Archives de catégorie : Des livres et nous

Potentiel du Sinistre, de Thomas Coppey

Un jeune cadre dynamique prometteur est engagé dans Le Groupe, n°2 du secteur bancaire. Intégré à une équipe de R&D pour imaginer et gérer de nouveaux produits financiers exotiques, il développe l’idée de titriser la réassurance des catastrophes naturelles. On suit sur plusieurs années son évolution dans Le Groupe, son adhérence initiale puis sa dissociation d’avec les valeurs corporate.

On sent que l’auteur a travaillé en entreprise, il rend à merveille le vocabulaire et l’ambiance corporate, la façon de parler par éléments de langage qui permettent de se raccrocher à ce qui est dicible, dans des rapports qui sont très largement hiérarchiques même si on a un vernis de cool dessus.

C’est un roman assez peu joyeux du coup, on sent bien toute la puissance du néolibéralisme qui pèse sur les personnages qui veulent dévier du credo. Mais c’est un roman réussi dans ce qu’il montre.

Century Rain, d’Alastair Reynolds

200 ans dans le futur, les humains sont divisés en deux factions, les Treshers qui limitent leur usage de la technologie, et les Slashers, qui l’embrassent sans restriction. Les premiers contrôlent le voisinage de la Terre inhabitable, les seconds un réseau de trous de vers à travers la galaxie. Alors que les relations entre les deux factions se tendent de plus en plus, promettant une nouvelle guerre dans un futur proche, les autorités Treshers recrutent une archéologue : une réplique de la Terre des années 50s – dont l’Histoire aurait divergé dans les années 30 – a été découverte dans un artefact alien gigantesque. Une planète entière déjà habitable, une découverte majeure qui pourrait changer le cours de la guerre à venir.
On suit en parallèle l’Histoire de cette archéologue envoyée infiltrer Terre-2, et celle d’un natif de ce monde, un détective privé franco-américain. Évidemment les deux vont se rencontrer et s’épauler.

J’ai bien aimé. Les codes du polar noir mis en œuvre sont intéressant, avec de brusques changements de tons suite à l’irruption de partie SF. Ca donne parfois un peu trop dans le cliché du détective dur à cuire qui tombe amoureuse de clientes mystérieuses et dangereuses mais ok. J’aurai bien voulu plus de détails sur ce monde au développement arrêté (la prémice fait un peu penser à celle de Burning Paradise, de RC Wilson). Sans être le roman de la décennie, on passe un très bon moment avec.

Article invité : Anima, de Wajdi Mouawad

J’étais pourtant prévenue : « C’est bien mais c’est trash ». J’ai lu Anima en quelques semaines, à raison de quelques chapitres chaque soir, et je l’ai plusieurs fois refermé avec les tripes retournées.

Wahhch, le personnage principal, cherche l’homme qui a tué sa femme. Ou plutôt : qui l’a violée et massacrée de manière atroce. Sa quête le conduit à travers le Canada et les États-Unis dans des réserves autochtones et des villages paumés, sur la piste du tueur mais aussi de sa propre histoire. Et tout cela, raconté dans une succession de courts chapitres, par des animaux : le poisson du coroner, le chien d’un chef de gang, un pigeon, une mouche, un singe, etc. qui voient, sentent, perçoivent, entendent et interagissent avec les humains, chacun de manière particulière, et permettent de reconstituer le parcours de Wahhch. Avec en filigrane des questions sur la bestialité, la sauvagerie, la monstruosité, l’identité, ce qui fait l’humanité, la frontière entre homme et animal.

Le roman est une succession de moments extrêmement violents (viols, meurtres, tortures), et (volontairement) éprouvant à lire à cause de cela (le dernier chapitre est particulièrement hardcore). C’est aussi un roman hyper masculin. Les quelques personnages de femmes servent de moteurs pour faire avancer l’histoire (en étant tuée par un homme, en sauvant un homme (et en couchant avec lui au passage), en étant la femme, la fille ou la sœur d’un homme qui tue des femmes ou qui veut se venger), elles ont un rôle narratif mais très peu de profondeur ou de passé (à l’exception de Winona). Quand Wahhch évoque Léonie, sa femme, c’est toujours pour s’examiner lui, plongé dans une quête de vérité qui ne le concerne en fait que lui-même. Ni cette femme, ni leur relation passée ne sont décrites : ce n’est pas le propos. En résulte un univers violent d’hommes violents, vu à travers les yeux d’un papillon ou d’une souris, au sein duquel un homme sans repères cherche à se retrouver (ou se perdre).

Sans déconseiller ce roman qui est vraiment impressionnant dans son écriture et frappant par les questions qu’il aborde, je dois avouer l’avoir fini en me demandant si j’avais bien fait de m’infliger ça…

Yoga, d’Emmanuel Carrère

Le dernier Carrère paru. E. Carrère y parle de sa pratique de la méditation, du yoga et du taichi, de son internement à Saint-Anne suite à un épisode de dépression particulièrement violent, de son séjour à Léros pour donner des cours dans un camp de réfugiés, et de son processus d’écriture et son rapport à ses éditeurs.

Le livre est écrit en chapitres relativement courts, souvent deux trois pages, ça fait presque une écriture fragmentaire. Son projet initial était de parler uniquement de yoga et méditation, projet avorté quand il doit quitter son stage de méditation à cause d’événements extérieurs, puis à cause de sa dépression. Il entremêle donc les thèmes, et le livre parle de comment son propre sujet a été détourné. C’est, comme tous ses bouquins, très autocentré, mais ça m’a plus gêné dans celui là que dans d’autres ; il se lit bien mais il n’est pas au niveau de Limonov ou D’autres vies que la mienne.

Le Continent de la douceur, d’Aurélien Bellanger

Aurélien Bellanger entremêle 5 fils narratifs avec pour point commun une principauté européenne imaginaire, un micro-État perdu sur la frontière austro-slovène, le Karst. On suit Jan, le prince héritier en exil depuis le passage du Karst sous régime communiste à la fin de la seconde guerre mondiale ; Ida, héritière de la seule entreprise industrielle du Karst et financière à Wall Street ; QPS, aventurier-philosophe français passionné par le conflit yougoslave (toute ressemblance est clairement voulue), son fils Olivier qui flirte avec l’extrême droite, et Flavio, mystérieux fils adoptif d’un couple de dourdannais sans histoire. Leurs histoires et l’histoire contemporaine du Karst s’entremêlent et permettent à Bellanger de discuter de l’histoire de l’Europe depuis la fin des guerres mondiales, de la montée du nationalisme, du conflit des Balkans, de la mathématisation de la finance et de la mondialisation des élites.

C’était sympa mais j’ai moins aimé que les premiers Bellanger (La Théorie de l’Information et Le Grand Paris). Y’a plein de trucs intéressants mais comme dans L’Aménagement du Territoire, il est plus en train de s’amuser avec une sorte d’histoire secrète qui au final ne marche pas si bien que ça. Tous les passages sur QPS sont très drôles à lire, mais c’est pas le plus intéressant que puisse faire Bellanger : c’est facile de se moquer de BHL, même si c’est toujours rigolo.

La partie sur les mathématiques (l’ouverture du livre sur les mathématiciens qui font de l’acrobranche est très bien) est intéressante, mais tant qu’à fantasmer une histoire secrète avec un programme spatial yougoslave et une industrie de pointe basé sur des calculateurs mécaniques décentralisés, autant y aller all the way et partir en uchronie, là au final il ne fait rien de son calculateur ultra perfectionné qui peut stocker un nombre secret qui peut casser les mathématiques. Il aurait fallu aller plus loin dans cette direction, et partir plus loin sur les descriptions techniques minutieuses, à mon sens.

The Goldfinch, de Donna Tartt

Lors d’une visite au musée, un préadolescent perd sa mère, rencontre une fille et vole un tableau inestimable. Les conséquences de ces événements l’accompagneront toute sa vie, et notamment lors des ~15 ans que parcourt le roman.

Trois points que j’ai trouvé dommage dans le roman :

  1. Les personnages féminins sont très archétypaux. Pippa est l’obsession romantique du narrateur, Kitsey est l’archétype d’une bourgeoise sans affect. Sa mère est une incarnation de la perfection qui disparaît très vite. Xandra et Mrs Barbour sont plus intéressantes, deux figures maternelles mais radicalement opposées. Mais elles ont quand même un développement beaucoup plus faible que les figures d’Hobbie ou de Boris par exemple.
  2. Le narrateur est orphelin et évolue dans la haute-bourgeoisie newyorkaise sans en être lui-même. On pourrait s’attendre à ce que les questions de différences de classe et surtout les questions d’argent soient un peu plus présentes, mais absolument pas, le narrateur n’a jamais de soucis d’argent. C’est un peu surprenant. </analyse marxiste>
  3. La conclusion où le narrateur philosophe et expose son point de vue sur le sens de la vie sur plusieurs pages m’a semblé assez peu intéressante, une conclusion plus centrée sur les événements aurait été plus adéquate, pour moi.

Ces trois points mis à part, j’ai beaucoup aimé. Le roman fait 700 pages mais il se lit très bien, il est plus prenant que The Little Friend, l’autre Donna Tartt que j’ai lu. La vie du narrateur part dans toutes les directions, mais ça garde une crédibilité. La façon dont le syndrome post-traumatique qu’il trimballe est structurant pour sa vie mais n’est évoqué à chaque fois qu’en passant marche très bien avec la narration à la première personne. J’ai aussi trouvé intéressant le fait que le narrateur évolue aussi dans un monde d’adulte, il est forcé de devenir mature avant l’heure, se passionne pour la restauration de meubles anciens, interagit avec le monde ultra-codifié de la bourgeoisie, il projette volontairement une image contrôlée de maîtrise des codes, et en même temps il reste un enfant, il ne réfléchit pas du tout aux conséquences de certaines actions, reste dans la pensée magique comme mode d’appréhension du monde (sa gestion du tableau, son rapport à Pippa, sa fraude aux antiquités).

Bref, je recommande.

Opération Shylock, de Philip Roth

Roman de 1993. Philip Roth se met en scène en tant que narrateur. Sortant d’une grave crise psychique due à un médicament sur le point d’être retiré du marché, il quitte les États-Unis pour Israël pour interviewer un écrivain et ami. Il apprend avant d’arriver sur place l’existence d’un autre Philip Roth, qui lui ressemble physiquement, se fait passer pour lui, et utilise sa célébrité pour pousser le diasporisme, une idéologie visant à encourager les Juifs israëliens à retourner dans les pays européens pour éviter la mort lors d’une guerre nucléaire entre Israël et les pays environnants. Roth décide de se faire passer pour son imposteur pour en apprendre plus sur lui, avant de le rencontrer, de discuter avec lui, de prétendre qu’il y a bien unicité entre eux deux auprès d’un ancien ami, de reprendre ses distances…

C’était intéressant. Ça part pas mal dans tous les sens comme souvent chez Roth. Il brouille pas mal la frontière fiction/réalité, prétendant que le bouquin est un récit d’événement réels dont il aurait supprimé un chapitre pour ne pas compromettre des agents du Mossad qui l’auraient recruté pour une mission ponctuelle. Un problème (récurrent chez Roth) cependant, le personnage féminin complètement sexualisé. Je sais pas quel problème il avait avec les femmes/le sexe, mais c’est chelou.

Axiom’s End, de Lindsay Ellis

En 2007, en succession rapide, deux astéroïdes tombent sur le territoire des États-Unis. Un site du style de Wikileaks publie un mémo affirmant que le gouvernement donne refuge depuis plusieurs dizaines d’année à un groupe d’aliens et que ces astéroïdes sont liés aux aliens, potentiellement les prémices d’une invasion. Le gouvernement réplique qu’il s’agit de théories du complot, mais il s’avère qu’il y a des éléments de vérité dans cette histoire : une vingtaine d’aliens sont bien hébergés par le gouvernement, mais toute communication avec elleux est impossible, et les astéroïdes sont bien de nouveaux aliens, mais venant prendre contact avec le groupe de réfugié.e.s, pas une invasion. L’héroïne du roman se retrouve coincée au milieu de tout ça : son père absent est le fondateur et éditorialiste du site de leaks, exilé en Allemagne. Toute sa famille est sous surveillance à cause des activités paternelles, et elle se retrouve en contact direct avec un des aliens nouvellement arrivés, assumant un rôle d’interprète (l’alien pouvant parler anglais, mais manquant de références culturelles lui permettant d’appréhender le monde moderne).

Y’a des éléments sympas, ça se lit bien, y’a une uchronie en arrière-plan (Bush est forcé à la résignation après avoir menti sous serment). Le concept de la difficulté à communiquer avec des aliens, à avoir des éléments de compréhension mutuelle en venant d’origines si différentes est bien rendue. Y’a une petite vibe Loving the Alien aussi. Après ça ne m’a pas transcendé pour autant, c’était sympa mais les concepts n’étaient pas révolutionnaires.

Comédies françaises, d’Éric Reinhardt

Roman français de la rentrée littéraire 2020. On suit la vie d’un jeune journaliste qui enquête sur les prémices françaises d’Internet, l’invention du me dans les années 70 par Louis Pouzin, le réseau Cyclades, et comment ce projet a été torpillé en faveur du minitel et d’intérêts industriels privés. Cette partie était intéressante, mais on suit en parallèle la vie sentimentale du journaliste qui est obsédé par une femme (et obsédé tout court), ça c’était un peu relou.

Y’a pas mal de répétitions dans l’ecriture. L’histoire du datagramme était intéressante, mais j’ai un peu eu l’impression de lire du sous-Bellanger.

L’Organisation, de Maria Galina

URSS, 1979, une ville portuaire quelconque. Sous-sous-branche des services portuaires, le SSE est chargé des inspections sanitaires sur les cargos à l’arrivée. Rosa, jeune fille de 17 ans un peu fleur bleue, y accepte à contrecœur un poste de secrétaire, dans l’espoir d’y pratiquer son anglais. Le travail de ses collègues du SSE-2 est obscur : si le SSE-1 gère tout ce qui est menace biologique, que fait le SSE-2 ? Le lecteur est éclairé avant Rosa : le SSE-2 gère les menaces surnaturelles. Et il semblerait que malgré leur respect strict de la procédure, un esprit quelconque ait réussi à débarquer d’un cargo, et commence à menacer la ville…

J’ai bien aimé. Le 4e de couverture le rapproche de Ghostbusters, pour ma part je dirai plutôt Les Puissances de l’Étrange ou Le Bureau des Atrocités, pour le côté « rencontre de la bureaucratie et du surnaturel ». Le rythme est un peu lent, mais j’ai l’impression que c’est classique roman russe moderne. Le point de vue varie entre différents personnages (et heureusement parce que Rosa ne comprenant pas grand chose à ce qui se passe, garder son point de vue tout du long aurait été dommage), qui se débattent entre gestion de la menace surnaturel, vie quotidienne dans une URSS qui n’est pas au mieux de sa forme et arrangements avec la hiérarchie inepte.