La Révolution des Damnés, de Melody Cisinski

Premier tome d’une bande dessinée sur une révolution russe incluant des éléments fantastiques. On suit Yuri, un membre des brigades anarchistes, qui infiltre le train blindé ou les russes blancs abritent la dernière héritière des Romanov dans l’espoir d’une restauration. En parallèle on voit le passé de Yuri, son adolescence dans son village, et le triangle amoureux qu’il formait avec Elena et Nikita, son camarade qui a obtenu un poste de commandement dans l’armée bolchevique et est en train de réveiller des puissances occultes.

Il y a des points intéressants dans l’histoire, mais on reste un peu sur sa faim avec juste ce premier tome ; typiquement le Kotchei réveillé par Nikita n’apparaît que relativement tard, on voudrait en avoir plus (surtout que c’est quand même lui qui fait la couverture). Mais je suis totalement motivé par une histoire qui mêle gros robots, révolution russe et légendes slaves.

Dans le fond comme dans la forme, il y a deux ruptures de ton qui m’ont un peu perturbées :

  • Sur la forme, le design des personnages est très toonesque, avec par contre des couleurs très sombre, une bonne partie de la BD est en nuance de gris avec seulement quelques éclats de couleur.
  • Sur le fond, on alterne des moments adultes ou sombres, avec des charniers, du sexe, et des moments plus légers ou le héros blague avec son cheval ou joue avec l’héritière Romanov.

Ça donne un peu l’impression que la BD oscille en fond comme en forme entre deux styles ; j’attends de voir ce que l’autrice veut en faire dans les tomes suivants, surtout que maintenant que tous les enjeux sont posés, le kotchei entré en scène et l’action lancée, on devrait arriver aux passages les plus intéressants.

La Scierie, texte anonyme

Texte anonyme rédigé dans les années 50 et publié dans les années 70 et décrivant les deux ans passés par l’auteur en tant que travailleur dans des scieries proches de Blois. L’auteur raconte un quotidien très dur, physiquement harassant, sans solidarité entre les travailleurs (dans sa première scierie, ça change un peu dans la suivante, où les rapports humains restent tendus, mais « moins pire »). C’est un témoignage direct des conditions de travail en tant qu’ouvrier rural non qualifié à cette époque. L’auteur montre sans complaisance comment les conditions de travail le rendent mauvais (et ses collègues avec), il se réjouit des accidents de ceux qu’il n’aime pas, il y a zéro solidarité. Le texte est écrit rétrospectivement et l’auteur regrette en partie la transformation morale que ce métier lui a fait subir, mais il estime aussi en avoir retiré des choses intéressantes et une compréhension de ce qu’est intrinsèquement le travail.

C’était très intéressant comme témoignage.

Mes classes vendangeuses, par mickaël andré

J’ai aussi lu dans le même style un fascicule de quelques pages décrivant des vendanges dans les années 2010, mais là avec un recul sur les rapports de classe et la division genrée du travail. On est dans le même type de travail non qualifié, mais à une époque différente, et avec un regard de l’auteur assez différent. Mais là aussi on retrouve des rapports difficiles entre les travailleureuses, instrumentalisés par le patron.

Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga

Roman rwandais de 2012, décrivant la vie dans un pensionnat de jeunes filles de bonne famille dans le Rwanda des années 70s, alors que les tensions ethniques entre Hutus et Tutsis s’accentuent. Le livre raconte la vie de l’institution, le pélerinage annuel à la statue de Notre-Dame du Nil d’où le pensionnat tire son nom, une visite de la reine Fabiola, les jeux d’influences entre les pensionnaires qui reproduisent les positions de leurs familles respectives (dans l’armée, dans le gouvernement…), leur relation aux adultes (les Sœurs qui tiennent l’établissement, le prêtre lubrique, les professeurs belges, français ou rwandais, le sorcier du village proche, leur famille…), et la montée progressive des persécutions des Tutsis, jusqu’à l’irruption de miliciens au pensionnat, qui viennent chercher « les filles du quota ». C’était intéressant, je connaissais peu l’histoire rwandaise – et je prend rarement l’occasion de lire de la littérature écrite par des auteurices africain.e.s, c’était bienvenu.

Le Sens de la Fête, d’Olivier Nakache et Éric Toledano

Film français de 2017. Bacri joue Max, le patron d’une petite société d’événementiel spécialisée en planification de mariage. On le suit, lui et son équipe, sur toute la mise en place et le déroulé du mariage d’un client particulièrement relou dans un château magnifique. C’était très réussi. Tout les personnages sont bien : Max bien sûr, mais Jean-Paul Rouve en photographe jemenfoutiste, le DJ qui chante du yaourt avec aplomb, le serveur embauché au dernier moment qui ne connaît rien au milieu et enchaîne les catastrophes, le marié totalement infect (mention spéciale pour lui, le personnage est très très très réussi). Le film est bien rythmé, avec les différentes péripéties de l’organisation de la soirée, le tout sur une bande-son d’Avishai Cohen très réussie.

Grosse recommandation pour un fil good movie.

On connaît la chanson, d’Alain Resnais

Film français sorti en 1997. On suit les aventures à Paris de deux sœurs, Camille et Odile, et de leurs connaissances, alors qu’Odile achète un appartement et Camille finit sa thèse. Le film est connu pour son procédé qui consiste à faire faire du lipdub de chansons françaises à ses acteurices à plein de moments, lipdub qui s’insère dans les dialogues ou représente l’état d’esprit ou les émotions des personnages.

Les personnages sont attachants (sauf celui de Lambert Wilson, qui joue le connard de service, un horrible agent immobilier), même s’ils sont parfois un peu idiots. Mention spécial au fil narratif d’Odile qui culpabilise d’avoir renvoyé au dernier moment un demandeur d’emploi, à celui de Camille qui finit sa thèse « Les chevaliers-paysans de l’an mil au lac de Paladru », et à Bacri hypocondriaque qui consulte médecin sur médecin en chantant J’ai la rate qui se dilate.

Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérome Ferrari

« Meeeec, et si on ouvrait un bar ? »

Prix Goncourt 2012. Le livre raconte l’histoire de plusieurs membres d’une famille corse. L’histoire s’ouvre sur la description d’une photo prise en 1918 avant le retour de la guerre du père de famille. Elle va s’étendre brièvement sur la vie du couple, avant de se concentrer sur la vie de leur arrière petit fils Matthieu, avec des passages sur la vie de leur plus jeune fils Marcel, son fils Jacques (très peu), et celle d’Aurélie, la sœur de Matthieu. Matthieu a été élevé sur le continent, et il considère pendant longtemps la Corse comme son paradis perdu. Persuadé que tout ce qui a trait à la Corse est merveilleux, il abandonne ses études pour reprendre un bar dans le village familial avec son meilleur ami. Si les choses se déroulent bien au début, le rêve de Matthieu va peu à peu s’effondrer.

C’était agréable et intéressant à lire. La narration fait des allers-retours entre les époques et les générations, révélant peu à peu les différentes péripéties de l’histoire familiale. Libero, le meilleur ami de Matthieu, a fait son mémoire de master sur Saint-Augustin, ce qui amène les parallèles entre leur situation (et l’effondrement de leur rêve de vie tranquille au pays) et le sermon de Saint-Augustin sur la chute de Rome, et donc le titre du livre.

Bouvard et Pécuchet, de Flaubert

Roman français de 1881. Les deux héros du roman se rencontrent par hasard à Paris et deviennent très amis. Les deux sont employés de bureau et insatisfaits de leur vie. Quand l’un des deux hérite, ils décident de partir vivre à la campagne, ayant acheté un manoir et une ferme qui leur assure une rente.
Ils se mettent à l’agriculture en amateurs, puis appliquent à la même (absence de) méthode à tous les domaines possibles (sciences, religion, archéologie, gymnastique, politique, éducation), allant de catastrophe en catastrophe et enchainant les pertes sèches d’argent sans jamais perdre confiance en eux-mêmes.

C’était plaisant à lire, ce qui n’est pas gagné d’avance avec du Flaubert. Le roman est inachevé, le dernier chapitre n’existe que sous forme de plan, mais ça ne gène pas la lecture.

The Big Short, d’Adam McKay

Film américain de 2015, présentant les ressorts financiers de la crise de 2008. On suit trois groupes de financiers à l’extérieur de l’écosystème mainstream de la Bourse américaine, qui réalisent dès 2005 que les produits financiers les plus en vogue, officiellement solides car adossés au marché de l’immobilier, sont en fait complètement vérolés : ces produits sont des agrégations d’assurances sur les défauts de paiement des crédits immobiliers, mais aucune vérification n’est fait a priori sur la solvabilité des gens qui contractent les crédits. De plus, les mécanismes d’agrégation agglomèrent des crédits avec des taux de risque différente, et considèrent ce panachage en soi comme une garantie de solidité. Enfin, tout un marché secondaire s’est mis en place avec des produits qui sont basiquement des assurances sur le défaut de paiement des assurances sur le défaut de paiement, ce qui fait qu’il y a une somme d’argent gigantesque brassée, le tout basé sur un marché de l’immobilier qui est clairement une bulle.

Les acteurs principaux de la Bourse sont tellement impliqués jusqu’au cou dans ces transactions qu’ils n’ont pas intérêt à y regarder de trop près, c’est pourquoi ce sont des outsiders qui vont voir l’embrouille, prendre des positions boursières contre la tendance à la hausse du marché (shorter le marché, d’où le titre du film), et voir à leur grand désarroi tout le marché secondaire rester à la hausse bien plus longtemps que ce qu’il aurait dû si les acteurs boursiers divers faisaient correctement leur travail, aggravant d’autant plus la crise subséquente.

Niveau mise en scène, c’était intéressant, il y avait plein d’acteurs bankables à contre emploi. Le film prend le temps d’expliquer quelques passages techniques dans des séquences didactiques. Par contre il ne faut pas avoir peur de voir 2h10 pleines de testostérone et de gens en costard cravate assez antipathiques. Mais ça vaut le coup, le film réussit bien à expliquer des mécanismes complexes, et comment personne n’a fait son taff correctement face à la perspective de profits à court terme.

Quiz, de James Graham

Mini-série documentaire anglaise en trois épisodes. On suit la création du programme télé Who wants to be a millionnaire (adapté en France comme Qui veut gagner des millions), énorme succès d’audience et qui est vendu par la télé anglaise au reste du monde et notamment aux américains (plutôt que l’inverse, ce qui était le cas habituel). On suit surtout l’engouement que le programme suscite, et comment une communauté de fans de pub quiz vont s’unir pour passer les étapes de présélection. Et surtout comment parmi ceux là, le cas d’une famille ou un frère, une sœur et son mari vont successivement se retrouver candidats du jeu, le mari devenant la seconde personne de l’histoire du programme à atteindre le million, mais d’une façon qui mènera à un procès pour fraude. On suit alors les arguments de l’accusation puis de la défense, la question de la médiatisation du procès et de la présentation des preuves (la chaine télé qui est partie au procès éditant le montage mettant en évidence les éléments de fraude).

J’ai bien aimé le côté fiction documentaire. La période couverte est à la fois proche de nous (le jeu est inventé en 1997, l’émission où le mari est soupçonné d’avoir triché est filmée le 09/09/2001, l’enquête se passe dans les jours qui suivent le Onze Septembre) et fort différente dans l’accès aux informations – internet existe mais n’est pas du tout omniprésent comme aujourd’hui. Les personnages sont très très anglais (la série en joue), c’est sympa à regarder sans être inoubliable.

L’Usine, d’Hiroko Oyamada

Livre japonais sur la vie de trois personnes travaillant sur un site industriel gigantesque. On suit trois employés, un ingénieur affecté au bureau de végétalisation des toits, une contractuelle qui s’occupe de la destruction des documents internes, et un intérimaire qui travaille à la correction de documents. Dans les trois cas, le but de leur travail reste relativement obscur, leur hiérarchie assez peu existante, et le cœur de métier de l’Usine à la fois loin de ce qu’iels font et mystérieux à appréhender. L’Usine semble avoir des dimensions et une occupation changeante, le temps s’y écoule différemment d’à l’extérieur, et elle contient une multitude de sous-services et d’annexes qui permettent de passer une vie entière en son sein sans jamais manquer de rien. Peu à peu, l’intrigue va se resserrer sur des animaux qui semble n’exister qu’au sein de l’Usine, et se multiplient de plus en plus.

C’était assez étrange comme lecture. Une espèce de fantastique corporate, avec les codes japonais de l’attachement à l’entreprise (mais réactualisés pour une époque où l’emploi à vie n’est plus qu’un lointain souvenir). Ça se lit vite et on se laisse prendre à l’histoire.