Archives par mot-clé : roman

Vita Nostra, de Marina et Sergey Dyachenko

Roman fantastique ukrainien. Une adolescente est admise dans une école de magie. Trope usé jusqu’à la corde ? Dans la fantaisie anglo-saxonne peut-être, mais là on en est loin. L’héroïne ne veut pas du tout aller dans cette école, on l’oblige à s’y inscrire et à être assidue en cours sous peine de voir sa famille être gravement blessée. L’enseignement est fastidieux, l’internat hors d’âge, tous les élèves terrifiés. Et pourtant Sacha va peu à peu aimer l’enseignement qu’on lui prodigue, trouver sa place et tout faire pour dissimuler la vérité à sa famille.

J’ai bien aimé. C’est assez perché, une description détaillée d’études ésotériques mais austères, consistant essentiellement à apprendre par cœur des textes incompréhensibles sous menace permanente. Les élèves sont tous traumatisés à des degrés divers par leur enseignement, personne n’est épanoui ou heureux, mais ça reste étrangement plaisant à lire et prenant.

Comme un empire dans un empire, d’Alice Zeniter

L’histoire croisé d’un assistant parlementaire un peu veule et d’une hackeuse qui plonge dans la paranoïa suite à l’arrestation de son compagnon.

Le livre revient sur les actions des Anonymous, sur la captation de l’image des hackers par des firmes d’infosec, sur le harcèlement et flicage numérique des femmes par des hommes violents, et sur l’impact du mouvement des Gilets jaunes et de l’élection de Macron sur la vie politique française.

Je n’ai pas pas été transporté, l’écriture sonne un peu articificielle. La ligne narrative d’Antoine souffre de la comparaison avec La Tannerie, qui traite mieux des sujets similaires ; celle de L fait très « les hackeurs racontés par qq qui ne connait pas le milieu » – même si la description est correctement documentée, on sent l’extériorité. Le passage que j’ai préféré est probablement la fin à la Vieille Ferme, mais c’est court.

J’avais largement préféré le précédent roman de l’autrice, L’Art de Perdre.

La Tannerie, de Célia Levi

Roman français de 2020. Jeanne, jeune adulte arrivée à Paris depuis sa Bretagne natale, décroche un contrat de 6 mois en tant qu’accueillante à la Tannerie, lieu culturel à la mode situé dans une ancienne friche à Pantin. Au contact de ses collègues et au fil de son quotidien à la Tannerie, Jeanne découvre un univers complètement différent de celui dont elle est issue. Ses collègues suivent l’actualité, parlent de politique, namedroppent des artistes et des penseurs, connaissent les restaurants et les bars à la mode… Jeanne se laisse totalement impressionner par ce mode de vie et notamment par Julien, son supérieur très beau et toujours prêt à sortir un discours conceptualisant bourré de références.

Jeanne s’acclimate peu à peu à ce monde, au point d’avoir honte de ses origines, de l’absence de chic de sa famille paysanne. Elle devient en partie transfuge de classe, mais uniquement en terme de capital culturel, son salaire étant misérable. En parallèle, elle a aussi un éveil à la politique avec la présence de campements de migrant.e.s proches de la Tannerie, les conflits sociaux de basse intensité dans le lieu culturel, et surtout toute la séquence Nuit Debout qui se déploie dans la seconde partie du roman.

C’était fort bien. J’ai mis un peu de temps à rentrer dedans. Au début l’héroïne est complètement déboussolé, et l’écriture retranscrit bien ça, mais du coup c’est pas la partie la plus sympa à lire. Peu à peu elle prend ses marques et ça devient très cool. Le roman montre bien le décalage entre les discours et les pratiques (le directeur de la Tannerie qui fait mettre une banderole avec une citation absconse de Césaire en soutien aux migrants tout en autorisant les CRS à circuler dans le lieu pour éviter une occupation ; Julien qui pérore sans fin sur le sens de l’Histoire avec un pote au bistro après avoir fait 30 minutes de manif), mais il montre aussi comment c’est facile de se faire avoir par tout le vernis de références et de namedropping. Jeanne est une héroïne volontairement naïve, le/la lecteurice est plus à même qu’elle de voir comment ce qu’elle prend pour argent comptant est de la poudre aux yeux, mais c’est aussi logique que ça marche.

Le roman reprend une forme classique : celle de l’arrivée à la capitale d’un.e jeune provincial.e ambitieu.se.x. Mais Jeanne n’est pas Rastignac ou Georges Duroy, et surtout l’époque n’est pas la même. Au lieu de lui ouvrir les antichambres du pouvoir, on lui propose un contrat à temps partiel de 6 mois qui pourra être renouvelé, tout en lui faisant miroiter comme à tou.te.s ses collègues un potentiel CDI au bout du chemin.

C’était fort bien écrit et ça décrit très bien le milieu des petites mains de la culture et les contradictions qui le traversent ; les personnages secondaires sont très réussis et permettent de montrer différentes facettes des employé.e.s de la Tannerie.

Je recommande.

L’Ours et le Rossignol, de Katherine Arden

Roman de fantasy inspiré sur le folklore russe. Au XIVe siècle, la fille d’un seigneur du Nord découvre qu’elle a le don de double-vue : elle peut voir les créatures folkloriques, et les esprits domestiques. Au moment où un ancien esprit maléfique se réveille, le nouveau prêtre du village travaille à détourner les habitants des esprits familiers au profit de la foi chrétienne, affaiblissant leurs défenses.

Des éléments de folklore et de narration qui rappellent les romans de Naomi Novik. On a la même focale sur une héroïne qui se débat avec les conventions genrées de son époque (mais ici elle ne finit pas par tomber amoureuse, c’est bienvenu). Pas beaucoup d’action par contre, le roman est essentiellement l’établissement progressifs des termes de la situation, mais tout se résout très vite, avec une héroïne qui ne fait finalement pas grand chose d’héroïque. Un peu dommage de ce point de vue là. Du coup sentiment un peu mêlé : c’était sympa à lire sur le coup, pas de défauts majeurs, une héroïne attachante, mais on ne retire pas grand chose du roman non plus.

Potentiel du Sinistre, de Thomas Coppey

Un jeune cadre dynamique prometteur est engagé dans Le Groupe, n°2 du secteur bancaire. Intégré à une équipe de R&D pour imaginer et gérer de nouveaux produits financiers exotiques, il développe l’idée de titriser la réassurance des catastrophes naturelles. On suit sur plusieurs années son évolution dans Le Groupe, son adhérence initiale puis sa dissociation d’avec les valeurs corporate.

On sent que l’auteur a travaillé en entreprise, il rend à merveille le vocabulaire et l’ambiance corporate, la façon de parler par éléments de langage qui permettent de se raccrocher à ce qui est dicible, dans des rapports qui sont très largement hiérarchiques même si on a un vernis de cool dessus.

C’est un roman assez peu joyeux du coup, on sent bien toute la puissance du néolibéralisme qui pèse sur les personnages qui veulent dévier du credo. Mais c’est un roman réussi dans ce qu’il montre.

L’Organisation, de Maria Galina

URSS, 1979, une ville portuaire quelconque. Sous-sous-branche des services portuaires, le SSE est chargé des inspections sanitaires sur les cargos à l’arrivée. Rosa, jeune fille de 17 ans un peu fleur bleue, y accepte à contrecœur un poste de secrétaire, dans l’espoir d’y pratiquer son anglais. Le travail de ses collègues du SSE-2 est obscur : si le SSE-1 gère tout ce qui est menace biologique, que fait le SSE-2 ? Le lecteur est éclairé avant Rosa : le SSE-2 gère les menaces surnaturelles. Et il semblerait que malgré leur respect strict de la procédure, un esprit quelconque ait réussi à débarquer d’un cargo, et commence à menacer la ville…

J’ai bien aimé. Le 4e de couverture le rapproche de Ghostbusters, pour ma part je dirai plutôt Les Puissances de l’Étrange ou Le Bureau des Atrocités, pour le côté « rencontre de la bureaucratie et du surnaturel ». Le rythme est un peu lent, mais j’ai l’impression que c’est classique roman russe moderne. Le point de vue varie entre différents personnages (et heureusement parce que Rosa ne comprenant pas grand chose à ce qui se passe, garder son point de vue tout du long aurait été dommage), qui se débattent entre gestion de la menace surnaturel, vie quotidienne dans une URSS qui n’est pas au mieux de sa forme et arrangements avec la hiérarchie inepte.

Article invité : Chavirer, de Lola Lafon

Sans grande originalité, j’ai énormément aimé.

Cléo, une collégienne passionnée de danse modern jazz, tombe entre les mains d’un réseau de « mécènes » pédophiles et y entraîne d’autres filles. Ce n’est « que » le début du roman, qui donne la voix à plusieurs personnages qui, au fil des années, gravitent autour de cette victime coupable, écoutent son histoire, partagent un moment plus ou moins long de sa vie et en construisent un portrait fragmenté, fragmentaire.

Le roman entremêle avec beaucoup de force et d’attention une multitude de thèmes difficiles. Des passages, des images me restent : les scènes de danse, de transformation physique avant et après le spectacle, et plus généralement les questions de maîtrise et de souffrance du corps féminin (empowerment vs aliénation) ; la violence de classe des militants de gauche face à Cléo devenue danseuse chez Drucker à laquelle fait écho le racisme qui empêche Betty de devenir danseuse classique ; la finesse de l’écriture des relations amicales, amoureuses, familiales, comme des rivalités (une pensée pour L’amie prodigieuse) et des mécanismes de manipulation.

Comme on dit sur ce blog : je recommande.

La Guerre des Salamandres, de Karel Čapek

Roman tchèque de 1935. Dans une île de l’archipel de la Sonde, un capitaine européen découvre dans une lagune des salamandres doté d’intelligence. Il les emploie à la récupération de perles, qu’il leur échange contre de la nourriture et des couteaux pour se défendre des requins. Rapidement, un marché de la salamandre se monte, permettant de disséminer cette main d’œuvre bon marché, les États rêvant d’expansion territoriale sur les côtes…

J’ai beaucoup aimé. Le ton est grinçant, les entreprises trouvant les meilleures raisons du monde de réduire les salamandres en esclavages, puis d’encourager les dépenses militaires des États, équipant des bataillons de salamandres pour défendre les forteresses sous-marines qui protègent les côtes.

Une partie du roman est rédigée sous la forme de la recension d’articles de presse (une recension partielle, issue de la collection d’un portier passionné par les salamandres, mais dont la femme a jeté une partie de la collection qui prenait trop de place), et présentés sous forme de notes de bas de page d’un texte qui résume l’évolution de la condition des salamandres, les réactions humaines (créations d’écoles pour les salamandres, tentative de créer un langage universel pour les salamandres, nouvelles modes artistiques inspirées du « salamandrisme »). L’ouvrage se finit aussi de façon étonnante : l’auteur discute avec lui-même pour trouver une fin qui ne soit pas trop implacable pour les humain.e.s, et au lieu d’écrire la fin du roman, il présente ce qu’elle pourrait-être.

Broadway, de Fabrice Caro

Un peu déçu. C’était beaucoup une redite du Discours en terme d’humour et de situations, avec un personnage principal moins attachant, qui fait visiblement sa crise de la quarantaine en étant creepy avec une prof de son fils et en étant lâche sur tous les plans. Si c’était rigolo dans le cadre d’un monologue intérieur à l’échelle d’une soirée dans le Discours, érigé en philosophie de vie ça fait un personnage pas très sympa.

L’Art de Perdre, d’Alice Zeniter

Livre sur les conséquences de la guerre d’Algérie sur une famille algérienne. On suit trois générations, Ali, Hamid et Naïma. Ali est propriétaire terrien kabyle, forcé malgré lui de prendre parti. Hamid, son fils aîné, naît en Algérie, y vit ses premières années, mais grandit surtout en France, dans les camps de réfugiés puis dans une cité. Et enfin Naïma, l’aînée d’Hamid, réalise qu’elle ne sait rien de l’Algérie, que tout le monde la définit par des racines algériennes dans lesquelles elle ne se reconnaît pas, n’ayant jamais mis les pieds là-bas, ne parlant pas arabe…

C’est très bien écrit. Le récit commence par un prologue sur Naïma, avant de remonter les années jusqu’à la jeunesse d’Ali et de dérouler chronologiquement les faits, avec des petites incises pour expliquer de temps à autre ce que sauront les protagonistes suivants de ces événements, la difficulté de la transmission de la mémoire étant un des thèmes centraux du livre.
Le statut de la narratrice est mystérieux : elle est contemporaine de Naïma, elle utilise le « je » de temps à autre, mais en même temps elle est omnisciente. J’aime bien ce genre de narration, c’est un procédé intéressant de positionner le narrateur comme une personne réelle sans qu’iel soit pour autant caractérisé.e davantage ou partie prenante des événements.