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Article invité : sélection de podcasts

Merci à Maxime pour cet article (son troisième sur ce blog après Le Dilemme du muesli et Raining Knives).

Aujourd’hui, pas de lyrisme mais une première sélection sobre de quelques podcasts et émissions radios que je recommande. Au menu : genre & sexualités, histoire médiévale et interactions sociales.

Question Q & Question Genre

(En cours — épisodes indépendants — 60 minutes par épisode)

Émission hebdomadaire de la RTS (la radio publique de la Suisse romande), animée par la journaliste Christine Gonzalez, selon deux formats :

  • une fois par mois, Question Q aborde des questions de sexualité avec un·e invité·e et quelques chroniqueur·se·s.
  • les autres semaines, Question Genre aborde des questions de genre sous la forme d’un entretien avec un·e invité·e.

Les sujets sont étonnamment variés et souvent traités avec beaucoup d’humour (mention spéciale au billet de la chroniqueuse Marie Fourquet, qui « dialogue avec sa chatte »). Question Q est une émission plus ancienne (et elle était auparavant hebdomadaire, donc riches archives), Question Genre a commencé en 2022.

Sélection subjective de quelques épisodes, par ordre chronologique :

Question Q
Question Genre
Voyage au Gouinistan

(Série finie de dix épisodes de trente minutes)

En dix épisodes bien rythmés, le couple de journalistes Christine Gonzalez et Aurélie Cuttat explore la culture lesbienne contemporaine. Coming out, sexualité, militantisme, religion, fonder une famille, se choisir une famille, idoles, clichés, tout y passe. Beaucoup d’émotions en perspective (j’ai ri et pleuré). Si vous ne deviez retenir qu’un podcast de cette liste, ce serait celui-ci. Comme on dit sur ce blog : grosse recommandation.

Le podcast s’écoute dans l’ordre mais les épisodes 5 (la famille choisie — sur la solidarité lesbienne), 6 (la lesbienne visible — sur le militantisme lesbien) et 10 (faire la paix — sur la réconciliation avec des personnes peu tolérantes) m’ont particulièrement marqué.

Passion médiévistes (& podcasts frères)

(En cours — épisodes indépendants — durée variable de 20 à 60 minutes mais le plus souvent 45 minutes)

Podcast indépendant de Fanny Cohen-Moreau, qui interroge de jeunes médiévistes (en master ou en thèse) sur leurs recherches. La qualité dépend bien sûr beaucoup des invité·e·s et de leur capacité à vulgariser leurs recherches mais c’est souvent intéressant de voir la variété et la spécificité de la recherche d’aujourd’hui (« Excuse-moi mais… il y a des gens que… que ça intéresse ? »). À côté de ces épisodes classiques, le podcast a aussi de nombreux épisodes hors-série (reportages dans des lieux chargés de Moyen Âge, rencontres avec des vulgarisateur·ice·s du Moyen Âge ou encore épisodes humoristiques classant les rois de France selon leur bouletitude).

Manifestement passionnée et workaholic, Fanny Cohen-Moreau a aussi lancé deux autres podcasts sur le même principe mais pour d’autres périodes : Passion Antiquités et Passion modernistes. Selon moi la mayonnaise a un peu moins pris que pour le Moyen Âge (à leur décharge ces podcasts sont plus récents, il n’y a sans doute pas encore la même communauté de fans) mais c’est intéressant quand même.

Parmi les quelque deux cents épisodes de ces podcasts, je suggère en particulier :

Inappropriate Questions

(Trois saisons, une trentaine d’épisodes indépendants au total, durée variable de 20 à 40 minutes)

Petit bijou canadien (en anglais), ce podcast explore dans chaque épisode une « question inappropriée » qui est fréquemment posée à certaines personnes. Le caractère inapproprié de la question est rarement une surprise mais les animateur·ice·s et les invité·e·s s’intéressent aux raisons pour lesquelles cette question pose problème, ce qu’elle charrie comme préjugés ou sous-entendus, quelle part de bonne foi ou de curiosité légitime on peut tout de même lui trouver, comment la formuler autrement, etc.

Si vous ne deviez retenir que deux podcasts de cette liste, le second serait celui-ci (grosse recommandation donc).

Quelques épisodes qui m’ont marqué, soit par le traitement de leur question, soit par le fait que WTF des gens osent vraiment poser cette question à des quasi-inconnu·e·s ?

Bonnes écoutes !

Article invité : Une année de lectures 2.0

Comme l’année dernière, le bilan des lectures d’aaz.

Depuis le début de l’année 2020, je tiens à jour la liste des livres que je lis à mesure que je les finis. Cela avait été l’occasion (ou le prétexte) d’en faire une analyse rétrospective à la fin de l’année dernière, en les classant tous par ordre de préférence et en élaborant divers tableaux récapitulatifs.

À la fin de cette Année 2, la poursuite de cette entreprise me permet donc de refaire un nouveau bilan, mais avec plus de tableaux, plus de données, et le petit bonheur supplémentaire de pouvoir (attention, nouveauté) comparer les chiffres de cette année de lecture à ceux de la précédente.

Voici donc sans plus attendre les enseignements de ce qu’il apparaît désormais légitime de qualifier de tradition de Nouvel-An :

Une année de lectures 2.0

(Now With More Graphs)

Bon, ce n’est pas juste une question de chiffres.

Comme l’année dernière, en divisant la taille de chaque livre (en nombre de mots) par le nombre de jours passés à les lire, j’obtiens une approximation assez grossière du temps que j’ai consacré à la lecture. Je garde pour les vertus de la comparaison les mêmes restrictions arbitraires que l’an dernier : je ne note que les lectures de fiction hors BD / romans graphiques.

Pour ma part, l’année 2021 a été marquée par l’absence significative d’un confinement total « à la 2020 » avec deux mois entièrement consacrés aux loisirs, outre des changements en matière professionnelle. Tout ceci – et le décalage très net du curseur de la balance travail-loisirs – s’est traduit sans surprise par une baisse marquée de mon temps passé à lire, de l’ordre de 30 %, que l’on compte en nombre de livres (de 53 à 37) ou de mots lus.

Le détail semaine par semaine n’est pas plus surprenant et correspond à mon ressenti personnel, tout comme l’an passé, d’ailleurs. Mon « rythme » de lecture corrèle, au cas par cas, avec l’intérêt que j’avais pour chaque livre, mais aussi (voire surtout) avec mon niveau général de disponibilité d’esprit, d’énergie et de capacité à rester concentré (légende : un carré = un jour, une couleur plus foncée indique plus de temps de lecture).

C’est assez net quand je superpose sur le graphique les périodes qui étaient pour moi les plus intenses par ailleurs, ou quand je compare avec l’année 2020 :

L’aspect peut-être plus inattendu est que ce relâchement de fin d’année s’est aussi traduit par des lectures qui étaient plus souvent en anglais qu’en français, peut-être parce qu’il s’agissait de lectures « de genre » et plus « faciles ». Cela reste toutefois un peu contre-intuitif puisque je trouve que lire en anglais demeure pour moi toujours plus fatiguant que de lire en français. J’ai d’ailleurs l’impression, depuis plusieurs années, de m’être heurté à un mur en anglais et de ne plus vraiment progresser en familiarité ou en facilité de lecture, et ce malgré la pratique. Je commence à me faire une raison en me disant que rien ne peut égaler une langue maternelle, mais c’est tout de même assez frustrant.

Forcément, ce bilan en baisse m’invite à tout relativiser et à me rappeler qu’il est évidemment plus important de prendre du plaisir à lire que de se forcer à lire beaucoup. Ce n’a d’ailleurs pas toujours été évident cette année. C’est peut-être ici, là aussi, une question d’énergie mentale. J’ai eu à plusieurs reprises des moments de découragement et du mal à me motiver à finir des livres que je trouvais fades, ou à en choisir un nouveau à commencer parmi une pile à lire d’une taille pourtant raisonnable.

L’année 2021 a donc été la redécouverte qu’il n’est pas si facile de savoir quoi lire, et qu’il n’y a en tout cas pas de méthode systématique pour savoir ce qui distingue un bon livre pour soi d’un mauvais. Quelques considérations en vrac à propos de ce qui a marché ou non pour moi, avant une petite liste (parce qu’heureusement ils existent) de mes vrais plaisirs de lecture cette année écoulée.

Ce n’est pas vraiment une question de genre littéraire non plus, enfin juste un peu. Là encore ce n’est peut-être pas très surprenant, mais l’expérience a montré que le genre n’était pas un très bon prédicteur de l’intérêt que j’allais avoir pour un livre. Il y a certains genres que je préfère au sens où je constate sur les chiffres que j’en lis plus, comme la science-fiction, mais ça ne me fait évidemment pas aimer tout ce que je lis.

Ce n’est même pas une question d’auteur, sauf quand en fait si. C’est une autre tendance à la facilité quand on cherche un livre qui nous plaît, d’aller taper dans le catalogue d’un auteur que l’on connaît déjà. C’était le cas pour 46 % de mes lectures de l’année (ce qui me surprend un peu, c’est un chiffre que j’aurais spontanément sous-évalué). Comme plus haut, il y a une très légère corrélation positive avec mon plaisir de lecteur, mais qui est loin d’être systématique. C’est peut-être lié au fait qu’on lit en premier les livres les plus connus d’un écrivain avant d’aller éventuellement chercher ceux qui ont moins de mérite critique ? En tout cas je fais d’année en année le tri entre ceux qui ont fini par me décevoir après une première bonne expérience (dis-je en pensant avec tristesse à China Miéville) et les autres qui restent constant dans la création de trucs top (more on that later).

Est-ce que c’est la taille qui compte ? Dernière corrélation qui marche un peu mais pas tout le temps : le fait d’avoir aimé davantage les plus gros livres. Là aussi une raison sans doute assez simple : plus de pages, c’est plus de temps avec les personnages et plus d’investissement émotionnel. Pour ces gros livres, c’est en revanche un peu tout ou rien, puisque quand un livre est pas top, on aime mieux qu’il soit court. Un des effets pervers de mes mesures est que, comme je ne prends pas note des livres que je ne termine pas (les « DNF » comme disent les jeunes), j’ai peut-être eu tendance à m’interdire d’abandonner certaines lectures qui pourtant me tombaient des mains

Et donc? Finalement, ces chiffres qui ne m’apprennent rien de transcendant sur moi-même sont surtout une invitation à relativiser tout un tas de chose, à se rappeler que le plaisir de la lecture est sa propre fin, à ne pas se poser plus de questions que ça, et à simplement se demander, Marie Kondo style, quelle est la joie que l’on en retire. Est-ce que tout ça n’était donc pas un exercice un peu vain ? Ce serait oublier que remplir minutieusement des tableaux Excel, ça aussi, it does bring joy.

C’est maintenant le « top livres » (présenté, pour déjouer les attentes, sous forme de prix catégoriels et non de top 10).

Prix « Sortir de sa zone de confort »

J’avais initialement abordé ces deux livres avec circonspection en me disant que ça ne serait pas ma came. En fait ça l’était.

Âge tendre, de Clémentine Beauvais : un jeune garçon fait son stage de 3e dans une maison de retraite pour personnes âgées qui perdent la mémoire et à qui on fait croire qu’elles vivent dans les années 1960. Il découvre la vraie vie et Françoise Hardy. Je ne sais plus vraiment comment et pourquoi je m’étais dit que je n’allais pas aimer malgré les multiples et dithyrambiques recommandations qui le précédaient ; peut-être en le soupçonnant de mièvrerie ? Plot twist, j’étais idiot, c’était effectivement super, c’est drôle et ça fait pleurer sans être niais, et la forme – le rapport de stage rédigé par le narrateur – fonctionne vraiment très bien.

La billebaude, d’Henri Vincenot : les souvenirs romancés de l’enfance de l’auteur dans les années 1920, dans un petit village du Morvan, sa vie quotidienne et son folklore local. Il n’y a vraiment rien de plus que ça, mais le style et le rythme font qu’on ne s’ennuie jamais, que les différentes histoires s’enchaînent, et qu’on se prend malgré soi à se trouver une curiosité pour ce sujet, et à partager le sentiment de nostalgie du narrateur pour la vie paysanne disparue. Lecture de ce roman terroir faite lors de vacances in situ, ce qui a dû jouer.

Prix « Ne surtout pas sortir de sa zone de confort, on y est très confortable »

Deux ex æquo dans cette catégorie :

L’amie prodigieuse, d’Elena Ferrante, tomes 2 et 3 : j’ai poursuivi la lecture de la série d’Elena Ferrante, qui retrace en quatre tomes la vie d’une jeune fille née à Naples dans un milieu populaire dans les années 1950. Les deux volumes lus cette année sont ceux des 15 à 35 ans de la narratrice, en gros, et sont ceux de son apprentissage intellectuel puis de la vie académique pendant les années de plomb. Les grosses ficelles du livre marchent totalement sur moi, l’effet saga feuilletonnante, la traversée des époques, le duo récurrent de frenemies, etc. Je trouve tout de même à l’autrice un petit quelque chose en plus dans sa sensibilité à ses personnages, et principalement à la personnage principale, à laquelle on s’attache et s’identifie très facilement.

The Tawny Man Trilogy, de Robin Hobb : la troisième trilogie dans le monde de l’Assassin royal, après les deux premières lues en 2020. On retrouve les personnages de la première trilogie, qui avaient été mis un peu de côté durant la seconde, celle des Liveship Traders. On repasse donc à une fantasy un peu plus resserrée et centrée sur les deux personnages principaux, par opposition à la multiplicité des points de vue dans l’histoire des bateaux magiques. La grande force reste là encore la richesse des personnages, et les histoires de quêtes, de magie, de dragon, de barbares des iles passent presque au second plan. C’est toujours aussi bien et c’est pour l’instant ma trilogie préférée du cycle. Il me reste sept (gros) livres pour l’année qui vient, et ça me réjouit.

Prix « SF SF SF SF SF SF SF SF SF SF ! »

Au milieu de plusieurs relatives déceptions cette année, trois livres qui ont en commun de montrer la force et l’inventivité de la science-fiction actuelle.

Diaspora, de Greg Egan : dans le futur, les humains vivent tranquillement comme des immortels dans des mondes virtuels ou dans des corps de robots ou avec des génomes modifiées à l’excès. Un jour, un plot device se produit, rend la Terre inhabitable, et force l’humanité à aller explorer l’univers, qui contient plein de choses mystérieuses. C’est extrêmement dense en bonnes idées pour un livre qui n’est pas si long que ça. Et malgré quelques excès de jargon vers la fin, j’ai trouvé que l’auteur arrivait à pousser beaucoup de ses concepts à leur paroxysme sans que la lecture devienne jamais ardue ou désagréable. C’est un livre difficile à résumer ou à recommander avec brièveté, je me contenterai donc de dire que j’ai beaucoup aimé.

Gnomon, de Nick Harkaway : cette fois-ci dans un futur plus proche et dans une Angleterre marquée par une société de surveillance généralisée gérée par des intelligences artificielles. On suit une policière qui enquête sur un meurtre grâce à une technologie qui lui permet de revivre la mémoire de la morte. Il y a des mystères, des récits dans le récit dans le récit, des histoires parallèles avec des personnages complètement distincts. Si la structure volontairement complexe du livre rend la lecture parfois ardue, j’ai trouvé que l’effort en valait la peine. Il y a là aussi beaucoup d’inventivité et beaucoup de bonnes idées, mais avec une vraie unité thématique qui n’apparaît que progressivement mais qui est tout à fait bien menée.

Blindsight, de Peter Watts : un objet extraterrestre apparaît dans le système solaire, et l’humanité envoie à sa rencontre une délégation de cinq personnes avec chacune leur particularité (dont un vampire de l’espace) pour effectuer le premier contact. Ce qui différencie ce livre des nombreuses autres histoires de SF sur le même concept, c’est qu’ici l’extranéité des aliens a été poussée au maximum, et que ça donne lieu à un récit qui est nourri de plusieurs questionnements sur les concepts même du vivant ou de la communication, et même des réflexions sur ce que pourraient être les briques de base d’une biologie moléculaire alternative. Un bon roman de science-fiction doit se tenir sur ses deux jambes. S’agissant des deux précédents, Diaspora manquait à mon avis un peu de qualités littéraires ; et Gnomon, qui les avait, n’était peut-être pas assez « hard SF » à mon goût. Blindsight réussit de mon point de vue sur les deux tableaux, et je le recommande très très chaudement, c’est indéniablement ma lecture favorite de l’année.

Quelques accessits livrés en vrac :

  • Never Let Me Go, de Kazuo Ishiguro
  • East of Eden, de John Steinbeck,
  • Piège pour Cendrillon, de Sébastien Japrisot,
  • Hyperion, de Dan Simmons (relecture),
  • The Lions of Al-Rassan, de Guy Gavriel Kay
  • Prix «  Sauvegarde et réhabilitation du recueil de nouvelles » :
  • Le silence de la mer, de Vercors,
  • Axiomatic, de Greg Egan,
  • The Labours of Hercules, d’Agatha Christie.

Le Dilemme du muesli : Mario, de Marcel Gisler

Un article écrit par un invité prolixe, Maxime, à qui je laisse la parole (l’écran ?) sans plus tarder.


Attention : cette analyse de film divulgâche tout ou partie de l’intrigue, et en tout cas toutes les scènes de petit-déjeuner.

Attention également : cette analyse se vautre avec délectation dans le symbolisme. Âmes cartésiennes s’abstenir.

Troisième avertissement, d’ailleurs méta pour tout de suite vous annoncer la couleur : cette analyse ne se refuse aucune digression ni aucune note en bas de page. Âmes linéaires ou pressées s’abstenir.

Prélude : Quel temps fait-il ?

Lecteur, lectrice ! L’ère est sombre. Des confinements aux flux d’informations en continu, de l’effacement de la distinction entre le temps du travail et le temps domestique aux horizons règlementaires d’à peine quelques semaines, le fait est là : la pandémie chamboule notre perception du temps, pour ne pas dire son écoulement même. La roue du temps nous broye dans un tournis insoutenable. Pour contrer cela, je vous propose un remède, une lumière dans les ténèbres — et non, je ne pense pas au lyrisme ni aux phrases à rallonge, bien que je ne puisse nier avoir un faible pour l’un et les autres. Je vous propose plus simplement de dilater le temps grâce à une petite analyse de Mario, film suisse de 2018.

J’entends d’ici l’amateur d’Apocalypse Now et de The Godfather me railler : louer le temps long avec un film d’à peine deux heures, qui développe au pas de course une histoire d’amour (6e minute : 1re rencontre ; 30e minute : premier baiser ; 89e minute : séparation dans la douleur et les larmes), mais tu débloques ! Ce à quoi je vous répondrai d’une part que je suis très heureux que vous participiez à mon cours mais si vous m’interrompez tout le temps cette analyse n’avancera pas, et d’autre part que c’est mon analyse que je vous propose, pas le film.

Mario raconte donc une histoire d’amour, mais de façon asymétrique : son objet n’est pas tant le couple entre Mario et Leon que la façon dont Mario va vivre cette situation et prendre des (mauvaises) décisions. Nécessairement, la personnage de Leon est développé aussi : ce n’est pas non plus un second rôle. Disons que c’est un 1,5ème rôle. Sa personnalité est riche mais nous la connaîtrons surtout à travers les yeux de Mario. D’ailleurs, la présentation des relations avec les autres personnages montre bien l’asymétrie : autour de Mario, nous verrons l’amie d’enfance Jenny, les parents de Mario, le coach personnel et les autres membres de l’équipe. Autour de Leon, nous verrons surtout Mario, et un petit peu le coach personnel et les coéquipiers. Il s’appelle Leon, il est sans famille, sans ami mais pas sans amant [1]Notons que cette différence d’entourage est parfaitement dans la logique interne du scénario. Mario est chez lui à Berne alors que Leon vient d’arriver de Hanovre, où sont … Continue reading.

De ce film de deux heures nous allons nous intéresser à quatre — allez, cinq, parce que vous êtes gentil·le·s et avez cessé de m’interrompre — scènes caractéristiques. Je dis scène mais je devrais plutôt dire plan. Durée totale : quarante-huit secondes. C’est donc approximativement trente-deux fois plus court que le temps nécessaire pour lire ce billet.

Avant d’aller plus loin, évacuons tout de suite un malentendu. Le film est donc présenté comme une histoire d’amour entre deux joueurs de football, aspirants professionnels. On est en 2018 mais, comme le rappelle un manageur, il y a trois tabous à respecter pour préserver son image de footballeur professionnel : pas de sexe avec des mineures, pas de drogue, pas d’homosexualité [2]Oui je sais, c’est bizarre que ces tabous mélangent un truc franchement criminel, un truc de moins en moins illégal et enfin un truc qu’il est illégal d’interdire. Mais ici ce … Continue reading. Les deux hommes vont donc s’aimer, ou essayer, en dépit de l’homophobie de leur milieu et tout en préservant leur carrière naissante.

Voilà pour le contexte général. Le malentendu à évacuer est que cette analyse ne parlera pas vraiment de ce qui pourrait (à tort, j’y reviendrai) être perçu comme les trois thèmes majeurs du film, à savoir l’homosexualité, l’homophobie et le football. Vous me connaissez : je suis ouvert d’esprit mais peut-être pas au point d’analyser en détails les scènes de football d’un film.

Non, la thèse que je vais développer ici est toute autre : Mario est une ode à la nourriture, et plus précisément au muesli. La recette du muesli sera rappelée plus bas ; pour l’instant retenez, si vous ne le savez pas déjà, que c’est un petit-déjeuner à base de céréales et de yaourt qui est plus ou moins incontournable dans la culture suisse.

Ainsi donc, Mario va se trouver pendant tout le film dans un dilemme insurmontable : muesli ou ballon rond ? La question posée par le film : est-il possible de réaliser ses rêves si on doit se passer de muesli ? Afin de dénoncer les ravages mortels causés par l’homophobie, Mario va beaucoup plus loin que de chouiner devant une situation injuste : il répond cruellement à sa propre question d’un limpide « c’est possible mais tu seras malheureux toute ta vie ».

Afin d’illustrer mon propos, je vais d’abord résumer à grandes lignes le film.

Mario : quatre salles, quatre ambiances, quatre muesli

L’intrigue de Mario se décompose en quatre actes [3]Et non en cinq car il ne s’agit pas d’une tragédie de Racine. Et pourtant, il y aurait des choses à dire sur les similitudes de scénario entre Mario et Bérénice. Quand Mario choisit … Continue reading. Nous verrons plus bas comment chaque acte est éclairé par une scène de muesli centrale.

Premier acte, de vingt minutes environ. Leon, fraîchement arrivé de Hanovre [4]Ce choix n’est sans doute pas anodin. Linguistiquement, Hanovre a la réputation d’être le point de référence de l’allemand. Les séides locaux de l’Académie française y … Continue reading, intègre l’équipe des espoirs des Young Boys de Bern, dont Mario est un des joueurs les plus prometteurs.

Cette arrivée de Leon suscite quelques remous dans l’équipe, car il est plutôt doué. Or chacun espère être promu, c’est-à-dire quitter l’équipe des espoirs pour intégrer l’équipe professionnelle et donc débuter une vraie carrière dans le football. Mais les places sont rares : un heureux élu pour vingt candidats.

Ohohoh, de la rivalité entre bons joueurs au sein d’une équipe de football, je te sens venir, Mario : tu es de ces films qui va nous placer de la tension homoérotique dans les vestiaires, des regards en coin sous la douche, des disputes animées pour des pacotilles et enfin une bagarre entre les deux protagonistes où les coups de poings vont se muer en coups de langue. Et bien non, pas du tout. Mario, on le verra à plusieurs reprises au cours de cette analyse, est un film « subtilement subtil », si vous me permettez l’expression. La trame générale n’est peut-être pas d’une grande originalité : ils n’osent pas s’aimer, ils s’aiment, on ne veut pas les laisser s’aimer, des circonstances extérieures finissent par les empêcher de s’aimer : c’est une sorte de Romeo and Juliet.

Malgré tout, je disais que Mario est plus subtil qu’il n’y paraît. Il y aura donc bien de la tension homoérotique (autour d’un jeu vidéo) mais il paraît difficile d’en voir dans les vestiaires [5]Sauf, bien sûr, si on considère, ce qui est une opinion valable, qu’un vestiaire de football est par définition homoérotique.. Il y aura certes des regards en coin sous la douche mais pas ceux du désir inavoué entre les futurs amants, plutôt ceux de l’opprobre homophobe des coéquipiers. Il y aura des disputes animées mais pour des enjeux réels et sérieux. Et pas de bagarre entre les deux protagonistes : la seule violence physique du film est un tacle de Mario sur un homophobe de l’équipe. Dans Mario, le désir-plaisir n’est pas la sublimation de la haine-douleur. D’ailleurs, franchement, rien que grâce à ce cliché évité, on peut dire que Mario est un film réussi.

Deuxième acte, de 25 minutes : les deux joueurs emménagent en colocation à Berne à proximité du club. Gain de temps pour Mario, qui s’épargne les allers-retours quotidiens depuis Thun, et surtout gain de temps considérable pour le scénario : normalement, vers la sixième minute du film, vous avez dû comprendre que Leon et Mario allaient coucher ensemble ; or à la vingtième ils se mettent en colocation, c’est bien on sait que ça ne traînera pas. D’ailleurs il y a du pain sur la planche (ou devrais-je dire du muesli dans le bol ?) pour ce deuxième acte : premier baiser, premier doute de Mario (pour des raisons personnelles), première nuit ensemble, deuxième doute de Mario (pour des raisons professionnelles), puis enfin deuxième nuit ensemble et acceptation de Mario. On n’a pas le temps de chômer, et en plus on a une scène de muesli à caser : allez hop hop hop, on se choppe.

Troisième acte, de 40 minutes : après le sexe, l’amour : le couple s’épanouit. Mais puisque les doutes ont été surmontés et que le couple s’aime, il est temps de faire place aux obstacles extérieurs : l’opposition du père de Mario, le coming out, et surtout le conflit avec la carrière professionnelle des deux joueurs. Leur relation n’y survivra pas et l’acte se termine tristement sur la séparation dans les larmes : Leon a choisi le muesli tandis que Mario lui préfère le football, leurs chemins sont irréconciliables.

Quatrième et dernier acte : Mario a réalisé son rêve professionnel : sa carrière de footballeur est lancée, il a intégré un club de la Bundesliga allemande (le Sankt Pauli de Hambourg, pour les connoisseurs). Afin de satisfaire à l’image hétéronormative attendue de lui par les sponsors, il vit avec son amie d’enfance (chambres séparées, je vous rassure tout de suite). Mais cette réussite professionnelle ne suffit pas à effacer la douleur de la séparation avec Leon. À la fin de l’acte, Mario et Leon ont une dernière discussion pour constater l’impossibilité de leur relation. Celle-ci a lieu, symboliquement, dans la cuisine, temple du muesli.

Nous verrons plus loin comment la tonalité propre de chaque acte est soulignée par un muesli différent. Mais avant d’analyser cela en détail, attardons-nous sur la portée symbolique potentielle de quelques éléments constitutifs de la culture gastronomique suisse.

Interlude : le patrimoine culinaire suisse à l’épreuve du cinéma

Quand on pense à un plat national suisse, on pense à raison à la fondue [6]Ou éventuellement à la raclette. Pour les besoins de cette analyse, on assimilera la raclette à la fondue, car elles remplissent le même rôle cinématographique et diététique. Merci de ne pas … Continue reading. Malheureusement pour les cinéastes en quête de subtilité, catégorie à laquelle appartient manifestement Marcel Gisler, la fondue est aussi riche caloriquement qu’elle est pauvre symboliquement. Je m’explique. Fermez les yeux. Imaginez une scène de cinéma avec quelques personnages de votre film réunis autour d’une fondue. Faites durer cette scène pendant quelques instants. Rouvrez les yeux. Qu’avez-vous vu ?

Je suis prêt à parier : une famille ou un groupe d’amis partageant, tous joviaux, un moment de convivialité insouciant.

Allez, on refait un essai ! Imaginez une scène quelque peu intense dans un film. Je ne sais pas, par exemple : un couple en train de gravement se disputer, une femme annonçant qu’elle va avorter, un ami qui va devoir quitter toute sa vie parce qu’il est muté à l’autre bout du monde, un adolescent indécis quant à son avenir professionnel, un·e artiste raté·e qui désespère de rencontrer son public, un diagnostic de cancer, un accouchement, un contrôle fiscal, n’importe quoi. Bon. Maintenant, essayez d’ajouter une fondue au milieu. Vous voyez, ça ne prend pas : si ce n’est pas une scène de joie, la fondue ne se fond pas dans le paysage, elle déborde. C’est la grande force de la fondue dans la vie réelle — mais par conséquent sa grande faiblesse dans la vie cinématographique[7] (Note à moi-même) J’ajoute dans ma to-do list : relever le défi de cette thèse et composer tout un film subtil avec des scènes de fondues variées..

Il y a, certes, une exception à cette règle : on imagine aisément une tension érotique autour d’une fondue. Les piques qui se frôlent ; les doigts délicats qui saisissent un bout de pain avant d’y enfoncer, après une légère résistance de la mie, une pique audacieuse ; le fromage fondu qui s’écoule du bout de pain suspendu au-dessus du caquelon et, enfin, la tension à son paroxysme lorsqu’un des convives, ayant perdu son morceau de pain dans la fondue, va devoir se soumettre à un gage que l’autre choisira avec délectation. Je vous l’accorde, il peut y avoir de l’érotisme avec une fondue au fromage. Mais c’est de la triche : l’érotisme, c’est le sexe suggéré, or le propre du sexe, c’est qu’il s’accomode de tout (j’en veux pour preuve internet).

Donc, la fondue est une impasse. Heureusement, un plat sain nous extirpe de ce marasme filandreux : le muesli. Le muesli, c’est une préparation à base de céréales, agrémentées de petits trucs divers et souvent agglutinées dans un produit laitier. « Horresco referens ! Du porridge ! » vous-entends-je vous exclamer, au bord de l’évanouissement. Non rassurez-vous, ça n’a rien à voir puisque, différence capitale, le muesli, c’est bon.

Le muesli, tout Suisse vous le dira, est le miroir de l’âme. On peut lire toute la personnalité et l’humeur d’une personne dans son muesli. Par exemple, ma recette actuelle est :
a) une base de céréales et graines bio des petits producteurs locaux,
b) des fruits secs,
c) des pépites de chocolat,
d) pas de yaourt,
e) de la confiture de gingembre,
f) du sirop d’érable et de la noix de coco râpée.

Vous avez donc déduit de moi
a) ma classe sociale,
b) mon ascétisme,
c) mon bon goût,
d) ma lucide méfiance face au lobby des produits laitiers,
e) ma flemme vu que je ne m’embête pas à émincer du gingembre frais,
f) mon cosmopolitisme.

Vous voyez, vous savez tout de moi rien qu’avec ma recette de muesli. Franchement la NSA perd son temps à essayer de lire nos courriels.

Cependant, nous nous éloignons un peu du sujet. Le muesli est le miroir de l’âme, c’est entendu. Mais Mario ne va pas user de cette fonction bien connue du muesli. D’ailleurs nous ne verrons qu’une seule recette dans ce film, la plus commune, celle du birchermuesli (flocons d’avoines, yaourt, jus de citron, pommes râpées, éventuellement quelques fruits secs. Simple, efficace, sain). Non, ce que ce film m’a appris, c’est que le muesli, par le rituel qui l’entoure, est aussi le miroir des relations humaines.

Je vous illustrerai cela au prochain chapitre. Auparavant, closons cet interlude par une rapide évocation, non exhaustive, des autres armes cinématographiques culinaires suisses à notre disposition. Le cervelat, immonde saucisse issue du septième cercle de Dante, ne pouvant évoquer qu’une horreur grotesque, sera réservé aux films de zombies de catégorie B. Le rösti, préparation où vous vous faites chier à râper des pommes de terre en minces lamelles pour finalement tout réagglutiner à la cuisson, est un symbole évident de tout ce qui sépare et unit à la fois. Cela pourrait être très utile cinématographiquement pour évoquer toutes les situations qu’un couple traverse mais il y a un problème de taille : c’est un symbole de la dualité union-scission tellement évident que c’est déjà, littéralement, le nom du fossé culturel entre les Suisses francophones et les Suisses germanophones. Vu qu’il n’y a ni francophone ni fossé culturel dans Mario, nous ne verrons pas de rösti non plus. Enfin, il y a les caracs, tartelettes au chocolat recouvertes d’un glaçage traditionnellement vert avec une fève de chocolat par dessus. Nous y reviendrons plus bas : le film s’en sert très astucieusement pour noter que, dans le couple, Mario a toujours une guerre de retard dans la compréhension des sentiments (les siens et ceux de Leon). Cinq minutes plus tard, un muesli nous permettra de comprendre en revanche le sérieux professionnel avec lequel Mario envisage ses relations. Un carac, un muesli, et tout le personnage, tout le film même, est posé.

(Au passage, si vous êtes attentif·ve·s aux génériques (de début), vous aurez peut-être remarqué que le carac est suffisamment caractéristique de la Suisse pour que le nom d’une des boîtes de production du film soit justement « Carac films ».)

Mario ou le Dilemme du muesli

C’est bon, vous avez bien le scénario du film et la recette du muesli en tête ? Étudions maintenant comment Mario imbrique les deux.

Acte I : le muesli du confort, ou la dualité du cocon familial comme entrave et tremplin

Notre premier muesli intervient vers la treizième minute du film et sert à illustrer la relation qu’entretient Mario avec son père. Ce dernier est lui-même un entraîneur de football et reporte manifestement sur son fils les espoirs de carrière internationale qu’il n’a pas su lui-même atteindre. Cette scène de petit-déjeuner nous montre le contrôle bien intentionné mais quasi total du père sur son fils.

Quand Mario arrive dans la cuisine, son père vient de terminer de préparer le muesli (auquel il semble ajouter un peu de cannelle, petite touche personnelle). Mario place le pain et le jus d’orange, déjà préparés par son père, sur la table et s’assoit ; son père vient lui apporter son bol de muesli puis lui sert une tasse de café. Pendant ce temps, la discussion, menée par le père, est passée de banalités concernant la soirée-karaoké de Mario à la meilleure stratégie à adopter face à l’arrivée de ce Leon, afin de garantir l’entrée de Mario dans le monde professionnel du football. Le message est clair : on peut s’amuser de temps en temps mais il ne faut jamais perdre de vue l’objectif final, la carrière.

Toute cette scène a un côté très automatique, tant dans le jeu que dans le dialogue. Pour Mario, ce muesli est logiquement le seul qu’il ait connu jusque là. C’est un muesli confortable, préparé par un parent qui ne pense qu’à l’aider à réaliser son rêve. Mario est conscient de la chance qu’il a d’avoir un tel muesli pour le porter au quotidien. Mais, comme il s’en rendra compte au fur et à mesure du film, ce cocon est aussi une prison, car ce muesli fonctionnel tend vers un but — la carrière — mais n’est pas apprécié en tant que tel. C’est un muesli qui laisse un arrière-goût amer, celui de la réussite dans l’ennui.

Un muesli paternel dirigiste. Notez que, symboliquement, le père de Mario dépose le bol de muesli de la main qui porte son alliance : c’est le muesli de la famille nucléaire.

Acte II : le muesli de la réconciliation, ou j’ai besoin de temps pour réfléchir

Le deuxième acte est celui où on va découvrir comment la relation entre Leon et Mario va naître et évoluer. L’acte s’ouvre lorsque, collègues se connaissant à peine, ils viennent d’emménager en colocation et il se termine vingt-cinq minutes plus tard lorsqu’ils forment un couple amoureux. Entre ces deux moments, il va falloir que les deux comparses se retrouvent trois fois après deux fuites de Mario. Il s’agit donc d’aller vite : on a besoin d’un symbolisme clair pour voir où on en est. Chance ! Il y en a à foison dans cet acte.

Leon et Mario viennent d’emménager et font donc ce que font de nouveaux colocataires : discuter un peu, apprendre à se connaître, partager des repas. Ça a l’air d’accrocher, ils s’entendent bien, mais à quel point exactement ? Pour nous éclairer nous avons, avant tout muesli, la magnifique scène du carac (vers la vingt-cinquième minute). Le carac, ou plutôt la boîte de deux caracs, apparaît furtivement quand Mario sort de son sac les courses qu’il vient de faire. C’est fugace mais très informatif. Car c’est un moment-charnière qui annonce le décalage permanent dans l’acceptation de leur relation qu’il y aura entre Leon et Mario. En effet, Leon demande « négligemment » à Mario si Jenny (qu’il vient de rencontrer) est sa copine, ou si d’ailleurs il a une copine tout court. Nous, spectateur ou spectatrice averti·e, voyons venir Leon de loin avec ses gros sabots, alors comme ça on sonde le terrain de façon fort peu subtile mon petit Leon ? Mais Mario n’a pas notre clairvoyance et le small-talk continue : Mario propose à Leon de partager le repas, celui-ci décline car il veut aller manger dehors pour repérer les environs (vu ses questions peu subtiles, je soupçonne qu’il est allé crier dans les rues de Berne « La voie est libre ! La voie est libre ! »). C’est précisément à ce moment que Mario sort la boîte de deux caracs de son sac de courses.

Là, mes lecteurs et lectrices suisses ont tout de suite compris ce que je veux dire. Pour les autres, je développe : à ce stade du film, aux yeux de Mario, Leon est un ami. Pourquoi ? Parce que Mario n’a pas simplement fait les courses pour un repas pour deux dans un but purement pragmatique d’économie d’échelle : il a imaginé agrémenter le repas d’un carac en guise de dessert. Au contraire du muesli du petit-déjeuner, le carac n’a rien d’automatique, c’est une pâtisserie qu’on (s’)offre pour le plaisir, de temps en temps, par exemple pour mettre du baume au cœur des doctorant·e·s dans les douloureuses périodes de rédaction en fin de thèse, mais cela garde un petit caractère exceptionnel [8]Il m’est arrivé d’en manger un par jour. Mais je sentais la désapprobation des Suisses : mon acte était manifestement subversif, transgressif même — et trahissait, en un sens, … Continue reading.

Mario qui achète des caracs pour terminer un repas qu’il croyait être partagé à deux [9]Au passage, je vous rassure : le carac se conserve quelques jours au réfrigérateur, Leon pourra en profiter plus tard., c’est donc un signe exceptionnel, celui d’une promotion relationnelle qu’il souhaite, inconsciemment peut-être, célébrer. C’est le signe de l’amitié qu’il éprouve pour Leon. Un ami : c’est donc déjà un progrès, ce n’est plus juste un collègue ou un colocataire. Oui mais nous, contrairement à Mario, on a compris vu ses questions que Leon est déjà passé à l’étape suivante. Ce décalage dans le développement (ou la compréhension) de leurs sentiments mutuels — très subtilement exprimé par cette scène des caracs sortis du sac qui dure moins de secondes que je ne prends de paragraphes pour en faire l’exégèse — sera le moteur de tout ce deuxième acte.

Là, cher lecteur, chère lectrice, je sais que l’esprit critique qui te caractérise te fait lever un sourcil interrogateur. Tu t’attends certainement à ce que je développe au prochain acte toute la métaphore amoureuse du muesli et te demandes donc : pourquoi le carac serait-il cantonné à la friend zone ? Est-il impossible de percevoir l’amour dans le carac ? Ce n’est évidemment pas impossible (après tout, son ingrédient principal est le chocolat) mais le format de la boîte est le duo caractéristique : deux petites tartelettes, une par personne. Ce n’est pas l’unité du muesli, représentée par et partagée parmi les membres d’un foyer qui forment un tout. C’est le parallélisme de deux individualités distinctes qui n’ont pas encore choisi d’unir leur destinée. Si vous voulez de l’amour, il faut n’avoir qu’un seul carac, mordre dedans puis laisser l’autre y mordre à son tour. Une boîte de deux caracs, c’est de l’amitié [10]Bien entendu, une boîte de deux caracs pourrait aussi représenter — mais cette interprétation est exclue à ce stade du film — l’amour du vieux couple qui a compris que le … Continue reading.

Voilà donc pour l’explication, carac à l’appui, non seulement des sentiments de Leon et de Mario, mais surtout de leur décalage, qui se poursuivra pendant tout le film.

Mario se demandant s’il va manger seul les deux caracs ou en laisser un pour Leon.

Au passage, mais si vous me suivez cela ne vous surprendra nullement, avant de sortir les caracs, Mario a sorti de son sac des yaourts, sorte de produit laitier de Tchekhov puisque c’est un ingrédient essentiel du birchermuesli qui va apparaître dans quelques minutes.

(Il sort aussi un pot de tomates-cerises et des steaks. Là, désolé, je n’ai pas d’interprétation à vous proposer. À part peut-être que ces ingrédients sont là pour nous suggérer que les compétences culinaires de Mario sont rudimentaires ? Aha ! Mais ça c’est intéressant ! Mario qui fait peu d’effort en cuisine, élément constitutif s’il en est du foyer, n’est-ce pas justement le signe annonciateur du drame à venir : Mario fait trop peu de cas du bonheur domestique. Ces tomates-cerises ne sont-elles pas, finalement, la clef de tout ce film ?)

Mais revenons à nos céréales. Notre scène de muesli se situe vers la trente-troisième minute. Comment s’insère-t-elle dans cet acte ? Juste auparavant, nous avons eu le premier baiser : Leon a attiré Mario à lui, l’a embrassé pendant une ou deux secondes mais ce dernier le repousse, en gardant la langue dans sa bouche et dans sa poche. Dans la vraie vie, quelques mots seraient sans doute échangés : l’un s’excuserait d’avoir embrassé quelqu’un qui ne le désirait peut-être pas, l’autre expliquerait la signification exacte de son refus. Oui mais voilà : Mario et Leon sont à la fois des hommes et des personnages de cinéma, autant dire qu’ils sont doublement maudits lorsqu’il s’agit de mettre des mots sur leurs sentiments : ni la société ni les scénaristes ne les y ont préparés. Donc ici, point d’explication, la soirée se termine, chacun retourne en silence dans sa chambre et la scène suivante se passe au petit-déjeuner du lendemain matin.

Chacun a donc vraisemblablement passé une très mauvaise nuit, voire une insomnie, à ruminer le sens de ce qui vient de se passer. (Au passage, malgré leurs insomnies, ils joueront tous deux très bien dans le match du lendemain, que leur équipe remportera. Ah, la chance d’avoir vingt ans et de se remettre immédiatement de ses nuits blanches !) Plaçons-nous un instant dans la tête de Leon, ce qui permettra de mieux comprendre tout l’enjeu du muesli qui s’apprête à surgir.

Mario n’a pas retourné le baiser mais il n’a pas non plus violemment rejeté Leon, il ne l’a pas insulté non plus. Mario n’est donc pas viscéralement homophobe mais il a besoin de temps pour réfléchir. Quelles seront ses conclusions ? Pour Leon, l’insomnie a donc probablement consisté à évaluer la probabilité relative des deux suites les plus plausibles : soit Mario a besoin de temps pour accepter son désir pour Leon et ce baiser raté n’est qu’un contretemps, soit Mario refuse de l’accepter (ou n’en éprouve aucun : du point de vue de Leon c’est évidemment une possibilité) et la question sera de savoir comment s’exprimera ce refus. Mario voudra-t-il mettre fin à la colocation ? Va-t-il déconsidérer et fuir Leon ? Va-t-il lui infliger un douloureux « je ne suis pas homophobe mais ne t’approche pas de moi » ?

Quand Leon entre dans la cuisine, où Mario est déjà en train de prendre son petit-déjeuner, nous, pauvres spectateur·ice·s au cœur d’artichaut, avons la boule au ventre et angoissons autant que Leon. Contretemps ? Rejet ? Mots douloureux ? Le suspense est insoutenable, il nous faut du muesli pour évacuer toute cette tension ! Ça tombe bien, il est là, à portée de main, Mario est en train d’en manger. Leon entre et, que voit-il ! Un grand saladier de muesli sur le plan de travail. Le soulagement est palpable : en dépit de la scène d’hier, qu’il faudra certes éclaircir, ce n’est pas un franc rejet car Mario a préparé suffisamment de muesli pour deux. (Le muesli, dans sa version bircher avec du yaourt et des fruits frais, se consomme immédiatement, il n’est pas question d’en préparer de grandes quantités pour les jours à venir.)

Au cas où le message ne serait pas entièrement limpide, le réalisateur appuie son propos : après un échange de « Morgen », formule de politesse qui n’engage à rien et ne nous donne aucun indice, Leon demande s’il peut se servir du muesli que Mario a préparé, lequel répond affirmativement d’une moue un peu étonnée avec un haussement d’épaules caractéristique du « Mais évidemment, quelle question ! ». On ne sait pas encore où Mario en est dans l’analyse de son propre désir mais une chose est claire : il n’est pas question pour lui de rejeter complètement Leon ou de mettre fin à la colocation, on continue à faire muesli commun.

Leon se servant du muesli de réconciliation préparé par Mario.

J’insiste : la question du partage du muesli est, littéralement, le premier sujet que les protagonistes éclaircissent après une tentative de baiser ratée.

La suite du petit-déjeuner nous montre un Mario cherchant à maintenir les formes d’une amitié tout en évitant que la discussion ne porte sur le baiser d’hier. On a là dans ces quelques cuillerées de muesli tout le caractère de Mario résumé. Il n’est pas question de rejet mais il lui faut du temps pour discuter des choses importantes. Ce temps n’est pas nécessairement de la lenteur de caractère mais plutôt une conscience aiguë des enjeux, car juste après ce petit-déjeuner a lieu un match très important pour l’équipe et donc pour Leon et Mario. Mario privilégie la solution qui lui permet d’aborder ce match le plus sereinement : indiquer clairement par le muesli que l’amitié n’est pas en danger, mais éviter de discuter plus loin pour clarifier les choses. Vu ce qui se passe ensuite, on devine que Mario a, en fait, déjà compris qu’il éprouvait du désir pour Leon. Exprimer celui-ci maintenant alors qu’il s’agit d’être sur le terrain dans un quart d’heure, concentré, serait une mauvaise idée (du point de vue de Mario).

Acte III : le muesli de l’amour, ou le rempart déjà fissuré du bonheur conjugal contre les attaques de l’extérieur

L’acte III, le plus long, démarre lorsque le couple est véritablement formé et se termine lorsqu’il se sépare, vaincu par l’homophobie extérieure. Au fait, comment sait-on que le couple est véritablement formé ? Grâce, bien entendu, à une scène de muesli, qui est peut-être le moment le plus émouvant de tout le film.

Reprenons le problème d’un point de vue diégétique. Mario a déjà, dans le précédent acte, fui deux fois ses sentiments. On se méfie : et s’il nous refaisait le coup ? Et s’il cherchait un entre-deux, des sexfriends mais pas un vrai couple ? Nous (et, sans doute, Leon) aimerions bien des garanties pour savoir que c’est bon, maintenant ça y est, j’ai réfléchi, j’ai compris, je ne fuirai plus vu que je t’aime. C’est d’autant plus important qu’ils vont se prendre un acte de quarante minutes d’homophobie dans la face, ce serait mieux qu’il y ait un amour protecteur derrière. Il pourrait l’exprimer verbalement — l’un et l’autre le feront d’ailleurs plus tard dans l’acte, entre eux et face aux autres — mais bon, peut-on croire des mots ?

En revanche, le muesli ne ment jamais.

Au début de cet acte, nous avons (vers la quarante-neuvième minute) une scène de petit-déjeuner consécutif à une nuit d’amour. Leon s’est réveillé le premier, il est donc déjà dans la cuisine en train de préparer le muesli. Plus précisément de découper des pommes. Observez comme, à côté du saladier dans lequel Leon met ses rondelles de pommes, se trouvent, déjà préparés, les deux bols à muesli ainsi que les yaourts. Mario entre dans la cuisine, voit Leon, leurs regards se croisent, puis Mario voit que Leon est en train de préparer le muesli. Il s’approche donc et l’enlace tendrement, pose sa tête sur son épaule puis un délicat baiser sur sa nuque. Pendant tout ce temps, Leon ne s’arrête jamais de couper ses pommes, tout en répondant gestuellement à ces marques d’affection.

Que nous dit ce muesli ? Au-delà d’un rappel des règles de sécurité élémentaires (pas de baiser fougueux quand on a un couteau en main), nous voyons là le couple, dans son unité de foyer. Mario prend dans ses bras non seulement un homme, mais un homme qui lui prépare un muesli : il embrasse donc à la fois un amant et son bonheur conjugal. Si Leon ne s’arrête pas de découper ses pommes, ce n’est absolument pas par indifférence — vu qu’il répond par le regard et les gestes à Mario — mais tout simplement parce que, symboliquement, collés l’un à l’autre, ils sont en train de préparer le muesli ensemble : c’est une seule unité qui coupe les pommes et s’aime en même temps. C’est le couple qui se construit.

Un couple préparant le muesli conjugal

Là, vous me dites : « Aaaaww, c’est meugnon. Donc maintenant on sait qu’ils s’aiment vraiment d’un authentique amour. Mais je croyais que le troisième acte était celui des attaques homophobes. Que nous apprend ce muesli sur ce point ? » Ah, je suis ému de voir comme vous me suivez si bien !

Donc en effet, que nous dit ce muesli sur le plan de l’homophobie ? Tout seul, rien. Mais comparons-le un instant aux deux premiers muesli.

Le premier était le muesli paternel. Le muesli du contrôle, du je-sais-mieux-que-toi-où-se-situe-ton-bonheur. En goûtant le muesli de Leon, Mario va comprendre toute la différence entre son nouveau foyer, fait d’amour et d’intérêt mutuels, et le foyer parental fait de relations toxiques, asymétriques et égocentrées. Ainsi donc, notre nouveau muesli donnera à Mario la force d’affronter l’homophobie de son père et de remettre celui-ci à sa place. Kewl.

Le second muesli était le muesli de la réconciliation. C’était un muesli fonctionnel, il s’agissait pour Mario de signifier que la relation n’avait pas atteint un point de non-retour. C’était important car il fallait être concentré pour le match de la journée. Relevons les différences : d’un côté un muesli préparé par Mario pour le bien des deux coéquipiers, d’un autre côté un muesli préparé par Leon pour le bien du couple. Ce qu’on voit là, c’est le sens des priorités et donc la façon dont Leon et Mario vont réagir à l’homophobie : le premier le fera du point de vue du bonheur personnel ; le second, du point de vue de la réussite professionnelle. En fait, pendant tout ce troisième acte, Leon et Mario ne seront jamais vraiment d’accord sur la réaction à adopter face au monde extérieur.

Et c’est bien pour cela que je disais que ce muesli était le plus émouvant de tous. Car au-delà de la beauté du moment, au-delà de l’amour immense, protecteur et mutuel qu’il signifie, ce muesli annonce déjà que la rupture est inévitable : Leon et Mario n’ont pas les mêmes priorités ; ils traverseront les mêmes épreuves mais leurs stratégies sont inconciliables. Ô cruel muesli ! N’ai-je donc coupé tes pommes que pour tant d’infâmie ? Ben oui.

Acte IV : le muesli de l’échec, ou j’ai fait le mauvais choix, il est où le Ctrl-Z de la vie réelle ?

Quatrième acte : Mario et Jenny ont emménagé ensemble à Hambourg, où le premier entame une carrière de footballeur professionnel. Le muesli de cet acte est le plus subtil, puisque c’est son absence qui est montrée. Oui je sais, comme le dit proverbe, « tout est bol quand on a du muesli dans le placard ». Non mais je vous rassure, je ne vois pas une absence de muesli dans tous les films dépourvus de muesli. Cependant ici, après trois actes et une symbolique du muesli bien développée, il est en effet remarquable qu’aucun muesli ne soit montré dans l’appartement de Mario et Jenny, malgré les nombreuses scènes qui s’y tournent. À ce stade du film, le message est clair : Mario et Jenny ne forment pas vraiment un foyer, ils ne sont ensemble que pour l’apparat. Certes, ce sont deux très bons amis, iels se connaissent depuis plus de dix ans, iels se soutiennent beaucoup mutuellement [11]Enfin, à ce stade du film, c’est surtout Jenny qui porte à bout de bras un Mario en pleine décomposition. Mais on saura gré au film d’avoir suggéré, par quelques scènes du premier … Continue reading, ils sont prêts à s’enlacer pour quelques photos pour un magazine sportif, iels peuvent se parler à cœur ouvert, la nature de leur relation est claire pour l’un comme pour l’autre mais point de muesli commun : la frontière est nettement tracée.

Une absence de muesli. Entre Mario et Jenny (hors champ à gauche, sur le balcon), l’alcool peut couler à flots mais pas le muesli.

D’ailleurs, Mario dépérit loin du muesli de Leon, à qui (ou auquel ?) il pense chaque jour. Jenny commence à faire son muesli avec quelqu’un d’autre et veut donc mettre fin à la mascarade afin qu’elle puisse, elle, avoir une relation amoureuse saine [12]À nouveau, merci au film de tracer une limite au dévouement de Jenny. Elle a déjà suivi Mario jusqu’à Hambourg pour l’aider ; si en outre elle lui avait sacrifié son propre bonheur … Continue reading. Cela va décider Mario à faire ce qu’il aurait dû faire depuis, euh, de nombreux mois, à savoir retrouver Leon pour avoir une discussion saine avec lui. (Mais si, vous savez, le truc où on exprime clairement ses sentiments et où on s’explique, afin que les relations humaines puissent être raisonnables et se développer dans la compréhension mutuelle. Bon d’accord, si vous les mettez au début de votre scénario, il n’y a plus de film.) On ignore comment il le retrouve vu que justement Leon avait pris soin de déménager, de ne jamais lui répondre au téléphone et puis de changer de numéro. La difficulté à retrouver Leon est d’ailleurs même la seule explication rationnelle justifiant pourquoi Mario tarde tant à le faire alors qu’il sait qu’il en a tant besoin. Il semble donc qu’il y ait ici un petit trou dans le scénario, ce qu’on pardonne aisément puisque, de toute façon, vous pourrez retourner le problème dans tous les sens et imaginer toutes les rustines possibles (agence de détectives ? piratage de compte sur les réseaux sociaux ? ami d’un copain d’une connaissance dont la tante par alliance a croisé par hasard le voisin de Leon au marché ?), il paraît impossible d’expliquer comment Mario retrouve Leon en faisant intervenir une scène de muesli. Cette explication n’aurait donc eu aucun intérêt cinématographique. Bref, licence artistique, ellipse logique : ils se retrouvent.

Ils discutent, je vous l’ai dit, dans une cuisine, lieu de prédilection du muesli. Je vous ai déjà fait le coup de l’absence de muesli une première fois, je vous épargne donc l’analyse de cette seconde absence, notez juste qu’ils ne discutent pas dans le salon mais dans la cuisine. Sur la sonnette de la porte d’entrée figuraient deux noms : le·a spectateur·ice a déjà compris que Leon avait refait son muesli ailleurs mais bien sûr Mario ne le comprendra que lorsque cette tierce personne, Joel de son prénom, fera son entrée quelques minutes plus tard. D’ailleurs, quelle est l’unique chose que fait ce Joel dans ce film ? Il dépose son sac de courses alimentaires dans la cuisine, avant de laisser Leon et Mario terminer leur discussion seuls. Je vous le dis, tout ce film tourne autour de la nourriture. Vous avez de la chance cependant, Joel ne déballe pas ses courses, cette analyse va donc pouvoir toucher à sa fin. (Allez, je ne résiste pas : on aperçoit juste un paquet de spaghetti fades dépasser du sac. Le doute est permis : Leon est-il vraiment heureux avec des pâtes sèches ? Mais le sac est bien lesté et d’autres ingrédients, cachés, sont laissés à notre imagination. À vos fanfictions, prêt·e·s, partez !)

Donc, Leon et Mario discutent. Dans un scénario hollywoodien adepte de la glorification du Premier Grand Amour, l’affaire serait entendue : explication, protestation de ses bons sentiments, et que je n’ai pensé qu’à toi tout ce temps, non mais pas de souci Joel c’était juste par désespoir, je ne l’aime pas vraiment, Leon je t’aime, Mario je t’aime, remise heureuse en couple, générique de fin. Mais le film dure déjà depuis une heure cinquante environ, nous avons eu droit aux rivières de muesli et aux accents chantants du schwytzerdüütsch : c’est triste mais nous pouvons difficilement encore croire à ce stade que la fin sera hollywoodienne. Mario a compris, mais trop tard, l’importance du muesli dans sa vie. Bonne chance pour la suite, Mario. Puisses-tu un jour trouver muesli à ton bol. Si c’est possible.


De l’amitié à l’amour, de la pression familiale à la liberté, du bonheur personnel à la réussite professionnelle, du doute à l’introspection, de l’assurance à la duperie, Mario est un film qui exprime tout, absolument tout, avec de la nourriture. Les flocons d’avoine y occupent une place de choix mais, à vrai dire, il ne se passe pas dix minutes dans ce film sans qu’un aliment n’intervienne dans l’histoire de façon significative ou métaphorique. Oui, en fin de compte, Mario raconte bien une histoire d’amour. Celle, fusionnelle, du réalisateur avec la nourriture.

References

References
1 Notons que cette différence d’entourage est parfaitement dans la logique interne du scénario. Mario est chez lui à Berne alors que Leon vient d’arriver de Hanovre, où sont probablement restés sa famille et ses amis. Quiconque a un jour eu le courage de voyager avec la Deutsche Bahn sait que cela signifie que Leon ne revoit son cercle social de Hanovre qu’une fois tous les trois ans, environ.
2 Oui je sais, c’est bizarre que ces tabous mélangent un truc franchement criminel, un truc de moins en moins illégal et enfin un truc qu’il est illégal d’interdire. Mais ici ce n’est pas la loi qui règne, c’est l’argent : les tabous sont laissés à la discrétion des sponsors.
3 Et non en cinq car il ne s’agit pas d’une tragédie de Racine. Et pourtant, il y aurait des choses à dire sur les similitudes de scénario entre Mario et Bérénice. Quand Mario choisit le football, on l’imagine volontiers l’annonçant à Léon :

Je sais tous les tourments où la ligue 1 me livre :
Je sens bien que sans toi je ne saurais plus vivre,
Que mon cœur en moi-même est prêt à s’encroûter ;
Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut shooter.

4 Ce choix n’est sans doute pas anodin. Linguistiquement, Hanovre a la réputation d’être le point de référence de l’allemand. Les séides locaux de l’Académie française y comprennent donc « on y parle le bon allemand », les autres en gardent l’image que c’est une ville neutre et donc triste (comme le dira Leon) puisqu’elle n’a pas de couleur. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les jeux linguistiques entre haut-allemand et suisse-allemand dans ce film, hélas la plupart m’échappe complètement. Relevons toutefois un détail intéressant : c’est Leon de Hanovre et non Mario de Thun qui assume sans hésiter son homosexualité en général et son couple en particulier. Peut-être que, originaire de la ville de la norme, il considère que sa vie fait par définition partie de la norme et que c’est aux autres de la respecter. Ou peut-être que, plus subtilement, il est bien plus conscient de la futilité et de l’arbitraire des normes vu qu’il sait qu’à Hanovre les gens se contentent de parler librement et que c’est par convention que leur dialecte est considéré comme la norme.
5 Sauf, bien sûr, si on considère, ce qui est une opinion valable, qu’un vestiaire de football est par définition homoérotique.
6 Ou éventuellement à la raclette. Pour les besoins de cette analyse, on assimilera la raclette à la fondue, car elles remplissent le même rôle cinématographique et diététique. Merci de ne pas rapporter cela à mes amis valaisans, j’ai prévu d’être encore vivant la semaine prochaine.
7 (Note à moi-même) J’ajoute dans ma to-do list : relever le défi de cette thèse et composer tout un film subtil avec des scènes de fondues variées.
8 Il m’est arrivé d’en manger un par jour. Mais je sentais la désapprobation des Suisses : mon acte était manifestement subversif, transgressif même — et trahissait, en un sens, mon manque d’intégration. Le carac n’est pas quotidien.
9 Au passage, je vous rassure : le carac se conserve quelques jours au réfrigérateur, Leon pourra en profiter plus tard.
10 Bien entendu, une boîte de deux caracs pourrait aussi représenter — mais cette interprétation est exclue à ce stade du film — l’amour du vieux couple qui a compris que le romantisme c’est bien gentil mais que dans cette affaire on finit par ne manger qu’un demi-carac.
11 Enfin, à ce stade du film, c’est surtout Jenny qui porte à bout de bras un Mario en pleine décomposition. Mais on saura gré au film d’avoir suggéré, par quelques scènes du premier acte, que Mario soutient aussi Jenny quand elle en a besoin et qu’il s’agit donc d’une relation plus saine et équilibrée que celle de l’habituel trope de la femme-infirmière dévouée au bien-être de l’homme. Quand je vous disais que Mario était un film subtil malgré tout…
12 À nouveau, merci au film de tracer une limite au dévouement de Jenny. Elle a déjà suivi Mario jusqu’à Hambourg pour l’aider ; si en outre elle lui avait sacrifié son propre bonheur afin de maintenir les apparences, ça aurait été gênant.

Article invité : bilan lectures 2020

Ce blog continue à accueillir des invités de qualité. Aujourd’hui c’est aaz qui publie un récapitulatif de ce qu’il a lu l’année dernière.

En 2020, j’ai pris note de tous les livres que j’ai lus, avec leur date de lecture. J’ai commencé en suivant le “52 Book Challenge” du subreddit r/52book. Les deux sites sur lesquels je notais mes lectures, Goodreads et Babelio, proposaient aussi la fonctionnalité de se fixer un objectif annuel de livres lus.

Je n’ai pas pris l’aspect défi trop au sérieux, mais j’étais content de regarder le subreddit de temps en temps pour voir ce qui y était posté, les livres qui étaient lus, comme on en tenait le compte, etc. J’étais aussi curieux d’avoir une idée factuelle de mes propres habitudes de lecture, tout en restant vigilant à ce que le quantitatif ne prenne pas le pas sur le qualitatif, et que la mesure ne devienne pas un objectif en soi.

Résultat, j’ai lu 54 livres durant l’année 2020 (hors BD / romans graphiques et “non-fiction”), dont voici mes 10 préférés :

  1. The Goldfinch, Donna Tartt. Un roman d’apprentissage sur l’adolescence d’un jeune Américain et sa relation particulière à un tableau d’un peintre flamand du XVIIe représentant un chardonneret. Lu avec beaucoup d’attentes, après avoir lu et adoré il y a quelques années The Secret History de la même autrice. C’est un gros roman dans lequel il se passe beaucoup de choses, avec des personnages que j’ai trouvés intéressants et bien écrits (n’en déplaise à certains). À la fois haletant et très touchant, j’ai trouvé que c’était un très bon livre.
  2. The Liveship Traders, Robin Hobb. Pas tant un livre qu’une trilogie, mais je les range ensemble. Une épopée de fantasy autour d’une famille de marchands dans un monde avec des bateaux magiques qui parlent. Je n’avais jamais lu de livres de Robin Hobb auparavant, à part une première tentative avortée à l’adolescence. C’est ma très bonne surprise de l’année et c’est un plaisir de lecture en fantasy que je pense n’avoir pas eu depuis A Song of Ice and Fire de GRR Martin. Comme The Goldfinch ci-dessus, ce sont des livres portés par un ensemble de personnages complexes et travaillés, qui donnent beaucoup plus de force à l’histoire et à ses retournements.
  3. The Remains of the Day, Kazuo Ishiguro. Dans les années 1950, un majordome anglais prend des vacances pour la première fois de sa carrière et se souvient de sa vie passée. Un court roman, beau et mélancolique, presque caricaturalement anglais. À conseiller à ceux qui ont aimé Downton Abbey mais qui ne pouvaient pas s’empêcher de se sentir un peu coupables.
  4. The Farseer Trilogy, Robin Hobb. Dans le même univers que les Liveship Traders (et à lire en premier).Le récit initiatique d’un jeune bâtard à la cour du roi, promis à une grande destinée. Sur un thème classique, une série passionnante, là aussi surtout portée par les personnages. Rien de plus à dire, c’était super bien. Très content d’avoir encore dix livres de la même série devant moi.
  5. Le Rouge et le Noir, Stendhal. Les années de jeunesse du fougueux Julien Sorel, serial lover et fan de Napoléon à la fin de la Restauration. C’était une relecture, après une première lecture au lycée dont je n’avais gardé finalement qu’assez peu de souvenirs et juste une impression générale d’enthousiasme. Impression confirmée cette année, peut-être pas forcément pour les mêmes raisons : je pense que le contexte historique m’était passé largement au-dessus de la tête, et que je ne me rendais peut-être pas vraiment compte de l’ironie de Stendhal vis-à-vis de son héros. C’est un roman “classique” pas chiant du tout, et en tout cas classique pour de très bonnes raisons.
  6. Anna Karénine, Tolstoï. La vie compliquée d’Anna Karénine, femme adultère, et de ses amis aristos, dans la Russie de la fin du XIXe siècle. De Tolstoï je connaissais le début de la Guerre et la Paix, pour avoir tenté à plusieurs reprises d’en venir à bout avant de le lâcher à cause de la longueur (mais en 2021 peut-être ?), sans que cela tempère mon enthousiasme. Anna Karénine est (un peu) moins long, mais tout aussi bien, surtout en raison de la richesse des personnages (je me rends compte que c’est le thème de cette liste). Là aussi un “classique” au meilleur sens du terme.
  7. Piranesi, de Susanna Clarke. L’histoire d’un homme qui vit seul dans un grand domaine en pierre, en apparence infini, aux murs couverts de sculptures. J’ai dû me forcer à modérer mes attentes pour ce livre inespéré qui arrivait quinze ans après Jonathan Strange and Mr Norrel (que j’aime. vraiment. vraiment. vraiment. beaucoup.), sachant que ça ne serait ni une suite ni un livre aussi ambitieux. Mieux vaut ne rien dire de l’histoire pour ne pas la gâcher, mais ce que je peux en dire c’est que c’est un petit livre surprenant et très bien écrit, pas forcément celui que j’attendais, mais je suis content de l’avoir.
  8. Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu. Quatre étés d’un adolescent d’un milieu populaire dans la Lorraine désindustrialisée des années 1990. Je me méfiais de l’étiquette de “roman social” et de prix Goncourt, à tort : l’époque et le contexte sont très bien rendus, et c’est un vrai plaisir de lecture.
  9. L’été meurtrier, Sébastien Japrisot. Dans un petit village de montagne en Provence, des secrets familiaux et les bouleversements qu’ils entraînent. C’est un polar / roman à suspens rondement mené, bien écrit, avec une intrigue travaillée. Comme ci-dessus, c’est un livre ancré dans un lieu et une époque qui sont évoqués avec richesse. Mon premier Japrisot, qui m’a donné envie d’en lire d’autres.
  10. Amatka, Karin Tidbeck. Livre suédois, sur une société totalitaire, au milieu du froid, où il faut régulièrement inscrire leur nom sur les objets pour qu’ils conservent leur forme. C’est un peu onirique et parfois déconcertant. Un peu à part du reste de cette liste, et plus expérimental que mes lectures habituelles, ça reste un livre intéressant, qui exploite tout le potentiel et la richesse de la SF.

Je suis assez content de la liste ci-dessus au sens où je la trouve relativement variée. L’un des objectifs que j’avais en tête en notant ces livres était aussi de recenser toutes sortes de statistiques, pour pouvoir quantifier objectivement la diversité de mes lectures : auteur homme / femme, littérature de genre ou non, langue de lecture, pays d’origine, etc. Le but n’était pas de me contraindre, de viser à une exacte parité ou autre chose de ce genre, mais simplement de mettre des chiffres sur des impressions. De même, j’ai aussi relevé la taille de chaque livre, en nombre de mots (à partir d’un plugin de Calibre), pour voir un peu comment avait varié mon rythme de lecture selon les mois.

Regardons donc un peu les chiffres.

À titre de remarque préliminaire, je remarque déjà que malgré mes vœux pieux je ne suis pas sûr d’avoir vraiment réussi à me détacher du côté défi quantitatif. Avec mes 54 livres, je dépasse tout juste mon objectif arbitraire de 52 livres dans l’année. Je pense que les rappels de Goodreads du type « vous avez 1 / 2 / 3 livres d’avance / de retard » ont pu jouer pour me faire lire des petits trucs courts au lieu de plus gros pavés, afin de tenir le rythme.

(52 semaines de 2020, chaque changement de couleur représente un livre différent.)
(52 livres dans l’année = un livre par semaine / par colonne)

C’est un des effets pervers les plus idiots, comme le fait de m’être parfois poussé à lire vite. A posteriori, ces lectures rapides m’ont moins marqué que les romans plus longs, dans lesquels on se retrouve forcément plus investi sur la durée. Je suis content d’avoir lu beaucoup de livres cette année, et faute d’avoir compté les années précédentes je ne sais pas si c’est sensiblement plus que d’habitude. En tout cas, si je recommence l’expérience pour 2021, c’est sans me prendre la tête sur ce point.

S’agissant de la diversité, je pense que le fait de regarder régulièrement mon tableau excel a aussi pu jouer pour me forcer à amener de la variété. C’était particulièrement vrai pour certains livres qui cochaient toutes les cases de mon intersectionnalité, comme Plus haut que la mer, de Francesca Melandri, un livre de littérature “blanche” (non-SFF), écrit par une femme, d’un pays non anglo-saxon, et lu en français. Contrairement au point précédent, je pense qu’ici, le fait d’être influencé par la métrique n’a eu que des effets positifs : il a donné lieu à de belles découvertes et à de bonnes surprises.

En exemple, ci-dessous, le récapitulatif des livres lus en anglais (en foncé) et en français. C’est quelque chose que je surveille, j’ai peur qu’à force d’aller chercher mes suggestions de lecture sur reddit ou d’autres sites américains, je finisse par “trop” lire en anglais, quoi que ça veuille dire. Je suis à peu près à parité, en penchant un peu plus d’un côté ou de l’autre selon que l’on compte en nombre de livres, en nombre de mots ou en nombre de jours.

Sur les autres mesures, je suis à peu près à parité entre les livres de fantasy ou de SF (26/54) et les autres. J’ai lu seulement 35% de livres écrits par des femmes, mais parmi eux six livres de Robin Hobb qui comptent, en nombre de mots, pour quasiment 25% de mon total de lectures de l’année. 

Enfin, le compte de mots de chaque livre m’a permis de quantifier mon rythme de lecture, à la fois en valeur absolue et dans ses variations pendant l’année. En tout, les 54 livres correspondent à un total d’un peu plus de sept millions de mots, soit environ 20 000 mots par jour. À la louche, cela correspond à un peu moins de cent pages au format poche, ou à peu près une heure de lecture quotidienne. C’est assez difficile de me le représenter, mon année a été assez hétérogène, entre un confinement au printemps plutôt tranquille, et les autres périodes où j’étais davantage occupé.

À partir des dates de fin de lecture, je peux calculer, à l’échelle de chaque livre, mon rythme moyen de lecture, c’est-à-dire le temps moyen passé à lire, en gros, pour chaque semaine. Le graphe correspondant est ci-dessous.

Il y a évidemment un effet confinos assez visible, mais j’y retrouve aussi des corrélations manifestes avec certains événements de mon année écoulée : ma période d’examens, les moments les plus intenses professionnellement, ma semaine de grippe suspecte avec des difficultés à respirer, mes vacances… Il y a aussi les livres qui me sont tombés des mains et que j’ai simplement mis du temps à finir au lieu de les abandonner.

En guise de bilan, je dirais donc que je n’ai rien découvert d’inattendu dans cette démarche, mais qu’elle m’a permis d’objectiver un certain nombre de choses dans ma pratique de lecteur, au prix d’un effort finalement assez minime de suivi des données. C’est une expérience que je réitère avec plaisir en 2021.

Pour finir, le reste de ma liste. L’ordre a été élaboré à partir de comparaisons deux à deux sur un site internet qui m’a produit un classement final (sans trop m’en demander pour ne pas créer de problème). Je ne suis pas sûr que, pour le milieu du classement, ce soit quelque chose qui ait vraiment beaucoup de sens ; j’ai pris le temps de le faire plus par affinité personnelle pour les listes ordonnées qu’autre chose. J’arrive toutefois à délimiter quatre grosses catégories, qui sont les suivantes : 

Les livres qui ne sont pas dans le top 10 mais que j’ai trouvés top et que je recommande sans hésiter :

  1. Sous les vents de Neptune, F. Vargas (seule autre relecture en 2020 avec le Rouge et le Noir),
  2. Normal People; S. Rooney,
  3. Le hussard sur le toit, J. Giono,
  4. Smiley’s People, J. Le Carré,
  5. Watership Down; R. Adams,
  6. La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, S. Japrisot,
  7. Vernon Subutex (t. 1), V. Despentes,
  8. L’attentat, Y. Khadra.

Les livres qui sont encore vraiment très bien quand même (oui, je ne suis pas un public très difficile) :

  1. Le parfum, P. Süskind,
  2. Surface Detail, I. Banks,
  3. House of Suns, A. Reynolds,
  4. Vita Nostra, M. et S. Diatchenko,
  5. The Woman in White, W. Collins,
  6. L’élixir d’oubli, P. Pével,
  7. La formule préférée du professeur, Y. Ogawa,
  8. Plus haut que la mer, F. Melandri,
  9. Unité 8200, D. Alfon,
  10. Les enchantements d’Ambremer, P. Pével,
  11. Machines Like Me, I. McEwan

Les livres que j’ai bien aimés mais sans être transcendé :

  1. Le fracas du temps, J. Barnes,
  2. Chevauche-Brumes, T. Latil-Nicolas,
  3. La maison, E. Becker,
  4. Civilizations, L. Binet,
  5. Underground Railroad, C. Whitehead,
  6. Serpentine. Ph. Pullman,
  7. Le lambeau, Ph. Lançon,
  8. Dernière sommation, D. Dufresne,
  9. Lock In, J. Scalzi,
  10. Beyond the Rift, P. Watts,
  11. The Ballad of Songbirds and Snakes, S. Collins,
  12. Stalker, A. et B. Strougadsky.
  13. Chien du Heaume, J. Niogret.

Les livres bof, d’un avis moyen ou réservé jusqu’aux grosses déceptions :

  1. Les furies de Boras, A. Fager,
  2. Skyward, B. Sanderson,
  3. La ménagerie de papier, K. Liu,
  4. The Atrocity Archives, C. Stross,
  5. La panse, L. Henry,
  6. Tous les oiseaux du ciel, C. J. Anders,
  7. Embassytown, C. Miéville (prix 2020 du “Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne”)
  8. Olangar : Bans et Barricades (t. 1), C. Bouhelier.

Article invité : Raining Knives, par Mothtrap

Cher Machin, la combinaison d’avoir mille choses à faire et d’avoir découvert récemment un webcomic tout à fait intéressant m’a encouragé à procrastiner les premières pour parler du second. Voici donc, si cela t’intéresse, un article incrusté pour ton blog (c’est comme un article invité, mais sans invitation). J’aurais bien aimé en parler plus longuement, mais la série à la fois est loin d’être finie et avance rapidement (deux à six planches par mois), donc ça ne s’y prête pas vraiment.

— Maxime

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Raining Knives est l’histoire de deux frères jumeaux adolescents aux caractères bien différents. Jeremy est un peu crâneur, pas très malin, fainéant, bagarreur, et donc populaire, sa famille lui pardonne tout. Dylan est plus réservé, plus effacé, solitaire, gentil mais il vit dans l’ombre de son frère, par manque non d’intelligence mais plutôt de personnalité. Malgré leurs différences et leurs ressentiments, ils vont apprendre à se rapprocher et à se comprendre, le lien fraternel étant plus fort que bien des différences.

Hahahahaha, non, pas du tout. Enfin, au sens strict, cette description est correcte mais elle passe à côté de l’intérêt narratif majeur de Raining Knives : Jeremy est mort. Tué. Assassiné, même. Assassiné par son frère Dylan. (It is not a spoiler if it happens on page four.)

On aurait tort de croire que ce genre de menu contretemps met en péril le rapprochement fraternel. Il n’en est rien. Le fantôme de Jeremy apparaît quelques jours après le meurtre. Avec deux caractéristiques centrales qui permettent à toute l’histoire de se développer : il a oublié ce qui lui est arrivé le soir de sa mort, et seul Dylan est capable de le voir et de l’entendre. Et c’est ainsi que le lien fraternel s’épanouit.

Partant de là, les deux frères vont enquêter ensemble sur le meurtre de Jeremy. Enfin, Jeremy enquête sur son meurtre et Dylan enquête sur son frère en lui faisant croire qu’il enquête sur son meurtre. Car opportunément, le meurtre est arrivé après une soirée « un peu arrosée » où, bien entendu, « il s’est passé des choses » : mourir ne suffit pas pour devenir un saint et Jeremy a su, de son vivant, s’attirer des ennemis et briser des amitiés qu’on croyait éternelles. Dylan va tenter de reconstituer cette soirée (à laquelle il n’était pas : les deux frères n’ont aucun ami en commun), entre les non-dits, les brumes de l’alcool et les regrets des différents témoins.

L’histoire est toujours en cours (une intro et quatre chapitres pour l’instant, début en août 2016, au moins quatre autres chapitres semblent prévus) donc inutile de se lancer dans de longues analyses de la narration. D’ailleurs, je risquerais le ridicule en tentant d’élucider dès maintenant certains mystères encore bien épais de la série : après tout, de « innocent » à « tueur en série », en passant par « psychopathe » et « schizophrène neurasthénique », les portes sont encore bien ouvertes pour Dylan. On peut en revanche tout de suite relever quelques atouts majeurs de l’œuvre.

Il y a d’abord la densité des personages. Surtout de Dylan évidemment, froid et calme, mais fou et sensé, distant avec tout le monde mais affectueux avec son frère depuis qu’il l’a tué. La naïveté touchante de Jeremy lui donne encore plus de relief — et elle contraste utilement avec la personnalité du Jeremy vivant, qu’on aperçoit lors de quelques flashbacks : s’il n’était déjà mort, il nous agacerait. Par ailleurs, je n’ai pas menti plus haut, un lien fraternel indéniable se développe, un lien forcé par les circonstances mais d’autant plus important pour les deux frères que Jeremy ne peut parler à personne d’autre et qu’il est pour Dylan le dernier rempart contre la folie pure (et je vous laisse imaginer ce que l’histoire réserve à Dylan pour que le fantôme de son frère par lui assassiné puisse le préserver de la folie). Les autres personnages ont évidemment reçu moins d’attention jusqu’à présent, mais il y a déjà de la matière autour de Corey, jadis meilleur ami de Jeremy, et du mystère prometteur autour de Rob, coupable trop idéal pour le meurtre de Jeremy, et d’Anonymous girl, employée de pompes funèbres. (En revanche, les autres membres de la famille de Dylan et Jeremy comptent, pour l’instant, uniquement pour leur absence.)

Il y a aussi une maîtrise narrative des points de vue. On s’attache très vite et avec tendresse à Dylan, oubliant un peu vite son geste froid qui ouvre la série, finissant par lui accorder du crédit et par vouloir adhérer à sa version « accidentelle » des faits (c’est terrible, ces accidents malencontreux qui arrivent quand on a un parpaing entre les mains). N’est-il pas victime de sa folie ? Mais était-il fou avant d’être meurtrier ? Le fait que Jeremy ne puisse se faire entendre que de son frère donne lieu à des polyphonies intéressantes. Et, fait crucial pour ce genre d’histoire-enquête sur le passé des personnages, les flash-back sont bien amenés et l’équilibre entre informations, fausses pistes, solutions et nouveaux mystères est, pour l’instant, très réussi.

Quant au graphisme, de style réaliste à ligne claire avec des couleurs nettes et ombragées, il peut paraître quelconque à première vue. On se rend vite compte qu’il colle parfaitement avec l’ambiance du récit et qu’il n’est pas anodin. Ni les couleurs, variées, ni les détails, nombreux, ne semblent laissés au hasard et on prend plaisir à relire plusieurs fois certaines planches, voire l’intégralité du récit (tant mieux d’ailleurs, car la complexité de l’histoire y encourage).

Si vous ne craignez pas les spoilers, vous pouvez admirer le sens de la composition sur certaines planches très réussies comme 116 (double symétrie selon l’axe verticale et selon le reflet dans le plan d’eau), 108 (une perspective (dont j’apprends qu’elle s’appelle curvilinéaire ou fisheye), coupées de quelques petits cadres, reflétant à merveille la perplexité de Dylan à ce moment de l’histoire), ou encore 99 (une narration circulaire).

En fait, à peu près tous les cadres entrent en résonance avec l’histoire, un fait qui apparaît dès les premières planches : les trois premières sont faites de cadres nets et rectangulaires pour un esprit encore net (perturbé par un unique trapèze pour une tache de sang), la fin des angles droits arrive sur la quatrième planche, qui révèle l’assassinat — et l’arme du crime, un parpaing bien rectangulaire. Les révélations fracassantes se font sur des cadres rappelant le bris de verre ; un cadre dépasse de la page quand Dylan peine à remettre ses esprits en ordre ; quand la raison n’arrive plus à englober les faits, un cadre n’arrive plus à retenir l’image dans ses limites ; et il y a carrément un personnage qui prend la situation en même temps que le cadre en mains. Les couleurs ne sont pas en reste, du crescendo chromatique des planches cinq à dix à l’enfance orangée des souvenirs du collège. Et je ne relève pas les dizaines de symétries évidemment facilitées par la présence de jumeaux.

Il y a certes de temps en temps quelques petits défauts : certains mouvements peu naturels, certaines expressions faciales mal maîtrisées, quelques transitions abruptes ou quelques bulles bizarrement placées. Mais c’est rare et le tout respire plutôt la qualité. (L’auteurice a complètement redessiné et réécrit son histoire ; la première version ne datait que de 2014–2016 mais les progrès techniques sont assez incroyables, comme on peut le voir avec l’ancienne version de la planche dont je louais justement plus haut la double symétrie.).

Bref, Raining Knives est une histoire excellente, dont j’espère qu’elle continuera sur sa lancée. Lisez-la. Puis relisez-la pour en admirer le sens du détail.

Article invité : recommandations webcomics Mc

Suite à mon article sur Wilde Life, Mc a remarqué que c’était un webcomics qu’il connaissait et suivait de longue date, et qu’il aurait pu me le recommander. Du coup, il a accepté de faire une liste de recommandations de webcomics, que je publie ici avec son aimable autorisation (J’adore dire que j’ai des aimables autorisations, je trouve ça hyper-classe)

==Pas d’histoire, tous ultra-connus==
Saturday Morning Breakfast Cereal => geek must-read (update /jour)
Cyanide & happiness => humour noir, souvent nsfw (update souvent)
xkcd => geek must-read (update 3/semaine)
Commit Strip => la vie quotidienne dans une SS2I, nécessite souvent une certaine culture informatique (en français, update souvent)
PhD comics => la vie académique, nécessite souvent une certaine culture académique (updates irrégulières)
Dilbert => l’absurde de la vie en entreprise (NB: l’auteur est un crackpot trumpiste avec un blog chelou) (quotidien)
Existential Comics => philosophique, ultra intéressant (hebdomadaire, suivre @existentialcoms sur twitter est un bonus cool)

==Histoire==
The Order of the Stick => une histoire de jeu de rôle type D&D, très recherchée, 1111 épisodes (updates rares)
Boy who fell => style manga, sur un enfant enlevé dans les enfers (vus comme une sorte de monde parallèle). Histoire très captivante, univers assez développé (iirc aidé par pas mal de trucs parallèles sur tumblr mais je ne les suis pas) (update 2/semaine)
Wilde Life => déjà présenté (ici)
Metacarpolis => « an adventure/sci-fi/fantasy/comedy/whatever comic », histoire très absurde et souvent comique (le alt-text aide, comme dans wildelife) (update 2/semaine)
Ctrl+Alt+Del => thème jeux vidéos, originellement une longue histoire (finie), maintenant alternant entre un reboot de celle-ci et des strips indépendants (updates 3/semaine)
Always Human => histoire d’amour dans un contexte SciFi, histoire terminée, art sublime, musique composée pour aller avec l’histoire, personnages cool auxquels on s’identifie facilement, probablement une des seules histoires qui aura autant réussi à me faire sourire et pleurer.

Au niveau de ceux que je recommande particulièrement (et où ya de quoi dire des trucs en reviewant), ya OOTS mais qui demande un certain investissement et frustre quand on arrive à la dernière update (enfin ça prend qq jours quand même); wilde life; TBWF et always human. Metacarpolis vient après, et CAD aussi (c’est un peu dur de se mettre dedans sans un certain investissement, mais ça existe depuis 2002, et l’histoire longue de base [finie bien que rebootée] est cool^^)