Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Les Temps Ultramodernes, de Laurent Genefort

Uchronie rétrofuturiste française sortie en 2022. La découverte de la cavorite à la fin du XIXe siècle a bouleversé les sociétés humaines. Cette matière permettant d’annuler la gravité va à la fois modifier l’ingénierie, les équilibres géopolitiques et les conventions esthétiques. Dans les années 20 où se déroulent le livre, le monde est donc relativement éloigné du notre. Mais l’annonce d’une demie-vie bien plus courte que ce que l’on croyait pour cet élément va pousser les empires en puissance à manœuvrer pour mettre la main sur les réserves restantes.

Le pitch était intéressant, malheureusement j’ai été un peu déçu à la réalisation. Si Genefort donne bien vie à son univers (et on sent qu’il s’est amusé à le construire, avec beaucoup de références et un côté rétrofuturiste appuyé par une Mars habitée et son matériau antigravitaire), les personnages comme l’intrigue ont cependant assez peu d’épaisseur : déplacer les enjeux de la colonisation sur Mars lui sert surtout à avoir un peuple colonisé qui présente les caractéristiques du bon sauvage, très passif et dont on a finalement très peu le point de vue. Son usage du génocide et d’un camp d’extermination comme des éléments d’intrigue m’ont aussi mis assez mal à l’aise. Je vois bien la volonté de l’auteur de mettre au centre du récit des questions politiques, et de dire qu’au delà du côté rétrofuturiste il y a tous les problèmes et idéologies de l’époque (montée du fascisme, eugénisme, anarchisme, répression policière, inégalités, …), mais je trouve que c’est malheureusement mal fait.

L’idée d’une période uchronique basée sur une technologie miraculeuse qui va finalement se refermer avec la disparition du matériau qui l’a permise est intéressante, mais finalement peu traitée dans le roman qui se situe encore dans les années d’abondance de la cavorite.

Bref, univers intéressant, réalisation pas à la hauteur.

À l’écart de la meute, de Thomas Messias

Essai paru en 2021 sur le problème posé par les groupes d’amis composés exclusivement d’hommes cis et hétéros (points bonus s’ils sont tous blancs).

Le sujet est intéressant et l’essai soulève quelques bons points, mais globalement j’ai été déçu : l’ouvrage reste trop superficiel à mon goût, s’appuyant surtout sur du ressenti, des anecdotes personnelles ou des exemples tirés de films. J’aurais voulu que ce soit creusé davantage, là c’est un peu du pop-féminisme.

Si je résume à grands traits la thèse du livre : les groupes d’amis rassemblant des dominants ont pour effet de renforcer les mécanismes de domination, à la fois à l’intérieur du groupe et dans la société toute entière. En interne, la dynamique de groupe va conduire à une surenchère dans la domination, à renforcer un discours dominant et à établir une hiérarchie interne qui reproduit celle de la société (l’hétéropatriarcat, donc). À une échelle plus large, ces groupes homogènes fonctionnent comme des boys club qui vont permettre des retours d’ascenseur entre dominants et pousser chacun des membres à performer une masculinité toxique même en dehors du groupe. Thomas Messias exhorte les hommes cis à sortir de ce type de relations sociales et à cultiver des amitiés d’une part dans des groupes hétérogènes et d’autre part des amitiés masculines qui ne passent pas par des groupes mais par des relations entre deux hommes, pour gommer l’effet groupe. Il insiste sur le fait que l’on peut exiger des amitiés de meilleure qualité, plutôt que de juste garder les mêmes amis qu’on avait dans sa jeunesse (et donc la même dynamique de groupe juvénile) à cause du hasard des circonstances qui nous ont réunies à l’époque.

Globalement je suis d’accord avec ces points, mais le tout reste un peu léger : je pense qu’il existe des phénomènes de hiérarchie qui se mettent en place dans les groupes, indépendamment de l’homogénéité de ceux-ci. Il est clair qu’un groupe d’hommes cis qui n’a pas réfléchi aux questions de justice sociale est bien plus susceptible de faire de la merde, mais la mise en place de hiérarchies internes, reproduisant ou non celles de la société, me parait indépendante de l’endogamie sociale.

Le livre développe aussi tout un passage sur le témoignage d’une femme dont le compagnon se retrouve une fois par an avec des amis exclusivement hommes cis pour un « weekend entre couilles ». Si le terme est bien beauf (et probablement utilisé au soi-disant « second degré » des CSP+ qui adoptent un langage beauf de façon distanciée, permettant de dire des horreurs « pour blaguer », mais en les énonçant in fine), Messias semble condamner le fait que le compagnon en question veuille disposer d’un weekend où il est clair que sa compagne ne sera jamais invitée. Si le fait que ce rassemblement soit endogame entre hommes cis à blagues beaufs ne semble pas terrible, par contre ça me semble au contraire hautement bénéfique d’avoir dans un couple des moments de loisirs qui soient explicitement vécus de façon séparée. Plus généralement, j’ai l’impression que le livre tourne autour d’un point pourtant crucial pour son propos, qui est que l’on se comporte différemment avec différentes personnes et différentes configurations de personnes, et que donc le visage que l’on présente au travail, avec un ami en particulier, au sein de son groupe d’ami.es, au sein de sa famille d’enfance, au sein de son couple ou quand on est seul sont assez différents, et qu’il peut être complexe de concilier ces facettes si les situations fusionnent. Et ces changements comportementaux ne me semblent pas être des changements hypocrites, il n’y a pas un visage réel et des masques mais différents aspects d’une même personnalité (par contre certains peuvent être plus ou moins toxiques).

Autre point que j’aurais voulu voir creusé et qui me semble pertinent pour dénoncer les amitiés masculines toxiques de groupe, c’est le fait que la relation qu’on a avec un groupe n’est pas la somme des relations que l’on a avec chacun des membres du groupe. Messias aborde le sujet quand il établit que cette relation amorphe facilite le fait de reproduire les hiérarchies sociales dominantes, mais il ne détaille pas. Perso c’est un phénomène qui m’a toujours un peu fasciné et que je trouve super intéressant dans les relations de groupe, en positif comme en négatif, donc je trouve regrettable de le glisser sous le tapis comme ça.

Les Strates, de Pénélope Bagieu

Bande-dessinée française autobiographique publiée en 2021. L’album est constitué d’histoires courtes qui courent sur quelques pages, dessinées au crayon en noir et blanc. Les histoires couvrent différentes périodes de la vie de Pénélope Bagieu, des événements ou relations qui l’ont marquée. Ça se lit très bien, ça tape un peu émotionnellement. Le dessin au crayon à papier est intéressant et correspond bien à la tonalité des récits.

(oui c’est une critique succincte, j’ai bien aimé mais je vois pas trop quoi dire de plus)

Les Ignorants, d’Étienne Davodeau

Bande dessinée française autobiographique et pédagogique. Davodeau décide de collaborer avec un vigneron, Richard Leroy, pendant un an. Il participe aux travaux de la vigne, et Leroy va lui apprendre les différentes facettes du métier de vigneron. En échange, Davodeau lui montre comment fonctionne la création d’une bande dessinée et lui fait lire les œuvres de différents bédéastes. La BD retrace cette année et les échanges entre les deux hommes et leur entourage. C’est intéressant à lire pour apprendre des choses à la fois sur les deux univers. J’avais assez peu aimé la précédente BD de Davodeau que j’avais lue, mais celle-là m’a réconcilié avec l’auteur. J’ai trouvé assez intéressant par rapport à la démarche d’avoir au milieu une page dessinée par Trondheim, ça rentre bien dans la démarche globale de l’ouvrage.

Je recommande donc.

La Modification, de Michel Butor

Roman français publié en 1957. On suit un homme lors d’un voyage en train de Paris à Rome. Le roman est narré à la seconde personne du pluriel, et au cours du voyage le flux de conscience du personnage principal ne va pas cesser d’osciller entre les différentes fois où il a fait ce trajet, ses différents séjours à Rome et sa vie à Paris. Le trajet va aussi progressivement modifier son état d’esprit et il va arriver à Rome en ayant décidé de prendre la décision inverse de celle qui l’avait motivé à entreprendre le trajet.

C’était bien. Je l’ai commencé dans un train pour ajouter une petite couche de méta, mais clairement le rapport au voyage en train des années 50 n’est pas le même que celui qu’on a en 2021. Le Paris-Rome dure pas loin de 24h, le narrateur est dans un wagon de 3e classe, il prend des tickets repas pour aller au premier ou au second service du wagon restaurant. L’intérêt principal du récit se situe dans les sauts temporels de la narration qui collent au plus près au flux de conscience du protagoniste, et qui se font sans être annoncés, avec juste des juxtapositions indiquées par des variations de la météo, de la luminosité, de l’horaire de passage dans une gare (quand c’est un voyage différent qui est évoqué, c’est plus apparent quand on passe à un séjour à Rome). On a même des fragments de rêve du personnage qui viennent s’intégrer au récit quand il somnole, qui se distinguent du reste de la narration par l’usage d’une narration à la troisième personne plutôt qu’à la seconde.

Plutôt que d’autres roman, la façon dont les lieux convoquent différentes couches de souvenirs ou d’époques m’a évoqué le jeu vidéo Return of the Obra Dinn. On retrouve ce même mécanisme de navigation entre plusieurs époques, et la façon dont l’histoire nous est dévoilée progressivement au cours du roman fonctionne de façon similaire au déverrouillage de nouvelles zones dans le jeu vidéo.

Klara and the Sun, de Kazuo Ishiguro

Roman de science-fiction publié en 2021. Un futur indéterminé. Les humains ont inventé des robots de compagnie, les AF (pour Artificial Friends), qui servent notamment de compagnons aux enfants. Klara est un de ces robots. On suit sa vie dans une boutique puis auprès de Josie, une adolescente rendue malade par la thérapie génique qui doit lui permettre de faire partie de l’élite de la future humanité (un aspect qui n’est abordé que très incidemment dans le roman, mais qui le place directement dans la lignée de Gattaca, surtout au vu de la division dans la société qui s’opère entre les enfants réhaussés et normaux. On suit toute l’histoire du point de vue de Klara, de sa compréhension parcellaire du monde des humains, forcée de composer avec la place qui lui est laissée entre compagnon et objet selon les humains (Ishiguro rend d’ailleurs très bien ces nuances d’interactions des différents personnages avec une intelligence robotique), gérant une vision qui est définitivement non humaine (sa capacité à reconnaitre les formes comme des personnes disparait par moment, sa vision se divise en portions auxquelles elle attribue des qualités différentes), suivant des superstitions liés aux explications partielles qu’on lui a donné du fonctionnement du monde.

On est fortement dans la lignée de Never Let Me Go, mais dans un univers différent. Sans avoir le même impact que Never Let Me Go, le roman se lit très bien, l’univers est intrigant et accrocheur, je recommande.

La plus secrète mémoire des hommes, de Mohamed Mbougar Sarr

Prix Goncourt 2021. On suit en parallèle la vie de trois écrivain.es sénégalais.es de trois générations différentes : T.C. Elimane, auteur d’un unique roman qui avait défrayé la chronique française en 1938 avant de disparaître mystérieusement, Siga D. écrivaine à succès en France mais qui fait scandale au Sénégal, et Diégane Latyr Faye, jeune écrivain prometteur. Le roman adopte d’abord le point de vue de Diégane, qui tombe sur potentiellement l’unique exemplaire du roman d’Elimane toujours en circulation, et cherche à en savoir plus sur son auteur. Le roman va ensuite raconter la vie des trois écrivain.es et de plusieurs personnages autour d’eux, par fragments et allers-retours entre les époques et les points de vue.

J’ai bien aimé, mais c’était un peu trop verbeux par moment. Pas trop convaincu par la place accordée aux relations sentimentales et sexuelles, qui ont l’air d’être un truc crucial, surtout dans le fil narratif de Diégane, mais sinon le roman se lit bien, parle de littérature (et de l’univers autour, critiques, éditeurs) de façon un peu méta, explore plusieurs époques, la colonisation du point de vue des peuples colonisés. Sans me dire « mais oui c’est évident ce roman méritait totalement le prix, j’ai jamais rien lu d’aussi prenant », je recommande.

Sorrowland, de Rivers Solomon

Roman de science fiction décolonial publié en 2021. Vern a été élevée dans une communauté religieuse noire isolationniste. Si la communauté était à l’origine une expérimentation antiraciste liée aux mouvements libertaires, elle a peu a peu dégénéré en secte. Vern s’en échappe au début du roman et vit pendant plusieurs années dans la forêt, où elle va élever ses deux enfants, tout en échappant à une personne envoyée à ses trousses par la secte. Puis Vern va décider de partir à la recherche de son amie d’enfance qui avait réussi à échapper à la secte des années auparavant. C’est en revenant dans le monde civilisé qu’elle va réaliser qu’elle possède des capacités hors du commun et essayer de comprendre leur origine.

J’ai bien aimé, mais j’ai trouvé ça moins puissant que An Unkindness of Ghosts de lea même auteurice. On retrouve une héroïne assez similaire, dans un setup assez différent. Les pouvoirs de Vern et leur origine sont intéressants (mais un peu trop versatile, ça fait un peu couteau suisse entre les modifications corporelles, les visions, les toxines, la force…), le passé de la secte et son évolution aussi, mais les différentes péripéties qui jalonnent le trajet de Vern au long de la narration semble un peu arriver l’une après l’autre pour faire avancer l’histoire, là où l’univers de An Unkindness of Ghosts était vraiment crédible et fonctionnel même en dehors de la vie d’Aster.

La Place, d’Annie Ernaux

Court texte de 1982 qui revient sur la vie du père d’Annie Ernaux. L’autrice raconte la jeunesse de son père dans la campagne normande, sa vie sous l’Occupation, les magasins successifs qu’il tiendra avec sa femme. Elle raconte le rapport de ses parents à la réussite sociale, à son éducation à elle, la distance qui se creuse avec son père quand elle devient enseignante.

C’était court, j’ai l’impression que le livre gagne à être lu une fois qu’on a lu d’autres textes autobiographiques d’Ernaux (je recommande toujours Les Années) qui donnent du contexte à celui-ci, sinon c’est un peu trop fragmentaire. Mais il est intéressant à lire, je le rapproche de Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis pour le côté biographie du père + réflexion transclasse

Explorations urbaines, de Julien Martin Varnat

Essai qui parle de la pratique de l’exploration urbaine. L’auteur revient sur la généalogie du terme, comment une pratique assez large à la base s’est contractée dans son acceptation grand public pour signifier spécifiquement l’exploration de bâtiments abandonnés, qu’ils soient en contexte urbain ou non d’ailleurs. Mais à la base et dans certaines des pratiques que l’auteur relate (et met en application) c’est une exploration plus large de tous les espaces d’une ville, en refusant l’aspect « un espace = une fonction » et en empruntant des parcours non majoritaires.

L’auteur pointe aussi comment l’exploration de bâtiments abandonnés (qu’on va nommer urbex pour simplifier) peut adopter des codes virilistes, avec une performance de la capacité à s’introduire, à atteindre des espaces le premier, et à documenter cette performance, documentation qui rentre en contradiction avec un certain culte du secret dans la collectivité. Les autres formes d’exploration urbaines incluent le place hacking : s’introduire dans des immeubles, des cérémonies, des toits, des caves… sans ques les espaces soient forcéments abandonnés, juste se trouver là où l’on est pas supposé. Il parle aussi des promenades situationnistes, des marches exploratoires à travers la ville : l’exploration urbaine peut-être une déambulation sans introduction ou dépassage de barrière, juste pour appréhender des espaces que l’on ne traverse ou on ne regarde pas habituellement. L’auteur revient aussi sur sa propre pratique à Clermont, avec le groupe du Grand Lustucru, collectif informel qui pratique cette exploration urbaine déambulatoire. Il parle aussi de la pratique des sentiers de randonnée urbain et de comment ces pratiques peuvent être réintégrées dans des approches plus acceptées comme la randonnée.

J’ai bien aimé, c’était particulièrement intéressant pour la réflexion que ça me permet sur mes propres pratiques ; je ne fais plus énormément d’urbex ni de déambulation urbaines ces derniers temps mais ça m’attire toujours et je trouve ça intéressant d’avoir une réflexion dessus, qui soit justement un peu détachée de ce culte de la performance et de la mise en scène que l’on peut trouver chez Lazar Kuntzman ou Psychoze.