Dans l’ombre du brasier, d’Hervé le Corre

Polar historique français. Paris, mai 1871. La Commune vit ses derniers jours, l’armée versaillaise pousse de tous les côtés et envahit progressivement la ville. Au milieu du chaos, un homme enlève des femmes. Un inspecteur de la Commune, ancien relieur, va tenter de les retrouver alors que tout se délite autour.

C’était un polar assez atypique. Le résumé que j’en fait et la quatrième de couverture donne l’impression qu’à part le contexte de guerre civile l’enquête va être assez classique, mais ce n’est pas le cas : l’enquêteur n’arrivera jamais à retrouver les femmes, un des complices du ravisseur va avoir des remords et aider à l’enquête, la dernière victime va se sauver seule (mais devoir affronter les soldats versaillais), la plupart des personnages meurent tués dans les combats ou les bombardements, on suit l’amoureux de la dernière victime dans sa participation aux combats et aux retraites des lignes communardes devant l’avancée de Versailles. C’est plus un roman historique qui a pris les habits d’un polar qu’un polar qui aurait pris les habits d’un roman historique. Le Corre met en scène la fin d’un monde, l’espoir que la Commune a suscité chez bon nombre de Parisien.nes (et le dégoût total qu’elle inspirait aux bourgeoi.ses.x), les discussions sans fin, l’espoir que « ca n’ait pas été en vain, que ça ait montré que c’était possible, et nos échecs serviront de leçons aux suivants ». Alors que tout s’effondre, on voit l’espoir et l’enthousiasme pour la Commune même alors qu’elle se meurt. Le roman met du temps à démarrer mais une fois qu’on est dedans c’est prenant.

La Colonisation du quotidien, de Patrick Cingolani

Essai publié en 2021. Cingolani parle de comment le capitalisme néolibéral étend le temps du travail à toujours plus de moment et de situations de la vie quotidienne, en multipliant les formes de travail possible. Il constate que contrairement à ce que disait Deleuze, les sociétés de contrôles décrites par Foucault existent toujours : les usines totalitaires sont toujours la réalité de certain.es travailleureuses, par exemple celleux qui officient dans les entrepôts Amazon. En parallèle, pour d’autres catégories de la population, les formes qu’ont pris le travail sont différentes, et sont plus dans une société de surveillance : on n’est pas dans un contrôle strict instant par instant, mais les outils permettant de travailler, et de surveiller que le travail est fait à tout moment on été démultipliés par le numérique : c’est l’ère du travail nomade, entre deux autres tâches, sans lieu clairement défini. Ca peut s’appliquer aux cadres en télétravail mais aussi aux microtravailleureuses qui font des tâches pour une plateforme depuis chez elleux.

Cingolani parle notamment de comment les plateformes sont devenues un des nouveaux avatars du capitalisme : les plateforme ne font plus rien elles-mêmes, elle font faire : elles mettent en relation un.e client.e et un.e travailleureuse, surveillent les deux (et revendent éventuellement leurs données au passage), et récupèrent leur plus-value sous forme de commission. Elles externalisent tous les frais du travail aux travailleureuses « indépendant.es » et nie la relation hiérarchique. Enfin, il pointe que les contorsions des plateformes pour se dédouaner du droit du travail permettent aux travailleureuses de déployer de nouvelles formes de mobilisation, puisqu’elleux aussi n’ont du coup pas à respecter les limitations au droit de grève puisque la plateforme a tout fait pour construire la fiction de leur indépendance.

C’était un essai intéressant et facile à lire, je le recommande.

En même temps, de Kervern et Delépine

Comédie française de 2022. Vincent Macaigne et Jonathan Cohen jouent deux maires de sensibilités opposées (écolo radical et droite décomplexée) qui se retrouvent collés l’un à l’autre avec de la colle industrielle. Pendant une nuit blanche ils vont parcourir leur communauté de communes, rencontrer différentes personnes de leurs cercles sociaux respectifs et confronter leurs points de vue, pendant que les militantes féministes qui les ont collés ensemble tentent de les retrouver.

C’était… pas très bien. Je l’ai vu en avant-première dans une salle comble à Albi où ça a été tourné, c’était rigolo de reconnaître les lieux mais sinon il n’y avait pas grand chose dans le film. Quelques gags réussis (notamment Jonathan Cohen qui fait du Jonathan Cohen, mais aussi tous les policiers du centre de vidéosurveillance qui s’avèrent être des écologistes en sous-marins), des plans intéressants (Jonathan Cohen filmé derrière un poteau) et de jolis décors, une séquence de fin sympa qui suit les militantes féministes qui collent des affiches à travers la ville. Mais durant la présentation du film les deux réalisateurs ont beaucoup dit que le féminisme et l’écologie étaient important pour eux, et c’est pas très visible dans le film en fait ? Alors qu’il y avait pourtant de quoi faire et quelques prémices de situations comiques qui vont dans une direction dénonçant le greenwashing et le patriarcat, ça retombe très vite dans le côté « lol ils sont collés par les parties génitales » et « hihihi des gens croient qu’ils sont gays » au lieu de creuser un humour plus politique.

Bref, pas fou, on sent une volonté de bien faire des réalisateurs mais qui échoue.

Spiderman: No Way Home, de Jon Watts

Blockbuster Marvel paru en 2021, la suite directe de Spiderman: Far From Home. Suite aux événements du précédent film, l’identité secrète de Spiderman a été révélée, ce qui lui rend la vie infernale. Sa tentative d’utiliser la magie pour le faire oublier à tout le monde échoue dans les grandes largeurs, et à la place attire dans son univers des personnages de réalités parallèles qui connaissent eux aussi son identité secrète. Et ici, par « réalités parallèles », on en entend « les autres films Spiderman qui ne sont pas dans la continuité de ceux-ci ». On retrouve (suite à un gros chèque du conglomérat Disney) les acteurs des autres franchises qui reprennent leurs rôles de héros et de vilains. En soi c’est assez intéressant d’intégrer les aléas de la propriété intellectuelle dans l’histoire comme ça : on poursuit sur la lancée de ce que faisait déjà le Marvel Cinematic Universe en croisant les histoires et personnages de ses différents films, en poussant la logique encore un cran plus loin. Ils sacralisent aussi le côté « un acteur = un personnage » ce que je trouve assez étrange en soi (et pas forcément à leur avantage vu que ça file plus de pouvoir de négociation aux acteurs, mais je suppose qu’ils y trouvent leur compte s’ils font ça).

Au delà de la stratégie de gestion de la propriété intellectuelle de Disney/Marvel, en terme de film, quid ? On est sur un bien meilleur niveau que le précédent, j’ai globalement passé un bon moment devant, ce qui n’était pas arrivé depuis un certain temps pour un Marvel. Mais bon, j’étais un peu le public idéal, j’aime beaucoup Spiderman et notamment l’interprétation de Molina de Docteur Octopus, donc le faire revenir marchait très bien sur moi. Après, ça reste un Marvel, avec le défaut de caler des scènes qui servent juste à faire intervenir d’autres personnages franchisés ou préparer les films suivants : ici, on a beaucoup de temps qui sert pas à grand chose dans l’histoire principale pour caser des trucs avec Docteur Strange qui serviront pour son prochain film (en soi le combat dans « la dimension miroir » était joli en terme de décors, mais ça rallonge un film déjà long). La multiplicité des personnages n’aide pas à s’attacher à eux : le side-kick rigolo en plus du love interest qu’est MJ ne sert pas à grand chose, la démultiplication des méchants oblige à consacrer peu de temps à chacun (et les jeux d’acteurs étant inégaux, c’est assez visible : le Lézard et l’Homme-Sable ne servent pas à grand chose, le Gobelin, Octopus et Electro volent la vedette. La réunion des Spiderman est touchante, mais là aussi ça cause beaucoup de temps morts. Les personnages d’Happy et de la tante May sont assez anecdotiques, l’impact émotionnel de la mort de May n’a pas vraiment marché sur moi, ça sent vraiment le passage obligé.
Du point de vue visuel il y a quelques jolis combats et plans (la rencontre avec Octopus, la dimension miroir, le moment ou Spiderman vole aux dessus des lignes haute-tension à contrejour, mais un peu trop de séquences qui délayent l’histoire autour).

En conclusion, si vous aimez les films Marvel et que vous avez un peu suivi leur continuité, c’est un film sympa à voir. Si vous n’y connaissez rien vous serez bien perdu dans les multiples couches de références.

Village of the Damned, de Wolf Rilla

Film anglais de 1960, adapté d’une nouvelle de John Wyndham. Durant plusieurs heures, le village de Midwich en Angleterre est sous l’influence d’une force mystérieuse qui endort tous les êtres vivants. Neuf mois plus tard, durant la même nuit, une dizaine de femmes du village donnent naissance à des enfants similaires les uns aux autres, qui se développent plus rapidement que des humains, partagent un lien télépathique et peuvent lire et influencer les pensées des gens autour d’eux. L’armée anglaise surveille la situation, mais le professeur Gordon Zellaby les persuade de le laisser éduquer les enfants, convaincu qu’ils pourront apporter des découvertes scientifiques au monde, avant de réaliser que les risques sont bien trop grands.

C’était sympathique sans être renversant. C’est un classique donc je suis content de l’avoir vu, mais je n’ai pas eu le même sentiment de « ah oui je comprends pourquoi c’est devenu culte » qu’avec The Wicker Man par exemple.

Turning Red, des studios Pixar

Film d’animation sorti en 2022. Meilin Lee, préadolescente canadienne d’origine chinoise, a une vie ordinaire de préado bien sage, avec une mère un peu surprotectrice. Alors qu’elle commence à être attirée par les garçons et qu’elle apprend que son boys’ band favori va venir jouer à Toronto, elle découvre que les femmes de sa famille, sous l’influence d’un sortilège ancestral, se transforment en pandas roux géants sous le coup des émotions. Une cérémonie chamanique permet de sceller l’esprit du panda dans un objet, mais pour qu’elle réussisse il faut minimiser au maximum les transformations en panda d’ici la conjonction astrale qui permettra d’effectuer la cérémonie. Or les émotions, dans la vie d’une préado qui trouve sa mère étouffante, et les garçons agaçants et attirants, il y en a beaucoup…

J’ai beaucoup aimé. Je trouve que le film réussit très bien à traiter de ce sujet un peu casse-gueule de la prise d’indépendance progressive qui s’effectue à l’adolescence, notamment en sa basant sur le rejet des modèles parentaux auxquels on adhérait sans réserve avant. Le film retranscrit bien aussi la façon dont on peut à l’adolescence être à fond sur un groupe musical, un.e acteurice ou whatever, comme des objets transitionnels du désir. Il tient la bonne distance pour qu’à la fois on voit le boy’s band comme ridicule en soi, mais qu’on comprenne en même temps le fangirlisme des héroïnes.

En comparaison à Encanto que j’ai vu juste avant, je trouve que les dynamiques familiales, et les conflits sont bien plus crédibles ici. L’héroïne a des amies, elle n’est pas isolée avec sa famille à tenter de tout résoudre toute seule. Le cast est plus resserré donc on a plus de temps à consacrer à la caractérisation de chaque personnage secondaire. Même si on arrive à la même conclusion de « on s’est parlé et donc tout va mieux », on a une révolte contre les traditions familiales et un clash des valeurs plus crédibles, la conclusion du film montre une réelle évolution plutôt qu’un retour à la situation initiale.

(Je vous calerais bien une petite comparaison à Dirty Dancing dans les thèmes de l’émancipation par la musique, le rejet de certaines valeurs familiale et de la figure parentale auparavant vue comme parfaite et la découverte du sexe opposé, mais honnêtement j’ai pas de quoi l’argumenter plus que ça)

La dernière nuit du monde, de Laurent Gaudé et Fabrice Murgia

Pièce de théâtre vue à la Scène Nationale d’Albi. Le futur proche. Une société pharmaceutique a produit une pilule permettant de ne dormir que 45 minutes par nuit (les auteurs se sont inspirés de l’essai 24/7: le capitalisme à l’assaut du sommeil de Jonathan Crary). On suit Gabor, un communiquant travaillant pour une des lobbyistes travaillant à l’adoption de cette pilule par différents pays du monde. Gabor est totalement absorbé par son travail, et refuse de voir que Lou, sa femme est contre le concept. Le jour du lancement de la pilule dans 51 pays, surnommé « la dernière nuit du monde », Gabor est à l’autre bout de la planète alors que l’état de sa femme hospitalisée suite à un accident se dégrade. Dans le monde d’après, Gabor tente de retrouver la trace de Lou, qui a disparu lors de son séjour à l’hôpital.

Le sujet est intéressant, mais le traitement présente les soucis habituels des sujets de science-fiction écrite par des auteurs qui n’ont pas l’habitude d’en écrire : on nous décrit plus le basculement que sur les conséquences, on se concentre trop sur l’histoire du personnage principal par rapport à la société, même alors que cette histoire laisse au second plan le cadre d’anticipation. Par ailleurs, j’ai trouvé le personnage de Gabor, qui est celui par le point de vue duquel on a toute l’histoire assez antipathique : il est très autocentrée, même la disparition et possible mort de sa femme est le prétexte à mettre en scène sa douleur à lui. Avoir le point de vue de Lou me semblerait bien plus intéressant (on voit bien que les auteurs dénoncent le projet de nuit fragmentée soutenue par Gabor, mais ça reste un peu pataud).

La forme théâtrale n’était pas forcément la meilleure pour mettre en scène ce récit, mais il y avait quand même des éléments intéressants : l’isolement des personnages montré par leur position au sein de deux cadres au sol, leurs échanges qui ne se faisaient que par l’intermédiaire d’un écran ou le visage de la comédienne qui jouait Lou était projeté (c’était une façon de montrer l’isolement, mais en même temps j’ai trouvé que ça donnait une pièce très statique, qui n’habitait pas du tout l’espace de la scène ; c’est dommage de voir un spectacle vivant « figé », en quelque sorte). Les passages chantés et la façon dont l’écran permettait de démultiplier les perspectives sur Lou étaient intéressant par contre ; les images supplémentaires sur l’écran, que ce soit les autres personnages (la lobbyiste principalement) ou du contexte sous la forme de journaux télé, images d’archives ou autre donnaient une dimension supplémentaire qu’il aurait été difficile de mettre en scène avec des acteurs en chair et en os).

Bilan mitigé donc. Thème intéressant mais insuffisamment approfondi, point de vue trop centré sur un personnage de mec médiocre alors que le point de vue de sa femme aurait davantage valu le coup, mise en scène innovante mais trop statique à mon goût. C’était pas activement mauvais, mais ça a du potentiel clairement non-réalisé, ce qui est toujours assez frustrant à voir.

Tartuffe, mis en scène par Yves Beaunesne

Pièce de Molière mise en scène par Yves Beaunesne. Le décor place l’action de la pièce au XIXe siècle, dans une famille bourgeoise. Je ne connaissais pas le texte de la pièce, j’étais passé entre les gouttes lors de ma scolarité. C’était cool de découvrir la pièce pour la première fois sur scène.

La mise en scène était très réussie, rendant le texte très vivant. Les personnages semblent contemporains et crédibles (par contraste avec des mises en scène de d’autres pièce de Molière que j’ai pu voir, qui était en soi très bien, mais faisait fortement sentir que le texte était d’époque – là même si le côté XIXe siècle ne rend pas le texte contemporain, il le réactualise cependant).

La troupe était belge, certains personnages parlaient avec un accent plus ou moins marqué (pas certains acteurs, puisque les mêmes acteurs faisaient varier l’accent d’un personnage à l’autre), c’était aussi intéressant dans le décalage que ça donnait au texte qu’on a tendance à voir en France comme un trésor national bien de chez nous.

Les interludes chantés correspondant aux temps des offices religieux était bienvenus pour faire respirer la pièce, montrer une autre dynamique entre les personnages – et montrer la variété des types de chants religieux.

Enfin, la fin de la pièce était assez violente, puisque ça finit en lynchage général de Tartuffe par l’ensemble des personnages (et j’ai vérifié, la fin du texte ne parle pas du tout ne serait-ce que de lui donner des coups de bâton, c’est une innovation perso de la mise en scène).