Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Théorie du drone, de Grégoire Chamayou

Un bouquin qui part d’une approche philosophique pour réfléchir à comment l’usage des drones de combat transforme la notion de guerre, de combats et de soldats.

L’idée principale est que les drones transforment la guerre, d’une guerre asymétrique à une guerre unilatérale. Or le principe de la guerre, ce qui la fonde en droit comme un espace particulier où l’homicide est légal, c’est qu’il y a une relation de réciprocité : on peut tuer parce qu’on peut être tué. Si un des côtés est inatteignable, ce n’est plus la guerre, c’est des assassinats ciblés. On ne peut pas se réclamer du droit de la guerre dans ces conditions, ni même s’en réclamer moralement.

Du coup, l’usage des drones vient avec toute une modification de ce qui est vu comme les valeurs de l’armée : Ce qui est considéré comme la bravoure ce n’est plus de mettre en tant que soldat son intégrité physique en jeu, c’est d’accepter les troubles psychiques que l’activité de tuer à la chaîne peut provoquer. Ce qui était à l’époque de la guerre du Viet-nam vu comme un argument contre les conflits militaires devient un élément réclamé par l’armée comme la preuve de la valeur des troupes.

Une autre modification, pas forcément causée par les drones mais qu’ils accompagnent, est l’intolérabilité pour les pays occidentaux de voir des morts dans leur camp. Le corolaire, c’est que l’usage de drones ou d’une force disproportionnée, s’ils permettent d’éviter les morts occidentaux, deviennent acceptables même s’ils s’accompagnent d’un plus grand risque de tuer des civils du camp adverse. Alors que la protection des civils est dans le droit normal de la guerre primordial, la division ne se fait plus entre civils et militaires mais entre les nôtres et les autres, selon un prisme bien nationaliste. Pour le justifier moralement, on en vient à considérer que tous les civils participent finalement un peu au combat, comme appui plus ou moins lointain des combattants adverses.

Le traitement automatisé des quantités astronomiques de données issues des drones de renseignement change aussi la facon dont le renseignement est effectué : il ne s’agit plus d’identifier formellement untel et untel comme étant des combattants ennemis, il s’agit d’identifier des patterns correspondant au profil-type du combattant ennemi, avec une notion assez lâche de combattant puisqu’il n’y a plus à proprement parler de combat ou de zone de combat. C’est donc des réseaux de relation, des endroits visités, des conversations interceptées qui vont servir à monter un dossier identifiant tel personne suivi comme suffisamment impliquée pour être considérée comme un ennemi et déclencher une frappe. Peu importe l’identification de la cible par un nom si le comportement correspond aux marqueurs.

Globalement c’était dense mais intéressant comme lecture.

Maus, d’Art Spiegelman

Bande-dessinée étatsunienne publiée entre 1980 et 1991. L’auteur met en scène le témoignage de son père, rescapé de la Shoah. Dans le livre, les polonais sont représentés par des cochons, les nazis par des chats et les juifs par des souris. On alterne entre le récit du père d’Art et le contexte de l’enregistrement de son témoignage par Art aux États-Unis dans les années 80.

Le livre entremêle l’Histoire de l’Europe nazie, la vie personnelle d’Art et de son père (en Europe et en Amérique), la difficulté de la relation père/fils dans ce contexte, et l’impact de la parution de la bande dessinée sur son auteur.

C’est très puissant et un Pulitzer bien mérité, je recommande fortement (par contre, obvious TW racisme, antisémitisme et génocide).

Tinker, Taylor, Soldier, Spy, de John Le Carré

Roman d’espionnage britannique paru en 1974. George Smiley, ancien espion récemment à la retraite depuis une opération qui a catastrophiquement mal tourné, est rappelé officieusement par des agents toujours actifs. Une découverte récente laisse penser qu’il y aurait une taupe russe au plus au niveau du Cirque, l’agence britannique de renseignements. Smiley doit conduire une enquête en dehors de tous canaux officiels, pour démasquer la taupe sans l’alerter. Vont suivre 300 pages d’espionnage débridé, a base de courses poursuites à Venise, gadgets astucieux et… Non. Ce n’est pas ce genre de roman d’espionnage. 300 pages d’espionnage dans les règles de l’art à base de coups de fils passés depuis une cabine téléphonique à chaque fois différente, code a base de bouteilles de lait laissées sur le perron et entretien avec d’anciens agents pour corroborer leurs versions d’une nuit cruciale arrivée 3 ans auparavant. L’ambiance est crépusculaire, avec des agents vivant dans le souvenir d’un Empire britannique au centre du Grand Jeu alors que l’Empire n’est plus, professant se battre pour des valeurs quand finalement l’espionnage ne vaut plus que pour lui même, et des recrutements effectués au sein de la noblesse britannique et des grands colleges anglais avec un élitisme décomplexé.

Je recommande.

Delicious Foods, de James Hannaham

Roman étatsunien publié en 2015. On suit une mère – Darlene – et son fils – Eddie – sur plusieurs dizaines d’années avec de nombreuses ellipses temporelles. Le gros du roman se concentre sur le temps que Darlene et Eddie passent sous l’emprise de Delicious Foods, une compagnie agricole qui les « emploie » dans le cadre d’un système néo-esclavagiste. La compagnie recrute son personnel parmi des addicts au crack, auxquels elle fait signer un contrat bidon avant de les regrouper au milieu d’une immense propriété agricole sans moyen de transport, et en fournissant de la drogue pour les retenir sur place. Les « employés » touchent un salaire mais misérable et totalement modulable selon la volonté du contremaître, et ne peuvent acheter de la nourriture, un logement ou de la drogue qu’à la compagnie, à des tarifs prohibitifs, augmentant sans cesse leur dette envers celle-ci.

Le roman entremêle les points de vue de Darlene, d’Eddie et de Scotty, la personnification du crack, qui va parler à la place de Darlene tout le temps de son addiction. La jeunesse de Darlene et le point de vue d’Eddie sont écrits à la troisième personne, Scotty parle à la première (et en AAVE), et dans les derniers chapitres Darlene parlera aussi à la première personne une fois son addiction derrière elle. Le chapitre introductif du livre, qui raconte l’évasion d’Eddie de Delicious Foods puis sa vie ensuite, en laissant plein de zones d’ombres, est très fort et donne fortement envie de lire le reste du livre pour avoir le fin mot de l’histoire.

C’est dur mais j’ai beaucoup aimé et je recommande.

Three Californias: The Wild Shore, de Kim Stanley Robinson

Roman de science-fiction post-apocalyptique étatsunien publié en 1984, premier d’une trilogie imaginant trois futurs différents pour le comté d’Orange, en Californie. Dans ce volume, les USA ont connu une attaque terroriste de grande ampleur dévastant l’ensemble de ses centres urbains dans les années 80s. Une politique isolationniste a été mise en place sous la pression de la Russie à l’ONU, et le pays est maintenu éloigné du reste du monde, les tentatives de rétablir des communications et infrastructures longue distance sont empêchées par des frappes depuis des satellites qui surveillent le pays. La côte Ouest est surveillée par le Japon, les îles et archipels ayant été annexés. On suit Henry, qui vit dans une communauté sur l’ancien site de San Onofre. Son village vit de cultures et de pèche. Henry et les autres jeunes sont éduqués par Tom, un ancien qui a connu le monde d’avant la chute et leur raconte l’Amérique en déformant un peu la réalité à des fins pédagogiques. Henry et ses amis vont se joindre à une tentative d’union avec la communauté de San Diego pour empêcher une expédition japonaise de débarquer sur le continent pour permettre à de riches touristes de voir les si pittoresques ruines de l’Amérique.

Sans être le roman de l’année, c’était sympa. Un côté roman d’apprentissage dans un univers post-apo principalement paisible et bien décrit. Bonne lecture d’été.

The Secret History, de Donna Tartt

Roman étatsunien de 1992. Richard Papen, de Californie, débarque grâce à une bourse d’études dans une École de la côte Est des États-Unis. Il est rapidement attiré par un petit groupe d’élèves qui suivent un cursus exclusif de langues anciennes, dirigé pour la majeure partie de leurs cours par un unique professeur charismatique. Il va intégrer ce groupe, en faire l’essentiel de sa sociabilité, et finir par couvrir un meurtre commis par certains d’entre eux.

J’ai beaucoup aimé, des trois romans de Tartt c’est clairement le meilleur à mon sens. Le style et l’immersion fonctionnent bien, on est vraiment aux côtés du narrateur alors qu’il raconte son implication grandissante dans la vie du groupe, les relations entre les différents personnages, l’effet que le meurtre à sur leurs vies, leur santé mentale. Le rôle d’outsider de Richard (il est le seul californien, et pauvre, dans un univers d’héritiers de fortunes de l’est des US) est bien montré et lui donne un point de vue particulier. L’évolution de sa perception de certains personnages (notamment Henry) au fur et à mesure du roman est particulièrement réussie aussi.

Bref, je recommande fortement.

W ou le souvenir d’enfance, de Georges Perec

Roman français de 1975. Le livre alterne entre deux narrations. D’une part, des chapitres décrivant les fragments de souvenirs que Perec a de son enfance, les quelques souvenirs de ses parents et ceux de ses familles et lieux d’accueil pendant la guerre, en mettant en avant les contradictions et les possibles reconstitutions a posteriori. D’autre part, des chapitres écrits en italiques racontant deux histoires. D’abord la mission confiée à un déserteur de retrouver l’enfant dont l’identité a servi de base pour créer les faux papiers qu’il utilise. Puis la description en suivant les codes de l’utopie d’une île au large de l’Amérique du Sud, qui abrite une société autarcique tout entière consacrée à l’organisation permanente de compétitions sportives. Sauf qu’il s’avère assez rapidement que les compétitions sont truquées, les athlètes tenus en esclavage, et que le tout tient plus des Hunger Games que des Jeux Olympiques. W s’avère une métaphore de l’idéologie nazie et des camps.

J’ai bien aimé, la structure est intéressante, le sujet aussi, avec la mise en parallèle de la mémoire personnelle (ou de son absence) et du système responsable de la disparition de ses parents. J’ai vu des parallèles avec Les Vestiges du jour à la fois dans l’arrière plan de la seconde guerre mondiale et dans le narrateur non-fiable qui petit à petit en revenant sur ce qu’il dit introduit de nouveaux éléments qui font reconsidérer ce qui avait été affirmé à la base.

Gideon the Ninth, de Tasmyn Muir

Roman de fantasy néogothique de 2019. L’histoire se déroule dans système solaire avec neuf planètes, chacune gouvernée par une maison. Chaque maison maitrise une forme de nécromancie, et prête allégeance à l’Empereur-Dieu, le premier Seigneur-Nécromancien, qui 10 000 ans auparavant a ressuscité l’ensemble du système solaire. On suit Gideon, une serf de la neuvième maison, qui se retrouve obligée de servir de cavalier (plus ou moins garde du corps) à l’héritière de sa maison, qu’elle déteste, alors que celle-ci répond à l’appel de l’Empereur qui a organisé une épreuve pour former de nouveaux Licteurs (ses bras droits, avec des pouvoir de nécromancien.nes +++).

L’univers est très original, mais manque un peu de profondeur dans le premier tome, un défaut qui est un peu réparé dans le second où on a davantage de backstory. C’est un gros mélange d’inspiration, avec de la fantasy, de la SF, des inside jokes sur des mèmes, beaucoup de dialogue intérieur de la protagoniste sarcastique. C’était sympa à lire mais j’ai trouvé que le premier tome, malgré l’univers original, manquait un peu de profondeur. Le second était plus intéressant, notamment avec tout le dispositif de flashback sur la période du premier tome qui ne se déroule absolument pas comme les choses ont été narrées la première fois (i do love an unreliable narrator). Il y a encore deux tomes à paraître, à voir si je les lirais ou non, pour le moment pas totalement convaincu par l’intérêt profond de la série, mais ça fait une bonne lecture d’été si vous aimez les nécromancien.nes.

Les Vestiges du jour, de Kazuo Ishiguro

Récupéré dans une boîte à livres à Narbonne, le livre raconte à la première personne le voyage à travers l’Angleterre, les souvenirs, les réflexions sur son métier et sur sa vie d’un majordome anglais en 1956. C’est assez court, mais c’est un très bon roman. Le point de vue interne du protagoniste, Stevens permet une révélation progressive des conditions dans lesquelles il a exercé son office. Considérant que le premier devoir d’un majordome est de ne jamais laisser glisser le masque du professionnalisme, on découvre peu à peu ce comment il a tout sacrifié à son métier, sans même forcément en être conscient.

Je recommande.

Summerland, d’Hannu Rajaniemi

Uchronie fantastique. A la fin du XIXe siècle, la rencontre entre le spiritisme et la science rend possible la communication avec l’au-delà. L’Angleterre découvre que la préservation des âmes après la mort est possible, en fournissant aux esprits un point d’ancrage et un apport régulier d’énergie psychique. La société se réorganise autour de cette nouvelle conception de la mort : la reine Victoria règne depuis l’au-delà, les progrès en terme de médecine sont abandonnés (à quoi bon ?), l’usage des médiums louant leur corps aux décédés pour qu’ils reviennent socialiser avec les vivant se répand.

Au sein du monde de l’espionnage, les capacités de déplacement instantané et de discrétion à toute épreuve des esprits sont des plus appréciés. Les services secrets britanniques se divisent en une section vivante, la Winter Court, et une section défunte, la Summer Court, avec bien évidemment de la rivalité interservices. On suit Rachel White, une agente de la Winter Court, désavantagée à la fois par son statut de vivante et son statut de femme dans un monde très masculin et très classiste. White tente de conserver sa place dans le monde de l’espionnage alors que la guerre d’Espagne devient un point d’affrontement de plus en plus important entre l’Empire Britannique et l’URSS, où l’au-delà prend la forme d’une unique conscience agrégée autour du noyau de la personnalité de Lénine…

J’ai beaucoup aimé. Le côté « le Grand Jeu, mais avec des médiums » fonctionne très bien, les personnages, leur passé et leurs motivations sont réussis. Le fonctionnement de l’Univers est expliqué au fur et à mesure, l’histoire est prenante, en terme d’uchronie avec des éléments fantastiques c’est une réussite.