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Everything for everyone, de M. E. O’Brien et Eman Abdelhadi

Utopie communiste parue en 2022. Dans les années 50, le capitalisme s’est effondré partout sur la planète. 20 ans plus tard, pour commémorer cet effondrement, des participant.es à la Commune de New York décident de compiler une histoire orale : une compilation de témoignages d’une dizaine de personne ayant vécu les événements qui ont conduit à l’instauration de cette Commune, sa place dans le monde, ce que ça fait de vivre dedans.

C’était très chouette à lire, la forme de l’Histoire orale marche bien pour présenter plusieurs points de vue et facettes. Le récit de l’effondrement est crédible (dans ses points heureux comme dans les points d’accélérationnisme fasciste avant, hélas). Le focus n’est pas uniquement sur NY, on a des éléments sur le reste du monde (l’effondrement du système chinois, l' »intifada finale » qui mène à la libération de la Palestine et à la réduction d’Israël à ses frontières de 48, un peu dur à lire dans son optimisme en 2025 même si le livre ne présente jamais des victoires contre le fascisme et le capitalisme qui se sont faites sans lutte).

C’était pas le point du livre mais j’aurai bien voulu néanmoins plus de références à la Commune de Paris. Ça m’a rappelé Eutopia et d’autres visions d’utopies post-capitalismes que j’ai pu lire, mais everything for everyone met plus l’accent sur le portage des luttes par les minorités, et l’impact sur la santé mentale aussi bien du capitalisme que des luttes contre.

Monk and Robot, de Becky Chambers

Deux courts roman de solarpunk étatsuniens, publiés en 2021 et 2022. Sur Panga, une lune habitée, les Humain.es vivent dans une société post-scarcity et qui a réalisé sa transition écologique. Ces événements sont arrivés suite à l’accès à la conscience des robots, qui des siècles auparavant, ont décidé de s’éloigner de la société humaine et de partir vivre dans la nature. Les Humain.es n’ont plus jamais entendu parlé d’eux, et ont respecté leur promesse de laisser les robots en paix, en rendant à la Nature (et aux robots donc) 50 % de la surface de la Lune.

Dans cette société, Dex, un.e moine non-binaire, n’arrive pas à trouver sa place. Après avoir vécu des années dans un monastère consacré à Allalae, une des six divinités du panthéon pangéen, iel décide de devenir un.e moine itinérant.e, offrant du thé et une session d’écoute aux personnes qui le désirent. Mais cette seconde vie lea lasse aussi au bout d’un moment, et iel part dans les terres renaturés, avec pour objectif un ancien monastère où iel espère pouvoir entendre une espèce de criquet éteinte dans les terres toujours habitées par les Humain.es. Sur le chemin du monastère, iel va rencontrer Mosscap, un.e robot envoyé.e comme ambassadeur par les sien.nes, qui avaient promis il y a des siècles de revenir rencontrer l’Humanité. Mosscap arrive avec une question qu’iel souhaite poser à chaque Humain.e qu’iel rencontrera : de quoi les Humain.es ont-iels besoin ?

C’était assez chouette, comme tout ce que j’ai lu de Becky Chambers. Lire des histoires positives où la tension vient des angoisses internes des personnages plutôt que de circonstance adverses extérieures est intéressant, et ce n’est pas facile à écrire je trouve, donc kudos à l’autrice pour ces réussites répétées. Le personnage de Mosscap qui est émerveillé par des éléments qui sont totalement anodins pour l’Humanité mais étrangers pour lui fonctionne très bien (le passage où après avoir appris que les Humain.es n’ont pas de souvenir de leurs premières années, il demande qu’on montre une photo de lui et un bébé au bébé quand il aura commencé à former des souvenirs « pour qu’il sache qu’on était amis même avant qu’il s’en rappelle : <3 <3 <3). Les angoisses de Dex sur sa place dans le monde, le besoin d’avoir un but dans sa vie même dans une société post-scarcity et même en adhérant à une vision de la vie où il ne pense pas que l’univers ait un arc téléologique, ça résonne pas mal.

Bref, reco comme toujours pour Chambers jusqu’ici.

Voyage en misarchie, d’Emmanuel Dockès

Roman à thèse français publié en 2020. Dans la lignée des Voyages de Gulliver ou autre écrits utopiques, le livre épouse le point de vue d’un voyageur européen (un professeur de droit français en ce cas), qui se retrouve suite à un accident d’avion dans un pays avec des règles radicalement différentes des nôtres, qui vont progressivement lui être expliquées. En l’occurrence il est arrivé dans la misarchie arcanienne, l’Arcanie étant le territoire (mais ni un État ni une nation), et la misarchie le système d’organisation de la société, qui vise à casser au maximum les pouvoirs constitués. Dans le système présenté, ça se rapproche d’Eutopia, avec une part importante accordée à la socialisation du salaire, mais on n’a pas tout à fait le même cadrage (et narrativement dans Eutopia on avait un narrateur natif du pays et que l’on suivait depuis sa naissance, là c’est une personne extérieure qui découvre le système à l’âge adulte).

Le système présenté est intéressant, même si la partie kyriarchie (partielle, il y a des règles qui restent les mêmes pour tous, et les systèmes légaux alternatifs ne peuvent concerner que des petits groupes de personnes à la fois pour éviter la constitution de blocs de pouvoir) ne me parait pas forcément idéale. Il y a aussi une emphase mise sur le sexe et l’amour dans le livre (pas dans la société, mais c’est le cadrage que choisit l’auteur, avec une première rencontre qui a un caractère sexuel et un coup de foudre du narrateur pour une femme qu’il a rencontré et qui va servir de fil rouge à ses actions le long du bouquin) qui n’est pas vraiment ce qui me passionne le plus dans la présentation de ce genre d’alternative à nos sociétés. Il manque peut-être une partie sur la gestion des ressources et de l’énergie, là ça fonctionne sans souci, en arrière-plan. Par contre le bouquin parle des addictions : c’est une question personnelle, la liberté prime, même s’il y a des structures d’aide qui font des tournées pour aller à la rencontre des publics en difficulté.

Je recommande, pour envisager des alternatives aux sociétés faiblement démocratiques et fortement capitalistiques qui sont les nôtres.

Eutopia, de Camille Leboulanger

Roman de science-fiction français paru en 2022, inspiré des travaux de Bernard Friot sur le salaire à vie. Dans un futur indéterminé, le capitalisme (et plus généralement le propriétarisme) a été abattu (au moins à l’échelle d’un pays). Les gens vivent selon les principes de la Déclaration d’Antonia, un texte énumérant un certain nombre de droits pour les humains mais aussi pour le reste de la biosphère. On va suivre dans ce monde la vie d’Umo, de son enfance dans un petit village jusqu’à sa vieillesse dans un autre village qu’il a contribué à fonder. Entre temps Umo aura vécu dans différentes ville du pays, dont Antonia, fait des études à différentes périodes de sa vie, été électricien pour une entreprises qui construit des lampes, technicien son pour une troupe de musiciens, électricien pour une commune, professeur, tiré au sort pour l’assemblée générale d’Antonia, préparateur de commandes pour la logistique d’une commune, balayeur dans un cinéma. Il aura aimé et vécu avec une petite dizaine de personnes, dans diverses configurations.

Globalement, c’est sans surprise un roman à thèse, comme Ecotopia ou Les Dépossédés. La vie d’Umo nous permet de voir les différents aspects du fonctionnement d’Antonia, en parcourant un peu le pays. C’était sympa à lire, le côté utopie est cool, et la vie sentimentale d’Umo fait un fil conducteur intéressant (l’auteur.e insiste pas mal sur ce point, avec la formule « l’amour c’est du travail, le travail c’est de l’amour » qui revient comme un leitmotiv).

Quelques points négatifs cependant : le premier, c’est de la faute de la maison d’édition, il reste des coquilles dans le bouquin, et franchement ça sort de la lecture. Pas cool. Le second, plus de fond, c’est que cette utopie… fonctionne trop bien. Dans Les Dépossédés, ce qui marche particulièrement bien c’est que Le Guin creuse quand même pas mal les cas limite et comment les bonnes intentions de la révolution initiale peuvent quand même se fossiliser et recréer des structures de pouvoir. Ici, même s’il y a la question de la proposition Amistad, ça reste quand même assez léger, tout fonctionne très bien. Peut-être aurait-il plus fallu creuser aussi la question des infrastructures : y’a des trains, des ordiphones personnels (et un réseau qui les sous-tend), même avec une population fortement réduite ça demande quand même des chaînes logistiques à grande échelle qui paraissent peu compatibles avec le reste de l’idée de la déclaration d’Antonia. Enfin beaucoup de conso d’alcool et de cannabis. Pas un souci en soi mais un petit focus sur la gestion des addictions aurait été bienvenu.

Overall ça reste quand même une lecture intéressante, toute la partie sur le salaire à vie, le logement et la nourriture conventionné fonctionnent bien.

Ecotopia, d’Ernest Callenbach

Roman états-unien de 1975. Les trois États de la cote pacifique ont fait sécession 20 auparavant, rompant tout contact avec les États-Unis. Un journaliste new-yorkais est invité à franchir la frontière pour voir comment ce nouvel État, Ecotopia, a évolué durant l’intervalle. Le roman consiste en ses articles très factuels envoyés à son journal aux USA, le Times-Post, et ses notes dans son journal personnel, racontant son histoire plus personnelle.

Ecotopia est un État qui a mis l’écologie au centre de ses préoccupations (avec un débat interne persistant sur la question de savoir s’il est possible de réaliser l' »écologie dans un seul pays »). Le pays a radicalement modifié son fonctionnement, ses taxes, ses rapports sociaux, ses infrastructures pour atteindre un « état stable » de consommation et régénération des ressources naturelles. Au passage, la semaine de 20h a été institué, ainsi qu’un revenu de subsistance universel. Les rapports sociaux se sont apaisés, la production a été socialisée, le parti au pouvoir – le Parti Survivaliste – est dirigé par des femmes.

Ecotopia est une utopie, à laquelle le narrateur va peu à peu se rallier. Les idées écolos présentées sont intéressantes (surtout pour un roman de 75), mais en terme de narration, Ecotopia est trop parfaite pour être intéressante. Certains aspects de la société font penser aux Dépossédés, mais sans la réflexion critique que présente Le Guin. Par ailleurs, en dehors de l’écologie, certains aspects ont mal vieillis : les trips sur la sexualité (notamment le point de vue du narrateur dessus), le passage « ah oui les populations noires ont décidées de se ségréger en cités-États indépendantes », tout n’est pas parfait dans les thèses présentées. Le principe de la double voix du narrateur entre ce qu’il écrit officiellement et son journal intime, et comment les deux se répondent est intéressant par contre.

The Dispossessed, d’Ursula K. Le Guin

Roman de science-fiction de 1974. L’autrice expose le fonctionnement d’une société anarchiste via le point de vue d’un de ses membres, Shevek, un physicien frustré par certain des immobilismes de son monde. Il rentre en contact avec le monde jumeau et capitaliste pour des échanges scientifiques, et les contrastes entre les deux mondes permettent de mettre en lumière ce qui fonctionne ou non dans le monde anar. C’est essentiellement de la socio-fiction. Le fonctionnement du monde est très intéressant. Le Guin montre aussi qu’il ne suffit pas de décréter qu’un monde est anarchiste et d’avoir fait la Révolution à un moment dans le passé pour que tout ce passe bien : les organisations et hiérarchie, même informelles, ont tendance à se réétablir si on ne continue pas à les combattre. La révolution est un mouvement, pas un événement.

Très bon roman, super original, il est cependant dommage d’avoir uniquement le point de vue de Shevek, qui se révèle excellent penseur de l’anarchisme en plus de physicien de génie : ça fait quand même retour en force du Grand Homme ; alors que tout le livre dénonce ça par ailleurs.

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