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Nomadland de Jessica Bruder

Documentaire sorti en 2017. Bruder raconte la vie de plusieurs workampers américains : des personnes vivant dans une voiture, un van, bref un truc qui se déplace, et qui vont de travail temporaire en travail temporaire. C’est une catégorie de la population qui a explosé après la crise de 2008, et qui est notamment composé de personnes âgées qui soit n’ont jamais pu prétendre à une retraite décente, soit ont vu disparaître avec la crise leur retraite par capitalisation (un excellent argument contre cette privatisation des retraites, d’ailleurs). Ces personnes se déplacent au gré de la demande pour des emplois saisonniers : gardien.ne.s de camping, cariste chez Amazon en prévision du boom de Noël…

Bruder documente leur mode de vie via des interviews avec plusieurs d’entre elleux, recontextualise leur situation, détaille le type d’emploi qu’ils font, la culture qui s’élabore dans ce milieu. C’est très facile à lire et très intéressant. Par certains aspects ça m’a fait penser au Champignon de la Fin du Monde, pour le côté « les marges du capitalisme pourtant indispensables à son fonctionnement » + enquête de terrain, mais ça se lit plus facilement.

Éloge de la Plante, de Francis Hallé

Essai de botanique. Francis Hallé détaille les grandes lignes du fonctionnement des plantes, et surtout les différences entre les fonctionnements animaux et végétaux. Il déplore que la botanique et la biologie plus largement souffrent d’un certain zoocentrisme de la part des chercheurs, conduisant à vouloir calquer certains mécanismes végétaux sur ce qui a été étudié plus en détail chez les animaux, et à considérer que les animaux font mieux/sont plus évolués/plus adaptés.

Au contraire, pour lui la vie végétale montre une inventivité et une variabilité incroyable pour s’adapter aux conditions environnementales, là où les animaux se contentent de se déplacer. De façon générale, il base son livre sur plusieurs dichotomies fondamentales entre animaux et végétaux :

  • La vie fixée vs la vie mobile. La plante reste sur place, se déploie dans l’espace pour exploiter une énergie ubiquiste mais faible (le rayonnement solaire), les animaux se déplacent et vont acquérir d’un seul coup de l’énergie concentrée.
  • Le niveau auquel on définit un individu. Pour lui considérer l’arbre comme un individu est un zoocentrisme : l’arbre est potentiellement immortel, son génome n’est pas unitaire, il y a potentielle compétition interne, différentes lignées de méristèmes assurent une réitération et une reproduction : Les plantes peuvent être considérées comme des êtres coloniaires que comme des individus. Il fait d’ailleurs des comparaisons intéressantes avec les coraux (formes de vies animales coloniaires et fixées), les insectes sociaux et les cristaux (pour la réitération de la structure à partir d’unités simples au vu de certaines contraintes extérieures)

C’était fort intéressant (et très bien vulgarisé, c’est lisible sans bases en biologie, tout est réexpliqué), je ne suis pas toujours fan de son style d’écriture, mais les idées développées sont super intéressantes.

Nous n’irons plus aux urnes, de Francis Dupuis-Déri

Plaidoyer en faveur de l’abstention, comme le dit le sous-titre. Ça part dans pas mal de directions. Les points qui m’ont semblés les plus intéressants que j’en ai retenus :

  • On reproche aux abstentionnistes de risquer de faire élire les mauvais·es candidat·e·s. Ça suppose qu’il y en ait de bons, et c’est quand même un reproche qu’il serait un peu plus pertinent d’adresser aux votant·e·s qui ont fait le choix en question. Au contraire, une forte participation légitime l’élection, du coup l’abstention est tout à fait raisonnable si on considère que tous les choix sont insatisfaisants, et encore plus si on considère que le mécanisme même de l’élection de représentant·e·s à mandat non-impératif n’est pas bon comme système politique (ce qui est très fortement le point de vue de l’auteur : voter une fois tous les 5 ans pour une personne et non un programme, dans un contexte ou l’électabilité est réservée aux classes supérieures, dépend du fait d’avoir de l’argent et est très fortement influencée par une presse détenue par un oligopôle de milliardaires, n’est pas du tout démocratique à son sens, même si tout le monde dans le système se gargarise du mot démocratie. Parler d’aristocratie élective serait plus juste.
  • On est incité depuis l’enfance, avec les élections de délégué·e·s, les Parlements des enfants et autres mesures, à considérer l’élection de représentants comme la bonne façon de gérer une démocratie. Même si on élit dans ce cas des représentants pour de faux, sans pouvoir d’action concret : l’important est d’apprendre à se déposséder du pouvoir politique : à l’échelle d’une classe, pourquoi a-t-on besoin de délégu·e·s ? On peut très bien faire de la démocratie directe avec une assemblée générale sur les heures de vie de classe, pour gérer les questions qui concernent la vie du groupe.
  • On retrouve souvent à gauche l’argument de la double stratégie pour faire changer la société : participer au processus électoral pour avoir une légitimité et faciliter l’installation des idées défendues dans le débat public, et travailler en dehors du processus électoral : grèves, manifestations, autres actions… Les deux allant de concert. Sauf qu’en fait ça ne marche la plupart du temps que dans un seul sens : la participation aux élections voire aux instances de gouvernement prend du temps, de l’énergie, des moyens qui pourraient être consacrés au militantisme plus direct. A l’inverse les partis ou instances gouvernementales soutiennent peu les syndicats et actions qui leur sont extérieurs. En participant aux élections, on les légitime donc sans gagner beaucoup en retour, assez paradoxal quand le but politique de départ était de sortir de la démocratie représentative. FDD donne des exemples de tentative d’entrisme politique par des groupes anarchistes, satiriques ou prônant le vote blanc/nul qui ont plus ou moins bien marché, mais souvent moins, qu’ils se fassent invalider leur candidature, prennent une taule ou finissent par se détourner de leurs objectif initial, avec une personnalisation du pouvoir.

Le Capitalisme paradoxant, de Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique

Essai sur le néolibéralisme et le management en entreprise. La thèse du livre est que ces deux concepts fonctionnent à base d’injonctions contradictoires, qui placent les gens qui les subissent dans la position inconfortable d’avoir à travailler sans pouvoir faire tout ce qu’on leur demande ou sans pouvoir mettre en adéquation la réalité de leur travail avec les descriptions officielles qui en sont faites.

Les injonctions contradictoires les plus classiques :
– Soyez autonomes et exercez votre libre arbitre, mais dans le cadre des valeur et référentiels de la compagnie
– Surpassez-vous en permanence (si c’est permanent on va bien atteindre une limite de ce qu’on peut faire, et what then?)
– Soyez le meilleur, mais dans le cadre d’une collaboration avec les autres (rien que soyez le meilleur, comme injonction adressée à tou.te.s, c’est fort toxique : par définition il ne peut y en avoir qu’un.e)

Dans beaucoup d’organisation modernes, le cadre d’action est défini par un ensemble complexe de référentiels et normes : plus personne n’est responsable, on ne peut pas s’opposer à des décisions personnifiées : d’une part ça enlève la responsabilité juridique, mais aussi ça enlève du pouvoir aux employés, et surtout ça gomme les conflits : ces référentiels sont présentés comme des évidences naturelles et non pas comme la cristallisation d’un processus de décision qui a impliqué des choix et qui avantage certain.e.s. Cette gouvernance est présentée comme neutre alors qu’elle ne l’est pas du tout. On demande une adhésion aux valeurs de l’entreprise plutôt qu’à la figure du Président/Directeur/whatever. On peut même en arriver à vouloir faire fonctionner la boîte malgré des désaccords flagrants avec le PDG/la hiérarchie, parce qu’on a l’impression qu’on est celle/celui qui a mieux compris les valeurs et que ce sera reconnu. Sauf que des valeurs affichés ne représentent pas la réalité de l’action effectuée.
Le langage managérial et les référentiels promeuvent l’efficience et autres valeurs consensuelles (qui peut être contre l’efficience ? Vous voulez que les choses soient inefficaces, vous ?) sans expliciter ce qu’est cette efficience, qui elle arrange, sans permettre la remise en cause des indicateurs de ce que serait l’efficience.

Démultiplication du temps passé en évaluation des activités plutôt que dans les activités elles-même, avec en plus une incitation à déformer la production pour qu’elle aille dans le sens des indicateurs.

Faute de pouvoir être perçus comme dépendant de l’organisation, les conflits qui peuvent surgir sont le plus souvent perçus comme relationnels et interpersonnels (même si ce n’est pas forcément incompatibles, les deux peuvent exister et se nourrir l’un l’autre).

On demande aussi aux manageurs/euses à la fois de s’impliquer totalement dans leur métier, et de ne pas exprimer d’émotions négatives, de ne pas apparaître faibles, de toujours afficher un discours de réussite même s’ils ont sous les yeux une réalité toute autre. Grosses dissonances cognitives en perspectives.

J’ai trouvé ça intéressant. Il n’y a rien de révolutionnaire dans le livre, mais ça articule pas mal d’éléments que j’avais déjà perçu, j’y retrouve beaucoup mon expérience de travail des deux dernières années. Un peu trop psychologisant par moment, mais ça reste circonscrit à de courts passages.

Happycratie, d’Edgar Cabanas et Eva Illouz

Un peu dense, mais intéressant à lire. En résumé :

Le livre revient sur l’invention de la psychologie positive, branche récente de la psycho qui veut s’intéresser à « l’individu qui va bien ». Il y a de grosses controverses sur le fait que ça ait de réelles bases scientifiques, mais ça permet d’étendre largement le champ d’action de la psychologie et donne des occasions de publis, du coup ça a été en bonne partie accepté par la communauté des psychologues.

En parallèle, les économistes mettent en avant le bonheur des gens comme une mesure quantifiable, sommable et pertinente pour mesurer l’impact d’une politique : avoir un indicateur chiffré du bonheur permet d’objectiver des choix technocratiques comme littéralement « for the greater good« .

Gros problèmes méthodologiques dans ces deux approches qui définissent le bonheur via les choix individuels des gens avant de « découvrir » qu’augmenter les libertés individuelles au détriment des cadres collectifs augmente le bonheur : un beau raisonnement circulaire. Accent mis aussi sur le changement intérieur et le bonheur comme un état d’esprit quel que soient les circonstances extérieures : mieux vaut méditer que militer, du coup.

Dans le monde de l’entreprise, ça se traduit par une inversion de la relation
{un travail intéressant et stimulant –> des employé.e.s heureu[ses|x]} vers
{des employé.e.s heureu[ses|x] –> des employé.e.s performants (et donc un travail bien fait)}. Toute la responsabilité est reportée sur l’individu. Et du coup si seul les travailleureuses heureu[ses|x] sont producti[ve|f]s, il est légitime de chercher à se débarrasser. Coïncidence, les personnes revendiquant que des choses ne vont pas dans l’organisation du travail n’ont justement pas l’air très contentes de leur sort, si on s’en débarrassait ? Il faut s’aligner sur les valeurs et objectifs de la boîte, pas juste bien faire son travail, pour être considéré.e comme un.e bon.ne employé.e.
Du coup double discours qui promeut des employé.e.s autonomes, adaptables et flexibles, mais seulement dans les limites de ce que l’entreprise décrète comme pertinent. fausse autonomie qui conduit à de belles dissonances cognitives.

Il existe aussi tout un secteur marchand qui va vendre les clefs de la transformation en un individu heureux. En gros, trois grands axes :
1/ La capacité à adapter son ressenti émotionnel des situations. C’est tous les trucs de méditation qui répètent « Je mérite de réussir, je suis apprécié par mes pairs » et compagnie, les philosophies à base « d’accepter ce qu’on ne peut changer » et de voir que la responsabilité de nos échecs et réussites nous incombent. Bref, que des éléments focalisés sur des changements de court terme, qu’on pourrait théoriquement mettre en œuvre individuellement sans avoir à remettre en cause des éléments structurels (on retrouve là des éléments aussi développés dans Egologie).
Pour ce genre de trucs, une petite application sur ordiphone est le medium idéal. Des applications qui vont proposer n minutes de méditation par jour, de faire telle ou telle action pour se remémorer les éléments positifs de sa vie… Bref, plein de trucs courts, gamifiés, et produisant à balle de données personnelles revendables ensuite. C’est un des avantages d’avoir fait du bonheur une métrique chiffré : on peut en faire une donnée exploitable.
2/ L’authenticité. Faut être soi-même. Encore mieux, faut montrer qu’on est soi, et unique, et intéressant. Bienvenue dans le monde merveilleux du self-branding. On met en scène sa vie sur les réseaux sociaux, on s’affirme authentique mais on met en scène que les moments positifs pour être inspirant et montrer qu’on a une vie intéressante de gagnant de la course au bonheur. On peut montrer des échecs, mais inscrits dans une narration où on montre comment ils nous ont permis de rebondir après en avoir tiré des leçons.
3/ L’épanouissement. Là c’était plus confus j’ai trouvé. Globalement l’idée serait que c’est un processus plus qu’un état, on peut toujours s’épanouir davantage, du coup on peut toujours se faire vendre plus d’épanouissement.

Conclusion : Sacrée coïncidence que l’individu heureux défini par les psychologues positifs corresponde si bien avec l’employé idéal pour une entreprise. On a une pseudoscience complaisante avec l’armée, les gouvernements, les grands groupes capitaliste, qui définit ce qu’est le bonheur. Et qui le définit comme un état intérieur, pas comme un espoir qui inciterait à changer les conditions matérielles. What could possibly go wrong?

Egologie, d’Aude Vidal

Essai sur le versant « développement personnel » de l’écologie politique, la façon dont il peut potentiellement étouffer le côté vraiment revendicatif et radical du projet écologiste, et plus généralement sur les tentatives et stratégies de récupération par le néolibéralisme de l’écologie.

Le néolibéralisme file plein de petites satisfactions de court terme mais pas d’épanouissement durable, à la fois en colonisant les imaginaires et en dégradant l’environnement. Cf le rapport du GIEC expliquant qu’il va falloir redéfinir ce qu’est une « bonne vie » si on veut surmonter la crise climatique (s’applique pareil pour la crise de la biodiv). L’écologie politique (la vraie, pas la croissance verte) propose de s’attaquer aux deux points à la fois. Mais du coup, récupération de la partie « décolonisation de l’imaginaire » par à la fois le néolib et des trucs pseudo-mystiques qui vont vendre un changement de l’intérieur des gens en oubliant toute la partie transformation des structures de la société : on va notamment retrouver là une bonne partie du développement personnel. Le développement personnel va être facile à promouvoir parce qu’il promeut un changement sans conflit : c’est quand même plus sympa. On va vendre du coup à la fois les « alternatives locales », le « développement personnel » et la croissance verte, avec l’idée que le modèle peut être transformé par des gens qui éteignent la lumière, font de la méditation pour se sentir mieux et vont acheter à la biocoop plutôt qu’en grande surface. C’est joli, mais en vrai le capitalisme s’accomode fort bien de tout ça, et à côté les gens des classes plus populaires qui n’ont pas les moyens (financiers, temporels, autre) de rentrer dans ces alternatives sont culpabilisés (la crise devient de leur faute) pendant qu’il existe toujours une grosse industrie polluante.

Le néolib est aussi fort content du développement personnel en ce qu’il peut facilement être dépolitisant : si l’accent est mis sur le fait de rendre les gens heureux en faisant des ajustements dans leur tête, on peut les persuader de s’adapter à des conditions extérieures merdiques contre lesquelles iels feraient mieux de se révolter. En plus les gens qui vont pas bien peuvent désormais être tenu.e.s comme les responsables de leur malheur : iels n’ont pas fait assez de travail sur elleux pour aller bien.

Deux exemples de plus : le do-it-yourself promu comme un moyen d’émancipation peut absolument ne pas l’être : si c’est inséré dans des circuits de production locaux et des réseaux de sociabilité fort bien, mais si c’est chacun.e fait son pain et son savon chez soi, ça détruit l’artisanat local, et ça permet au capitalisme de refourguer à chacun.e une machine à pain et une imprimante 3D pas mise en commun qui sera sous-utilisé. Incitation à la consommation des moyens de production personnels, en qq sorte. Le DIY émancipe dans le cadre des communs seulement, pas en soi.

L’agriculture urbaine réappropriée par les classes supérieures se fait gentrifier : là où les plus pauvres produisaient par nécessité, les classes sups vont voir ça comme un loisir et importer des pratiques de classes dans les jardins partagés : vont pousser au ZéroPhyto même si ça baisse la productivité, voir vont évincer les plus pauvres de l’agriUrbaine : soit par augmentation du droit d’entrée des jardins soit plus subtilement parce qu’ils pourront plus facilement préparer leur dossier de demande, ou en les faisant se sentir pas à leur place dans le jardin gentrifié.

On ne naît pas soumise, on le devient, de Manon Garcia

Bon, évacuons d’entrée l’ambiguïté : malgré le titre il ne s’agit pas d’un copycat de 50 Shades mais d’un essai de philosophie féministe, qui entend montrer d’où vient philosophiquement la soumission des femmes (ie leur absence de résistance, voire leur participation) à la domination masculine, et ce en s’appuyant fortement sur Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir.

J’ai pas été entièrement convaincu. Ce n’est pas que je pense que les analyses de l’autrice soient fausses, je pense que j’ai un souci avec l’approche philosophique de ce genre de sujet. Je trouve que ça tourne pas mal en rond et que ça invoque de grands concepts et de grands noms pour analyser des phénomènes qui bénéficieraient beaucoup plus d’une approche basée sur les sciences humaines.

En gros ce que dit le bouquin : il y a une réalité de la soumission féminine au patriarcat, pourtant la soumission est un point aveugle de la philosophie, qui considère dans sa grande majorité que ne pas utiliser sa liberté est une faute morale (pour moi là déjà le problème il est avec l’approche philosophique, y’a pas de paradoxe en soi juste les philosophes sont des tocards (N’hésitez pas à me contacter pour des approches nuancées sur des sujets complexes)).

Si on rejette les explications débiles (débiles, mais qui restent bien prévalentes même de nos jours, et qui sont surtout sexistes) du style « Il y a une essence féminine éternelle, et cette essence est d’être soumise », qu’est-ce qu’on peut dire sur cette soumission constatée ?

Là, Garcia reprend les thèses de De Beauvoir : les humain.e.s ne ni sont totalement libres, ni totalement déterminés par leur environnement : iels exercent leur libre arbitre au sein d’un jeu de contraintes extérieures et de normes sociales. Iels sont influencé.e.s par ces normes mais peuvent les influencer en retour de par leur existence (perso ça me paraît trivial, mais bon, j’arrive après que plus de vingt siècles de philosophie et quelques siècles de sciences sociales aient défriché le terrain, peut-être que c’est pas si trivial que ça). Donc parmi ces humain.e.s, certain.e.s, en raison de caractères biologiques que la norme sociale considère déterminants, sont étiquetées « femmes » et élevées puis socialisés selon une norme donnée qui correspond à cette étiquette (je résume, mais en gros le point important c’est qu’on est pas femme de façon innée, on naît avec des caractères biologiques qui font qu’on vous assigne le label, on dit que ce sont ces caractères qui posent une division significative de l’Humanité en genres, mais cette division est arbitraire (on aurait tout autant pu choisir gaucher.e/droitier.e ou la couleur des cheveux. Genre et race n’ont l’air significatif que parce qu’on vit dans des sociétés qui ont décidé que c’était significatif). Ensuite on vous éduque à vous comporter comme une femme doit se comporter, jusqu’à ce que vous correspondiez suffisamment au stéréotype : on ne naît pas femme, on le devient. (Reparenthèse dans la parenthèse : d’où les travaux féministes notamment de Monique Wittig expliquant que les lesbiennes ne sont pas des femmes : la question c’est pas quels caractères biologiques elles avaient à la naissance, mais la non-conformité à la norme sociale de la femme : or cette norme passe fortement par l’hétérosexualité et la relation aux hommes, notamment parce que ce sont les hommes (cishet) qui en tant que dominants édictent la norme et qu’ils sont intéressés à ce que les femmes soient hétéros, disponibles sexuellement, et tant qu’à faire, soumises, on en arrive au titre du livre)).

Or donc, on a des humain.e.s, tou.te.s disposant d’un libre arbitre, tou.te.s influencé.e.s par des structures et contraintes extérieures. Mais dans le tas y’en a 50% à qui on a dit depuis leur enfance qu’ils doivent être indépendants, qu’on a éduqués à oser des trucs et à qui on a dit que le monde était leur terrain de jeu et qu’ils étaient des sujets libres ; et y’en a 50 autres pourcents à qui on a dit qu’elles étaient plus jolies quand elles souriaient et fermaient leur gueule, que leur but dans la vie c’était un beau mariage et l’entretien d’une maison, et de se sublimer dans la maternité, ie mettre leur corps même au service de la croissance d’un organisme étranger pendant 9 mois + allaitement + éducation.
Bref, le jeu des contraintes extérieures est pas exactement le même pour les deux moitiés. Les femmes ont largement plus à perdre à défier le statu quo social pour chercher leur liberté. Et c’est là que la soumission apparaît : la domination patriacale file plein d’avantages aux hommes, mais elle en file de façon mineure aussi aux femmes qui se conforment volontairement aux normes sociales genrées : dans les sociétés occidentales, il n’y a pas de mécanisme coercitif qui oblige les femmes à se maquiller, à s’épiler ou de façon générale à se conformer aux standards de beauté sexistes, mais celles qui le font auront plus de facilité cependant dans leur vie quotidienne, elle n’auront pas à se justifier, à se prendre des remarques, les gens seront spontanément plus sympa avec elles… (Bon, à la fin elles sont quand mêmes perdantes parce qu’elle claquent du temps, du fric et de l’espace mental à se conformer aux standards sexistes, pour y gagner moins que les hommes en termes d’avantages).

Trois points spécifiques qui m’apparaissent intéressants dans le livre :

  • La tradition philosophique dit que la liberté est l’état premier de l’Humain, mais en réalité, tout le monde commence enfant, et soumis à une autorité extérieure : on expérimente d’abord la soumission, aller vers la liberté est un apprentissage, et il faut faire des choix actifs pour atteindre cette liberté. Le « chemin de moindre résistance » c’est de rester passif et soumis aux diverses autorités qui s’exercent sur nous. Dans ce contexte, les femmes bénéficient de moins de leçons de liberté, cette liberté est moins valorisée dans leur socialisation, elles ont moins à y gagner dans un premier temps (elles ont a gagner collectivement à renverser le patriarcat, mais pas individuellement à le contester) : le calcul coûts/bénéfices de choisir la liberté n’est pas le même pour elles et pour les Hommes.
  • Contrairement à d’autres groupes opprimés (prolétariat, racisé.e.s, LGBT), le rapport d’oppression des femmes hétéros passe d’abord par un rapport interindividuel, dans le couple. D’où une plus grande difficulté à se retrouver en groupe d’opprimées, à faire apparaître une expérience commune, à dénaturaliser la domination. Le tout complexifie le fait de lancer une lutte contre la domination que les opprime (je pense que c’est un peu moins vrai de nos jours qu’à l’époque du Second Sexe, mais ça reste en grande partie pertinent).
  • Toute une partie du livre est consacrée au travail de MacKinnon, une philosophe féministe US : les hommes sont socialisés pour apprécier la domination (enfin, la leur) dans tous les domaines et en particulier dans le domaine sexuel : cf la pornographie mainstream, qui met très souvent en scène des rapports de pouvoir genrés et asymétriques : les hommes sont littéralement conditionnés pour être excités par l’exercice de la domination. Logiquement, ça ne se confine pas au domaine sexuel, ça s’étale sur tout le reste des interactions sociales (Bon après j’ai l’impression que MacKinnon donne au sexe une place vraiment plus prépondérante que ce que je lui accorderai perso, mais l’analyse est intéressante). Logiquement le parallèle c’est que la norme de ce qu’est une femme, telle qu’édictée par le patriarcat (qui est celui qui peut décréter les normes, vu qu’il domine) c’est une personne dominée, et qui ne remet pas en question cette domination, voire au contraire qui l’apprécie : une personne soumise (là aussi, exemple de la pornographie mainstream : les femmes mises en scène prennent du plaisir dans leur position inférieure/passive).

Bref, c’était un très long article pour dire que le livre ne me convainquait pas : j’ai quand même viré l’essentiel des références philosophiques et les parties expliquant en quoi la démarche de De Beauvoir était novatrice, parce que c’est pas les éléments qui m’intéressent le plus. Avoir écrit cet article me fait un peu plus apprécier le livre (pratique réflexive FTW), mais je pense quand même qu’il y avait moyen d’expliquer les points intéressants de façon plus concise et euh… moins philosophique ?

L’Arme à l’œil, de Pierre Douillard-Lefevre

Essai sur la militarisation de la police française. Court mais intéressant. L’auteur retrace comment la police s’est progressivement retrouvée équipée de flashball puis de LBD, comment l’imprécision des Flashball, conçue pour éviter les tirs directs et à la tête, a été mise en cause dans les tirs effectivement dangereux, conduisant à passer aux LBD avec des viseurs et une plus longue portée, avec pour effet de démultiplier les tirs à la tête.

Il remarque aussi que contrairement à ce qui était annoncé, le LBD n’a pas remplacé l’usage des armes à feu mais celui des matraques, réhabituant les policiers à tirer sur les gens comme une action normale. De plus, il y a un effet cascade : une fois que la police nationale a upgradé du Flashball au LBD, les polices municipales ont commencé à s’équiper en flashballs…

Bref, des évolutions bien badantes du maintien de l’ordre qui abandonne les idées de maintien à distance et de désescalade pour l’idée de blesser pour l’exemple.

Louis XIV et vingt millions de Français, de Pierre Goubert

Un livre sur ce à quoi ressemblait la France sous le règne de Louis XIV. L’auteur retrace les grandes périodes du règnes, les succès diplomatiques et guerriers au début, puis les échecs face à la coalition des pays européens. Le but n’est pas de faire la chronique de la vie de Cour ou des stratégies militaires, mais de parler de comment la vie des Français.e.s a été impacté par les décisions, la levée d’impôts pour financer les guerres, les succès et échecs du commerce extérieur, la mise en place d’une administration royale… Ça se lit facilement et ça donne quelques idées un peu plus claires sur ce à quoi pouvait ressembler – peut-être pas quand même la vie à cette époque, il faudrait beaucoup plus de détails – mais le rapport au pouvoir central des Français.e.s ordinaires, l’impact des conditions météorologiques et des rendements agricoles sur leur vie. Le livre insiste aussi beaucoup sur la variabilité des situations et sur la difficulté d’émettre des généralités s’appliquant sur tous le territoire du royaume de l’époque.

Mama’s Last Hug, de Frans de Waal

Essai sur les émotions des animaux, par un primatologue. Frans de Waal expose des travaux, les siens ou ceux d’autres primatologues et plus généralement éthologues, sur les émotions animales (il distingue les émotions, un processus cognitif assez répandu dans le monde animal, des sentiments, une construction sociale basé sur les émotions – pensez à la différence entre sexe et genre si vous êtes familier.e des études de genre), leur répartition assez large dans le monde animal, l’histoire de leur étude (et surtout le fait que pendant longtemps les scientifiques ont refusé de parler d’émotions parce que c’était réservé aux humain.e.s et que les animaux avaient donc des « stimulis réactionnels » ou whatever).

C’était très intéressant et fort bien vulgarisé, j’ai appris plein de trucs sur les structures sociales des chimpanzés, le sens de la justice des capucins, la perception du futur, du concept de mort et l’humour des grands singes en général. Je recommande.