Archives de catégorie : Des livres et nous

La Tannerie, de Célia Levi

Roman français de 2020. Jeanne, jeune adulte arrivée à Paris depuis sa Bretagne natale, décroche un contrat de 6 mois en tant qu’accueillante à la Tannerie, lieu culturel à la mode situé dans une ancienne friche à Pantin. Au contact de ses collègues et au fil de son quotidien à la Tannerie, Jeanne découvre un univers complètement différent de celui dont elle est issue. Ses collègues suivent l’actualité, parlent de politique, namedroppent des artistes et des penseurs, connaissent les restaurants et les bars à la mode… Jeanne se laisse totalement impressionner par ce mode de vie et notamment par Julien, son supérieur très beau et toujours prêt à sortir un discours conceptualisant bourré de références.

Jeanne s’acclimate peu à peu à ce monde, au point d’avoir honte de ses origines, de l’absence de chic de sa famille paysanne. Elle devient en partie transfuge de classe, mais uniquement en terme de capital culturel, son salaire étant misérable. En parallèle, elle a aussi un éveil à la politique avec la présence de campements de migrant.e.s proches de la Tannerie, les conflits sociaux de basse intensité dans le lieu culturel, et surtout toute la séquence Nuit Debout qui se déploie dans la seconde partie du roman.

C’était fort bien. J’ai mis un peu de temps à rentrer dedans. Au début l’héroïne est complètement déboussolé, et l’écriture retranscrit bien ça, mais du coup c’est pas la partie la plus sympa à lire. Peu à peu elle prend ses marques et ça devient très cool. Le roman montre bien le décalage entre les discours et les pratiques (le directeur de la Tannerie qui fait mettre une banderole avec une citation absconse de Césaire en soutien aux migrants tout en autorisant les CRS à circuler dans le lieu pour éviter une occupation ; Julien qui pérore sans fin sur le sens de l’Histoire avec un pote au bistro après avoir fait 30 minutes de manif), mais il montre aussi comment c’est facile de se faire avoir par tout le vernis de références et de namedropping. Jeanne est une héroïne volontairement naïve, le/la lecteurice est plus à même qu’elle de voir comment ce qu’elle prend pour argent comptant est de la poudre aux yeux, mais c’est aussi logique que ça marche.

Le roman reprend une forme classique : celle de l’arrivée à la capitale d’un.e jeune provincial.e ambitieu.se.x. Mais Jeanne n’est pas Rastignac ou Georges Duroy, et surtout l’époque n’est pas la même. Au lieu de lui ouvrir les antichambres du pouvoir, on lui propose un contrat à temps partiel de 6 mois qui pourra être renouvelé, tout en lui faisant miroiter comme à tou.te.s ses collègues un potentiel CDI au bout du chemin.

C’était fort bien écrit et ça décrit très bien le milieu des petites mains de la culture et les contradictions qui le traversent ; les personnages secondaires sont très réussis et permettent de montrer différentes facettes des employé.e.s de la Tannerie.

Je recommande.

Jack Glass, de Robert Frost

Mélange de SF et de roman policier. Trois novellas où Jack Glass commet un meurtre, dans le contexte d’un système solaire dirigé de façon tyrannique par une oligarchie marchande. L’univers était sympa, mais je n’ai pas été convaincu par le côté mystère policier. Le livre nous dit qu’on va être surpris par la façon dont les meurtres se sont déroulés, avec des tropes de chambre close et whodunnit, mais ça ne marche pas super bien.

L’Ours et le Rossignol, de Katherine Arden

Roman de fantasy inspiré sur le folklore russe. Au XIVe siècle, la fille d’un seigneur du Nord découvre qu’elle a le don de double-vue : elle peut voir les créatures folkloriques, et les esprits domestiques. Au moment où un ancien esprit maléfique se réveille, le nouveau prêtre du village travaille à détourner les habitants des esprits familiers au profit de la foi chrétienne, affaiblissant leurs défenses.

Des éléments de folklore et de narration qui rappellent les romans de Naomi Novik. On a la même focale sur une héroïne qui se débat avec les conventions genrées de son époque (mais ici elle ne finit pas par tomber amoureuse, c’est bienvenu). Pas beaucoup d’action par contre, le roman est essentiellement l’établissement progressifs des termes de la situation, mais tout se résout très vite, avec une héroïne qui ne fait finalement pas grand chose d’héroïque. Un peu dommage de ce point de vue là. Du coup sentiment un peu mêlé : c’était sympa à lire sur le coup, pas de défauts majeurs, une héroïne attachante, mais on ne retire pas grand chose du roman non plus.

Génération Collapsonautes, d’Yves Citton et Jacopo Rasmi

Essai de 2018 sur la collapsologie. Je n’ai pas été convaincu par tout. Il y a des chapitres que j’ai trouvé très pertinents, et au milieu un ventre mou où j’étais moins convaincu par les concepts mobilisés et le fait qu’ils aient un intérêt au delà du jeu sur les mots.

Pour les parties que j’ai appréciée :

Le livre ouvre sur la remarque que le fait de parler de collapse ou d’effondrement oriente fortement les représentations : un effondrement c’est soudain. Dans Comment tout peut s’effondrer, y’a pas mal de précautions pour dire que les auteurs ne parlent pas forcément de phénomènes soudain, mais de fait avec ce terme c’est forcément ce à quoi on pense. Du coup fantasme de grand renouveau, de tabula rasa, etc. Pour les auteurs, d’autres termes auraient pu être mobilisés, comme « affaissement » ou « délitement ». On est dans des représentations plus exactes. C’est progressif, ça ne touche pas tout le monde, ça peut arriver sur des morceaux de la structure en en laissant d’autres intacts. Ça peut faciliter le fait de proposer des luttes locales contre, pour s’opposer à un effet local du délitement. C’est plus facile de dire qu’on est déjà dans le délitement de nos sociétés que dans leur effondrement, que ce délitement passe par le démantèlement des protections sociales et des services publics. Bref, ça permet d’articuler plus facilement les discours collapso avec les luttes de gauche.

Les acteurs parlent aussi de l’occidentalocentrisme du concept. L’effondrement/délitement de nos sociétés de pays du Nord est le quotidien depuis bien longtemps des pays moins dominants. Faut-il vraiment un nouveau concept pour en parler juste parce que ça nous touche nous ? Parle aussi du concept d’Anthropocène, qu’ils considèrent plus pertinent, en reprenant l’approche d’Anna Tsing et Donna Haraway, de nommer Plantacionocène : les impacts sur la planète ne sont pas dus à tou.te.s les humain.e.s de façon indifférenciée mais au système d’exploitation de l’espace, des humain.e.s, du vivant qu’est celui de la plantation : mettre en coupe réglée un milieu, pour le rendre productif, maximiser son rendement aux dépens de tous les phénomènes complexes qui s’y jouaient et de sa survie sur le long terme.
Détour aussi par l’extraction des savoirs : les luttes indigènes et locales, les savoirs produits par les marges sont récupérés par les grandes université du Nord, pour redynamiser leur cursus et leurs sujets d’études. Dans le savoir comme partout dans le libéralisme, les acteurs dominants bénéficient plus que les autres des productions de tou.te.s, même de leurs opposants (les auteurs remarquent qu’ils sont dans un tel cas avec leurs positions universitaires et l’écriture de ce bouquin).

Autre point d’intérêt : la remarque que l’Effondrement comme horizon inexorable de nos sociétés, en s’appuyant sur les courbes de l’exploitation des richesses, est un retournement du discours sur le Progrès : ce sont les mêmes chiffres qui sont mobilisés dans les deux cas mais pour appuyer un discours différent. L’Effondrement comme point de bascule serait le négatif de la Singularité dans les discours technosolutionnistes et transhumanistes. Les thèses collapso ont aussi un rapport avec la religion, dans leur façon de proposer une vérité révélée suivi par un nombre d’adeptes (ok, après c’est vrai de beaucoup de discours humains, d’avoir des points de comparaison avec un discours religieux).

Les auteurs soulèvent que parler d’Effondrement (plutôt que de Délitement) conduit à se focaliser sur des symptômes ponctuels : une sécheresse, une famine… Et à traiter ces symptômes. On est dans la réponse aux urgences, sans remettre en cause les problèmes systémiques qui les créent.

Enfin, reviennent sur le côté « les courbes montrent que l’on va dans le mur, c’est inéluctable ». Mettre en avant un côté inéluctable de l’Effondrement, c’est dire qu’il n’y a pas besoin de faire la Révolution en quelque sorte : le système s’effondrera de lui-même. On revient un peu aux thèses du jeune Marx sur le Capitalisme qui s’auto-dévore. L’Histoire a montré que c’était pas trop ça. Du coup mieux vaut lutter contre cette vision, ainsi que celle d’un Effondrement qui serait un grand Reset ponctuel qui permettrait de revenir à de meilleures valeurs précapitalisme : déjà parce que la vision d’un Âge d’Or post effondrement ça peut être affreusement réac (cf la fin de Ravage, de Barjavel), et aussi parce qu’on a un bon exemple d’effondrement dans le passé proche : l’URSS. Son délitement n’est pas allé avec la chute de l’État, au contraire c’est bien le truc qui a résisté et le délitement a touché le social. Il est donc important de lutter contre ce Délitement avec un point de vue et les outils de la Gauche, pour limiter la casse.

The Haunting of Tram Car 15, de P. Djèlí Clark

Novella située dans des années 1910 alternatives. 40 ans plus tôt, un scientifique soudanais hétérodoxe a libéré des djinns dans le monde humain. Avec ces alliés surnaturels, l’Égypte a repoussé les Anglais. Le Caire est devenu une ville-monde aussi importante que Paris et Londres. On suit deux employés du Ministère du Surnaturel, qui enquêtent sur une cabine du tram cairote hantée par une entité inconnue, à la veille du vote du Parlement sur le droit de vote des femmes.

J’ai énormément aimé. L’univers est super cool, j’espère que l’auteur reprendra cet univers pour écrire des trucs plus longs. C’est rétro, y’a du féminisme, y’a des personnages attachants, que demande le peuple ?

The Great Eastern, d’Howard Rodman

Bouquin de 2019 qui pastiche les livres de la fin du XIXe. L’auteur imagine l’affrontement entre le capitaine Nemo et le capitaine Ahab autour de l’enjeu de la pose d’un câble télégraphique transatlantique, et en présentant la carrière d’un bateau réel et emblématique de l’époque, le Great Eastern du titre…

Dit comme ça, ça semble assez alléchant, mais j’ai été assez déçu par l’exécution. L’auteur écrit dans un style d’époque, mais du coup ça donne beaucoup de répétition de tournures de phrases typiques, qui alourdissent la lecture. Le point de vue de la narration bouge beaucoup, avec un narrateur omniscient, un narrateur qui suit un personnage, de la narration à la première personne alternant entre différents personnages, des extraits de journaux intimes et des coupures de presse. Ça fait plus fouillis que dispositif intéressant.

Par ailleurs la narration est incohérente sur certains points – bon déjà elle ne respecte pas le canon alors qu’il y avait clairement moyen de le faire (à mon sens, présenter les événement relatés comme des passages inconnus dans la vie des personnages telle que relatée dans Moby Dick et les œuvres de Verne aurait été plus intéressant, faisant de l’œuvre une insertion dans le canon reliant les deux romans) mais ça c’est un choix, même si l’auteur ne fait pas grand chose de ces divergences. Mais de plus, on comprend assez mal quelles ont été les actions de Nemo par rapport au câble transatlantique : il semble ne s’y attaquer qu’une seule fois, mais en même temps il est sous-entendu que c’est ses attaques précédentes qui ont poussé Field à engager Ahab. Le retournement de situation de la bataille navale semble très gratuit, la fin avec Nemo lors de la Commune de Paris aussi.

Bref, globalement déçu, un gros potentiel gâché par l’exécution.

Ring Shout, de P. Djèlí Clark

Court roman fantastique. En 1922 aux États-Unis, une organisation clandestine mène la lutte contre un Ku Klux Klan qui s’est allié à des monstres surnaturels. On suit une cellule de combattantes, Maryse, Chef et Sadie, alors qu’elles tentent d’empêcher une projection de Birth of a Nation au sommet d’une montagne avec des propriétés magiques…

C’était très bien. C’est une bonne histoire d’horreur cosmique, on trouve des thèmes lovecraftiens, mais traités du point de vue de l’antiracisme plutôt qu’avec la vision xénophobe de Lovecraft lui-même. Y’a une cohérence stylistique qui était ce qui m’avait manqué dans Lovecraft Country. La description des monstres, axée sur le body horror, est très réussie, surtout celle de la Grande Cyclope. Quelques répétitions dans les passages qui décrivent les moment où Maryse invoque son épée, mais c’est un défaut assez mineur.

Ecotopia, d’Ernest Callenbach

Roman états-unien de 1975. Les trois États de la cote pacifique ont fait sécession 20 auparavant, rompant tout contact avec les États-Unis. Un journaliste new-yorkais est invité à franchir la frontière pour voir comment ce nouvel État, Ecotopia, a évolué durant l’intervalle. Le roman consiste en ses articles très factuels envoyés à son journal aux USA, le Times-Post, et ses notes dans son journal personnel, racontant son histoire plus personnelle.

Ecotopia est un État qui a mis l’écologie au centre de ses préoccupations (avec un débat interne persistant sur la question de savoir s’il est possible de réaliser l' »écologie dans un seul pays »). Le pays a radicalement modifié son fonctionnement, ses taxes, ses rapports sociaux, ses infrastructures pour atteindre un « état stable » de consommation et régénération des ressources naturelles. Au passage, la semaine de 20h a été institué, ainsi qu’un revenu de subsistance universel. Les rapports sociaux se sont apaisés, la production a été socialisée, le parti au pouvoir – le Parti Survivaliste – est dirigé par des femmes.

Ecotopia est une utopie, à laquelle le narrateur va peu à peu se rallier. Les idées écolos présentées sont intéressantes (surtout pour un roman de 75), mais en terme de narration, Ecotopia est trop parfaite pour être intéressante. Certains aspects de la société font penser aux Dépossédés, mais sans la réflexion critique que présente Le Guin. Par ailleurs, en dehors de l’écologie, certains aspects ont mal vieillis : les trips sur la sexualité (notamment le point de vue du narrateur dessus), le passage « ah oui les populations noires ont décidées de se ségréger en cités-États indépendantes », tout n’est pas parfait dans les thèses présentées. Le principe de la double voix du narrateur entre ce qu’il écrit officiellement et son journal intime, et comment les deux se répondent est intéressant par contre.

Lutter Ensemble, de Juliette Rousseau

Essai sur les possibilités et modalités pratiques de convergences des luttes à gauche. Juliette Rousseau parle de comment il est possible pour des mouvements marginaux de travailler avec des mouvements plus insérés dans le jeu institutionnel, et comment faire en sorte de prendre en compte les différentes dominations au sein des mouvements de gauche, pour éviter de reproduire les hiérarchies dans les mouvements sociaux. J’ai trouvé le texte assez inégal, mais il y a des passages super intéressants. Les témoignages issues de femmes et de personnes racisées prenant part à la ZAD de NDDL notamment étaient super bien ; les façons dont les organisations palestiniennes posent des conditions avant de travailler avec des organisations israéliennes et en parallèles comment les petites organisations marginales ont travaillé avec les grosses organisations institutionnelles pour la préparation des marches pour le climat newyorkaises était aussi très intéressant. Les réflexions sur les associations qui ont des fonctionnements en non-mixité ou en mixité choisie pour permettre aux dominé.e.s et aux premièr.e.s concerné.es par les causes de s’exprimer plus facilement sans se faire dépasser par les allié.e.s plus privilégié.e.s sont intéressants aussi ; avec le constat que ça marche bien quand c’est prévu dès le départ, et beaucoup plus compliqué à rajouter a posteriori.

Vostok, de Laurent Kloetzer

De la SF russe écrite par un français.

Roman de SF de 2016. Pour récupérer des données leur permettant d’effectuer le casse du Siècle, une bande de criminels chiliens embarque à Vostok, la station russe installée au le pôle sud géomagnétique et abandonnée depuis des années. Partis pour un mois d’été sur place, les choses ne vont évidemment pas se passer comme prévues.

Comme souvent avec les bouquins de Kloetzer c’est assez inclassable. Le bouquin se passe dans le futur, y’a une Fédération Andine, des ayas, des drones autonomes à énergie solaire.
Mais très vite tout ça n’a plus aucune importance, les protagonistes se retrouvent à Vostok coupés du monde, et dépendent d’installation soviétique de 50 ans d’âge. La SF disparaît quasi totalement. Le côté isolation et survie au froid m’a pas mal fait penser à ce que j’ai pu lire d’Ana Yagner, d’où la ref à la SF russe. En parallèle, on a un personnage qui croit à la magie et aux prophéties, et l’héroïne est accompagnée d’un « ghost », créature fantastique absolument pas expliquée mais acceptée par tou.te.s (et qui ressemble à ce qui des Furtifs réussis auraient pu être, déso Damasio). Via des extraits d’un livre in-universe, via les perceptions magique du ghost, on a accès en parallèle à l’Histoire de la fondation de Vostok, et des recherches qui y ont été menées, qui sont une description tout à fait sérieuse même si romancée du Vostok réel. Enfin, à la page 380 (sur 500), Kloetzer décide de rattacher l’intrigue de son livre à l’univers de la Bombe Iconique qu’il a déjà raconté dans d’autres livres et nouvelles.

Quelques faiblesses peut-être dans la lenteur du début, avant l’embarquement pour Vostok le livre prend le temps d’installer des pistes d’intrigues et des personnages à Valparaiso, qui vont ensuite être totalement ignorée quand les héros partent s’isoler.

C’est assez prenant, je l’ai lu en une nuit, je recommande.