Archives par mot-clé : féminisme

L’Ennemi principal, de Christine Delphy

Essai d’économie et de sociologie féministe. Il s’agit d’une compilation d’articles écrits par Delphy entre 1970 et 2001, sur le sujet de l’exploitation des femmes depuis une perspective marxiste. Delphy montre que les rapports hommes/femmes sont un rapport de classe, avec une classe exploitante et une classe exploitée. La classe des hommes bénéficie du travail gratuit des femmes, que ce soit du travail ménager ou plus largement du travail domestique (ie tout le travail effectué par les femmes dans le cadre de leur couple : ça inclut le travail ménager, mais potentiellement aussi la compta de l’activité de leur mari, des activités productives sur une exploitation agricole…). Ce que montre Delphy c’est que ce travail domestique recouvre de multiples activités, que le seul point commun qui en fait un tout cohérent est sa réalisation par des femmes, hors des rapports de production marchand, et sa captation par un homme. Les mêmes activités effectuées dans un autre cadre pourraient avoir une valeur d’échange, c’est vraiment la relation domestique qui donne un statut particulier à ce travail. Delphy montre aussi que ce statut de travailleur gratuit n’est pas stricto sensu réservé aux femmes : dans certains systèmes familiaux agricoles, les cadets (ou même plus largement tous les enfants sauf uns) peuvent avoir ce statut de travailleurs gratuit, un seul héritant de l’exploitation et de la position du père, tous les autres vivant à jamais dans une position subalterne.

Plusieurs articles s’emploient à démontrer en quoi les analyses qu’elle propose sont bien des analyses marxistes, qu’elle étend la méthode matérialiste à d’autres sujets que le rapport de domination salarial, mais que c’est bien une extension pertinente et non une trahison comme le faux procès lui a pu être fait. Liée à cette question est sa démonstration que le rapport de classe homme/femme est bien un rapport distinct du rapport salarial : ce ne sont pas « les capitalistes » qui exploitent les femmes dans le couple, en extrayant leur valeur via leur exploitation de l’homme : c’est bien une exploitation distincte, on ne peut pas tout ramener au capitalisme et absoudre les prolétaires hommes en couple hétéro d’une certaine position de domination.

Il y a aussi une analyse intéressante qui démontre en quoi non seulement le genre est socialement construit, mais le sexe aussi (bon c’est pas une surprise, avec la position matérialiste de Delphy, rien n’est immanent, tout est construit). En gros, se crée d’abord une relation d’oppression entre deux classes, qui fait advenir ces classes : on divise l’humanité entre hommes et femmes, en affirmant que la différence entre les deux est porteuse d’un sens profond qui justifie une différence de traitement et de socialisation (contrairement à la couleur de cheveux ou la latéralisation, par exemple), et que les catégories ainsi créées sont nettes et naturelles. Je ne détaille pas la partie où l’on attribue des comportements et des jugements de valeurs sociales aux deux catégories pour créer le genre, ce qui me semble intéressant ici c’est surtout la façon dont pour naturaliser l’oppression, on va lui chercher un support dans des différences physiques qu’on va cherry-picker : on déclare que les organes sexuels, les caractères sexuels secondaires, puis avec les avancées de la science les hormones, les chromosomes… tombent bien nettement dans deux catégories distinctes, de chaque côté de la barrière genrée, puis on va décréter que les cas qui ne s’y conforment pas sont anormaux dans le sens non-naturels, alors qu’ils le sont dans le sens où ils ne correspondent pas à une norme construite.

Globalement, très bonne lecture. J’ai eu un peu plus de mal avec le T2 (qui reste intéressant cependant), davantage basé sur des réponses à des controverses de l’époque, mais le tome 1 se lit très bien, les démonstrations de Delphy sont très claires, et son style d’écriture est super accessible, un point rare dans les essais je trouve. Et même s’il y a eu des évolutions importantes de la société depuis ses premiers articles, les analyses restent tout à fait pertinentes. Une très bonne façon d’aborder le féminisme matérialiste.

Chronique du Pays des Mères, d’Elisabeth Vonarburg

Roman francophone de science-fiction de 1992. L’histoire se passe dans l’Europe d’un lointain futur. Après des catastrophes liées au changement climatique, et un effondrement des sociétés, celles ci se sont reconstruites en le Pays des Mères, une matriarchie où les hommes, en nombre très largement inférieur aux femmes sont des citoyens de seconde classe. On suit le point de vue de Lisbeï, une chercheuse qui va découvrir un carnet remettant en cause le dogme religieux du pays des Mères. Le roman va présenter la vie de Lisbeï, l’organisation du Pays des Mères, ses débats internes, son Histoire, et les controverses théologiques soulevées par la découverte de Lisbeï.

C’était très bien. La société présentée est super intéressante, montrée avec suffisamment de détails pour se rapprocher des Dépossédés, mais avec une ligne narrative plus appuyée avec les recherches en théologie de Lisbeï et sa relation aux autres personnages. Le livre met en scène une société où l’homosexualité est la norme, où le féminin l’emporte sur le masculin dans le langage. Je ne suis pas entièrement convaincu par la fin, mais sinon le roman vaut le coup.

Steaksisme, de Nora Bouazzouni

Essai féministe sur l’influence du genre, des stéréotypes genrés et du marketing genré sur l’alimentation.

Globalement, le marketing des aliments est basé sur la pensée magique : les aliments auraient des qualités intrinsèques en sus de leur composition en lipides/glucides/protéines ; qualités qui seraient transférées à cellui qui les consomment : les carottes rendent aimables, les yaourts font mincir… On a là une excellente base pour rajouter une couche de marketing genré et de stéréotypes sexistes sur l’alimentation.

Typiquement, la masculinité hégémonique s’exprime dans l’alimentation par les grosses quantités, la consommation d’alcool, les aliments épicés, le salé et l’excès. A l’inverse la féminité hégémonique va se traduire par le contrôle, le sucré, les aliments nature… Dans les faits les hommes consomment plus de sucré que les femmes (la prescription sur le sucré clashant avec celle sur le contrôle), mais ce n’est pas l’image qui est renvoyée par la publicité ou les représentations culturelles, qui construisent bien plus le stéréotype genré que la réalité des consommations.

Ces assignations différenciées vont s’exprimer dans des contextes où il est important de performer le genre : typiquement les premiers rendez-vous d’une relation. C’est assez straightforward pour les hommes, ça peut être compliqué pour les femmes, avec des injonctions à être « une fille cool », ie celle qui se comporte comme un mec sur certains points tout en se conformant d’autant plus aux injonctions à la féminité sur le reste : commander un burger au restaurant mais surtout en restant mince, dans un double bind de beau niveau. Les injonctions sur la nourriture font d’ailleurs écho à celles sur la sexualité (on parle de plaisir charnel dans les deux, c’est assez logique) : les hommes sont supposés en redemander, les femmes être dans la retenue.

Derrière ces représentations, il existe tout un marketing genré qui mobilise les stéréotypes pour vendre des produits : soit directement (quand on vend des steaks aux hommes avec les mêmes arguments et le même vocabulaire que quand on leur vend des voitures ou quand on vend des yaourts aux femmes en leur rappelant leur obligation de rester mince), soit de façon plus convolue quand on vend des yaourts aux hommes : soit en repackagant le produit comme des broyourts, avec de plus grosses portions, un emballage noir et des arguments sur leur contenu en protéines ; soit en essayant de jouer au second degré sur les clichés en montrant un homme qui apprécie son yaourt comme une femme mais qui assume de briser les clichés (tout en restant un homme). L’autrice donne aussi l’exemple d’un marketing aussi assez tordu sur le chocolat pour les femmes, qui leur enjoint de « succomber à la tentation sans honte », ce qui veut surtout dire « appréciez le goût maintenant, prenez vous un retour de bâton sur les injonction au contrôle et à la minceur plus tard », à nouveau un double bind qui est un terreau pour les troubles de l’alimentation.

Whip it, de Drew Barrymore

Ellen Page incarne Bliss, une lycéenne qui vit à Bodeen, Texas, trou perdu sans histoire. Sa mère la traîne de beauty pageant en beauty pageant, mais un jour Bliss découvre sa vraie passion : le roller derby. Elle part en secret en bus chaque semaine s’entraîner avec une équipe, les Hurl Scouts, en mentant sur son âge à ses coéquipières et sur son planning à ses parents, et traîne au passage dans un milieu qui la motive un peu plus que celui de sa ville coincée.

C’était sympa. Y’a beaucoup de ficelles qui se voient beaucoup à l’avance, le scénario est pas très subtil pour ça mais ça marche bien. Le trope de l’ado qui trouve sa passion et une seconde famille en se lançant dans une activité en secret et allant contre les valeurs affichées de sa cellule familiale est bien exécuté, et d’un point de vue féministe (il y a quelques personnages masculins dans le milieu du derby, l’entraîneur, le commentateur sportif, mais l’équipe et les équipes concurrentes sont toutes des femmes, présentées comme sportives, hargneuses, et avec des parcours de vie variés, qui se retrouvent autour de la passion du derby). L’amitié de Bliss avec sa meilleure amie de Bodeen qui la couvre auprès de ses parents est bien mise en scène aussi. Les relations avec le père sont très clichés par contre, mais la figure de la mère est intéressante.

Je recommande si vous voulez un film qui parle de sport avec un aspect féministe.

Article invité : L’une chante, l’autre pas, d’Agnès Varda

L’une c’est Pauline qui, à 17 ans, vient en aide à l’autre, Suzanne, sa voisine de 22 ans, qui n’a ni les ressources ni l’énergie de poursuivre sa troisième grossesse. Le film suit le parcours de ces deux femmes pendant 15 ans, l’amitié profonde qui les lie, leurs combats pour s’émanciper des pressions parentale, maritale, conjugale, reproductive, sexuelle. À travers elles, on suit en filigrane les luttes féministes des années 60-70 (contraception, avortement, Planning familial, etc.). C’est un film que j’ai trouvé très doux et réjouissant par sa manière d’incarner des propos politiques et militants dans des histoires du quotidien, de beaux personnages et des chansons géniales. Bref : il faut regarder L’une chante, l’autre pas !

Refusing to be a man, de John Stoltenberg

Essai antisexiste de 1989, republié en 2000. Dedans, l’auteur examine en quoi la construction de deux pôles genrés – et la posture de la masculinité – s’appuie sur une hiérarchie stricte entre les genres. Être un homme, c’est être en situation de domination. (Logiquement, symétriquement, être une femme, c’est être en position de subordination.) Je suis tout à fait d’accord avec ce point et je pense que c’est une idée qui mériterait d’être plus largement mise en avant globalement dans la société : de la même manière qu’on construit socialement des races, on construit socialement des genres. Aller vers plus d’égalité passe par démanteler cette grille de lecture en pôles binaires (parce que « redéfinir ce que veut dire être un homme » est un chemin qui n’a pas l’air fou pour ne pas opposer les pôles et avoir dans tous les cas une hiérarchie existante).

Le livre est une collection d’essai et de discours sur le sujet. J’ai été moyennement convaincu. L’essai How Men have (a) sex est très bien, le reste du livre je trouve est trop tourné 1/ sous forme d’absolus, 2/ vers une vision psychologisante. C’est possible que le livre n’ait pas super bien vieilli parce que les combats féministes ont fait progresser les choses sur plusieurs points, c’est possible que j’ai aussi déjà lu des choses sur le sujet qui ont été écrites depuis mais inspirées par Refusing to be a man.

Selon Stoltenberg, le féminisme radical US a été inspiré par le combat des droits civiques, ie la lutte de personnes dominées pour réclamer des droits égaux, quand le féminisme radical européen est plus inspiré par la lutte des classes (ça me semble une grosse généralisation et laisser de côté tout ce qui est féminisme non occidental, mais ok). Ça donnerait un prisme plus économique aux féministes européennes (égalité des salaires, double journée, tout ça) quand les US se focaliseraient sur le démantèlement de la hiérarchie inscrite dans les postures de genre. Je suis pas très convaincu, et surtout je pense qu’en 2020 il y a eu largement convergence entre les différents courants.

Il y a aussi toute une focalisation sur la pornographie : Stoltenberg comme Dworkin et d’aures féministes US fait (faisait ?) partie des féministes antipornographie, un courant qui j’ai l’impression a un peu perdu le combat idéologique par rapport aux courants sex-positifs. Il expose des arguments convaincants sur en quoi la pornographie mainstream expose de façon répétitive le schéma homme actif et dominant, femme passive et dominée, en liant la répétition de ce schéma à la jouissance/l’orgasme (du coup avec le message « un homme trouve du plaisir à dominer, une femme à être dominée »). C’est probablement vrai (je me sens assez peu concerné par la question, je ne consomme pas de pornographie), mais présenter l’industrie de la pornographie comme le centre du problème me semble assez exagéré : toute l’industrie publicitaire reproduit ce travers, l’éducation des enfants aussi. Pourquoi se focaliser sur la pornographie ?

Why does Patriarchy persist?, de Carol Gilligan et Naomi Snider

Essai sur les fondements psychologiques du patriarcat. La thèse des autres est qu’en plus de la construction sociale de rôles genrés, le patriarcat rempli une fonction psychologique : les rôles masculins et féminins ont chacun un mode de dysfonctionnement (ne pas se montrer vulnérable et s’ouvrir aux autres pour les hommes, ne pas mettre ses besoins en avant pour les femmes) qui fonctionne comme un mécanisme permettant d’éviter les pertes et blessures (on se réfugie derrière une cuirasse), mais ce au prix de vraies relations avec les gens. Ces constructions psychologiques arriveraient à la fin de l’enfance pour les hommes, au milieu de l’adolescence pour les femmes, par de premières blessures dues au fait de rester vulnérable dans un système globalement patriarcal où les autres gens autour de nous, alignés sur le système, vont refuser de répondre de façon ouverte à nos comportements honnêtes sur le même mode (un garçon se montrant vulnérable va être moqué par ses pairs, ou les adultes vont lui dire que maintenant il n’est plus un bébé, il faut s’endurcir ; une fille qui se met en colère ou exige des choses va se voir dire qu’elle est trop égoïste – je trouve quand même que c’est très grossier comme généralisation, perso j’ai l’impression qu’en grandissant mes parents m’ont beaucoup plus reproché d’être égoïste que vulnérable). Ces rebuffades étant douloureuses, on se cuirasse et on finit par se conformer au système. Le patriarcat se perpétuerait ainsi. Ca passe notamment par des inflexions de voix qui vont être considérées comme masculines ou féminines et donc adaptées ou non, sachant qu’une voix considérée comme masculine est une voix qui ne transmet pas d’intention de tendresse. Pensez aux variations vocales qui ont lieu selon le fait de parler aux gens dans l’intimité en couple, dans un lieu public, dans le cadre de relations professionnelles…

Bref, y’a des points intéressants mais je suis plus convaincu par les approches sociologiques de la question.

La Crise de la Masculinité : Autopsie d’un mythe tenace, de Francis Dupuis-Déri

Francis Dupuis-Déri analyse le discours sur la crise de la masculinité. Il montre d’abord que c’est un discours que l’ont retrouve dans plein de contexte, que ce soit la fin de l’empire romain, la Bretagne, le Québec, tout le Canada, les « jeunes de banlieue » français, les hommes africains, les hommes blancs… Visiblement les hommes subiraient une crise de la masculinité permanente. Mais peut-on alors encore parler de crise plutôt que d’état de fait ? Par ailleurs, FDD montre que ce discours est mobilisé le plus souvent dans des contextes où les hommes trustent tous les postes de pouvoirs, économique, politique, représentationnels… Mais les hommes seraient quand mêmes menacés dans leur psyché et leur construction mentale par « le féminisme » et les exigences démesurées des femmes.

FDD montre que bien plus qu’une crise de la masculinité, ce qui se déroule quand on soulève ce concept c’est une crise de la légitimité de la domination absolue masculine. La « masculinité » ne serait pas tant une construction psychique qu’une position sociale de dominant : être un homme, c’est être en haut de la hiérarchie. Et quand les dominées remettent en cause cet état des choses comme n’allant pas de soi, bim, crise de la masculinité.

Globalement 4 phénomènes sont mis en avant comme symptomatiques de la crise de la masculinité : les suicides des hommes, les échecs scolaires des garçons, les jugements de divorces défavorables aux hommes et les hommes battus (qui servent surtout à détourner la conversation portant sur la violence domestiques exercée sur les femmes). Ces phénomènes sont réels, mais les attribuer au féminisme ou aux femmes ne tient par contre absolument pas debout. Les attribuer au fait que l’on ne laisse pas les hommes exprimer leur «  » »agressivité naturelle » » » encore moins (mais les masculinistes aiment beaucoup les théories d’évopsy à la con disant qu’on est déterminés par la répartition des rôles genrés à l’âge des cavernes, même si on n’a aucune idée de ce qu’était cette répartition et que les représentations reprennent en fait les rôles des années 50s en les plaquant sur les humain.e.s préhistoriques, Flintstones-style).

Bref, un fort bon essai féministe et fort clair, j’en recommande la lecture.

Circe, de Madeline Miller

Grosse recommandation. Madeline Miller écrit du point de vue de Circe ce que fut son existence, depuis sa naissance dans le palais d’Helios, le Titan du soleil, jusqu’à la conclusion des ramifications de l’année qu’Ulysse a passée avec elle. Ça explique ce qu’elle fait sur l’île d’Aiaia, parle de sa relation aux autres membres de sa famille, évoque un certain nombre de figures mythologiques, et je n’en dis pas plus pour ne rien divulgâcher. C’est bien écrit, féministe, intéressant, ça donne un point de vue original sur la mythologie grecque. Je vais aller me procurer The Song of Achilles, son autre livre.

On ne naît pas soumise, on le devient, de Manon Garcia

Bon, évacuons d’entrée l’ambiguïté : malgré le titre il ne s’agit pas d’un copycat de 50 Shades mais d’un essai de philosophie féministe, qui entend montrer d’où vient philosophiquement la soumission des femmes (ie leur absence de résistance, voire leur participation) à la domination masculine, et ce en s’appuyant fortement sur Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir.

J’ai pas été entièrement convaincu. Ce n’est pas que je pense que les analyses de l’autrice soient fausses, je pense que j’ai un souci avec l’approche philosophique de ce genre de sujet. Je trouve que ça tourne pas mal en rond et que ça invoque de grands concepts et de grands noms pour analyser des phénomènes qui bénéficieraient beaucoup plus d’une approche basée sur les sciences humaines.

En gros ce que dit le bouquin : il y a une réalité de la soumission féminine au patriarcat, pourtant la soumission est un point aveugle de la philosophie, qui considère dans sa grande majorité que ne pas utiliser sa liberté est une faute morale (pour moi là déjà le problème il est avec l’approche philosophique, y’a pas de paradoxe en soi juste les philosophes sont des tocards (N’hésitez pas à me contacter pour des approches nuancées sur des sujets complexes)).

Si on rejette les explications débiles (débiles, mais qui restent bien prévalentes même de nos jours, et qui sont surtout sexistes) du style « Il y a une essence féminine éternelle, et cette essence est d’être soumise », qu’est-ce qu’on peut dire sur cette soumission constatée ?

Là, Garcia reprend les thèses de De Beauvoir : les humain.e.s ne ni sont totalement libres, ni totalement déterminés par leur environnement : iels exercent leur libre arbitre au sein d’un jeu de contraintes extérieures et de normes sociales. Iels sont influencé.e.s par ces normes mais peuvent les influencer en retour de par leur existence (perso ça me paraît trivial, mais bon, j’arrive après que plus de vingt siècles de philosophie et quelques siècles de sciences sociales aient défriché le terrain, peut-être que c’est pas si trivial que ça). Donc parmi ces humain.e.s, certain.e.s, en raison de caractères biologiques que la norme sociale considère déterminants, sont étiquetées « femmes » et élevées puis socialisés selon une norme donnée qui correspond à cette étiquette (je résume, mais en gros le point important c’est qu’on est pas femme de façon innée, on naît avec des caractères biologiques qui font qu’on vous assigne le label, on dit que ce sont ces caractères qui posent une division significative de l’Humanité en genres, mais cette division est arbitraire (on aurait tout autant pu choisir gaucher.e/droitier.e ou la couleur des cheveux. Genre et race n’ont l’air significatif que parce qu’on vit dans des sociétés qui ont décidé que c’était significatif). Ensuite on vous éduque à vous comporter comme une femme doit se comporter, jusqu’à ce que vous correspondiez suffisamment au stéréotype : on ne naît pas femme, on le devient. (Reparenthèse dans la parenthèse : d’où les travaux féministes notamment de Monique Wittig expliquant que les lesbiennes ne sont pas des femmes : la question c’est pas quels caractères biologiques elles avaient à la naissance, mais la non-conformité à la norme sociale de la femme : or cette norme passe fortement par l’hétérosexualité et la relation aux hommes, notamment parce que ce sont les hommes (cishet) qui en tant que dominants édictent la norme et qu’ils sont intéressés à ce que les femmes soient hétéros, disponibles sexuellement, et tant qu’à faire, soumises, on en arrive au titre du livre)).

Or donc, on a des humain.e.s, tou.te.s disposant d’un libre arbitre, tou.te.s influencé.e.s par des structures et contraintes extérieures. Mais dans le tas y’en a 50% à qui on a dit depuis leur enfance qu’ils doivent être indépendants, qu’on a éduqués à oser des trucs et à qui on a dit que le monde était leur terrain de jeu et qu’ils étaient des sujets libres ; et y’en a 50 autres pourcents à qui on a dit qu’elles étaient plus jolies quand elles souriaient et fermaient leur gueule, que leur but dans la vie c’était un beau mariage et l’entretien d’une maison, et de se sublimer dans la maternité, ie mettre leur corps même au service de la croissance d’un organisme étranger pendant 9 mois + allaitement + éducation.
Bref, le jeu des contraintes extérieures est pas exactement le même pour les deux moitiés. Les femmes ont largement plus à perdre à défier le statu quo social pour chercher leur liberté. Et c’est là que la soumission apparaît : la domination patriacale file plein d’avantages aux hommes, mais elle en file de façon mineure aussi aux femmes qui se conforment volontairement aux normes sociales genrées : dans les sociétés occidentales, il n’y a pas de mécanisme coercitif qui oblige les femmes à se maquiller, à s’épiler ou de façon générale à se conformer aux standards de beauté sexistes, mais celles qui le font auront plus de facilité cependant dans leur vie quotidienne, elle n’auront pas à se justifier, à se prendre des remarques, les gens seront spontanément plus sympa avec elles… (Bon, à la fin elles sont quand mêmes perdantes parce qu’elle claquent du temps, du fric et de l’espace mental à se conformer aux standards sexistes, pour y gagner moins que les hommes en termes d’avantages).

Trois points spécifiques qui m’apparaissent intéressants dans le livre :

  • La tradition philosophique dit que la liberté est l’état premier de l’Humain, mais en réalité, tout le monde commence enfant, et soumis à une autorité extérieure : on expérimente d’abord la soumission, aller vers la liberté est un apprentissage, et il faut faire des choix actifs pour atteindre cette liberté. Le « chemin de moindre résistance » c’est de rester passif et soumis aux diverses autorités qui s’exercent sur nous. Dans ce contexte, les femmes bénéficient de moins de leçons de liberté, cette liberté est moins valorisée dans leur socialisation, elles ont moins à y gagner dans un premier temps (elles ont a gagner collectivement à renverser le patriarcat, mais pas individuellement à le contester) : le calcul coûts/bénéfices de choisir la liberté n’est pas le même pour elles et pour les Hommes.
  • Contrairement à d’autres groupes opprimés (prolétariat, racisé.e.s, LGBT), le rapport d’oppression des femmes hétéros passe d’abord par un rapport interindividuel, dans le couple. D’où une plus grande difficulté à se retrouver en groupe d’opprimées, à faire apparaître une expérience commune, à dénaturaliser la domination. Le tout complexifie le fait de lancer une lutte contre la domination que les opprime (je pense que c’est un peu moins vrai de nos jours qu’à l’époque du Second Sexe, mais ça reste en grande partie pertinent).
  • Toute une partie du livre est consacrée au travail de MacKinnon, une philosophe féministe US : les hommes sont socialisés pour apprécier la domination (enfin, la leur) dans tous les domaines et en particulier dans le domaine sexuel : cf la pornographie mainstream, qui met très souvent en scène des rapports de pouvoir genrés et asymétriques : les hommes sont littéralement conditionnés pour être excités par l’exercice de la domination. Logiquement, ça ne se confine pas au domaine sexuel, ça s’étale sur tout le reste des interactions sociales (Bon après j’ai l’impression que MacKinnon donne au sexe une place vraiment plus prépondérante que ce que je lui accorderai perso, mais l’analyse est intéressante). Logiquement le parallèle c’est que la norme de ce qu’est une femme, telle qu’édictée par le patriarcat (qui est celui qui peut décréter les normes, vu qu’il domine) c’est une personne dominée, et qui ne remet pas en question cette domination, voire au contraire qui l’apprécie : une personne soumise (là aussi, exemple de la pornographie mainstream : les femmes mises en scène prennent du plaisir dans leur position inférieure/passive).

Bref, c’était un très long article pour dire que le livre ne me convainquait pas : j’ai quand même viré l’essentiel des références philosophiques et les parties expliquant en quoi la démarche de De Beauvoir était novatrice, parce que c’est pas les éléments qui m’intéressent le plus. Avoir écrit cet article me fait un peu plus apprécier le livre (pratique réflexive FTW), mais je pense quand même qu’il y avait moyen d’expliquer les points intéressants de façon plus concise et euh… moins philosophique ?