Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Warhol invaders, de Nicolas Labarre

Uchronie française publiée en 2021. En 1968, deux ingénieurs informatiques présentent un prototype de console de jeux à Andy Warhol. Celui-ci va saisir le potentiel de l’objet et le commercialiser. Avec des décennies d’avances, l’informatique personnelle va s’imposer au monde, bousculant la géopolitique internationale, le mouvement hippie/libertaire, les élections américaines…

J’ai beaucoup aimé. C’est une uchronie pour un public de niche, mais je suis pile dedans je pense. Ça parle de philosophie du libre vs systèmes fermés, bulles de filtre et analyse statistique massive, détournement des idéaux initiaux et stratégies commerciales. L’essentiel de l’histoire se déroule en Amérique, mais l’auteur inclut toute une partie en Touraine, ce qui marche assez bien comme décalage du regard.

Grande recommandation, univers original et uchronie technique très bien menée.

Broken Earth, de N.K. Jemisin

Trilogie de fantasy publiée entre 2015 et 2017. L’histoire se déroule dans un monde avec une tectonique bien plus intense que la nôtre, provoquant périodiquement des cataclysmes d’ampleur continentale. Les habitants de ce monde se sont adaptés à cet état de fait, certains empires arrivent à survivre aux cataclysmes, mais périodiquement la civilisation régresse, les communications sont coupées, l’hiver volcanique s’installe pour plusieurs années. Parmis les humains de ce monde, les Orogènes disposent d’une affinité naturelle avec les énergies telluriques. Soupçonnés de déclencher cataclysmes, éruptions et tsunamis, ils sont craints et détestés, et ne peuvent survivre qu’au sein d’une organisation qui les réprime et les entraine à la fois, le Fulcrum. On suit Syenite, une Orogène du Fulcrum envoyée en mission avec un autre Orogène, et qui va découvrir un certain nombre de vérités sur le passé de sa planête et son fonctionnement.

C’est une trilogie dans un univers très original et très ambitieux. Jemisin arrive parfaitement à tenir la ligne entre SF et fantaisie, avec des mentions d’artefacts de civilisations disparues avec d’immenses pouvoirs, des Orogènes qui peuvent manipuler les énergies telluriques dans un monde avec de l’hydroélectricité et des routes goudronnées. Une grosse part du bouquin parle d’esclavage, d’impérialisme, de colonialisme, de génocide, sans en faire de la dark fantasy, les thèmes sont lourds mais la mise en scène en est réfléchie et posée. Les personnages sont globalement très réussis, après sur la longueur de la trilogie j’ai trouvé qu’il y avait des gimmicks qui revenaient un peu pour certains (globalement je pense qu’un peu plus d’édition aurait bénéficié au livre). Les questions de liens familiaux, amoureux et amicaux sont aussi au coeur du livre, ainsi que la question de l’éducation, présentée en plein de variantes.

Grosse recommandation si vous voulez de la fantasy qui s’éloigne assez radicalement des tropes habituels. Le premier tome méritait très largement son Hugo à mon sens, je suis moins convaincu pour les deux suivants qui s’ils sont toujours très bien et élargissent encore l’univers, n’ont cependant pas la puissance du premier.

L’Âge des lowtechs, de Philippe Bihouix

Essai de 2014, réactualisé en 2021. Bihouix discute de l’insoutenabilité du fonctionnement de l’économie mondiale et du mode de vie occidental, en terme d’exploitation de ressources finies. Plutôt que d’adopter une perspective catastrophiste dans le style de la collapsologie, il détaille ce que pourraient être des alternatives qui passeraient par l’abandon de la high tech, l’ensemble des technologies et innovations actuellement promues, qui sont là pour minimiser les efforts des utilisateurs et le sentiment de friction avec le monde, mais au prix d’une énorme consommation de ressources et de très gros besoin de maintenance.

À la place, il propose de se tourner vers les low techs, des technologies moins efficientes mais plus résilientes, faisant la part belle à une sobriété d’utilisation des ressources rares, une augmentation drastique de la réparabilité, du réemploi et du recyclage des différents composants des appareils techniques nous entourant. Il avertit que cela passe par une modification importante des modes de vie, un renoncement à un certain confort matériel mais au profit d’une diminution énorme de leurs coûts cachés, qu’ils soient délocalisés dans des pays non occidentaux ou aux classes moins aisées de ces pays : on perd la possibilité de la voiture individuelle et des trains à grande vitesse, mais au profit d’une diminution énorme de la pollution et d’une augmentation du temps libre. On renonce aux projets mégalos d’énergies fossiles comme renouvelables pour le fait de mettre davantage de pulls en intérieur en hiver, en promouvant la sobriété énergétique.

C’est une approche intéressante, pas forcément très optimiste sur le succès que nous aurons a effectivement effectuer cette transition, mais qui rassemble des éléments que j’avais pu lire chez Fressoz, Servigne, Négawatt… un ouvrage intéressant pour penser la transition de façon globale et en évitant les pièges du marketing autour du développement durable et de la croissance verte ou autres équivalents greenwashants.

Spinning, de Tillie Walden

Bande-dessinée autobiographique où l’autrice de On a sunbeam raconte les années de sa jeunesse où elle faisait du patinage artistique et synchronisée. Elle détaille comment les entrainements et les compétitions dans des patinoires du sud des États-Unis rythmaient sa vie, ses amitiés féminines, son coming out auprès de sa famille, son premier amour…

C’est une BD assez volumineuse mais très agréable à lire, Walden est très douée pour faire partager des sentiments, des émotions. Le dessin est en noir et blanc et jaune, avec le jaune utilisé pour mettre en valeur certaines illuminations, ça marche très bien.

Je recommande.

16 Ways to defend a walled city, de KJ Parker

Roman de fantasy britannique de 2019. Orhan, le narrateur, est un militaire de l’empire Robur.
Chef du Corps des Ingénieurs, il a réussi à obtenir son poste à force d’intrigues et d’astuces, alors même qu’il ne fait pas partie de l’ethnie dominante de l’empire, qui affiche ouvertement des opinions et politiques racistes. Par la force des circonstances, Orhan se retrouve à devoir organiser la défense de la capitale de l’empire, alors que celle-ci se retrouve assiégée par un ennemi qui a très exactement su comment exploiter les faiblesses de l’organisation centralisée de l’Empire.

J’ai bien aimé. C’est beaucoup de descriptions présentant comment arranger in extremis des situations désespérées en détournant les procédures et les fonctions, il y a un petit coté « la version fantasy de The Martian ». Le narrateur a un humour pince-sans-rire qui passe très bien et ça se lit tout seul. L’univers mis en place est intéressant aussi, avec un empire qui rappelle l’Empire romain + le côté puissance navale de l’empire britannique, avec une technologie fin du Moyen-Âge et des politiques ségrégationnistes. Quelques défauts cependant : la fin ouverte est un peu frustrante, on a l’impression que l’auteur en a eu marre de son histoire au bout d’un moment. De plus, sur certains passages on sent que l’univers est excessivement organisé pour que le narrateur puisse tenter de mettre en place ses hacks. C’est détourné par le fait que le narrateur dit explicitement à un moment qu’il n’est pas forcément un narrateur fiable, mais quand même.

Très bonne lecture si vous aimez le worldbuilding et les ingénieurs désabusés.

Tome 2 : How to run an Empire and get away with it

Petite baisse de niveau par rapport au tome 1. On est dans le même univers, 7 ans plus tard. Le siège de la Cité est toujours en cours, Orhan est mort. Notker, un acteur de théâtre est recruté par la junte en place pour jouer le rôle de Lysimachus, l’ancien garde du corps d’Orhan et visage du régime. A force de jouer le rôle du régent, Notker va peu à peu assumer la fonction, et trouver des solutions aux différents problèmes qui minent la Cité.

On est sur le même type d’intrigue que dans 16 Ways…, mais Notker est un dirigeant moins crédible qu’Orhan (au vu de son passé et de la façon dont il se retrouve au pouvoir) – et un personnage moins intéressant, étant Robur et non pas d’une minorité ethnique. De plus, le principe du fix-it fonctionne moins bien quand on est sur des questions de politique que sur des questions d’ingénierie comme dans le premier tome. Le point de vue de vue d’un outsider sur les événements des premiers tomes et comment le rôle d’Orhan a été effacé de l’Histoire même seulement sept ans après est intéressant, mais globalement l’histoire fonctionne quand même moins bien que dans le tome 1.

The Rift, de Nina Allan

Roman anglais de 2017. On suit le point de vue de Selena puis de sa sœur Julie. Julie a disparu quand elle avait 17 ans, et elle réapparaît une quinzaine d’années plus tard. Elle révèle à Selena qu’elle s’est accidentellement retrouvée sur une planète extraterrestre pendant ce laps de temps, et qu’elle est revenue sur Terre tout aussi involontairement il y a quelques années. Selena a logiquement un peu de mal à croire sa sœur.

Je classerai le roman en weird fiction. La question de si Julie invente ce qu’elle raconte n’est pas tranchée à la fin du roman : il y a des éléments qui confortent ce qu’elle dit, mais le roman ne donne pas non plus de preuve irréfutable. Il complique même encore la situation avec les révélations du dernier chapitre. Pour autant, le roman n’est pas orienté science-fiction mais largement plus sur le côté prosaïque des relations familiales et humaines. Le style littéraire est intéressant : par moment la narration classique s’interrompt pour laisser de courts passages façon script de film, ou laisse la place à des articles encyclopédiques décrivant des animaux évoqués dans le court du récit. Les événements sont aussi racontés de façon non chronologique, avec ce qui semble être un présent de narration situé au moment du retour de Julie, mais fréquemment entrecoupé de retour en arrière sur sa disparition, la vie de Selena et de ses parents entre temps, le long passage de la description de la vie de Julie sur Tristane et l’organisation de la société de Tristane, les extraits du journal de Quinn…

Sans avoir été pris aux tripes par le livre, j’ai trouvé intéressante l’approche stylistique un peu expérimentale et le coté weird fiction.

La Maison, d’Emma Becker

Roman français de 2019, autobiographique (ou autofictionnel). La narratrice relate ses deux ans à travailler en tant que prostituée dans une maison close berlinoise, expérience qu’elle a apprécié (dans le second bordel qu’elle a fréquenté, le premier étant plus glauque et sans solidarité féminine). Il y a quelques passages intéressant du point de vue du fond et de la forme, mais sur l’ensemble du roman je n’ai pas été passionné, ça se regarde un peu trop le nombril et ça parle un peu trop de sexe (ça se regarde un peu trop la vulve, quoi). Pour le second point ça pourrait sembler obligé vu le sujet, mais au contraire, ce sont les passages qui ne parlent pas de sexe mais de relation humaine autour, avec les clients ou avec les autres prostituées ou autres employées du bordel qui sont les plus intéressants.

Places in the darkness, de Chris Brookmyre

En orbite autour de la Terre, Ciudad del Cielo, une gigantesque station spatiale gérée par un consortium de multinationales, est officiellement la première ville sans crime de l’histoire de l’Humanité. Dans les faits, le néolibéralisme exacerbé du projet fait qu’en dehors des classes dirigeantes tout le monde a un boulot au noir en plus de son travail officiel, et que les trafics en tous genres pullulent. La nouvelle et idéaliste officier de liaison des ~Nations Unis auprès de la force de sécurité privée de CdC va cependant rapidement se voir confronter à un meurtre indéniable, et va tenter de travailler avec Nikki Fixx, une ancienne détective du LAPD et flic ripou de CdC pour comprendre ce qui s’est passé.

L’univers est cool et bien rendu. On croit à la station spatiale néolibérale, à son fonctionnement quotidien, beaucoup de détails bien imaginés. L’intrigue principale de polar était assez décevante par contre. Si le personnage de Nikki est plutôt réussi au début, il s’étiole au fur et à mesure, quand on découvre que la flic ripoue a en fait un petit cœur battant plein de sentiments sous sa carapace. Le personnage d’Alice était assez peu crédible dès le début, et ça ne va pas en s’arrangeant. Beaucoup de révélations ou même de setup qu’on voit venir à des kilomètres, j’ai fini le roman assez blasé. Dommage au vu de l’univers mis en place.

Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa

Pride and Prejudice x L’Éducation sentimentale

Roman italien de 1958. Dans les années 1860, Fabrizio, prince de Salina en Sicile voit la révolution italienne déferler sur son île et déposer le roi de Sicile. Désabusé, il constate que les changements au sommet de l’État ne sont finalement qu’apparents, une classe dirigeante en remplaçant une autre au sommet de la pyramide sans que rien ne change plus avant, la Sicile étant un pays trop fatigué et trop persuadé d’avoir raison pour changer. Fabrizio assiste cependant en même temps à la lente disparition de son monde aristocratique pour un nouveau monde bourgeois, des usages et des savoirs disparaissant avec lui.

J’ai beaucoup aimé. C’est un classique à côté duquel j’étais passé, mais qui vaut le coup. Le côté fin de règne désabusé est très bien rendu. Les personnages – au premier rang desquels Fabrizio – sont bien écrits, l’opportunisme politique et la perception du sens de l’Histoire de Tancredi qui permet à la famille de ne subir aucun désagrément avec le changement de régime est bien rendu. La perception aigue du monde par Fabrizio sans qu’il n’ait pour autant aucune prise sur lui est intéressante.

Argentine, de Joël Houssin

Un roman de SF français de 1989. Dans une ville qui est une prison politique à ciel ouvert, on suit Diego, un ancien chef de bande forcé de rempiler pour tenter de sauver son frère qui veut marcher dans ses traces, alors que la ville devient de plus en plus violente.

C’était intéressant, mais surtout sur le côté archive historique de la SF française. Il y a un côté fable dans la façon dont on nous balance dans cet univers avec des personnages très manichéen et un contexte plus large jamais expliqué. Niveau genre et sexualités, on sent le côté daté aussi : tous les personnages féminins sont des intérêts romantiques ou sexuels. Il y a cependant des passages intéressant, j’aime bien l’écriture de Houssin, mais de mémoire (parce que ça fait longtemps que je l’ai lu), j’avais préféré Le Temps du Twist, du même auteur.