Archives de catégorie : Des livres et nous

Article invité : Orlando, de Virginia Woolf

Ça faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu d’article invité, mais heureusement Marie_nym était là pour sauver le jour, avec une recension d’Orlando.

“I’m sick to death of this particular self. I want another.”

Plus de 10 ans après ma découverte de Mrs Dalloway en prépa, voici le retour de Virginia Woolf sur ma table de chevet. À la recherche d’un « petit » projet avec une amie, nous avons décidé de nous lancer dans une (re)lecture de l’œuvre de Woolf : voici dans la liste de mes lectures à venir l’essentiel de ses romans et quelques essais.

Cette fois, je lirai en anglais. J’ai un souvenir flou de Mrs Dalloway, mais il y a quelque chose de très poétique dans ce flou, la sensation qu’elle fait partie de ces auteur·ices chez qui les mots se font musique, et j’ai envie d’en faire l’expérience dans sa langue originale. Un peu au hasard, parce que c’est un de ses romans les plus connus sans doute, nous choisissons de commencer par Orlando. Je me dis rapidement que ce n’est pas le plus simple ni le plus limpide… As it turns out, c’était en fait un roman presque classique comparé à The Waves, que nous venons de commencer. Mais je prends de l’avance.

Je n’avais en tête que quelques éléments en commençant Orlando : il serait question de fluidité de genre et de voyage dans le temps. Deux thèmes déjà plutôt rares (enfin, j’imagine) et surprenants en 1928. Mais je n’avais pas idée de ce qui m’attendait concernant la narration, car le titre complet est Orlando: A Biography. Toute l’histoire de ce personnage nous est donc racontée par une biographe (impossible de ne pas y voir Woolf elle-même), et c’est proprement hilarant. La biographe intervient en permanence dans son discours, explique les difficultés de son travail face au manque de sources historiques, commente son propre récit, et sort sans cesse du ton impartial et factuel qu’elle affecte au départ. Le ton est caustique, très anglais, un peu décalé, et tout simplement drôle.

Are we so made that we have to take death in small doses daily or we could not go on with the business of living?”

Orlando est un personnage solitaire, mélancolique, sensible, amoureux·se de la nature et de la littérature. Iel est parfaitement unique et multiple à la fois, impossible à réellement comprendre, et pourtant on se reconnaît en lui et elle au fil des déferlements d’émotions que la vue de la campagne anglaise ou d’une montagne turque peut lui causer. Ces émotions, et ces épiphanies régulières, sont l’occasion de superbes lignes où le texte est beau en soi, indépendamment de ce qu’il dit effectivement. Les mots s’associent comme les notes d’un accord, et l’on est soudainement saisis par la beauté de ce qu’on vient de lire.

“For once the disease of reading has laid upon the system it weakens so that it falls an easy prey to that other scourge which dwells in the ink pot and festers in the quill. The wretch takes to writing. ”


Ces variations de style sont, à mon sens, tout à fait recherchées et accompagnent celles des textes d’Orlando elle-même au fil de sa longue vie. Woolf dissémine dans son récit de nombreux éléments de réflexion sur la littérature et son propre métier : qu’est-ce qui fait un·e écrivain·e ? Peut-on avoir du succès si l’on recherche la gloire ? Qu’est-ce qui définit un « chef d’œuvre » ou un « grand auteur » (j’aimerais pouvoir écrire great writer et m’affranchir du masculin, mais passons) retenus par l’histoire de la littérature ? L’œuvre est d’ailleurs truffée de références et de rencontres avec les auteurs des différentes ères littéraires que traverse Orlando, avec un brin de satire mêlée d’admiration.

Je reviens aux deux éléments que je connaissais d’Orlando. Je pense que l’un n’a d’ailleurs de sens qu’avec l’autre : c’est le fait qu’Orlando, au fil de ses quelques centaines d’années d’existence, observe et vive les évolutions sociétales associées, qui rend intéressant son changement de sexe. Je ne crois pas que Woolf utilise déjà le mot gender, mais elle explique le concept sans le nommer. Car Orlando est témoin, entre le XVIe et le XIXe siècle, des changements des normes de beauté (des hommes et des femmes), du comportement attendu des unes et des autres, des impératifs vestimentaires, bref ce qui caractérise et différencie les deux genres. Que le genre soit une affaire de construction sociale apparaît extrêmement clairement au fil de la vie d’Orlando. L’impact de ces normes sur la personnalité même, évolutive, d’Orlando, est aussi très visible : de femme indépendante, aventureuse et assez peu inquiétée de ce que la société pourrait penser de certaines de ses fréquentations, elle devient à l’époque victorienne une femme caricaturalement sujette à divers accès de faiblesse, inquiète d’apparaître non mariée dans la société, et à la recherche d’un mari – elle qui s’écriait quelques décennies plus tôt « Life and a Lover ! » avant de partir conquérir Londres. La biographe décrit tous ces changements avec une naïveté feinte, ne questionne pas les changements de posture sociale d’Orlando, alors même qu’ils contredisent ceux décrit 50 ans plus tôt et alors qu’elle était déjà femme. Ce décalage et cette ironie à peine dissimulée rendent le propos d’autant plus lisible, en tout cas pour nos yeux d’aujourd’hui.

For what more terrifying revelation can there be than that it is the present moment?”

Je quitte l’explication de texte pour laquelle je n’ai aucune légitimité dans la mesure où j’ai la sensation d’avoir compris environ 30% de l’œuvre, et j’en reviens à mon expérience de lecture : ce qui m’a le plus fascinée dans Orlando reste la narration, la forme. Je ne m’attendais pas exactement à des passages par des wormholes pour passer d’une époque à une autre, mais je n’imaginais pas en tout cas une telle fluidité du temps qui passe. On ne sait pas toujours s’il s’est passé 3 semaines ou 30 ans entre deux événements de la vie d’Orlando, et soudainement la mention du monarque régnant ou de la nouvelle cathédrale Saint-Paul me font réaliser (après une petite spirale Wikipédia sur la succession Élisabéthaine) que le récit a avancé de quelques bonnes dizaines d’années. Certains personnages – notamment historiques – disparaissent, d’autres refont surface de manière inattendue, les serviteurs d’Orlando l’attendent chez elle après 100 ans d’absence, et les temporalités sont floues et superposées. J’ai trouvé ça assez beau et magique, et évidemment drôle et décalé aussi : le mari d’Orlando, à peine épousé, est apparemment perpétuellement au Cap Horn.

Allez, goodbye, dear Orlando. Et bon courage pour les questionnements existentiels. De mon côté, je vais voir si The Waves me fait chavirer ou non !

La Subsistance au quotidien, de Geneviève Pruvost

Essai de sociologie paru en 2024. La chercheuse est allée en observation sur le terrain et les activités de Florian et Myriam, deux boulangers-paysans qui vivent avec leur fille Lola dans une yourte sur des terres qui leur appartiennent dans un département français non-spécifié (l’introduction de l’ouvrage explique que toutes les personnes et lieux ont été pseudonymisés pour éviter que la focale sur les communautés alternatives présentées ne risque d’attirer sur elles une répression sous une forme ou une autre (sans parler de contrôle policier, l’attribution des terres par la SAFER local aux exploitants agricoles non-conventionnels est déjà assez compliquée). Sur deux séjours de 3 jours, la chercheuse passe à la loupe toutes les activités des deux adultes, mène des entretiens avec eux et de nombreux membres de leur entourage, et mène une démarche d’ethnocomptabilité : elle mesure les temps, les valeurs pécuniaires ou non, les réseaux de relation, les trocs, dons et contre-dons… Le bouquin est composé du récit chronologique des deux séjours reconstitué depuis les notes de la chercheuse, de tableaux d’ethnocomptabilité et d’une partie qui tente de dégager des structures et des éléments généralisables depuis le terrain mené.

C’était très intéressant à lire, la première partie se lit vraiment comme un récit de vie, c’est très abordable pour des résultats de recherche. J’avoue avoir un peu survolé les tableaux (notamment parce qu’ils s’affichaient mal sur ma liseuse, une question de matérialité de l’exemplaire I guess), la troisième partie est aussi assez instructive sur la question de l’articulation luttes frontales/luttes feutrées (NDDL vs des collectifs qui rachètent des parcelles agricoles pour faire du bio pas de supermarché, vendre en circuit direct et vivre dans des yourtes, en gros), l’intrication des activités dans ce genre de mode de vie, la répartition genrée du travail (pas égalitaire, mais largement moins pire que dans d’autres configurations).

Recommandé.

Vallée du Carnage, de Romain Lucazeau

Uchronie française parue en 2024. À une époque indéterminée mais disposant de technologies militaires plus avancées que celles de 2025, le monde est partagé entre trois grandes puissances : l’Empire Perse, l’Empire Han et la Ligue Pélagique. L’empire Han est isolationniste et a passé un pacte de non-agression avec la Perse. La ligue Pélagique est une coalition de Cités-États rassemblées autour de Carthage. Enfin l’Empire Perse est un empire totalitaire et expansionniste, dont l’invasion de la Cité-État d’Ectabane va finir par déclencher en réaction l’entrée en guerre de la Ligue Pélagique.

Bon, autant j’avais bien aimé Latium du même auteur (surtout le premier tome), autant là… C’est pas mal écrit, et l’idée d’uchronie est relativement originale, mais franchement c’est un livre ultra-sombre. On a dans le détail le fonctionnement de l’Empire Perse, et c’est un empire génocidaire, concentrationnaire, xénophobe, misogyne… Il y a des parallèles assez évident à la fois avec l’invasion de l’Ukraine (Ectabane) par la Russie (l’empire Perse) et la réaction initiale de soutien logistique de l’Europe (la Ligue Pélagique), mais la Perse de ce roman fait aussi penser au IIIe Reich, au Japon fasciste… et la tripartition du monde avec des alliances changeantes fait écho à 1984. Globalement c’est un livre sans espoir. La voix de la narration l’explicite, posant à un moment que c’est un monde sans compassion (les religions du Livre n’ont visiblement jamais émergé, et l’auteur a l’air de sous-entendre que c’est notamment les philosophie qu’elles ont fait émerger qui ont porté principalement ces idées de compassion et d’amour du prochain). Le fantôme d’un personnage sous-entend que ce monde est potentiellement une forme des Enfers, et c’est aussi une histoire portée entièrement par des hommes (là aussi l’auteur explicite que les femmes sont cantonnées à des gynécées, et le pose comme un des facteurs de la brutalité de son univers). Et même si le livre raconte l’effondrement de l’Empire Perse, c’est un peu sous la forme d’un « il faut que tout change pour que rien ne change », on n’est pas vraiment sur une révolution victorieuse. Donc bon. Je sais pas trop pourquoi s’infliger ce roman. Je ne dis pas qu’il ne faut lire que des choses fluffy et uplifting, mais j’aime bien que mon désespoir existentiel soit réhaussé de petites touches d’espoir malgré tout.

The Summer War, de Naomi Novik

Novella parue en 2025. Celia vit dans un royaume qui a une frontière avec un royaume féérique. Après des décennies de guerre, son père a été l’artisan de la paix avec les Fées. Mais l’écoulement du temps est perçu différemment par ces derniers, et il est possible que la guerre soit relancée à tout moment. De plus, Celia découvre de la pire des façons que la magie qu’une de ses ancêtres possédait est présente chez elle aussi : elle lance une malédiction à son frère, l’empêchant de trouver l’amour.

C’était pas désagréable à lire mais on retrouve la Novik pré-Scholomance ; le thème du mariage forcé, de la découverte a posteriori de la possibilité de faire converger ce qui semblait être des différences irréconciliables… Je recommande plutôt de lire Spinning Silver, dans le même style.

The Fisherman, de John Langan

Roman étatsunien horrifique paru en 2016. Le narrateur, Abraham, raconte comment il a été témoin d’événements inexplicables lors d’une sortie pour aller pêcher dans une rivière se jetant dans le réservoir Ashokan. Avant la construction du barrage qui a permis la création du réservoir, la vallée secondaire où coule la rivière a déjà été le lieu d’étranges événements et des traces en persistent, qui vont faire écho au deuils qu’Abraham et son partenaire de pêche portent.

J’ai bien aimé. Le roman fait un usage réussit du récit enchâssé, avec tout un passage sur les événements qui se sont passés avant puis pendant la construction du barrage. Il prend son temps pour passer dans le surnaturel, avec toute une partie établissant le contexte de la vie d’Abraham. C’est pas explicitement du lovecraftien mais ça s’en rapproche, et c’est pas mal de garder un contexte aquatique, mais de passer de l’océanique au lacustre.

Madelaine avant l’aube, de Sandrine Collette

Roman français paru en 2024. À une époque indéterminée mais précédant l’industrialisation de l’agriculture, la vie est dure au Pays Arrière. Les paysans s’échinent sur des terres dont les moissons sont fauchées par les conditions météorologiques bien trop souvent, et même les bonnes années, trop part en taxes prélevées par le seigneur du coin, Ambroisie. Dans le hameau des Montées, 3 fermes seulement, habitées par 2 soeurs, leurs maris et une vieille guérisseuse. La répétition du même scandé par les saisons va être bouleversée par l’arrivée de Madelaine, enfant sauvage adoptée par le hameau, qui va refuser instinctivement certaines injustices.

C’était bien écrit, mais l’histoire ne m’a pas touché plus que ça. Un twist au milieu qu’on voit venir (sur l’identité d’un perso mais ça ne change pas fondamentalement l’histoire).

Everything for everyone, de M. E. O’Brien et Eman Abdelhadi

Utopie communiste parue en 2022. Dans les années 50, le capitalisme s’est effondré partout sur la planète. 20 ans plus tard, pour commémorer cet effondrement, des participant.es à la Commune de New York décident de compiler une histoire orale : une compilation de témoignages d’une dizaine de personne ayant vécu les événements qui ont conduit à l’instauration de cette Commune, sa place dans le monde, ce que ça fait de vivre dedans.

C’était très chouette à lire, la forme de l’Histoire orale marche bien pour présenter plusieurs points de vue et facettes. Le récit de l’effondrement est crédible (dans ses points heureux comme dans les points d’accélérationnisme fasciste avant, hélas). Le focus n’est pas uniquement sur NY, on a des éléments sur le reste du monde (l’effondrement du système chinois, l' »intifada finale » qui mène à la libération de la Palestine et à la réduction d’Israël à ses frontières de 48, un peu dur à lire dans son optimisme en 2025 même si le livre ne présente jamais des victoires contre le fascisme et le capitalisme qui se sont faites sans lutte).

C’était pas le point du livre mais j’aurai bien voulu néanmoins plus de références à la Commune de Paris. Ça m’a rappelé Eutopia et d’autres visions d’utopies post-capitalismes que j’ai pu lire, mais everything for everyone met plus l’accent sur le portage des luttes par les minorités, et l’impact sur la santé mentale aussi bien du capitalisme que des luttes contre.

Rome en un jour, de Maria Pourchet

Roman français de 2013. On suit en parallèle les échanges entre Paul et Marguerite dans leur appartement, et sur la terrasse d’un hôtel les conversations entre les invités à la fête d’anniversaire surprise de Paul. Alors que le couple explose en vol, les invités échangent des anecdotes, une relation se crée, des groupes affinitaires…

Bon, pas grand intérêt. Le côté « écriture détachée de son sujet » ça me parle pas trop, la question des relations sociales entre des connaissances parisiennes toutes une peu hypocrites non plus.

Pas ouf.

Ravagés de splendeur, de Guillaume Lebrun

Roman français paru en 2025. Après le kiff que j’avais eu en lisant Fantaisies guérillères, j’ai voulu lire le suivant de l’auteur. On est sur la fin de l’empire romain, Héliogabale accède au pouvoir. On va suivre son ascension et sa chute à travers les yeux d’Aquila, vestale qui va l’épouser, les siens et (brièvement) ceux d’Hiéroclès, un de ses amants. C’était pas désagréable à lire mais j’ai pas du tout apprécié au même niveau que Fantaisies, mais le dispositif est assez différent, pas d’Histoire secrète et de paranormal, pas 15 000 références à la pop culture.

A little life, de Hanya Yanagihara

Roman étatsunien paru en 2015. Willem, JB, Malcom et Jude sont cothurnes à l’Université. JB et Malcolm viennent de famille relativement aisées et aimantes, le passé de Willem et Jude est plus troublé. Après une première partie où le livre va décrire la vingtaine des trois premiers, leur caractère, leur relation, le livre va de plus en plus se focaliser sur la vie de Jude, de sa rencontre des trois autres à sa mort, avec des flashbacks sur son enfance. C’est bien écrit, c’est prenant (j’ai lu les 700 pages en anglais en moins de 5 soirs), mais c’est fucking dark. On comprend rapidement que l’enfance de Jude a été l’enfer sur Terre (et si au départ le livre l’évoque à mot couvert, on finit par en savoir beaucoup plus – sans que ce soit du tout graphique, mais on est mis dans la peau de Jude à cette époque), et que la perception qu’il a de lui-même, de ce qu’il peut attendre des relations avec les autres en a été a jamais affecté. Et même si sa vie adulte est globalement très confortable (même s’il y aura aussi des trucs atroces, parce que ce roman, l’ai-je mentionné, est super sombre), il est incapable de sortir de ses schémas de pensée. J’ai tendance à être émotionnellement impliqué dans mes lectures, mais j’ai lâché le bouquin plusieurs fois pour pleurer.

Au delà du sujet donc, le livre est globalement très bien, quelques faiblesses cependant : on voit venir l’outcome de la relation Harold/Jude d’assez loin (mais tout le reste du roman était largement moins prévisible), et globalement à l’âge adulte l’ensemble des personnages et des gens qu’iels fréquentent vivent quand même dans un monde enchanté où tout le monde est upper-class (ils ont lâché tous leurs potes pauvres ou quoi ?) et sans préjudice (ni racisme ni homophobie, alleluia), ce qui clashe un peu avec l’horreur du reste.

Bref, c’était un bon roman, mais du rare genre « bon mais jamais je recommande à personne de lire ça ».