Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Post-romantique, d’Aline Laurent-Mayard

Essai sur les relations interpersonnelles, paru en 2024. Aline Laurent-Mayard (ALM) analyse la façon dont les relations romantiques (et parmi elles, le modèle du couple exclusif, avec des points bonus s’il est hétéropatriarcal et cohabitant) a été érigé en relation suprême dans les sociétés occidentales, celle qui donne un sens à la vie et à laquelle chacun.e doit aspirer. En plus d’un matraquage culturel sur l’importance de ce type de relations, elle vient (dans la société française mais aussi dans bcp d’autres) assortie d’avantages financiers énormes : économies d’échelles sur ~tout, mise en commun des impôts à payer, pension de réversion, diminution des frais de succession, accès à la mutuelle de son conjoint… Ce sont des avantages par rapport aux célibataires, mais aussi par rapport aux relations non-romantiques : on ne peut pas nommer son/sa meilleur·e ami·e héritièr·e avec les mêmes abattements de frais par exemple.

Si le sentiment amoureux existe depuis très longtemps[citation needed], sa valorisation par la société est beaucoup plus récente : étymologiquement le « romantisme » désignait d’abord ce qui avait trait aux romans médiévaux, ie des intrigues échevelées. Ca devient progressivement ce qui rappelle la poésie et l’intensité des sentiments romanesques dans le monde réel, dont le sentiment amoureux. C’est avec les Lumières et la valorisation de l’individualité que la passion amoureuse devient quelque chose de positif plutôt qu’une passion violente qui menace l’ordre social. A l’époque contemporaine, l’amour romantique a en partie pris la place des religions organisées : vu comme une source de salut et de réalisation personnelle, célébré publiquement, bénéficie de rituels reconnus.

De nombreuses failles du couple romantique hétéropatriarcal exclusif et cohabitant ont été soulevées par la littérature féministe et des patchs proposés (Réinventer l’amour, Le Cœur sur la table et al.), mais pour ALM ces patchs ne peuvent être une solution à eux-seuls ; la centralité des relations romantiques doit être repensée(et de plus la déconstruction du couple hétéro devient le plus souvent une charge mentale de plus pour les femmes si on reste dans ce système). Il y a aussi un problème plus général lié à la place laissée dans nos vies par le capitalisme et le travail (qui prônent un modèle d’individus indépendants prêts à faire passer leur carrière avant tout) à la construction de relations sociales (elproblemaeselcapitalismo.jpg).

Les attirances romantiques sont tellement valorisées qu’elle effacent les autres attirances : blagues sur les bromances, difficulté à distinguer attirance romantique/sexuelle/amicale dans le cas de nouvelles rencontres où toutes les configurations seraient possibles. En soi les catégories amour romantique/amitié ne sont pas si distinctes, et décréter que c’est l’un ou l’autre est souvent performatif : les rituels mis en place, le regard des autres, notre perception de ce qui est attendu d’un type ou l’autre de relation vont grandement contribuer à cimenter la relation dans une des deux configurations.

L’autrice élabore sur deux grandes catégories de liens amoureux non-romantiques :

  • Liens familiaux : parents/enfants, adelphes, familles choisies. Ces dernières peuvent être des familles totalement recomposées (grotas, famillles choisies queers, …) ou s’interfacer avec des familles légales (lien perso à la famille de T. par ex).
  • Liens amicaux, avec un focus sur les configurations qui vont plus loin que l’amitié « classique » où on garde un peu ses distances : vacances systématiques ensembles, vie ensemble (colocation ou visites journalières), élever des enfants collectivement (mais je vois plus trop la différence avec les familles choisies plus on s’enfonce dans cette catégorie). Pour les hommes, enjeu de dépasser l’amitié « superficielle » (cf Billy No-Mates) où on traine ensemble sans jamais aborder de sujets de fond.

De la même façon qu’il n’y a pas d’amour mais juste des preuves d’amour, il n’y a pas d’amitié mais juste des preuves d’amitié (incise perso : la troisième proposition dans cette série c’est qu’il n’y a jamais de révolution achevée mais juste un processus révolutionnaire toujours à renouveler). Y’a une version anglaise : Friendship is showing up. La question de ce niveau d’investissement dans la relation peut servir à distinguer les amitiés des relations parasociales qu’on aime juste bien retrouver au bar (mais ce n’est pas pour dire que les amitiés intenses c’est bien et retrouver des gens au bar c’est superficiel : on peut apprécier les deux, juste ça n’apporte pas les mêmes choses).

L’amitié bénéficie – comme l’amour – de la mise en place de rituels pour se solidifier : grotassemblements réitérés, groël, activités partagées récurrentes (cours de pilates ou d’escalade, conversation du mardi soir, …). La question de discuter des attentes et limites de la relation est aussi quelque chose de faisable dans le cadre d’une relation amicale : est-ce qu’on apprécie que l’autre passe à l’improviste ? Parle en détail de ses problèmes psys (ou en parle à un moment spécifique, on n’a pas toujours la bande passante pour).

ALM détaille des cas de mise en exergue d’amitiés par des labels spécifiques : Queer platonic relationship, platonic life partner. Sert aux personnes à montrer que c’est une relation plus intense que ce qu’on entend par le très générique « ami·e ».

Sur le côté relations romantiques, ALM énumère différentes modalités de sortie du couple romantique hétéropatriarcal exclusif et cohabitant (dernière fois que je l’écris !) : décohabitation, relations non-exclusives, polyamour… Plus généralement, avoir des relations romantiques qui ne soient pas la relation la plus importante de notre vie sociale ou qui ne soient pas une cellule isolée qui vit en vase clos. Enfin, elle aborde les modalités d’éducation d’enfants en dehors de ce modèle : coparentalité (deux parents dans une relation non-romantique), alloparentalité (des figures de références dans la vie de l’enfant qui n’ont pas le statut de parent : oncles et tantes, marraines et parrains, beaux-parents, autres statuts…). La coparentalité subie est fréquente dans les relations hétéropatriarcales après un divorce, la coparentalité choisie est un mode plus fréquent dans les milieux queers.

En conclusion essai intéressant qui explore pas mal de thèmes que j’ai envie de creuser en ce moment, je recommande !

Fin du monde et petits fours, d’Édouard Morena

Essai d’histoire des négociations climatiques, paru en 2023. Sujet qui m’intéresse, et essai facile à lire. Je recommande.

La demande de l’interdiction des jets privés comme symbole de la consommation ostentatoire et climaticide est montée en puissance en 2023, mais le gros de l’impact climatique des ultra-riches n’est pas lié à leur consommation, mais à leurs investissements. L’empreinte carbone du patrimoine d’un·e Français·e moyen·ne est de 10,7TCO2eq. Celle du patrimoine d’un milliardaire français : 2,4 millions de TCO2eq. Ce patrimoine est potentiellement impacté par le changement climatique. Les plus riches sont à la fois forceurs de climat et vulnérables au climat.

Deux stratégies classiques pour faire face à cette vulnérabilité :

  • le prepping version milliardaire (ranchs géants avec bunkers)
  • la jet-set climatique (Al Gore & Jane Goodall), qui milite pour remplacer le capitalisme fossile par un capitalisme vert, avec efforts d’atténuation et d’adaptation via le marché, et une vision de nouvelles opportunités de marché pour celleux qui s’engagent dans cette voie. Ceux sont principalement elleux, via leurs financements et leurs relais médiatiques, qui orientent le discours dominant et le débat sur le climat. Le livre se concentre sur cette seconde stratégie.

I Une conscience climatique de classe

Dès 2006 dans la Silicon Valley et 2007 à Londres, dîners d’affaire des « philanthropes climatiques » pour sensibiliser de plus grands pans des élites et décideurs aux enjeux climatiques, et aux investissements possibles pour à la fois y remédier et avoir de nouvelles opportunités d’investissement.

Vont ensuite influencer le débat public pour appuyer l’idée que la transition se fera via des solutions technologiques et des mécanismes de marché ; ainsi leurs intérêts propres en tant qu’investisseurs dans ces technos est rejoint par l’intérêt général, et les États vont assumer une partie des risques à leur place en subventionnant, finançant et en renflouant ces investissements si besoin. Cette stratégie, c’est militer pour une réforme à la marge du capitalisme (changement de cible des investissements) pour ne surtout pas en sortir (Le Guépard, tmtc): on reconnaît qu’il a causé des problèmes, mais on affirme dans le même temps qu’il est la seule solution à ces problèmes.

Les fondations pour le climat fondées et financées par des milliardaires philanthropes vont faire infuser dans le monde associatif le discours managérial : elles se décrivent comme des fondations « à impact » visant un « retour social sur investissements ». Le cadre des entreprises gérées avec des tableaux excel est légitimé, et les entrepreneurs deviennent une figure centrale des politiques climatiques.

II Poumons de la Terre et pompes à fric

Investissement dans les terres de la part des philanthropes verts : un investissement plutôt bon marché et qui prend de la valeur avec le changement climatique : puits de carbone potentiels, et production de denrées agricoles dans un monde où l’incertitude sur cette production augmente. De plus, bon en termes d’images, se posent en défenseur de la terre et de la Nature, surtout si soutiennent des projets de réensauvagement (qui augmentent le potentiel de séquestration carbone). Se posent ainsi en individus responsables, qui compensent à titre individuel leurs émissions carbone (liées aux déplacements en avion privé par ex). Permet d’opposer la figure du bon philanthrope à celle du mauvais pauvre, et de pousser un discours néomalthusien : le pb c’est la surpopulation.

Les forêts déjà existantes étaient initialement exclues des mécanismes de compensation carbone : seuls les projets d’afforestation et de reforestation étaient éligibles. L’inclusion de la déforestation évitée a permis d’inclure les forêts existantes comme des actifs valorisables sans rien faire d’autre dedans que de ne pas les raser (point positif quand même : ça leur offre une protection qu’elles n’avaient pas sinon), ce qui permet surtout d’augmenter la valeur de la propriété foncière de certain.es (point positif à nouveau : ça peut inclure des États du Sud qui sinon n’avaient pas trop de billes dans les négociations climatiques). Le problème est que le fait que le mécanisme de REDD (protection des forêts et émissions de crédits carbone en échange) apporte effectivement une protection supplémentaire (plutôt que protéger des forêts qui n’allaient de toute façon pas être coupées) est assez invérifiable, qu’on agglomère des actifs fonciers très différents, et que du coup le tout est une usine à gaz où il est facile de gruger, et qui sert principalement à enrichir un oligopole de certifieurs qui servent à patcher les failles d’un système qu’ils ont eux-mêmes monté…

Le mécanisme REDD, initialement prévu pour les forêts tropicales, a été étendu aux forêts tempérées, ouvrant une superbe opportunités aux propriétaires fonciers occidentaux. Cette extension a permis une alliance objective entre ces propriétaires fonciers souvent conservateurs et conservationnistes, et les philanthropes verts, souvent plutôt issus d’une élite libérale et tech-friendly. Reconfiguration des liens affinitaires parmi les classes dominantes.

Ce mécanisme renforce l’idée que c’est la marchandisation de la Nature qui permettra de la sauver elle et le climat. Et si cette Nature appartient à des personnes privées, c’est un nouveau mouvement des enclosures, et un capitalisme de rente qui se réaffirme.

III L’éléphant dans la pièce

McKinsey en tant que cabinet de conseil majeur qui appuie aussi bien des acteurs privés que des gouvernements et qui se veut poussant des sujets pas encore appropriés par ses clients, a joué à partir de 2007 un rôle majeur dans la promotion du capitalisme vert comme moyen de poursuivre le capitalisme. Ils ont notamment produit une courbe des coûts marginaux de différentes options de réduction des gaz à effet de serre, qui a été énormément reprise et a beaucoup influencé le débat public, malgré des failles méthodologiques et une absence de transparence sur sa construction. Promeut à la fois l’idée que l’inaction climatique est un non-sens économique et que les solutions pertinentes sont des solutions de marché. McKinsey a publié pas mal d’études en 2006-2007 pour apparaître comme une référence crédible et reconnue sur le sujet. Sans être directement à la manœuvre, elle s’est appuyée sur le rapport Stern (qui a inspiré la courbe des coûts marginaux) qui trace une roadmap pour les entreprises, et a aidé en sous-main à la rédaction du rapport « Design to win » qui traçait une feuille de route pour la philanthropie climatique et a effectivement aidé au fléchage de fonds depuis des fondations provenant de la tech vers ce sujet.

A partir de 2008, le project Catalyst (projet monté et piloté par McKinsey) va être financée par des fondations philanthropiques, versant de 2008 à 2012 42 millions de dollars à McKinsey pour développer une vision de la transition bas carbone et des mécanismes à mettre en place. Sans surprise, elle passe par des engagements volontaires non-contraignants et des mécanismes de marché. Va s’éloigner du fonctionnement de la CCNUCC (Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques) en traitant certains acteurs non-étatiques sur un pied d’égalité avec les États (plus grande ouverture), mais aussi en n’intégrant que des acteurs considéré comme essentiels (plus grande fermeture), ie les élites économiques et politiques. A son maximum, rassemblait 150 personnes réparties en 6 groupes de travail, avec une production qui a fortement influencé les accords climats subséquents, en limitant l’interventionnisme étatique sur le sujet (sauf pour la collectivisation des risques et investissements) et en laissant dans l’ombre la question de la justice sociale et des réparations. Mais la mise en place de toute cette diplomatie parallèle (et notamment l’appui la construction d’un texte alternatif par le gouvernement danois + quelques autres au lieu de passer la recherche habituelle d’un consensus entre tous les acteurs) a participé à l’échec des négociations de Copenhague (COP 15, en 2009), même si sera réintégré dans l’accord de Paris. L’échec de Copenhague a en parallèle montré l’importance de la communication autour des solutions vertes que les acteurs privés souhaitent pousser, pour qu’elles bénéficient d’une adhésion suffisamment large.

IV Make our blabla great again

En amont de la COP 21 (accord de Paris, 2015), beaucoup d’efforts de communication pour que différents acteurs soutiennent (ou au moins restent neutres/silencieux) sur l’accord malgré son niveau d’engagement pas si élevé (en dessous de celui de Copenhague notamment), en leur expliquant que la réussite de l’accord en dépendait, et qu’être contre ferait le jeu des négationnistes climatiques et des idéalistes climatiques (ie deux groupes pourtant totalement opposés, ceux qui veulent freiner et ceux qui veulent aller plus loin, classique stratégie centriste de dire qu’iels sont les seuls raisonnables). Les scientifiques notamment ont été approché·es pour un soutien à l’accord, ce qui a marché pour une partie d’entre elleux.

Post-Copenhague, le GSCC (structure financée par des fondations climatiques) a repris en main la communication du GIEC, proposé du media-training aux scientifiques, produit des synthèses des rapports, des communiqués de presse et des argumentaires, pour « restaurer la marque GIEC ». L’objectif était d’augmenter la crédibilité du tout – et de le mettre au service des solutions de marché. L’idée était de ne pas tant avoir des accords dont le fond était ambitieux que des accords dont la forme et la communication autour faisait de la lutte contre le changement climatique via les solutions de marché une évidence largement acceptée.

Ironiquement, cela a été fait en copiant les méthodes employées par les firmes fossiles pour faire de la désinformation sur le climat : astroturfing, financement de groupes d’experts, lobbying… Le problème c’est qu’en en passant par là et en mettant en scène une opposition binaire entre pro et anti-climat, on permet à toutes les entreprises qui sont ok avec mettre en place une communication greenwashée de se réclamer du camp progressiste tout en continuant le business as usual. Plus encore, les grandes entreprises avec des gros budgets (notamment de R&D et de comm’) peuvent dire qu’elles sont des parties de la solution (après mise en place de « conseils scientifiques », partenariats avec des ONG, normes internes, coucou Total et l’IPIECA). Parallèlement, celleux qui contestaient ce cadrage capitaliste se sont retrouvés marginalisés : on n’a pas le temps de renverser le capitalisme, l’urgence climatique est bien trop urgente, et il faut rassembler tout le monde, pas s’opposer aux entreprises de bonne volonté !

Multiplication aussi des visages de la cause climatique, depuis l’historique Al Gore : plein de philanthropes, maires de grandes villes, stars, qui peuvent pitcher l’urgence climatique et les solutions capitalistes, et qui vont dans tous les grands sommets mondiaux et émissions télévisées pour délivrer un message prépackagé.

Création de tout un écosystème de forums climatiques qui tournent en vase clos et où s’échangent des messages d’optimisme indépendants de la lutte contre le changement climatique (l’important c’est de mobiliser). Communication très pro, où les grains de sable sont très rares et même quand ils arrivent, la comm’ arrive à remettre l’événement sur les rails (exemple de l’intervention d’une activiste lors d’un sommet qui sort du script lors d’un échange avec le PDG de Shell, et de l’animation de la table ronde qui dépolitise immédiatement son message en le mettant sur le compte de la douleur que « nous ressentons tous face à ce que nous avons perdu » : recréation d’un collectif, rejet du message en le disant basé sur l’émotion plus que la raison).

V Une photo avec Greta

Les COPs sont centrales dans les négociations climatiques. Tous les acteurs qui veulent influencer sur le discours et processus climatiques sont obligés de s’aligner sur leur tempo. Mais le fonctionnement des COPs est décidé par les États et élites, forçant donc à s’adapter à leur cadre et facilitant une potentielle récupération, en orientant leurs mobilisations vers la demande d’accords climat légèrement plus ambitieux mais surtout adoptés : si le mouvement climat n’insiste que sur l’urgence climatique et le besoin d’accords, il sert in fine d’appui aux groupes d’intérêt néolibéraux et technosolutionnistes qui, à l’intérieur du processus climatique, poussent ces éléments de langage aussi et leurs solutions comme la bonne réponse. Certains acteurs internes vont approuver le mouvement climat publiquement (tant que revendications modérées et actions non-violentes), sous-entendant qu’ils sont tous dans le même camp. Le GSCC a même fourni un appui technique et logistique à Greta Thunberg pour faciliter ses prises de parole, en appui des sommets climatiques internationaux, légitimant un peu plus ces sommets.

Ccl : Faut-il manger les riches ?

Les riches sont une classe consciente d’elle-même, qui met d’énormes moyens pour influencer le discours climatique. Il ne sont pas juste pollueurs (massifs) sans s’en rendre compte, ils ont conscience des enjeux et orientent les solutions selon leur propre agenda. C’est bien cet agenda et la poursuite d’un capitalisme « vert » qui ne renonce pas à la croissance ni aux inégalités qui est la racine du problème. L’urgence est climatique et sociale, climatique et démocratique.

Les Louves, de Boileau-Narcejac

Roman policier français paru en 1955. Gervais s’échappe avec Bernard d’un stalag allemand. Ils ont pour projet de se cacher à Lyon chez la marraine de guerre de Bernard, mais celui-ci est tué au dernier moment. Gervais se fait alors passer pour Bernard auprès d’Hélène (la marraine de guerre) et c’est ainsi que commence un jeu de dupes entre lui, Hélène, Agnès (la sœur d’Hélène) et Julia la sœur de Bernard.

J’ai bien aimé. C’est du roman noir à l’ancienne avec de la tension psychologique et des personnages tous un peu horribles. Le point de vue du roman est celui de Gervais, mais avec une distanciation qui montre bien qu’il se trouve des excuses pour toutes les saletés qu’il a pu faire et qu’il se considère comme moralement au dessus de tout le monde (essentiellement parce qu’il vient d’une famille bourgeoise et qu’il a eu une éducation classique), alors qu’il est exactement au même niveau moral que les autres personnages.

Sukkwan Island, de David Vann

Roman états-unien publié en 2009. Roy et son père Jim s’installent pour un an dans une cabane sur une île de l’Alaska, pour y vivre en autarcie. Roy a 13 ans, mais il comprend rapidement que son père est dans un état mental assez désastreux, il pleure la nuit, il lui partage trop de choses, et il ne sait pas comment se préparer à l’hiver. Le projet ressemble rapidement à une terrible erreur.

Ça se lit rapidement, c’est un roman psychologique. Je n’ai pas été transporté par le style. Dans le style « descentes aux enfers en pleine nature » j’ai préféré La Rivière.

Terrasses, de Laurent Gaudé

Court roman de 2024, qui revient sur les attentats du 13 novembre 2015.

Gaudé écrit très bien, toute la première partie prend aux tripes (sur les journées qui se déroulent sans conscience du drame qui approche, sur les premières attaques) et fait pleurer.

Je suis plus réservé sur la fin, à la fois certains points de la ligne narrative des deux amoureuses (je vois l’idée d’avoir mis en scène un couple lesbien, mais y’a un côté « tragic lesbians », et autant le versant « attirance romantique » de la relation me semble bien écrite, autant le versant « attirance sexuelle » je suis moins convaincu), et tout le côté « on montrera qu’on a vaincu en retournant en terrasse », qui me semblait débile à l’époque et me semble débile maintenant. Néanmoins globalement ça vaut le coup de le lire, comme beaucoup de Gaudé.

Les Navigateurs, de Serge Lehman et Stéphane De Caneva

Bande dessinée parue en 2024. Trois amis d’enfance retrouvent brièvement la 4e comparse de leurs aventures, revenue dans leur ville d’enfance avant qu’elle ne disparaisse dans des circonstances mystérieuses. Leurs tentatives de la retrouver vont mener à la découverte de mystérieuses découvertes dans l’histoire et la géographie du bassin parisien, liées à la mer qui recouvrait les lieux dans la Préhistoire, quand le niveau de l’eau était 60 m plus haut, et à une mystérieuse société qui garde ce secret.

J’ai pas mal aimé, mais de façon générale j’aime bien les marottes de Lehman à base de puissance cachée des lieux et de mondes oniriques. Le dessin de Caneva fonctionne bien avec. Un bémol sur le fait que les personnages féminins sont assez inexistants et servent juste à faire avancer l’histoire des mecs.

Slaughterhouse 5, de Kurt Vonnegut

Roman états-unien de 1969. On suit la vie de Billy Pilgrim, un opticien états-unien qui a participé à la seconde guerre mondiale sur le front européen et a assisté à la destruction de Dresde sous les bombardements alliés. Billy est affecté par un « détachement temporel » : il perçoit sa vie non pas de façon linéaire, mais en faisant des allers-retours (de sa conscience, son corps reste là où il est) entre différentes époques. Il pense aussi avoir été enlevé à une période de sa vie par des extraterrestres qui perçoivent l’intégralité du temps simultanément (et considèrent le libre-arbitre comme une invention des Humain.es du coup). L’aspect SF est plus un plot-device qu’autre chose, je ne le décrirai pas comme un roman de SF malgré les extraterrestres et le détachement temporel, c’est d’abord un roman sur la seconde guerre mondiale et ses conséquences sur les personnes qui y ont participé.

L’écriture est un peu méta, avec un premier chapitre qui parle des conditions d’écriture, et des moments où le narrateur par ailleurs omniscient dit « j’étais là durant cette scène, j’étais aussi dans ce convoi de prisonniers ».

Je recommande.

Tu devrais voir quelqu’un, de Maud Le Rest

Essai paru en 2024, sur le sujet de la santé mentale et de sa gestion chez les hommes en France. L’autrice part du constat que les femmes sont largement plus socialisées à exprimer leurs émotions et à avoir une approche médicalisée de leurs corps et de leur psyché, et qu’elle représentent donc une large majorité des personnes qui consultent des psychologues/psychothérapeutes et psychiatres. À l’inverse, les hommes sont éduqués à se présenter comme autonomes et donc à ne pas rechercher de l’aide.

Via un appel à témoignages, des anecdotes issues de sa vie personnelle, et des entretiens avec des professionnel.les de la santé mentale, Maud Le Rest dresse le constat de l’impact de cette socialisation différenciée aux soins psychiques : des personnes de genre masculin qui n’identifient pas leurs problèmes, refusent d’aller consulter par incompréhension de ce que ça peut leur apporter et/ou par fierté, par peur de perdre le statut associé au groupe de la masculinité hégémonique. Des personnes qui vont laisser leur état mental se détériorer, qui vont faire porter la charge psy sur leurs compagnes (dans le cas de couples hétéros), qui vont parfois aller consulter pour parler des problèmes de leurs mecs, ou sur les femmes de leur entourage, la capacité à avoir des discussions abordant des sujets émotionnels étant beaucoup plus réduite dans les relations amicales H/H.

C’était intéressant comme sujet, mais comme souvent avec les essais journalistiques je trouve que ça reste un peu en surface. Par ailleurs, si je ne doute pas que tous les cas décrits soient réels, je trouve qu’on est sur des modèles de masculinité un peu caricaturaux, pour mon usage personnel ça m’aurait davantage intéressé de voir des cas d’hommes qui sont quand même un peu plus déconstruits/conscientisés sur d’autres thématiques féministes mais pour lesquels la question de la santé mentale reste bloquante (oui, je suis en train de me plaindre que ce livre ne soit pas à propos de moi).

Naissance d’un pont, de Maylis de Kerangal

Roman français paru en 2010. On suit la construction d’un pont de nos jours dans la ville de Coca, dans l’arrière pays californien. On adopte le point de vue de l’ingénieur en charge de la construction, de certains ouvriers et cadres du chantier, du maire qui l’a voulu, on fait un détour par l’histoire de la ville et les tractations de certains notables inquiets que le pont bouleverse leurs rentes de situations.

J’ai bien aimé, le style de Maylis de Kerangal fonctionne bien avec ce genre de sujet (et puis c’est un bouquin pour les gens qui aiment bien les grosses constructions, je me sentais dans le cœur de cible).

Ralentir ou périr, de Timothée Parrique

Essai économique sur la décroissance, paru en 2022. Fiche de lecture un peu brute de décoffrage, j’ai pas trop pris le temps de réécrire des transitions.

L’auteur commence par rappeler que la croissance était initialement un indicateur d’atteinte d’objectifs dans les États-Unis post-Grande Dépression : elle mesurait la production d’équipements et de nourriture, sortie de la pauvreté. Mais l’indicateur est devenu un objectif en soi, quelques soient ses conséquences et son lien à la production réelle. Or, croître indéfiniment dans un monde fini ne peut pas bien tourner sur le long terme. Il faut transitionner vers un monde post-croissance – après une phase de décroissance pour redonner à l’économie mondiale une taille supportable par la planète tout en assurant les droits humains (se retrouver dans le donut de Raworth). Le but est d’arriver à une économie stationnaire, en harmonie avec la Nature, où les décisions sont prises collectivement et où les richesses sont équitablement partagées.

Historiquement, l’économie est l’organisation de l’utilisation des ressources pour satisfaire des besoins (en prenant en compte à la fois les besoins immédiats – court-terme, la résilience du système – moyen-terme, et sa soutenabilité – long-terme)). Mais l’économie telle qu’on l’entend de nos jours est celle mesurée par le PIB : l’addition des valeurs marchandes des différents biens et services.
C’est assez différent : on regarde seulement ce qui est mesurable, et donc échangé dans un secteur marchand, en excluant beaucoup de pans de l’activité humaine et naturelle (travail domestique, bénévolat, services écosystémiques par exemple), et on additionne indifféremment toutes les activités, qu’elles soient bénéfiques ou néfastes à la réalisation des besoins humains. Le PIB peut ainsi augmenter par intensification des échanges (changer de téléphone tous les 2 ans au lieu de tous les 5 ans, échanger des billets entre deux personnes en boucle), ou par accroissement de la sphère marchande (des nuits passées en couchsurfing sont passées en Airb’n’b), sans que plus de besoins ne soient satisfaits : le PIB et sa croissance sont donc en grande partie décorrélés des besoins humains.

Parrique s’attarde sur les arguments sur la possibilité de découpler consommation de ressources (et donc le risque sur la soutenabilité) et croissance : historiquement, on n’a constaté que des découplages temporaires (suivi d’un rebond), petits, lorsque la croissance était de toute façon faible, et poussés par des délocalisations/une tertiarisation locale de l’économie. Pour qu’un découplage soit utile à la soutenabilité, il devrait au contraire être mondial, massif, permanent… et arriver immédiatement. Ce découplage absolu pourrait de plus être obéré par :

  • des effets rebonds,
  • l’empreinte non-nulle du secteur tertiaire (qui repose sur des infrastructures physiques)
  • la diminution des retours sur investissement énergétiques et miniers (extraire la même quantité d’énergie demande de plus en plus d’énergie au fur et à mesure qu’on épuise les ressources faciles d’accès), et
  • l’impossibilité d’un recyclage à 100%.

Le découplage comme solution pour rester dans un monde en croissance est donc une chimère.

L’économie comprise comme les activités de production est encastrée dans les activités de reproduction (sommeil, lien social, repas, entretien/maintenance – faire que les humains, les infrastructure et le système se perpétuent) et dans les services écosystémiques (l’entretien des grands cycles biologiques et physico-chimiques par les écosystèmes).
La croissance est toujours limitée par un budget-temps allouable aux activités humaines : il n’y a que 24h dans une journée, et on ne peut pas toutes les consacrer aux activités productives : ce serait creuser dans les processus de reproduction, et donc délétère pour la croissance elle-même, puisque sur le plus long terme, ces processus la soutiennent.

Pour qu’un objet devienne une marchandise, il faut qu’il soit quantifiable, standardisable (considérer tous les lapins d’une même espèce comme équivalents par ex), monétisable (donner une valeur monétaire à un lapin), et privatisable (établir un droit de propriété sur les lapins, qui sera transférable). Ces processus engendrent des pertes entre les objets et les marchandises : les légumes non-calibrés ne sont pas vendables (pas standardisés), et on perd une diversité de qualités intéressantes si on ne s’intéresse qu’à certains aspects d’un objet.
De plus, l’inscription d’un échange dans la sphère marchande change sa nature : la relation d’achat/vente n’est plus la même que celle de don/contre-don, et les attentes entre les acteurs ne sont plus les mêmes : un trajet en Blablacar ne se vit pas comme un trajet en stop, les parents participant à une garderie communautaire n’ont pas les mêmes attentes que ceux inscrivant leurs enfants dans une crèche privée.
Le périmètre de ce qui est marchandisable est fixé socialement (on peut vendre des carottes, pas des organes humains), ainsi que les modalités de la marchandisation (normes d’hygiènes associées, possibilités de vendre tel bien dans tel ou tel lieu). L’activité économique ne se fait pas dans le vide, mais selon ce que la société définit comme acceptable (les marchés ne se créent pas ex nihilo) : il est donc tout à fait possible de réguler différemment cette activité et de l’orienter vers une décroissance généralisée.

Une économie en décroissance produirait moins de bien et services (quantité, diversité, fréquence). Cela se traduirait par une baisse du PIB, mais spécifiquement aux dépens des activités socialement et écologiquement néfastes. Pour fonctionner, la décroissance doit viser :

  • L’allégement de l’empreinte écologique : le but est, à l’échelle de chaque territoire, de faire repasser la consommation de ressources en dessous des seuils de renouvelabilité. Pour ça, on vise une réduction ciblée des activités extractives et émettrices de CO2, avec des politiques d’interdiction et de désincitation : fermeture de lignes aériennes, taxes sur le kérosène, taxe progressive sur les vols en avion, taxes sur les SUV, interdiction planifiée des moteurs thermiques neufs, interdiction de la publicité pour les voitures, interdiction de la publicité pour les produits carnés …
  • De manière démocratique : l’objectif est de sortir du fonctionnement visant à la maximisation des profits pour les grands groupes : (re)nationalisation des monopoles naturels, organisation collective du démantèlement de certaines activités jugées nocives, transformation de d’autres activités en coopératives.
  • Dans un esprit de justice sociale : tout le monde n’émet pas les mêmes quantités de CO2. La décroissance doit viser une convergence entre pays et classes : les plus riches devront supprimer une part bien plus importante de leur empreinte écologique que les plus pauvres, qui pourront dans certains cas continuer de croître pour passer au dessus des seuils garantissant les droits humains.
  • Et dans le souci du bien-être des gens : le but de la décroissance est de préserver les activités à impact positif et le temps libre. Cela passe par une mise en commun des équipements, une primauté accordée aux activités associatives, la préservation de la Nature et des possibilités d’accès à icelle, et la garantie de l’accès à un travail socialement utile.

La décroissance est une phase, qui doit permettre d’atteindre une organisation de la société post-croissance, qui sera stationnaire et respectera toujours les 4 points mis en avant pour une décroissance fonctionnelle. Il peut y avoir des variations de production selon les moments, mais qui restent légères : le but est de rester dans le donut de Raworth, les gains de productivité sont toujours recherchés mais pour permettre de dégager davantage de temps libre.

  • L’économie est circularisée au maximum (réduction de la pression sur les ressources), l’éco-innovation permet d’améliorer là où possible l’efficacité des procédés, libérant des ressources (soit pour une autre activité, soit pour de la non-consommation : restitution de zones à la Nature).
  • L’expression des besoins pour savoir quoi produire passe par des comités/conventions plus ou moins locales, qui remontent et arbitrent les besoins des citoyen.nes. Les entreprises sont dirigées par leurs parties prenantes, et doivent justifier en quoi la production qu’elle proposent est socialement bénéfique (produits, process, à quels besoins ils répondent) avant d’avoir un accès au crédit (qui deviendrait un commun bancaire) et aux autres ressources
  • Pour garantir la redistribution, mise en place d’un héritage minimum garanti, touché à 18 ans, et d’une taxation progressive du patrimoine (ex, de 0,1% à 90%, en sept tranches). Revenu minimum garanti + taxation progressive sur les revenus, échelle des salaires dans les entreprises ou fixation des salaires par les employés et distribution des profits de chaque entreprise votée par les parties prenantes.