Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Les Ignorants, d’Étienne Davodeau

Bande dessinée française autobiographique et pédagogique. Davodeau décide de collaborer avec un vigneron, Richard Leroy, pendant un an. Il participe aux travaux de la vigne, et Leroy va lui apprendre les différentes facettes du métier de vigneron. En échange, Davodeau lui montre comment fonctionne la création d’une bande dessinée et lui fait lire les œuvres de différents bédéastes. La BD retrace cette année et les échanges entre les deux hommes et leur entourage. C’est intéressant à lire pour apprendre des choses à la fois sur les deux univers. J’avais assez peu aimé la précédente BD de Davodeau que j’avais lue, mais celle-là m’a réconcilié avec l’auteur. J’ai trouvé assez intéressant par rapport à la démarche d’avoir au milieu une page dessinée par Trondheim, ça rentre bien dans la démarche globale de l’ouvrage.

Je recommande donc.

La Modification, de Michel Butor

Roman français publié en 1957. On suit un homme lors d’un voyage en train de Paris à Rome. Le roman est narré à la seconde personne du pluriel, et au cours du voyage le flux de conscience du personnage principal ne va pas cesser d’osciller entre les différentes fois où il a fait ce trajet, ses différents séjours à Rome et sa vie à Paris. Le trajet va aussi progressivement modifier son état d’esprit et il va arriver à Rome en ayant décidé de prendre la décision inverse de celle qui l’avait motivé à entreprendre le trajet.

C’était bien. Je l’ai commencé dans un train pour ajouter une petite couche de méta, mais clairement le rapport au voyage en train des années 50 n’est pas le même que celui qu’on a en 2021. Le Paris-Rome dure pas loin de 24h, le narrateur est dans un wagon de 3e classe, il prend des tickets repas pour aller au premier ou au second service du wagon restaurant. L’intérêt principal du récit se situe dans les sauts temporels de la narration qui collent au plus près au flux de conscience du protagoniste, et qui se font sans être annoncés, avec juste des juxtapositions indiquées par des variations de la météo, de la luminosité, de l’horaire de passage dans une gare (quand c’est un voyage différent qui est évoqué, c’est plus apparent quand on passe à un séjour à Rome). On a même des fragments de rêve du personnage qui viennent s’intégrer au récit quand il somnole, qui se distinguent du reste de la narration par l’usage d’une narration à la troisième personne plutôt qu’à la seconde.

Plutôt que d’autres roman, la façon dont les lieux convoquent différentes couches de souvenirs ou d’époques m’a évoqué le jeu vidéo Return of the Obra Dinn. On retrouve ce même mécanisme de navigation entre plusieurs époques, et la façon dont l’histoire nous est dévoilée progressivement au cours du roman fonctionne de façon similaire au déverrouillage de nouvelles zones dans le jeu vidéo.

Klara and the Sun, de Kazuo Ishiguro

Roman de science-fiction publié en 2021. Un futur indéterminé. Les humains ont inventé des robots de compagnie, les AF (pour Artificial Friends), qui servent notamment de compagnons aux enfants. Klara est un de ces robots. On suit sa vie dans une boutique puis auprès de Josie, une adolescente rendue malade par la thérapie génique qui doit lui permettre de faire partie de l’élite de la future humanité (un aspect qui n’est abordé que très incidemment dans le roman, mais qui le place directement dans la lignée de Gattaca, surtout au vu de la division dans la société qui s’opère entre les enfants réhaussés et normaux. On suit toute l’histoire du point de vue de Klara, de sa compréhension parcellaire du monde des humains, forcée de composer avec la place qui lui est laissée entre compagnon et objet selon les humains (Ishiguro rend d’ailleurs très bien ces nuances d’interactions des différents personnages avec une intelligence robotique), gérant une vision qui est définitivement non humaine (sa capacité à reconnaitre les formes comme des personnes disparait par moment, sa vision se divise en portions auxquelles elle attribue des qualités différentes), suivant des superstitions liés aux explications partielles qu’on lui a donné du fonctionnement du monde.

On est fortement dans la lignée de Never Let Me Go, mais dans un univers différent. Sans avoir le même impact que Never Let Me Go, le roman se lit très bien, l’univers est intrigant et accrocheur, je recommande.

La plus secrète mémoire des hommes, de Mohamed Mbougar Sarr

Prix Goncourt 2021. On suit en parallèle la vie de trois écrivain.es sénégalais.es de trois générations différentes : T.C. Elimane, auteur d’un unique roman qui avait défrayé la chronique française en 1938 avant de disparaître mystérieusement, Siga D. écrivaine à succès en France mais qui fait scandale au Sénégal, et Diégane Latyr Faye, jeune écrivain prometteur. Le roman adopte d’abord le point de vue de Diégane, qui tombe sur potentiellement l’unique exemplaire du roman d’Elimane toujours en circulation, et cherche à en savoir plus sur son auteur. Le roman va ensuite raconter la vie des trois écrivain.es et de plusieurs personnages autour d’eux, par fragments et allers-retours entre les époques et les points de vue.

J’ai bien aimé, mais c’était un peu trop verbeux par moment. Pas trop convaincu par la place accordée aux relations sentimentales et sexuelles, qui ont l’air d’être un truc crucial, surtout dans le fil narratif de Diégane, mais sinon le roman se lit bien, parle de littérature (et de l’univers autour, critiques, éditeurs) de façon un peu méta, explore plusieurs époques, la colonisation du point de vue des peuples colonisés. Sans me dire « mais oui c’est évident ce roman méritait totalement le prix, j’ai jamais rien lu d’aussi prenant », je recommande.

Sorrowland, de Rivers Solomon

Roman de science fiction décolonial publié en 2021. Vern a été élevée dans une communauté religieuse noire isolationniste. Si la communauté était à l’origine une expérimentation antiraciste liée aux mouvements libertaires, elle a peu a peu dégénéré en secte. Vern s’en échappe au début du roman et vit pendant plusieurs années dans la forêt, où elle va élever ses deux enfants, tout en échappant à une personne envoyée à ses trousses par la secte. Puis Vern va décider de partir à la recherche de son amie d’enfance qui avait réussi à échapper à la secte des années auparavant. C’est en revenant dans le monde civilisé qu’elle va réaliser qu’elle possède des capacités hors du commun et essayer de comprendre leur origine.

J’ai bien aimé, mais j’ai trouvé ça moins puissant que An Unkindness of Ghosts de lea même auteurice. On retrouve une héroïne assez similaire, dans un setup assez différent. Les pouvoirs de Vern et leur origine sont intéressants (mais un peu trop versatile, ça fait un peu couteau suisse entre les modifications corporelles, les visions, les toxines, la force…), le passé de la secte et son évolution aussi, mais les différentes péripéties qui jalonnent le trajet de Vern au long de la narration semble un peu arriver l’une après l’autre pour faire avancer l’histoire, là où l’univers de An Unkindness of Ghosts était vraiment crédible et fonctionnel même en dehors de la vie d’Aster.

La Place, d’Annie Ernaux

Court texte de 1982 qui revient sur la vie du père d’Annie Ernaux. L’autrice raconte la jeunesse de son père dans la campagne normande, sa vie sous l’Occupation, les magasins successifs qu’il tiendra avec sa femme. Elle raconte le rapport de ses parents à la réussite sociale, à son éducation à elle, la distance qui se creuse avec son père quand elle devient enseignante.

C’était court, j’ai l’impression que le livre gagne à être lu une fois qu’on a lu d’autres textes autobiographiques d’Ernaux (je recommande toujours Les Années) qui donnent du contexte à celui-ci, sinon c’est un peu trop fragmentaire. Mais il est intéressant à lire, je le rapproche de Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis pour le côté biographie du père + réflexion transclasse

Explorations urbaines, de Julien Martin Varnat

Essai qui parle de la pratique de l’exploration urbaine. L’auteur revient sur la généalogie du terme, comment une pratique assez large à la base s’est contractée dans son acceptation grand public pour signifier spécifiquement l’exploration de bâtiments abandonnés, qu’ils soient en contexte urbain ou non d’ailleurs. Mais à la base et dans certaines des pratiques que l’auteur relate (et met en application) c’est une exploration plus large de tous les espaces d’une ville, en refusant l’aspect « un espace = une fonction » et en empruntant des parcours non majoritaires.

L’auteur pointe aussi comment l’exploration de bâtiments abandonnés (qu’on va nommer urbex pour simplifier) peut adopter des codes virilistes, avec une performance de la capacité à s’introduire, à atteindre des espaces le premier, et à documenter cette performance, documentation qui rentre en contradiction avec un certain culte du secret dans la collectivité. Les autres formes d’exploration urbaines incluent le place hacking : s’introduire dans des immeubles, des cérémonies, des toits, des caves… sans ques les espaces soient forcéments abandonnés, juste se trouver là où l’on est pas supposé. Il parle aussi des promenades situationnistes, des marches exploratoires à travers la ville : l’exploration urbaine peut-être une déambulation sans introduction ou dépassage de barrière, juste pour appréhender des espaces que l’on ne traverse ou on ne regarde pas habituellement. L’auteur revient aussi sur sa propre pratique à Clermont, avec le groupe du Grand Lustucru, collectif informel qui pratique cette exploration urbaine déambulatoire. Il parle aussi de la pratique des sentiers de randonnée urbain et de comment ces pratiques peuvent être réintégrées dans des approches plus acceptées comme la randonnée.

J’ai bien aimé, c’était particulièrement intéressant pour la réflexion que ça me permet sur mes propres pratiques ; je ne fais plus énormément d’urbex ni de déambulation urbaines ces derniers temps mais ça m’attire toujours et je trouve ça intéressant d’avoir une réflexion dessus, qui soit justement un peu détachée de ce culte de la performance et de la mise en scène que l’on peut trouver chez Lazar Kuntzman ou Psychoze.

Warhol invaders, de Nicolas Labarre

Uchronie française publiée en 2021. En 1968, deux ingénieurs informatiques présentent un prototype de console de jeux à Andy Warhol. Celui-ci va saisir le potentiel de l’objet et le commercialiser. Avec des décennies d’avances, l’informatique personnelle va s’imposer au monde, bousculant la géopolitique internationale, le mouvement hippie/libertaire, les élections américaines…

J’ai beaucoup aimé. C’est une uchronie pour un public de niche, mais je suis pile dedans je pense. Ça parle de philosophie du libre vs systèmes fermés, bulles de filtre et analyse statistique massive, détournement des idéaux initiaux et stratégies commerciales. L’essentiel de l’histoire se déroule en Amérique, mais l’auteur inclut toute une partie en Touraine, ce qui marche assez bien comme décalage du regard.

Grande recommandation, univers original et uchronie technique très bien menée.

Broken Earth, de N.K. Jemisin

Trilogie de fantasy publiée entre 2015 et 2017. L’histoire se déroule dans un monde avec une tectonique bien plus intense que la nôtre, provoquant périodiquement des cataclysmes d’ampleur continentale. Les habitants de ce monde se sont adaptés à cet état de fait, certains empires arrivent à survivre aux cataclysmes, mais périodiquement la civilisation régresse, les communications sont coupées, l’hiver volcanique s’installe pour plusieurs années. Parmis les humains de ce monde, les Orogènes disposent d’une affinité naturelle avec les énergies telluriques. Soupçonnés de déclencher cataclysmes, éruptions et tsunamis, ils sont craints et détestés, et ne peuvent survivre qu’au sein d’une organisation qui les réprime et les entraine à la fois, le Fulcrum. On suit Syenite, une Orogène du Fulcrum envoyée en mission avec un autre Orogène, et qui va découvrir un certain nombre de vérités sur le passé de sa planête et son fonctionnement.

C’est une trilogie dans un univers très original et très ambitieux. Jemisin arrive parfaitement à tenir la ligne entre SF et fantaisie, avec des mentions d’artefacts de civilisations disparues avec d’immenses pouvoirs, des Orogènes qui peuvent manipuler les énergies telluriques dans un monde avec de l’hydroélectricité et des routes goudronnées. Une grosse part du bouquin parle d’esclavage, d’impérialisme, de colonialisme, de génocide, sans en faire de la dark fantasy, les thèmes sont lourds mais la mise en scène en est réfléchie et posée. Les personnages sont globalement très réussis, après sur la longueur de la trilogie j’ai trouvé qu’il y avait des gimmicks qui revenaient un peu pour certains (globalement je pense qu’un peu plus d’édition aurait bénéficié au livre). Les questions de liens familiaux, amoureux et amicaux sont aussi au coeur du livre, ainsi que la question de l’éducation, présentée en plein de variantes.

Grosse recommandation si vous voulez de la fantasy qui s’éloigne assez radicalement des tropes habituels. Le premier tome méritait très largement son Hugo à mon sens, je suis moins convaincu pour les deux suivants qui s’ils sont toujours très bien et élargissent encore l’univers, n’ont cependant pas la puissance du premier.

L’Âge des lowtechs, de Philippe Bihouix

Essai de 2014, réactualisé en 2021. Bihouix discute de l’insoutenabilité du fonctionnement de l’économie mondiale et du mode de vie occidental, en terme d’exploitation de ressources finies. Plutôt que d’adopter une perspective catastrophiste dans le style de la collapsologie, il détaille ce que pourraient être des alternatives qui passeraient par l’abandon de la high tech, l’ensemble des technologies et innovations actuellement promues, qui sont là pour minimiser les efforts des utilisateurs et le sentiment de friction avec le monde, mais au prix d’une énorme consommation de ressources et de très gros besoin de maintenance.

A la place, il propose de se tourner vers les low techs, des technologies moins efficientes mais plus résilientes, faisant la part belle à une sobriété d’utilisation des ressources rares, une augmentation drastique de la réparabilité, du réemploi et du recyclage des différents composants des appareils techniques nous entourant. Il avertit que celà passe par une modification importante des modes de vie, un renoncement à un certain confort matériel mais au profit d’une diminution énorme de leurs coûts cachés, qu’ils soient délocalisés dans des pays non occidentaux ou aux classes moins aisées de ces pays : on perd la possibilité de la voiture individuelle et des trains à grande vitesse, mais au profit d’une diminution énorme de la pollution et d’une augmentation du temps libre. On renonce aux projets mégalos d’énergies fossiles comme renouvelables pour le fait de mettre davantage de pulls en intérieur en hiver, en promouvant la sobriété énergétique.

C’est une approche intéressante, pas forcément très optimiste sur le succès que nous aurons a effectivement effectuer cette transition, mais qui rassemble des éléments que j’avais pu lire chez Fressoz, Servigne, Négawatt… un ouvrage intéressant pour penser la transition de façon globale et en évitant les pièges du marketing autour du développement durable et de la croissance verte ou autres équivalents greenwashants.