenades situationnistes, des marches exploratoires à travers la ville : l’exploration urbaine peut-être une déambulation sans introduction ou dépassage de barrière, juste pour appréhender des espaces que l’on ne traverse ou on ne regarde pas habituellement. L’auteur revient aussi sur sa propre pratique à Clermont, avec le groupe du Grand Lustucru, collectif informel qui pratique cette exploration urbaine déambulatoire. Il parle aussi de la pratique des sentiers de randonnée urbain et de comment ces pratiques peuvent être réintégrées dans des approches plus acceptées comme la randonnée.

J’ai bien aimé, c’était particulièrement intéressant pour la réflexion que ça me permet sur mes propres pratiques ; je ne fais plus énormément d’urbex ni de déambulation urbaines ces derniers temps mais ça m’attire toujours et je trouve ça intéressant d’avoir une réflexion dessus, qui soit justement un peu détachée de ce culte de la performance et de la mise en scène que l’on peut trouver chez Lazar Kuntzman ou Psychoze.

L’Âge des lowtechs, de Philippe Bihouix

Essai de 2014, réactualisé en 2021. Bihouix discute de l’insoutenabilité du fonctionnement de l’économie mondiale et du mode de vie occidental, en terme d’exploitation de ressources finies. Plutôt que d’adopter une perspective catastrophiste dans le style de la collapsologie, il détaille ce que pourraient être des alternatives qui passeraient par l’abandon de la high tech, l’ensemble des technologies et innovations actuellement promues, qui sont là pour minimiser les efforts des utilisateurs et le sentiment de friction avec le monde, mais au prix d’une énorme consommation de ressources et de très gros besoin de maintenance.

A la place, il propose de se tourner vers les low techs, des technologies moins efficientes mais plus résilientes, faisant la part belle à une sobriété d’utilisation des ressources rares, une augmentation drastique de la réparabilité, du réemploi et du recyclage des différents composants des appareils techniques nous entourant. Il avertit que celà passe par une modification importante des modes de vie, un renoncement à un certain confort matériel mais au profit d’une diminution énorme de leurs coûts cachés, qu’ils soient délocalisés dans des pays non occidentaux ou aux classes moins aisées de ces pays : on perd la possibilité de la voiture individuelle et des trains à grande vitesse, mais au profit d’une diminution énorme de la pollution et d’une augmentation du temps libre. On renonce aux projets mégalos d’énergies fossiles comme renouvelables pour le fait de mettre davantage de pulls en intérieur en hiver, en promouvant la sobriété énergétique.

C’est une approche intéressante, pas forcément très optimiste sur le succès que nous aurons a effectivement effectuer cette transition, mais qui rassemble des éléments que j’avais pu lire chez Fressoz, Servigne, Négawatt… un ouvrage intéressant pour penser la transition de façon globale et en évitant les pièges du marketing autour du développement durable et de la croissance verte ou autres équivalents greenwashants.

Steaksisme, de Nora Bouazzouni

Essai féministe sur l’influence du genre, des stéréotypes genrés et du marketing genré sur l’alimentation.

Globalement, le marketing des aliments est basé sur la pensée magique : les aliments auraient des qualités intrinsèques en sus de leur composition en lipides/glucides/protéines ; qualités qui seraient transférées à cellui qui les consomment : les carottes rendent aimables, les yaourts font mincir… On a là une excellente base pour rajouter une couche de marketing genré et de stéréotypes sexistes sur l’alimentation.

Typiquement, la masculinité hégémonique s’exprime dans l’alimentation par les grosses quantités, la consommation d’alcool, les aliments épicés, le salé et l’excès. A l’inverse la féminité hégémonique va se traduire par le contrôle, le sucré, les aliments nature… Dans les faits les hommes consomment plus de sucré que les femmes (la prescription sur le sucré clashant avec celle sur le contrôle), mais ce n’est pas l’image qui est renvoyée par la publicité ou les représentations culturelles, qui construisent bien plus le stéréotype genré que la réalité des consommations.

Ces assignations différenciées vont s’exprimer dans des contextes où il est important de performer le genre : typiquement les premiers rendez-vous d’une relation. C’est assez straightforward pour les hommes, ça peut être compliqué pour les femmes, avec des injonctions à être « une fille cool », ie celle qui se comporte comme un mec sur certains points tout en se conformant d’autant plus aux injonctions à la féminité sur le reste : commander un burger au restaurant mais surtout en restant mince, dans un double bind de beau niveau. Les injonctions sur la nourriture font d’ailleurs écho à celles sur la sexualité (on parle de plaisir charnel dans les deux, c’est assez logique) : les hommes sont supposés en redemander, les femmes être dans la retenue.

Derrière ces représentations, il existe tout un marketing genré qui mobilise les stéréotypes pour vendre des produits : soit directement (quand on vend des steaks aux hommes avec les mêmes arguments et le même vocabulaire que quand on leur vend des voitures ou quand on vend des yaourts aux femmes en leur rappelant leur obligation de rester mince), soit de façon plus convolue quand on vend des yaourts aux hommes : soit en repackagant le produit comme des broyourts, avec de plus grosses portions, un emballage noir et des arguments sur leur contenu en protéines ; soit en essayant de jouer au second degré sur les clichés en montrant un homme qui apprécie son yaourt comme une femme mais qui assume de briser les clichés (tout en restant un homme). L’autrice donne aussi l’exemple d’un marketing aussi assez tordu sur le chocolat pour les femmes, qui leur enjoint de « succomber à la tentation sans honte », ce qui veut surtout dire « appréciez le goût maintenant, prenez vous un retour de bâton sur les injonction au contrôle et à la minceur plus tard », à nouveau un double bind qui est un terreau pour les troubles de l’alimentation.