Archives par mot-clé : roman français

Le Rapport de Brodeck, de Philippe Claudel

Roman français paru en 2007. Dans un village perdu en montagne, un crime a été commis, par l’ensemble des hommes du village. Brodeck est chargé d’en relater les circonstances, dans un rapport pour l’administration, pour expliquer les motivations des hommes. Mais en parallèle, il va rédiger un autre document, sa vision personnelle des choses à la fois sur le crime, sur les habitant.es du village et sur les événements qui ont agité le pays et sa vie. Parce que Brodeck occupe une place particulière dans le village. Rescapé enfant d’un pogrom où ses parents sont morts, il n’est pas originaire du village, il a été envoyé à la ville pour y avoir une éducation, et surtout, dénoncé aux occupants, il a vécu l’horreur dans un camp de concentration. Alors quand le village décide de tuer l’Anderer parce que sa différence est insupportable, Brodeck voit bien que c’est une fois de plus les mêmes vieux mécanismes qui sont à l’œuvre.

J’avais déjà lu l’adaptation en BD par Manu Larcenet, mais le livre est très bien aussi. Le style rend bien le petit village isolé et l’Europe sans aucun nom de pays ou de référence à des peuples ou événements mais qui est clairement la nôtre. Les descriptions sont très vivantes.

Je recommande, mais c’est tout sauf joyeux.

Les Rois maudits, de Maurice Druon

Fresque historique en 7 tomes, sur les intrigues politiques autour de la couronne de France à partir de Philippe Le Bel. On va suivre au travers du règne (souvent bref) de plusieurs rois les conséquences de plusieurs machinations politiques et prétentions à la couronne. Le roman prend pour point de départ la malédiction lancée par les derniers templiers au roi de France et à ses descendants, pour aboutir à la guerre de cent ans.

C’était très bien, ça se lit vite est c’est un vrai page-turner, bien écrit et prenant. Un petit bémol sur le tome 7, qui a été écrit bien après les autres, et ça se sent : le 6 finit par un épilogue après la mort d’un des personnages principaux, le 7 raconte la suite avec une narration différente (le récit d’un cardinal pendant un voyage) et avec un titre qui ne suit pas la même convention de nommage. Mais c’est un détail. Dans l’ensemble la série est très intéressante, réussit à rendre prenante une période que personnellement je connaissais très mal (bon par contre c’est clairement l’histoire via les grands hommes, mais ça permet aussi de l’incarner).

Article invité : Les méduses n’ont pas d’oreilles, d’Adèle Rosenfeld

Roman français de 2022.
Plongée dans l’expérience de Louise, jeune femme malentendante, qui subit soudainement une grosse perte d’audition supplémentaire et apprend qu’à moins de se faire poser un implant cochléaire, elle deviendra bientôt tout à fait sourde. Or, l’implant implique que la perception sonore est totalement modifiée, qu’on perd les « vrais » sons qu’on captait auparavant.
Alors qu’elle hésite entre les deux options, son quotidien (trouver un boulot avec son statut de travailleuse handicapée et gérer les interactions avec ses collègues, faire des rencontres amicales et amoureuses, jongler avec les rendez-vous médicaux) se peuple peu à peu de personnages, parfois rassurants parfois angoissants, qui semblent dire quelque chose de son rapport au langage et aux sons, et dont on ne sait pas très bien s’ils sont tout à fait imaginaires ou non.
C’est une lecture qui m’a décontenancée par son côté parfois décousu et imaginaire, et régulièrement angoissant, mais aussi emportée. Il faut lâcher sur l’envie de trouver des situations et des réactions rationnelles ou logiques (y compris quand Louise se retrouve, dans son boulot, en contact avec du public et qu’aucune adaptation ne semble être mise en place pour cela). L’autrice, elle-même malentendante et « implantée », travaille une écriture du son, de son absence et de sa perception, avec des dialogues absurdes, des descriptions de parties de visages ou d’expressions faciales, un « herbier sonore » très poétique que j’aurais bien voulu plus approfondi.
Recommandé.

Labyrinthes, de Frank Thilliez

Polar français paru en 2022, qui appartient à une trilogie composée du Manuscrit Inachevé et de Il était deux fois. Une femme a été retrouvée dans la forêt, à côté d’un cadavre au visage réduit en bouillie. Le psychiatre qui la suit va confier à l’enquêtrice comment sa patiente s’est retrouvée là, en détaillant l’histoire de trois femmes, la kidnappée, l’électrosensible et la journaliste. On va suivre en parallèle ces histoires et voir comment elles convergent.

J’ai bien aimé mais à force de lire Thilliez, certaines ficelles deviennent apparentes. Il aime bien jouer avec les amnésies, mais là le truc à la Mémento/Le Caméléon se voit un peu venir. Ca fait un polar sympa, mais en terme d’ambiance vraiment poisseuse je préférais ses premiers de la série des Sharko/Hennebelle.

Histoire du Fils, de Marie-Hélène Lafon

Roman français, prix Renaudot 2020. On suit la famille d’André Léoty sur plusieurs générations et des deux côtés : la vie d’André lui même, qui grandit à Figeac dans l’entre-deux-guerres, élevé par son oncle et sa tante, mais aussi la jeunesse de son père qui ignore l’existence de son fils, différents épisodes de la vie de sa mère montée à la capitale, la mort de son oncle paternel, le point de vue de ses enfants…

La question au cœur de la vie d’André, c’est sa relation à son père absent. Sa mère a décidé de qu’il n’y avait pas besoin de lui dans le paysage (et de ce que le roman nous en donne à voir, elle a raison), mais la question est visiblement une énigme pour André, un secret de famille. L’identité de ce père lui étant révélé à l’âge adulte, il effectue deux tentatives pour l’approcher, sans succès, et visiblement la question est passé à ses enfants. Ce qui me laisse perplexe personnellement, ça n’a pas du tout l’air d’être l’élément le plus intéressant de sa vie et il n’a pas manqué de figures paternelles par ailleurs, mais bon. J’ai préféré les différentes tranches de vies des membres de la famille racontées chapitre par chapitre à cette quête centrale.

Par ailleurs, ça se lit bien, mais j’ai trouvé le style un peu artificiel par moment, avec des adjectifs mis parce qu’il faut mettre des adjectifs, et des tournures ou mots surannés qui reviennent de façon un peu forcée.

Le Chœur des Femmes, de Martin Winckler

Roman médical de 2009. On suit Jean, interne en médecine qui doit – pour ses 6 derniers mois avant une prise de poste – intégrer un service de gynécologie. Ce qui ne lui convient pas du tout, Jean ne rêvant que de travailler dans un service de chirurgie des organes sexuels. Mais au contact de Franz Karma, le chef du service, Jean va revoir ses conceptions sur ce que signifie être docteur et être soignant…

J’ai beaucoup aimé la partie médecine et gynécologie, c’est bien mis en scène, c’est même un page turner assez inattendu. J’ai été beaucoup moins convaincu par l’histoire en arrière plan et les révélations sur le passé des personnages. Ça fait franchement soap et on voit tout venir de très très loin. Mais j’étais content de retrouver l’univers de Winckler – si j’ai lu La Maladie de Sachs il y a trop longtemps pour me souvenir de grand chose, ça m’a par contre pas mal réévoqué de souvenir des Trois Médecins, le côté saga au long cour est plaisant.

Je recommande.

W ou le souvenir d’enfance, de Georges Perec

Roman français de 1975. Le livre alterne entre deux narrations. D’une part, des chapitres décrivant les fragments de souvenirs que Perec a de son enfance, les quelques souvenirs de ses parents et ceux de ses familles et lieux d’accueil pendant la guerre, en mettant en avant les contradictions et les possibles reconstitutions a posteriori. D’autre part, des chapitres écrits en italiques racontant deux histoires. D’abord la mission confiée à un déserteur de retrouver l’enfant dont l’identité a servi de base pour créer les faux papiers qu’il utilise. Puis la description en suivant les codes de l’utopie d’une île au large de l’Amérique du Sud, qui abrite une société autarcique tout entière consacrée à l’organisation permanente de compétitions sportives. Sauf qu’il s’avère assez rapidement que les compétitions sont truquées, les athlètes tenus en esclavage, et que le tout tient plus des Hunger Games que des Jeux Olympiques. W s’avère une métaphore de l’idéologie nazie et des camps.

J’ai bien aimé, la structure est intéressante, le sujet aussi, avec la mise en parallèle de la mémoire personnelle (ou de son absence) et du système responsable de la disparition de ses parents. J’ai vu des parallèles avec Les Vestiges du jour à la fois dans l’arrière plan de la seconde guerre mondiale et dans le narrateur non-fiable qui petit à petit en revenant sur ce qu’il dit introduit de nouveaux éléments qui font reconsidérer ce qui avait été affirmé à la base.

La Familia Grande, de Camille Kouchner

Autofiction française de 2021. Camille Kouchner retrace le fonctionnement de sa famille, et notamment des vacances à Sanary-sur-mer organisées par son beau-père Olivier Duhamel, fonctionnant comme une sorte de cour, rassemblant autour de lui des personnes in de la gauche française dans une atmosphère très libérée et exigeante intellectuellement. Sauf que ce milieu permissif sert notamment à tolérer un certain nombre d’agressions sexuelles, au premier lieu desquelles l’inceste commis par Olivier Duhamel sur son beau-fils.

Je comprends évidemment l’intérêt de dénoncer ce qui s’est passé et le fonctionnement plus général qui a permis que ça arrive et que le secret (partagé) soit gardé pendant aussi longtemps, mais je suis perplexe sur l’intérêt de faire ça sous la forme d’un livre. L’intérêt littéraire de l’objet me semble assez inexistant, avec des personnages qui sont tous des représentants d’une gauche caviar assez insupportables.

Connemara, de Nicolas Mathieu

Roman français paru en 2021. On suit en parallèle et dans le désordre la vie de deux Lorrain.es : Hélène, transfuge de classe qui est devenue cadre dans des cabinets de conseil et qui est revenue dans la région avec mari et enfants ; et Christophe, ancienne gloire de l’équipe de hockey qui est resté toute sa vie sur place, est commercial pour une boîte de nourriture pour animaux et se remet au hockey pour retrouver les sensations de liberté de son adolescence. Nicolas Mathieu déroule leurs enfances et adolescences parallèles, comment leurs trajectoires se croise avant de se perdre de vue, les choix, joies et renoncements qu’on vécu les deux. Puis à l’âge adulte ils se recroisent, et commencent une liaison, pendant que le récit dépeint leurs vies, le sens qu’ils y mettent, de quoi est fait leurs quotidiens.

J’y ai trouvé quelques longueurs et par moment des tournures de phrase un peu trop « oulala j’écris en mélangeant les registres de langue ». Ça ne m’avait pas du tout dérangé dans Leurs Enfants Après Eux, mais là c’est un peu trop flagrant par moment. Un peu trop de scènes de sexe à mon goût aussi.

Mais globalement le roman est réussi, la conclusion notamment rattrape beaucoup, il y a a de très bons passages. Ça tombe pile au bon moment dans toute la description des cabinets de conseil qui vendent du vent réorganisationnel aux administrations publiques, avec le scandale sur les milliards que leur a filé l’État dans la vraie vie. Les passages sur l’envie de retrouver des moments où le temps s’écoule lentement comme durant l’enfance ça me parle beaucoup aussi.

Je recommande.

La Modification, de Michel Butor

Roman français publié en 1957. On suit un homme lors d’un voyage en train de Paris à Rome. Le roman est narré à la seconde personne du pluriel, et au cours du voyage le flux de conscience du personnage principal ne va pas cesser d’osciller entre les différentes fois où il a fait ce trajet, ses différents séjours à Rome et sa vie à Paris. Le trajet va aussi progressivement modifier son état d’esprit et il va arriver à Rome en ayant décidé de prendre la décision inverse de celle qui l’avait motivé à entreprendre le trajet.

C’était bien. Je l’ai commencé dans un train pour ajouter une petite couche de méta, mais clairement le rapport au voyage en train des années 50 n’est pas le même que celui qu’on a en 2021. Le Paris-Rome dure pas loin de 24h, le narrateur est dans un wagon de 3e classe, il prend des tickets repas pour aller au premier ou au second service du wagon restaurant. L’intérêt principal du récit se situe dans les sauts temporels de la narration qui collent au plus près au flux de conscience du protagoniste, et qui se font sans être annoncés, avec juste des juxtapositions indiquées par des variations de la météo, de la luminosité, de l’horaire de passage dans une gare (quand c’est un voyage différent qui est évoqué, c’est plus apparent quand on passe à un séjour à Rome). On a même des fragments de rêve du personnage qui viennent s’intégrer au récit quand il somnole, qui se distinguent du reste de la narration par l’usage d’une narration à la troisième personne plutôt qu’à la seconde.

Plutôt que d’autres roman, la façon dont les lieux convoquent différentes couches de souvenirs ou d’époques m’a évoqué le jeu vidéo Return of the Obra Dinn. On retrouve ce même mécanisme de navigation entre plusieurs époques, et la façon dont l’histoire nous est dévoilée progressivement au cours du roman fonctionne de façon similaire au déverrouillage de nouvelles zones dans le jeu vidéo.