Archives de catégorie : Des livres et nous

Children of Time, d’Adrian Tchaikovsky

Man-spider, man-spider, doing whatever a human can...

Roman de science-fiction publié en 2015. J’ai *beaucoup* aimé. Je recommande de le lire sans se spoiler plus avant, surtout si vous aimez le worldbuilding, le temps long et les intelligences non-humaines. Un caveat cependant : le roman implique des araignées, donc si vous êtes arachnophobes, ça peut ne pas être votre came (mais ce sont des descriptions, pas des images, donc comme vous le sentez).

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L’Ennemi principal, de Christine Delphy

Essai d’économie et de sociologie féministe. Il s’agit d’une compilation d’articles écrits par Delphy entre 1970 et 2001, sur le sujet de l’exploitation des femmes depuis une perspective marxiste. Delphy montre que les rapports hommes/femmes sont un rapport de classe, avec une classe exploitante et une classe exploitée. La classe des hommes bénéficie du travail gratuit des femmes, que ce soit du travail ménager ou plus largement du travail domestique (ie tout le travail effectué par les femmes dans le cadre de leur couple : ça inclut le travail ménager, mais potentiellement aussi la compta de l’activité de leur mari, des activités productives sur une exploitation agricole…). Ce que montre Delphy c’est que ce travail domestique recouvre de multiples activités, que le seul point commun qui en fait un tout cohérent est sa réalisation par des femmes, hors des rapports de production marchand, et sa captation par un homme. Les mêmes activités effectuées dans un autre cadre pourraient avoir une valeur d’échange, c’est vraiment la relation domestique qui donne un statut particulier à ce travail. Delphy montre aussi que ce statut de travailleur gratuit n’est pas stricto sensu réservé aux femmes : dans certains systèmes familiaux agricoles, les cadets (ou même plus largement tous les enfants sauf uns) peuvent avoir ce statut de travailleurs gratuit, un seul héritant de l’exploitation et de la position du père, tous les autres vivant à jamais dans une position subalterne.

Plusieurs articles s’emploient à démontrer en quoi les analyses qu’elle propose sont bien des analyses marxistes, qu’elle étend la méthode matérialiste à d’autres sujets que le rapport de domination salarial, mais que c’est bien une extension pertinente et non une trahison comme le faux procès lui a pu être fait. Liée à cette question est sa démonstration que le rapport de classe homme/femme est bien un rapport distinct du rapport salarial : ce ne sont pas « les capitalistes » qui exploitent les femmes dans le couple, en extrayant leur valeur via leur exploitation de l’homme : c’est bien une exploitation distincte, on ne peut pas tout ramener au capitalisme et absoudre les prolétaires hommes en couple hétéro d’une certaine position de domination.

Il y a aussi une analyse intéressante qui démontre en quoi non seulement le genre est socialement construit, mais le sexe aussi (bon c’est pas une surprise, avec la position matérialiste de Delphy, rien n’est immanent, tout est construit). En gros, se crée d’abord une relation d’oppression entre deux classes, qui fait advenir ces classes : on divise l’humanité entre hommes et femmes, en affirmant que la différence entre les deux est porteuse d’un sens profond qui justifie une différence de traitement et de socialisation (contrairement à la couleur de cheveux ou la latéralisation, par exemple), et que les catégories ainsi créées sont nettes et naturelles. Je ne détaille pas la partie où l’on attribue des comportements et des jugements de valeurs sociales aux deux catégories pour créer le genre, ce qui me semble intéressant ici c’est surtout la façon dont pour naturaliser l’oppression, on va lui chercher un support dans des différences physiques qu’on va cherry-picker : on déclare que les organes sexuels, les caractères sexuels secondaires, puis avec les avancées de la science les hormones, les chromosomes… tombent bien nettement dans deux catégories distinctes, de chaque côté de la barrière genrée, puis on va décréter que les cas qui ne s’y conforment pas sont anormaux dans le sens non-naturels, alors qu’ils le sont dans le sens où ils ne correspondent pas à une norme construite.

Globalement, très bonne lecture. J’ai eu un peu plus de mal avec le T2 (qui reste intéressant cependant), davantage basé sur des réponses à des controverses de l’époque, mais le tome 1 se lit très bien, les démonstrations de Delphy sont très claires, et son style d’écriture est super accessible, un point rare dans les essais je trouve. Et même s’il y a eu des évolutions importantes de la société depuis ses premiers articles, les analyses restent tout à fait pertinentes. Une très bonne façon d’aborder le féminisme matérialiste.

Melmoth Furieux, de Sabrina Calvo

Roman de « science-fiction » publié en 2021. France, futur indéterminé. La République est tombée, remplacée par la Métrique, un gouvernement mondial flou, mêlant entreprises et secteur public. Dans le Nord Est de Paris, centrée sur Belleville, une seconde commune résiste tant qu’elle peut à son encerclement par les forces de ce nouveau régime. Au milieu de tout ça, notre protagoniste, Fi, couturière. Elle coud des vêtements pour que les tenues des Communardes ressemble à leurs principes. Et elle porte le souvenir de son frère mort à cause de son travail à Eurodisney, au point de décider d’aller brûler le parc, reconverti après sa faillite en un obscur centre de pouvoir de la Métrique, la tanière de la Souris Noire…

J’ai beaucoup aimé. L’univers était taillé pour me plaire, et le style d’écriture rajoute beaucoup. L’histoire reste assez floue. On suit en parallèle deux moments de la vie de Fi, sa vie à Belleville qui semble (au début) assez concrète, et la croisade sur Eurodisney, qui semble plus métaphorique. Mais la vie bellevilloise, au fur et à mesure que l’on se rapproche du début de la croisade, perd aussi de sa consistance. La couture prend une dimension magique, Fi rencontre un mystérieux ancien ami de son frère qui ne semble pas humain, et la résistance de la Commune à la Métrique semble s’opérer sur plusieurs plans de réalité à la fois. Dans certains cas ce genre d’effets me rebuterai, mais ici j’ai trouvé que ça passait très bien.

L’Amour sous algorithme, de Judith Duportail

Essai de 2019. L’autrice retrace son propre rapport à Tinder et expose des éléments sur le fonctionnement du site de rencontre, sa collecte de données, ses algorithmes de mise en relation des utilisateurices, et son impact sur le déroulement des relations romantiques qu’il médie.

C’était court, un peu plus subjectif que ce que je préfère comme style d’essai, mais assez intéressant. Duportail met en scène sa quête d’éléments supplémentaires sur la note de désirabilité que Tinder attribue aux profils et aux photos, et à comment l’entreprise met en relation des profils. Elle met en lumière une collecte massive de données pour la construction des profils, utilisées en interne pour construire des métriques, et évidemment aussi revendues aux annonceurs publicitaires. Elle révèle aussi comment les choix de fonctionnement de Tinder favorisent les mises en relation selon des schémas patriarcaux : femme plus jeune, moins riche et moins diplômée pour les couples hétéros. Le passage sur l’utilisation de points communs entre utilisateurs pour faire des matchs qui vont voir ce point commun comme « un signe du destin qu’ils étaient faits pour être ensemble » est assez édifiant, ainsi que les éléments sur la construction du modèle de présentation des profils selon un modèle de récompense aléatoire, un des modèle qui favorise l’addiction (et qu’on retrouve au coeur d’énormément d’applications désormais). Les éléments sur les comportements des utilisateurs et utilisatrices sur la plate-forme sont présents mais assez succincts.

Je recommande si le sujet vous intéresse de base.

Exhalation, de Ted Chiang

Recueil de nouvelles de science-fiction, écrites entre 2005 et 2019, de longueurs assez variables. J’aime bien l’écriture de Ted Chiang, je trouve qu’il fait des trucs très réussis et originaux sur des thèmes pourtant très classiques de la SF. Les formes les plus courtes (What’s Expected of us, Dacey’s Patent…, The Great Silence) étaient sympathiques mais manquait un peu de place pour poser des idées vraiment intéressantes. A l’inverse la plus longue, The Lifecycle of Software Objects était un peu trop longue par rapport à son fond j’ai trouvé, mais c’était raccord avec le projet de raconter l’évolution d’une relation sur 20 ans. J’ai beaucoup aimé Omphalos et Anxiety is the Dizziness of Freedom, qui traite de thème très différents l’une de l’autre, mais ont la même démarche de creuser loin les implications sur divers plan d’une découverte/invention, un genre de hard SF que j’aime beaucoup.

Je recommande le recueil.

We Have Always Lived in the Castle, de Shirley Jackson

Roman états-unien de 1962. L’histoire est racontée du point de vue interne de Mary Katherine « Merricat » Blackwood. Celle-ci vit dans une maison de maître isolée sur un domaine, avec son oncle et sa soeur. Merricat est la seule à jamais quitter le domaine, pour aller faire des courses au village le plus proche, où tout le monde semble détester sa famille. On découvre peu à peu les tenants et aboutissants de cette détestation et du passé de la famille, alors que des éléments extérieurs viennent perturber le quotidien des Blackwoods.

J’ai beaucoup aimé, c’est assez différent de mes lectures classiques. On comprend rapidement que Merricat est une narratrice non-fiable, avec tout un système de croyances et rituels qui organisent sa vie et sa perception du monde. Le roman met en scène la crainte de l’autre de façon originale : on n’est pas sur de la xénophobie, antisémitisme ou autre à la Lovecraft, mais on a cependant une peur et une détestation de gens qui n’appartiennent pas à notre communauté qui est mise en scène dans le roman. Dans le cas des villageois, les Blackwoods sont isolé physiquement et moralement d’eux, mais dans le cas des Blackwoods on a aussi une crainte de tout ce qui est extérieur à leur communauté de trois personnes. Si au début j’ai cru que le texte allait vers une révélation de la nature surnaturelle des Blackwoods (vampires, monstres quelconques ?) ce n’est finalement pas ce type d’étrangeté qu’ils possèdent, mais ils sont bien marqués par une étrangeté radicale, avec une vision de la morale qui semble totalement détachée de celle du reste du monde, et hautement questionnable (les villageois semblent être des personnes détestables indépendamment, mais les immoralités ne s’annulent pas mutuellement). J’ai beaucoup aimé comment montre le début de la mise en place d’une légende locale, avec les offrandes rituelles des villageois, la comptine inquiétante et la maison hantée (on retombe sur les schémas de l’horreur classique plutôt que de l’horreur lovecraftienne).

There is no antimemetics division, de qntm

Fiction paranormale, publiée en 2021. Le livre consiste en une collection de nouvelles mettant en scène la division antimémétique de la Fondation SCP. Quelques précisions sont d’entrée nécessaire : la « Fondation SCP » est une organisation fictionnelle au coeur d’un projet d’écriture collaboratif. Cette organisation gère des objets, des entités et des événements paranormaux, pour préserver les apparences de normalité de notre monde. Le projet collaboratif consiste (pour son émanation principale) en un wiki recensant les rapports rédigés par les agents de la Fondation, détaillant dans un style bureaucratiques les différents items ou incidents gérés par la Fondation. Le tout forme un lore détaillé et entremêlé, dans un style d’univers que j’aime beaucoup. Cet univers à notamment inspiré le jeu vidéo Control, qui met en scène le même type d’organisation occulte.

Pour en revenir à There is no antimemetics division, l’œuvre met en scène une division particulière de la Fondation : celle qui gère les artefacts avec des propriétés antimémétiques, ie les artefacts qui empêchent la transmission d’information à propos d’eux-mêmes ou sont capables de supprimer de l’information. Les différentes nouvelles qui composent l’œuvre imaginent comment il est possible d’étudier ou de combattre de tels objets et entités, comment la division travaille, comment ses membres sont affectés par leur travail quotidien. D’autres textes existent qui parlent de la Fondation et de sa division antimémétique, mais ceux rassemblés dans cet ouvrage émanent d’un·e seul·e aut[rice|eur], qntm, et sont connectés entre eux pour raconter principalement l’histoire de Marion Wheeler, une des directrices de la Division. Globalement j’ai beaucoup aimé, le postulat et l’univers sont originaux. La forme de l’écriture – par fragments agrégés, se référant à un univers plus large, m’a fait penser à certaines fanfictions que j’ai pu lire, on est vraiment sur un style d’écriture et un format d’œuvre pour lequel on voit la différence avec un roman « classique ». Il y a quelques faiblesses dans l’écriture qui découlent du format cependant, avec des répétitions entre fragments qu’un meilleur travail d’édition aurait pu effacer. Le texte est en deux parties, et si je suis enthousiaste sans réserve sur la première, la seconde me semble plus faible. Si certains passages horrifiques de cette seconde partie sont très réussis et exploitent à fond l’aspect antimémétique (selon le même type de mécanisme que le Silence et les Anges dans Doctor Who), d’autres me semblent plus de la boilerplate horror, avec un côté « mélangeons fascisme/bad trip/eldritch, ça ne peut pas rater ». Mais globalement le livre vaut largement le détour si vous n’avez rien contre l’horreur, les nouvelles et les concepts originaux. Merci à Ted pour la recommandation !

Chronique du Pays des Mères, d’Elisabeth Vonarburg

Roman francophone de science-fiction de 1992. L’histoire se passe dans l’Europe d’un lointain futur. Après des catastrophes liées au changement climatique, et un effondrement des sociétés, celles ci se sont reconstruites en le Pays des Mères, une matriarchie où les hommes, en nombre très largement inférieur aux femmes sont des citoyens de seconde classe. On suit le point de vue de Lisbeï, une chercheuse qui va découvrir un carnet remettant en cause le dogme religieux du pays des Mères. Le roman va présenter la vie de Lisbeï, l’organisation du Pays des Mères, ses débats internes, son Histoire, et les controverses théologiques soulevées par la découverte de Lisbeï.

C’était très bien. La société présentée est super intéressante, montrée avec suffisamment de détails pour se rapprocher des Dépossédés, mais avec une ligne narrative plus appuyée avec les recherches en théologie de Lisbeï et sa relation aux autres personnages. Le livre met en scène une société où l’homosexualité est la norme, où le féminin l’emporte sur le masculin dans le langage. Je ne suis pas entièrement convaincu par la fin, mais sinon le roman vaut le coup.

Article invité : Une année de lectures 2.0

Comme l’année dernière, le bilan des lectures d’aaz.

Depuis le début de l’année 2020, je tiens à jour la liste des livres que je lis à mesure que je les finis. Cela avait été l’occasion (ou le prétexte) d’en faire une analyse rétrospective à la fin de l’année dernière, en les classant tous par ordre de préférence et en élaborant divers tableaux récapitulatifs.

À la fin de cette Année 2, la poursuite de cette entreprise me permet donc de refaire un nouveau bilan, mais avec plus de tableaux, plus de données, et le petit bonheur supplémentaire de pouvoir (attention, nouveauté) comparer les chiffres de cette année de lecture à ceux de la précédente.

Voici donc sans plus attendre les enseignements de ce qu’il apparaît désormais légitime de qualifier de tradition de Nouvel-An :

Une année de lectures 2.0

(Now With More Graphs)

Bon, ce n’est pas juste une question de chiffres.

Comme l’année dernière, en divisant la taille de chaque livre (en nombre de mots) par le nombre de jours passés à les lire, j’obtiens une approximation assez grossière du temps que j’ai consacré à la lecture. Je garde pour les vertus de la comparaison les mêmes restrictions arbitraires que l’an dernier : je ne note que les lectures de fiction hors BD / romans graphiques.

Pour ma part, l’année 2021 a été marquée par l’absence significative d’un confinement total « à la 2020 » avec deux mois entièrement consacrés aux loisirs, outre des changements en matière professionnelle. Tout ceci – et le décalage très net du curseur de la balance travail-loisirs – s’est traduit sans surprise par une baisse marquée de mon temps passé à lire, de l’ordre de 30 %, que l’on compte en nombre de livres (de 53 à 37) ou de mots lus.

Le détail semaine par semaine n’est pas plus surprenant et correspond à mon ressenti personnel, tout comme l’an passé, d’ailleurs. Mon « rythme » de lecture corrèle, au cas par cas, avec l’intérêt que j’avais pour chaque livre, mais aussi (voire surtout) avec mon niveau général de disponibilité d’esprit, d’énergie et de capacité à rester concentré (légende : un carré = un jour, une couleur plus foncée indique plus de temps de lecture).

C’est assez net quand je superpose sur le graphique les périodes qui étaient pour moi les plus intenses par ailleurs, ou quand je compare avec l’année 2020 :

L’aspect peut-être plus inattendu est que ce relâchement de fin d’année s’est aussi traduit par des lectures qui étaient plus souvent en anglais qu’en français, peut-être parce qu’il s’agissait de lectures « de genre » et plus « faciles ». Cela reste toutefois un peu contre-intuitif puisque je trouve que lire en anglais demeure pour moi toujours plus fatiguant que de lire en français. J’ai d’ailleurs l’impression, depuis plusieurs années, de m’être heurté à un mur en anglais et de ne plus vraiment progresser en familiarité ou en facilité de lecture, et ce malgré la pratique. Je commence à me faire une raison en me disant que rien ne peut égaler une langue maternelle, mais c’est tout de même assez frustrant.

Forcément, ce bilan en baisse m’invite à tout relativiser et à me rappeler qu’il est évidemment plus important de prendre du plaisir à lire que de se forcer à lire beaucoup. Ce n’a d’ailleurs pas toujours été évident cette année. C’est peut-être ici, là aussi, une question d’énergie mentale. J’ai eu à plusieurs reprises des moments de découragement et du mal à me motiver à finir des livres que je trouvais fades, ou à en choisir un nouveau à commencer parmi une pile à lire d’une taille pourtant raisonnable.

L’année 2021 a donc été la redécouverte qu’il n’est pas si facile de savoir quoi lire, et qu’il n’y a en tout cas pas de méthode systématique pour savoir ce qui distingue un bon livre pour soi d’un mauvais. Quelques considérations en vrac à propos de ce qui a marché ou non pour moi, avant une petite liste (parce qu’heureusement ils existent) de mes vrais plaisirs de lecture cette année écoulée.

Ce n’est pas vraiment une question de genre littéraire non plus, enfin juste un peu. Là encore ce n’est peut-être pas très surprenant, mais l’expérience a montré que le genre n’était pas un très bon prédicteur de l’intérêt que j’allais avoir pour un livre. Il y a certains genres que je préfère au sens où je constate sur les chiffres que j’en lis plus, comme la science-fiction, mais ça ne me fait évidemment pas aimer tout ce que je lis.

Ce n’est même pas une question d’auteur, sauf quand en fait si. C’est une autre tendance à la facilité quand on cherche un livre qui nous plaît, d’aller taper dans le catalogue d’un auteur que l’on connaît déjà. C’était le cas pour 46 % de mes lectures de l’année (ce qui me surprend un peu, c’est un chiffre que j’aurais spontanément sous-évalué). Comme plus haut, il y a une très légère corrélation positive avec mon plaisir de lecteur, mais qui est loin d’être systématique. C’est peut-être lié au fait qu’on lit en premier les livres les plus connus d’un écrivain avant d’aller éventuellement chercher ceux qui ont moins de mérite critique ? En tout cas je fais d’année en année le tri entre ceux qui ont fini par me décevoir après une première bonne expérience (dis-je en pensant avec tristesse à China Miéville) et les autres qui restent constant dans la création de trucs top (more on that later).

Est-ce que c’est la taille qui compte ? Dernière corrélation qui marche un peu mais pas tout le temps : le fait d’avoir aimé davantage les plus gros livres. Là aussi une raison sans doute assez simple : plus de pages, c’est plus de temps avec les personnages et plus d’investissement émotionnel. Pour ces gros livres, c’est en revanche un peu tout ou rien, puisque quand un livre est pas top, on aime mieux qu’il soit court. Un des effets pervers de mes mesures est que, comme je ne prends pas note des livres que je ne termine pas (les « DNF » comme disent les jeunes), j’ai peut-être eu tendance à m’interdire d’abandonner certaines lectures qui pourtant me tombaient des mains

Et donc? Finalement, ces chiffres qui ne m’apprennent rien de transcendant sur moi-même sont surtout une invitation à relativiser tout un tas de chose, à se rappeler que le plaisir de la lecture est sa propre fin, à ne pas se poser plus de questions que ça, et à simplement se demander, Marie Kondo style, quelle est la joie que l’on en retire. Est-ce que tout ça n’était donc pas un exercice un peu vain ? Ce serait oublier que remplir minutieusement des tableaux Excel, ça aussi, it does bring joy.

C’est maintenant le « top livres » (présenté, pour déjouer les attentes, sous forme de prix catégoriels et non de top 10).

Prix « Sortir de sa zone de confort »

J’avais initialement abordé ces deux livres avec circonspection en me disant que ça ne serait pas ma came. En fait ça l’était.

Âge tendre, de Clémentine Beauvais : un jeune garçon fait son stage de 3e dans une maison de retraite pour personnes âgées qui perdent la mémoire et à qui on fait croire qu’elles vivent dans les années 1960. Il découvre la vraie vie et Françoise Hardy. Je ne sais plus vraiment comment et pourquoi je m’étais dit que je n’allais pas aimer malgré les multiples et dithyrambiques recommandations qui le précédaient ; peut-être en le soupçonnant de mièvrerie ? Plot twist, j’étais idiot, c’était effectivement super, c’est drôle et ça fait pleurer sans être niais, et la forme – le rapport de stage rédigé par le narrateur – fonctionne vraiment très bien.

La billebaude, d’Henri Vincenot : les souvenirs romancés de l’enfance de l’auteur dans les années 1920, dans un petit village du Morvan, sa vie quotidienne et son folklore local. Il n’y a vraiment rien de plus que ça, mais le style et le rythme font qu’on ne s’ennuie jamais, que les différentes histoires s’enchaînent, et qu’on se prend malgré soi à se trouver une curiosité pour ce sujet, et à partager le sentiment de nostalgie du narrateur pour la vie paysanne disparue. Lecture de ce roman terroir faite lors de vacances in situ, ce qui a dû jouer.

Prix « Ne surtout pas sortir de sa zone de confort, on y est très confortable »

Deux ex æquo dans cette catégorie :

L’amie prodigieuse, d’Elena Ferrante, tomes 2 et 3 : j’ai poursuivi la lecture de la série d’Elena Ferrante, qui retrace en quatre tomes la vie d’une jeune fille née à Naples dans un milieu populaire dans les années 1950. Les deux volumes lus cette année sont ceux des 15 à 35 ans de la narratrice, en gros, et sont ceux de son apprentissage intellectuel puis de la vie académique pendant les années de plomb. Les grosses ficelles du livre marchent totalement sur moi, l’effet saga feuilletonnante, la traversée des époques, le duo récurrent de frenemies, etc. Je trouve tout de même à l’autrice un petit quelque chose en plus dans sa sensibilité à ses personnages, et principalement à la personnage principale, à laquelle on s’attache et s’identifie très facilement.

The Tawny Man Trilogy, de Robin Hobb : la troisième trilogie dans le monde de l’Assassin royal, après les deux premières lues en 2020. On retrouve les personnages de la première trilogie, qui avaient été mis un peu de côté durant la seconde, celle des Liveship Traders. On repasse donc à une fantasy un peu plus resserrée et centrée sur les deux personnages principaux, par opposition à la multiplicité des points de vue dans l’histoire des bateaux magiques. La grande force reste là encore la richesse des personnages, et les histoires de quêtes, de magie, de dragon, de barbares des iles passent presque au second plan. C’est toujours aussi bien et c’est pour l’instant ma trilogie préférée du cycle. Il me reste sept (gros) livres pour l’année qui vient, et ça me réjouit.

Prix « SF SF SF SF SF SF SF SF SF SF ! »

Au milieu de plusieurs relatives déceptions cette année, trois livres qui ont en commun de montrer la force et l’inventivité de la science-fiction actuelle.

Diaspora, de Greg Egan : dans le futur, les humains vivent tranquillement comme des immortels dans des mondes virtuels ou dans des corps de robots ou avec des génomes modifiées à l’excès. Un jour, un plot device se produit, rend la Terre inhabitable, et force l’humanité à aller explorer l’univers, qui contient plein de choses mystérieuses. C’est extrêmement dense en bonnes idées pour un livre qui n’est pas si long que ça. Et malgré quelques excès de jargon vers la fin, j’ai trouvé que l’auteur arrivait à pousser beaucoup de ses concepts à leur paroxysme sans que la lecture devienne jamais ardue ou désagréable. C’est un livre difficile à résumer ou à recommander avec brièveté, je me contenterai donc de dire que j’ai beaucoup aimé.

Gnomon, de Nick Harkaway : cette fois-ci dans un futur plus proche et dans une Angleterre marquée par une société de surveillance généralisée gérée par des intelligences artificielles. On suit une policière qui enquête sur un meurtre grâce à une technologie qui lui permet de revivre la mémoire de la morte. Il y a des mystères, des récits dans le récit dans le récit, des histoires parallèles avec des personnages complètement distincts. Si la structure volontairement complexe du livre rend la lecture parfois ardue, j’ai trouvé que l’effort en valait la peine. Il y a là aussi beaucoup d’inventivité et beaucoup de bonnes idées, mais avec une vraie unité thématique qui n’apparaît que progressivement mais qui est tout à fait bien menée.

Blindsight, de Peter Watts : un objet extraterrestre apparaît dans le système solaire, et l’humanité envoie à sa rencontre une délégation de cinq personnes avec chacune leur particularité (dont un vampire de l’espace) pour effectuer le premier contact. Ce qui différencie ce livre des nombreuses autres histoires de SF sur le même concept, c’est qu’ici l’extranéité des aliens a été poussée au maximum, et que ça donne lieu à un récit qui est nourri de plusieurs questionnements sur les concepts même du vivant ou de la communication, et même des réflexions sur ce que pourraient être les briques de base d’une biologie moléculaire alternative. Un bon roman de science-fiction doit se tenir sur ses deux jambes. S’agissant des deux précédents, Diaspora manquait à mon avis un peu de qualités littéraires ; et Gnomon, qui les avait, n’était peut-être pas assez « hard SF » à mon goût. Blindsight réussit de mon point de vue sur les deux tableaux, et je le recommande très très chaudement, c’est indéniablement ma lecture favorite de l’année.

Quelques accessits livrés en vrac :

  • Never Let Me Go, de Kazuo Ishiguro
  • East of Eden, de John Steinbeck,
  • Piège pour Cendrillon, de Sébastien Japrisot,
  • Hyperion, de Dan Simmons (relecture),
  • The Lions of Al-Rassan, de Guy Gavriel Kay
  • Prix «  Sauvegarde et réhabilitation du recueil de nouvelles » :
  • Le silence de la mer, de Vercors,
  • Axiomatic, de Greg Egan,
  • The Labours of Hercules, d’Agatha Christie.

Les Temps Ultramodernes, de Laurent Genefort

Uchronie rétrofuturiste française sortie en 2022. La découverte de la cavorite à la fin du XIXe siècle a bouleversé les sociétés humaines. Cette matière permettant d’annuler la gravité va à la fois modifier l’ingénierie, les équilibres géopolitiques et les conventions esthétiques. Dans les années 20 où se déroulent le livre, le monde est donc relativement éloigné du notre. Mais l’annonce d’une demie-vie bien plus courte que ce que l’on croyait pour cet élément va pousser les empires en puissance à manœuvrer pour mettre la main sur les réserves restantes.

Le pitch était intéressant, malheureusement j’ai été un peu déçu à la réalisation. Si Genefort donne bien vie à son univers (et on sent qu’il s’est amusé à le construire, avec beaucoup de références et un côté rétrofuturiste appuyé par une Mars habitée et son matériau antigravitaire), les personnages comme l’intrigue ont cependant assez peu d’épaisseur : déplacer les enjeux de la colonisation sur Mars lui sert surtout à avoir un peuple colonisé qui présente les caractéristiques du bon sauvage, très passif et dont on a finalement très peu le point de vue. Son usage du génocide et d’un camp d’extermination comme des éléments d’intrigue m’ont aussi mis assez mal à l’aise. Je vois bien la volonté de l’auteur de mettre au centre du récit des questions politiques, et de dire qu’au delà du côté rétrofuturiste il y a tous les problèmes et idéologies de l’époque (montée du fascisme, eugénisme, anarchisme, répression policière, inégalités, …), mais je trouve que c’est malheureusement mal fait.

L’idée d’une période uchronique basée sur une technologie miraculeuse qui va finalement se refermer avec la disparition du matériau qui l’a permise est intéressante, mais finalement peu traitée dans le roman qui se situe encore dans les années d’abondance de la cavorite.

Bref, univers intéressant, réalisation pas à la hauteur.