Archives de catégorie : Culture/Procrastination

Whispers of a machine, de Clifftop Games et Faravid Interactive

Jeu d’enquête dans un univers futuriste post-effondrement. L’héroïne, une enquêtrice du ~FBI, arrive dans une petite ville pour mener une enquête sur deux meurtres avec le même mode opératoire. Très vite elle se rend compte que des questions de religion et de cybernétique sont liées aux meurtres.

J’ai bien aimé le style graphique et l’univers. Les énigmes ne sont pas toujours très bien dosées par contre : on a parfois trois persos qui nous poussent vers la solution, parfois il faut au contraire bien galérer pour la trouver. Et je ne suis pas super satisfait de la fin, un peu trop axée sur la maternité, mais le reste de l’histoire vaut le coup.

L’Amie prodigieuse, d’Elena Ferrante

So much of me / Is made of what I learned from you
You’ll be with me / Like a handprint on my heart
And now whatever way our stories end
I know you have rewritten mine

Tétralogie de romans italiens. La saga raconte la relation ambiguë entre deux femmes napolitaines, Lenu et Lila, de leur enfance jusqu’à leur vieillesse. L’histoire est racontée par Lenu, souvent bouleversée et interpellée par les choix et la force de décision de Lila, qu’elle considère comme une force irrésistible. Dans les faits, on se rend compte que si Lenu a un complexe d’infériorité par rapport à Lila, elle est tout aussi douée qu’elle, et l’histoire laisse transparaître que Lila a autant d’estime pour Lenu que dans l’autre sens (le tome 4 révèle d’ailleurs que « l’amie prodigieuse » est un nom donné par Lila à Lenu, alors que le tome 1 laisse croire que la désignation irait dans le sens inverse).

Les deux femmes viennent d’un quartier pauvre de Naples, et sont nées à la fin de la guerre mondiale. On voit à travers elles les évolutions de la société, les relations complexes entre les personnes du quartier, qui fonctionne comme un village, et les normes et conventions auxquelles elles se soumettent ou contre lesquelles elles tentent de se rebeller.

Lila a une intelligence incroyable, mais ne peut payer ses études : elle se marie jeune et se retrouve coincée dans ce que la société autour d’elle attend du mariage, et dans les calculs économiques du quartier. Lenu au contraire arrive à continuer à étudier et devient une transfuge de classe. Elle passe son temps dans la peur d’être démasquée comme une impostrice par les gens des classes supérieures, alors qu’elle est extrêmement douée (mais elle ne s’en rend pas compte et attribue le plus souvent ses succès à l’influence de Lila).

C’est remarquablement bien écrit. La relation entre les deux protagonistes est complexe, elles sont amies mais parfois rivales, parfois envieuses, parfois dédaigneuses des choix faits et des possibilités offertes à l’autre. Le monologue intérieur de Lenu est très intéressant dans ce qu’il montre de sa compréhension progressive du monde, sa peur d’être trop passive, son complexe par rapport à sa famille pauvre, sa relation à sa mère. Dans le tome 3 les vies de Lenu et Lila commencent à vraiment diverger, elles se parlent encore au téléphone mais ne se voient presque plus. Mêmes si Lenu se demande toujours beaucoup ce que penserait Lila, elles évoluent dans des sphères et des villes disjointes. Même si on a par la bande la vie de Lila, le récit se concentre davantage sur Lenu. Le tome 4, avec le retour de Lenu à Naples, nous rapproche de Lila.

Ça m’a fait penser aux Années d’Annie Ernaux, dans l’aspect biographie-fresque d’une époque. On peut d’ailleurs mettre en regard le prologue de L’Amie prodigieuse, racontant la disparition de Lila, avec l’incipit des Années : « Toutes les images disparaîtront ». La relation entre les deux protagonistes est assez complexe, elles sont à la fois très importantes l’une pour l’autre, et ont l’air de s’agacer prodigieusement par moment. On peut se demander, surtout dans les premiers tomes, si Lenu n’est pas amoureuse de Lila. La scène où elle l’aide à se préparer pour son mariage notamment prête le flanc à cette interprétation. Sans surprise c’est une scène qui est le contexte d’un certain nombre des fanfics que l’on peut trouver sur l’œuvre, avec des réécritures divergeant vers une romance entre les deux femmes. La structure de l’œuvre m’a d’ailleurs sur ce point fait penser à Wicked : deux femmes, une blonde et une brune, amies et rivales depuis l’enfance, voulant bouleverser le monde, empruntant deux voies différentes pour y parvenir. On a même en Nino la transposition du personnage de Fiyero, intérêt amoureux des deux héroïnes. On aurait alors une réécriture du point de vue de Glinda, celle qui se conforme au système. Dans les deux cas, l’histoire se termine par la disparition de la brune et rebelle, laissant la « gentille » se demander ce qu’il est advenu d’elle.

Enfin, une dernière question : quel texte lit-on ? Lenu dit au début qu’il est probable que Lila hacke son ordi pour modifier le fichier. Elle écrit à la fin qu’il n’en est rien, mais aussi qu’elle n’est plus sûre de pouvoir distinguer entre elles deux. De plus, Lila aurait très bien pu modifier post cette affirmation, voire introduire ou modifier ce passage lui-même. Il n’y a pas d’indices particuliers d’une narration de Lila, à part peut-être la conclusion : la réapparition des poupées après tant de temps semble impossible. Même en admettant que Lila les ait récupérées à l’époque, elle les aurait conservées à l’insu de Lenu 60 ans durant ? Il semble plus logique qu’elle ait ajouté ce passage à la fin du texte, ce tour de magie « dans la vraie vie » cachant en fait le tour de magie que serait la modification à distance du texte.

I May Destroy You, de Michaela Coel

Série anglaise en partie autobiographique sur la vie d’une jeune écrivaine noire et sur les conséquences que son viol a sur sa vie. On suit principalement la vie d’Arabella (et ses difficultés à écrire son second livre), et de deux ami·e·s les plus proches, Terry, aspirante actrice, et Kwame, prof de fitness en club.

La série décrit un milieu et des personnes rarement montrées à la télévision, et auquel je suis moi-même profondément étranger. C’était très interessant pour ça, pour cette défamiliarisation. Je me rends notamment compte que j’ai des réflexes classistes devant, genre « ralala ils consomment trop de drogues » ou « mais comment ils peuvent dire que le réchauffement climatique osef ? », c’est d’autant plus intéressant pour moi de pouvoir réfléchir à pourquoi c’est ça ma première réaction et comment faire pour l’éviter.

Les personnages sont intéressants parce qu’absolument pas manichéens. Arabella n’est pas la « bonne victime », Terry et Kwame tentent de la soutenir comme ils peuvent mais font des erreurs, les personnages secondaires sont nuancés aussi. L’impact psychique de l’agression sur Arabella est montré de façon détaillée, les mécanismes de coping qu’elle met en place aussi, qu’ils soient sains ou non. J’ai juste été déçu par la ligne narrative de Kwame ; le jeune gay qui se perd dans le sexe et qui est sauvé par une relation longue et pas centrée sur le sexe, c’est assez cliché et conservateur par rapport au reste de la série.

Point de vue bande-son, parfois la série verse un peu trop dans le côté « on va mettre des morceaux obscurs ou des reprises edgy pour montrer qu’on est une série hype », mais l’utilisation qu’ils font de la musique est sinon intéressante, notamment le fait de la couper abruptement pour montrer des changements d’ambiance.

Enfin, le dernier épisode est très réussi dans sa construction je trouve, alors que c’était loin d’être évident de réussir à conclure proprement une série comme ça.

L’État démantelé, dirigé par Willy Pelletier et Laurent Bonelli

Une compilation d’articles sur le sujet de la succession des réformes néolibérales que l’État (français) s’applique à lui-même. On dirait un peu un Manière de voir avec moins d’illustrations. C’était intéressant, tous les articles ne se valent pas, mais c’est cool d’avoir un regard global sur le processus. Le livre a déjà 10 ans, il pourrait être réédité pour prendre en compte les évolutions survenues depuis, mais en l’état il présente comment les filières de recrutement et les valeurs de la haute administration ont évolué depuis le début de la Ve République, faisant disparaître « le sens de l’État », et brouillant les frontières entre dirigeant·e·s d’entreprises et haut·e·s-fonctionnaires, qui auparavant se concevaient comme distincts et surtout avec des intérêts distincts. Le livre se penche aussi sur l’évolution spécifique dans certains secteurs (Poste, Télécom, ESR, EN, hôpitaux, armée, police), et comment les réformes et le New Public Management cascade dans les administrations, les marges de manœuvre ou l’appropriation des principes par les agent·e·s.

Soon, de Thomas Cadène et Benjamin Adam

Bonde dessinée de science fiction. On alterne entre deux récits : celui de l’évolution du monde entre notre présent et le présent de la BD, et celui de la relation entre un fils et sa mère. La mère est la commandante de la mission Soon 2, une mission spatiale sans retour vers Proxima du Centaure, et le fils a beaucoup de mal à accepter la décision de sa mère de l’abandonner. Iels partent en roadtrip ensemble, permettant au lecteur d’avoir un aperçu de la société dans laquelle l’histoire se déroule.

J’ai beaucoup aimé. Le dessin et les couleurs sont beaux, l’histoire est réussie et la société présentée non manichéenne.

Désastres urbains, de Thierry Paquot

Essai sur des formes actuelles des villes qui pour l’auteur vont a l’encontre de ce que les villes sont censées faire, ie mettre en relation leurs habitants. Ces formes sont les grands ensembles, les tours, les centres commerciaux, les gated communities, ie des formes qui ne s’intègrent pas dans le bâti environnant mais au contraire l’interrompent, et qui communiquent mal avec lui, étant repliées sur leur fonctionnement interne. L’auteur dénonce leurs coûts énergétique, social et écologique (et le greenwashing afférent pour tenter de mettre ces éléments sous le tapis)
J’ai bien aimé le style d’écriture avec les digressions, mais honnêtement je n’ai pas eu l’impression d’apprendre grand chose sur le sujet.

Les Seigneurs de Bohen, d’Estelle Faye

Roman de fantasy français. J’ai bien aimé. Le roman raconte la chute d’un empire millénaire sous les inégalités sociales et la faiblesse du pouvoir qui poussent plusieurs factions à tenter un coup de force. L’univers et sa magie sont intéressante, Estelle Faye écrit bien. Plus ou moins tous les persos sont queers, c’est rare dans la fantasy. Un peu trop de temps passé sur la romance impliquant Sainte-Étoile à mon goût cependant. La chute de la capitale est un peu rapide à mon goût, et la révélation sur les Vaisseaux Noirs pas très satisfaisante, mais sinon j’ai beaucoup aimé l’ambiance.

Why does Patriarchy persist?, de Carol Gilligan et Naomi Snider

Essai sur les fondements psychologiques du patriarcat. La thèse des autres est qu’en plus de la construction sociale de rôles genrés, le patriarcat rempli une fonction psychologique : les rôles masculins et féminins ont chacun un mode de dysfonctionnement (ne pas se montrer vulnérable et s’ouvrir aux autres pour les hommes, ne pas mettre ses besoins en avant pour les femmes) qui fonctionne comme un mécanisme permettant d’éviter les pertes et blessures (on se réfugie derrière une cuirasse), mais ce au prix de vraies relations avec les gens. Ces constructions psychologiques arriveraient à la fin de l’enfance pour les hommes, au milieu de l’adolescence pour les femmes, par de premières blessures dues au fait de rester vulnérable dans un système globalement patriarcal où les autres gens autour de nous, alignés sur le système, vont refuser de répondre de façon ouverte à nos comportements honnêtes sur le même mode (un garçon se montrant vulnérable va être moqué par ses pairs, ou les adultes vont lui dire que maintenant il n’est plus un bébé, il faut s’endurcir ; une fille qui se met en colère ou exige des choses va se voir dire qu’elle est trop égoïste – je trouve quand même que c’est très grossier comme généralisation, perso j’ai l’impression qu’en grandissant mes parents m’ont beaucoup plus reproché d’être égoïste que vulnérable). Ces rebuffades étant douloureuses, on se cuirasse et on finit par se conformer au système. Le patriarcat se perpétuerait ainsi. Ca passe notamment par des inflexions de voix qui vont être considérées comme masculines ou féminines et donc adaptées ou non, sachant qu’une voix considérée comme masculine est une voix qui ne transmet pas d’intention de tendresse. Pensez aux variations vocales qui ont lieu selon le fait de parler aux gens dans l’intimité en couple, dans un lieu public, dans le cadre de relations professionnelles…

Bref, y’a des points intéressants mais je suis plus convaincu par les approches sociologiques de la question.

La Crise de la Masculinité : Autopsie d’un mythe tenace, de Francis Dupuis-Déri

Francis Dupuis-Déri analyse le discours sur la crise de la masculinité. Il montre d’abord que c’est un discours que l’ont retrouve dans plein de contexte, que ce soit la fin de l’empire romain, la Bretagne, le Québec, tout le Canada, les « jeunes de banlieue » français, les hommes africains, les hommes blancs… Visiblement les hommes subiraient une crise de la masculinité permanente. Mais peut-on alors encore parler de crise plutôt que d’état de fait ? Par ailleurs, FDD montre que ce discours est mobilisé le plus souvent dans des contextes où les hommes trustent tous les postes de pouvoirs, économique, politique, représentationnels… Mais les hommes seraient quand mêmes menacés dans leur psyché et leur construction mentale par « le féminisme » et les exigences démesurées des femmes.

FDD montre que bien plus qu’une crise de la masculinité, ce qui se déroule quand on soulève ce concept c’est une crise de la légitimité de la domination absolue masculine. La « masculinité » ne serait pas tant une construction psychique qu’une position sociale de dominant : être un homme, c’est être en haut de la hiérarchie. Et quand les dominées remettent en cause cet état des choses comme n’allant pas de soi, bim, crise de la masculinité.

Globalement 4 phénomènes sont mis en avant comme symptomatiques de la crise de la masculinité : les suicides des hommes, les échecs scolaires des garçons, les jugements de divorces défavorables aux hommes et les hommes battus (qui servent surtout à détourner la conversation portant sur la violence domestiques exercée sur les femmes). Ces phénomènes sont réels, mais les attribuer au féminisme ou aux femmes ne tient par contre absolument pas debout. Les attribuer au fait que l’on ne laisse pas les hommes exprimer leur «  » »agressivité naturelle » » » encore moins (mais les masculinistes aiment beaucoup les théories d’évopsy à la con disant qu’on est déterminés par la répartition des rôles genrés à l’âge des cavernes, même si on n’a aucune idée de ce qu’était cette répartition et que les représentations reprennent en fait les rôles des années 50s en les plaquant sur les humain.e.s préhistoriques, Flintstones-style).

Bref, un fort bon essai féministe et fort clair, j’en recommande la lecture.