Archives de catégorie : Des livres et nous

Kallocaïne, de Karin Boye

Roman dystopique datant de 1940. Dans un futur indéterminé, un chimiste de l’Etat Mondial invente la kallocaïne, le sérum de vérité parfait. Le test de la conformité des pensées de tous les camarades-soldats est désormais à la portée de l’Etat…

J’ai bien aimé. L’autrice pose le décor de son état fasciste et militariste avec une économie de moyens qui s’oppose à 1984 où il est décrit avec force détails. Deux pistes narratives sont explorées. D’une part, la décision par le chef de la police de la ville de pousser les autorités de l’Etat a instituer une loi pour rendre l’usage de la kallocaïne obligatoire dans les interrogatoires, avec l’idée que si on ne peut rien cacher, on trouvera bien quelque chose à reprocher à chacun, et qu’il suffit d’avoir le bon juge pour voir orienter les sentences comme on veut, et enfin se débarrasser du processus pénible de la justice (ça reste fortement d’actualité comme réflexion, hélas).
D’autre part, l’arc narratif du narrateur, qui commence comme un parfait rouage de l’état bien répugnant, mais qui décidant d’utiliser son sérum sur sa femme pour prouver son infidélité, découvre d’une part qu’elle lui est fidèle, mais surtout qu’elle a les mêmes angoisses cachées que lui et que peut-être existe-t-il un sentiment de communauté et des relations humaines autres que celles promues et instrumentalisés par l’Etat.

Au Bal des Actifs, anthologie

Anthologie de nouvelles de science-fiction sur le thème du travail, publié par La Volte.
Le niveau des nouvelles était assez inégal. La première, par Catherine Dufour, était très bien. Celle de Kloetzer aussi, qui s’inscrit bien dans son univers habituel et présente une vision un peu différentes des autres nouvelles, en parlant de lutte syndicale et d’allégeances contradictoires. Les autres je les ai trouvées moins intéressantes, moins originales dans les univers qu’elles présentent.

The Testaments, de Margaret Atwood

La suite de The Handmaid’s Tale, publiée quelques 35 ans plus tard, suite au retour de hype du livre.

J’ai été déçu. C’est sympa à lire, mais ça souffre du même syndrome que Harry Potter and the Cursed Child : on dirait plus une fanfic de l’oeuvre originale qu’une suite. Il y a aussi en commun le côté « regardons ce qui arrive aux enfants de l’héroïne (resp. du héros) de l’oeuvre originale » qui fait qu’il faut qu’il arrive des aventures spécifiquement à ces personnages alors que c’est complètement artificiel. En plus spécifiquement dans le cas de The Handmaid’s Tale, en faire une saga familiale, c’est un peu le malaise.

En plus des deux arcs des filles de June, le troisième arc narratif est celui d’Aunt Lydia. Et il est franchement pas crédible. Les plans secrets sur 20 ans, perso je laisse ça aux archimages maléfiques dans la fantasy pas très bonne. Le livre met aussi vachement l’accent sur l’action individuelle là où The Handmaid’s Tale parlait du poids du système. Ici, quelques individus en position de pouvoir peuvent tout faire basculer et ont visiblement des moyens infinis à disposition.

Bref, on perd beaucoup de la charge et du style de l’oeuvre originale.

Cora dans la Spirale, de Vincent Message

Roman français de 2019 qui parle d’aliénation au travail. Il suit l’histoire de Cora Salme, qui travaille au service marketing d’une entreprise d’assurances françaises et qui avec les ajustements structurels progressifs de l’entreprise et quelques problèmes de sa vie personnelle, va se retrouver de plus en plus mise sous pression.

C’était pas très joyeux mais c’est intéressant d’avoir des fictions qui parle de ce genre de contexte. L’histoire est intéressante et l’auteur entremêle bien les différents fils narratifs, le point de vue de la narration est intéressant aussi, mais je n’ai pas toujours été enthousiasmé par le style par contre.

Civilizations, de Laurent Binet

Uchronie publiée en 2019 sur la découverte de l’Europe par les Incas vers 1530.

Assez déçu (alors que j’avais beaucoup aimé ses deux précédents romans, notamment HHhH), l’auteur sombre dans le problème d’être tellement content de son univers qu’il le décrit aux dépens de raconter une histoire intéressante. C’est un peu atténué par le fait qu’il décrit essentiellement son point de divergence donc il y a de l’action, mais bon ça reste fortement dans le descriptif. Ça fait très brouillon de roman, en fait.

De plus comme le soulignent plusieurs critiques, c’est très européocentré. Le roman commence en Amérique mais dès qu’on met un pied en Europe on n’en sort plus.

Mémoire de Fille, d’Annie Ernaux

Court roman autobiographique d’Annie Ernaux, ou elle revient sur sa vie et son état d’esprit entre 1958 et 1962, c’est-à-dire les années où elle devient sexuellement active durant une colonie de vacances où elle est monitrice, avant de rejeter totalement cette part d’elle-même.

C’était intéressant mais j’ai largement préféré Les Années et La Femme gelée comme roman de l’autrice. Le style de l’écriture, ici, avec une réflexion sur le temps de l’écriture et sa difficulté à se confronter à cet épisode, ne m’a pas enthousiasmé.

Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir

Tome 1 (recension du 27 août 2018)
Un peu déçu. On m’avait prévenu que le tome 1 était moins intéressant que le 2 donc je lirai le 2, mais effectivement le 1 est pas génial. Divisé en 3 parties Destin, Histoire et Mythes, le livre présente différents points de vues et données sur les femmes. De Beauvoir passe d’abord en revue les connaissances issues de la biologie et de la psychanalyse, et bon, tu sens que c’est daté dans les deux cas. Elle parle ensuite de la place des femmes dans les sociétés à travers l’Histoire, et pareil, c’est une vision très péremptoire et très de son époque de l’anthropologie. Enfin, la partie Mythes montre les différentes significations et symboliques attachées aux femmes d’un point de vue masculin. C’est un peu long mais j’ai trouvé que c’était la partie la plus pertinente, qui peut se résumer en : « l’Homme se considère comme le centre du monde, les femmes lui présentent une image d’une Altérité et d’un reflet à la fois : en tant qu’altérité on va lui coller toutes les altérités dessus (la Nature en premier lieu, d’où plein de métaphore de la Nature comme une femme et des femmes comme forces naturelles un peu mystiques »), et le signifiant de plein de couples de valeur (jour/nuit, bien/mal…), où l’Homme récupère l’autre et généralement le mélioratif. Comme Reflet, il va être attendu des femmes qu’elles valident les Hommes, les confortant dans leurs choix : l’Homme va les vouloir indépendantes mais concédant quand même à l’Homme qu’il a raison à la fin, dures à séduire mais cédant aux avances… (en gros, une imitation de personne indépendante, mais qui finit toujours par valider les choix et envies de l’Homme).
Bref, j’ai trouvé ça un peu long pour ce que ça disait. Après c’est peut-être que c’était fondateur et que ça a été beaucoup repris par d’autres ouvrages et autrices féministes depuis. Ou alors c’est que c’est un point de vue philosophique et que ce n’est pas ce que je recherche dans un essai féministe.

Tome 2 (recension du 17 septembre 2019)
Excellent début, qui détaille comment l’éducation des enfants selon leur genre va modeler les individus selon des stéréotypes de genre. Ça pour le coup c’est toujours très pertinent et très bien décrit, ça explique comment les comportements présentés comme innés sont au contraire inculqués avec force répétition et les réactions que ça crée.
Au delà de ce début vraiment très bien, je n’ai pas été transporté par le reste du tome. Y’a plein d’éléments pertinents mais que j’ai déjà vu ailleurs, et surtout il y a une approche très généralisante. De Beauvoir parle surtout de la femme blanche et des catégories supérieures de la population (même s’il y a des passages sur les ouvrières), et de façon assez péremptoire, comme dans le premier tome. En plus elle parle de la condition féminine blanche et bourgeoise des années 40, du coup y’a un certain nombre de choses dans la structure de la société qui ont évolué depuis.

Les Bacchantes, de Céline Minard

Court roman (je dirai même nouvelle) de Céline Minard. Un trio de braqueuses s’est enfermé dans une cave à vin contenant pour plusieurs millions de grands crus. Les négociations n’arrivent à rien, leurs motifs et objectifs restent mystérieux…
Je n’ai pas été enthousiasmé. Ça se lit bien et vite, mais ça reste assez superficiel vu la brièveté du bouquin, et j’ai trouvé la fin confuse. Il y des motifs communs avec Le Grand Jeu, mais en moins bien.

Animal Money, de Michael Cisco

Cinq économistes inventent un nouveau concept d’argent : l’argent animal, qui se multiplie lors des transactions au lieu de passer de mains en mains. Le seul fait d’inventer ce concept, semble le faire advenir et lance une série d’événements de plus en plus délirants.

J’ai pas fini le bouquin. Il est assez expérimental dans les changements de structures, de ton, la non-fiabilité de la narration (et il est épais), et c’était pas spécialement ce que j’avais envie de lire à ce moment. Mais il est assez acclamé par les amateurs de weird fiction sur Internet et il y avait des passages et des idées intéressant.e.s (j’aime beaucoup l’incipit notamment), donc allez-y si c’est votre truc.

Nature à vendre, de Virginie Maris

Ou Les Limites des Services Ecosystémiques.

Transcription d’une conférence donnée en 2014 sur le sujet.
Le concept de services écosystémiques (SE) a été popularisé en 2005 avec le Millenium Assessment Act. Pensés comme un concept complémentaire de la biodiversité (on parle fréquemment de Biodiversity and Ecosystem Services), ils tendent en fait à remplacer la biodiversité dans le discours libéral sur la protection de la Nature. Ce remplacement advient parce que le concept de SE est bien adapté au néolibéralisme : si la Nature rend des services, ces services sont évaluables et facile à faire rentrer dans des bilans comptables et des arbitrages. Mais le revers c’est que la Nature comme « fournisseuse de service » est une vision problématique à plusieurs titres :
1/ La Nature n’est pas intrinsèquement au service de l’Humanité. Si parfois elle rend service, parfois elle est neutre, parfois elle est néfaste (inondations, moustiques). Et les désagréments de la Nature ne sont pas secrètement bénéfiques si on regarde avec une vision plus large. Ça c’est une vision naïve d’une Nature conçue pour servir l’espèce humaine, pas la réalité. Du coup, comment justifier de protéger la Nature inutile ?
2/ Si on peut mesurer le bénéfice apporté par la Nature pour justifier sa préservation plutôt que sa destruction par un projet avec moins de bénéfice, il faut accepter qu’il y a plein de fois où la Nature va perdre cet arbitrage : parfois bétonner tout est plus efficace. De plus un service peut perdre son intérêt si on développe une nouvelle techno ou change d’organisation : le service de captage du carbone atmosphérique n’existe que si on a une civilisation thermo-industrielle qui crache du carbone en excès dans l’atmosphère. Le problème est de ne se baser que sur une efficacité de service rendu et pas sur une valeur intrinsèque.
3/ On parle de services rendus, mais rendus à qui ? Les bénéficiaires sont rarement l’Humanité entière. Dans ce cas comment arbitrer entre différents bénéficiaires de services différents ? Il y a souvent des conflits d’usages entre différents sous-groupes. Cf les conflits sur la réintroduction des prédateurs dans les montagnes françaises. Plus généralement, des bénéfices à court-terme peuvent être négatifs à long terme ou pour l’ensemble du groupe (maximiser l’utilité globale ne passe pas forcément par maximiser les utilités individuelles).

Par ailleurs, maximiser les services rendus ne maximise pas forcément la biodiversité, et inversement : un système agricole ou forestier en coupe réglée avec 2-3 espèces est plus productif qu’un écosystème sauvage. Si on par d’une zone morte (friche industrielle par ex) effectivement la relation existe, mais ça se décorrèle rapidement.

La monétarisation des SE rajoute encore des problèmes : monétariser permet d’avoir un dénominateur commun pour faire des calculs coûts/bénéfices. Mais ça suppose que ça a un sens d’avoir une unité commune de mesure. Hors mesurer le service de production d’un verger, le service de rétention d’eau et la valeur esthétique d’un paysage sur la même base… Quand c’est fait, c’est fait au pifomètre, et ça a l’air faussement scientifique et carré.
Derrière on va sortir une jolie métrique à l’apparence rationnelle pour dire qu’on a fait un choix technocratique de façon tout à fait raisonnable qui n’est pas sujet à débat puisque c’est bien cette option qui optimise la métrique, alors que justement les choix de préserver telle ou telle facette de la Nature avec tel ou tel impact sur l’organisation de la société humaine sont précisément des choix politiques qui devraient faire débat : puisqu’on met en balance des valeurs incommensurables, la décision est forcément politique.
De plus, la monétisation favorise la gestion des SE et de la Nature comme un produit financier : on peut spéculer dessus, on applique par défaut le régime de la propriété privée, on favorise la captation par les plus riches : les Etats, mais surtout entreprises, qui vont devenir les propriétaires légitimes des SE.