Pourquoi l’amour fait mal, d’Eva Illouz

Essai sur les relations amoureuses dans la société moderne.

Les modalités selon lesquelles on exprime et ressent le sentiment amoureux sont construites socialement – ce n’est pas parce que c’est un sentiment intime qu’il échappe à l’influence de la société, via sa mise en scène dans de nombreuses productions culturelles.
L’autrice commence par parler d’une période historique documenté du point de vue des rapports amoureux, pour mettre en lumière les différences entre cette époque et la nôtre. Dans l’Angleterre victorienne, l’expression des sentiments était très codifiée et surtout très progressive : les émotions exprimées mais aussi ressenties s’intensifiaient avec les étapes. De plus, l’acceptation ou le rejet des propositions de mariage dépendait fortement de critères économiques : on se mariait dans des milieux sociaux homogènes, et c’était avant tout cette homogénéité et la formation de liens sociaux avantageux qui étaient validés par l’acceptation d’une proposition de mariage, pas la valeur intrinsèque du proposant : un rejet n’avait pas le même effet. Par ailleurs la parole donnée engageait fortement : si un meilleur parti se présentait une fois engagé, il était très rare de rompre pour autant.

À l’époque moderne, le sentiment amoureux est sorti de ce cadre social de construction d’alliance et de choix validé par la famille et la collectivité. Le choix d’un.e partenaire est considéré comme relevant purement de l’individu. Avec la diminution de l’endogamie, le nombre de partenaires potentiel.le.s augmente fortement, et en parallèle les critères de choix se multiplient : pouvoir/argent, sex-appeal, culture, hobbies… La compatibilité psychologique et l’attirance sexuelle deviennent des critères de choix déterminants, alors qu’ils n’étaient pas considérés auparavant. Les critères d’attirance sexuelles sont de plus très formatés et prescrits par les médias, et donc standardisés à travers toute la société. L’effet d’attirance in-group est diminué, et une forme de hiérarchie de l’ensemble des gens est mise en place.

La multiplication des options complique le fait de s’arrêter sur une et d’en être satisfait. Par ailleurs, le mécanisme de la comparaison rationnelle des options est pratique pour une décision éclairée, mais diminue l’investissement émotionnel dans l’option choisie in fine : ce n’est pas idéal pour faire des choix amoureux.

Dans la société moderne, le sentiment de valeur dériverait moins d’indicateurs objectifs et partagés par tou.te.s (par exemple la classe sociale – injuste mais objectif), et plus du déroulement des interactions interpersonnelles et de la caleur qui nous est ponctuellement accordée par d’autres. Les relations amoureuses sont alors un lieu privilégié pour se voir accorder de la valeur, mais qui doit sans cesse être renouvelée par la réitération des rituels d’appréciation de l’autre.

Il y a une contradiction entre la valeur donnée à l’autonomie du sujet et le besoin de reconnaissance : demander un approfondissement de la relation ou des preuves d’attachement montre que l’on préfère la relation à notre indépendance. C’est normal (sinon pourquoi initier une relation), mais en même temps ça fait baisser notre valeur de sujet libéral parfaitement autonome. Du coup, dilemme du prisonnier : mieux vaut ne pas faire le premier pas, se faire valider par l’autre en restant soi-même détaché (mais en même temps, si on considère que la valeur de notre partenaire baisse parce qu’il nous donne ces preuves d’attachement que l’on recherche pour voir notre propre valeur validée…). Il faut réussir à trouver un équilibre et se montrer bilatéralement reconnaissant de la relation (donner et recevoir des preuves d’attachement selon des modalités qui sont acceptables pour les deux partenaires). Double-bind qui rend les relations compliquées à gérer.

La vie à deux avec bcp d’activités communes facilite aussi le fait d’être agacé par les comportements de l’autre par rapport à une relation plus distante où l’autre est davantage fantasmé : on est en rapport avec une image projetée de l’autre, pas sa réalité. Les relations modernes où par rapport aux relations victoriennes on se fréquente beaucoup plus complique le fait de ne pas avoir le nez sur la réalité de l’autre, surtout quand on a pour comparaison d’autres personnes que l’on voit de plus loin, voire qui mettent activement en scène leur vie sur les réseaux sociaux, projetant une image idéalisée.

Bref, globalement c’était un essai intéressant (mais très dense, comme toujours avec Illouz) pour réfléchir sur la question de la complexité des relations humaines et notamment amoureuses dans le cadre de la modernité.

Les 400 Coups, de François Truffaut

Film français de 1959. Antoine Doinel, un enfant de 12 ans, se sent mal dans le cadre de sa famille (où sa mère est très lointaine) et de son école (où l’éducation est à l’ancienne – enfin, à l’actuel de l’époque, mais à l’ancienne de notre point de vue de spectateurs de 2021). Il enchaîne les journées d’école buissonnière et les hébergements en secret chez des camarades de classe, jusqu’à ce que ses parents l’envoient en maison de correction, dont il finira par s’échapper pour aller voir la mer.

C’était intéressant. Assez descriptif, on voit Antoine mener sa vie, dans un univers pas très joyeux (ses parents ont l’air relativement pauvre, ils vivent dans un appartement tout petit, son école est carcérale, il se fait arrêter et est traité comme un adulte au commissariat…) Les moments où il sort de ces institutions ouvrent des parenthèses de liberté, où il se promène dans la ville avec un camarade, teste des attractions foraines, squatte à droite à gauche. Une très belle scène où on voit plein d’enfants regarder un spectacle de guignol, avec des plans sur la foule d’enfants. Une autre belle scène où Antoine sort du cadre, mais on voit son ombre se retourner avant que le personnage ne revienne sur ses pas pour voler une bouteille de lait qui lui fera son repas de la journée.

Les dialogues de façon générale sont incroyables, les enfants se parlent comme des adultes, semble avoir énormément d’autonomie (et avec les expressions de l’époque, donc plein de « ben mon vieux c’est épatant ».

Manières d’être vivant, de Baptiste Morizot

Recueil d’essais de philosophie écologique, rassemblant 4 textes.

La thèse de Morizot est que la crise de la biodiversité trouve sa source dans une crise du rapport des humain.e.s au vivant, dans notre insensibilité et incapacité à le percevoir comme omniprésent, à l’origine de multiples phénomènes qui nous paraissent immanents (la floraison au printemps, en très grande partie médiée par les pollinisateurs, par ex). Cette insensibilité est un bug, mais c’était à la base une des features de la modernité : elle consistait à adapter le monde à nous plutôt que le contraire, et donc à uniformiser les milieux autour de nous, les rendre productifs et répondant à nos besoins, sans prendre en compte les besoins du reste du vivant.

Le premier essai du livre parle de pistage des loups et de la façon dont ceux-ci perçoivent le monde et interagissent avec lui. Morizot mèle le récit d’un pistage sur plusieurs jours et ses réflexions sur la perception des loups, dans une forme mi-essai mi-roman. Ça se lit tout seul, et c’est super intéressant, sur la question de la communication notamment : les hurlements des loups sont une communication audible par tou.te.s, et qui doit donc coder des informations pour de multiples auditeurs : amis, ennemis, proies… Les loups d’une meute quand ils sont rassemblés hurlent sur des fréquences harmoniques, rendant difficile le décompte des voix et gonflant la taille perçue de la meute. Les jeunes isolés hurlent sotto voce jusqu’à ce que leur hurlement soit repris par un membre plus âgés de la meute, ce qui leur donne l’assurance d’être en territoire allié. Morizot parle aussi de comment les être vivants réemploie des traits évolutifs pour de multiples usages : les loups marchent avec la patte arrière dans l’empreinte de la patte avant : ça évite de risquer de marcher sur une brindille et donc de se faire repérer, comportement utile pour un prédateur et potentielle raison de sélection du caractère. Mais cela leur permet aussi lors de déplacement dans la neige de minimiser leurs efforts : dans des terrains fortement enneigés toute la meute mets ses pattes dans les mêmes traces, mais sur un terrain moins rude, les louveteaux font leur propre trace, parce que s’adapter au pas des adultes leur demande un effort. Des réflexions aussi sur comment la combinaison de différents traits évolutifs (le hurlement, la vie grégaire, le comportement de prédateur) rassemblés dans les loups leur a permis d’inventer ce style de vie particulier avec des nuits grégaires et des journées solitaires.

Le deuxième et le troisième essai m’ont moins enthousiasmé. Le second parle de contingence évolutive (l’Histoire Évolutive du monde est une succession de hasard ; elle aurait tout à fait pu se dérouler autrement et l’Humain et son intelligence n’est donc pas spécial en soi mais une combinaison rare) et de pressions de sélection : si l’Évolution est bien contingente, les pressions poussent quand même à l’invention de certains traits utiles, et l’intelligence en fait partie. Non seulement l’Humain est encore moins spécial de ne pas être seulement un hasard inouï, mais on a alors une responsabilité de ne pas flinguer l’environnement terrestre, qui pourrait si on laissait de la place à l’évolution des autres espèces (sur des durées géologiques), voire apparaître d’autres formes d’intelligence potentiellement plus brillante que celle humaine (au passage, on sait déjà que l’intelligence en soi a été inventée plusieurs fois dans l’évolution, et que les pieuvres, les corbeaux et d’autres animaux encore la possèdent). Morizot nuance cependant son argument en remarquant que tant qu’on n’éteint pas absolument toute vie sur Terre (ce qui est impossible), les dégâts qu’on fera seront effacés sur le temps long par une nouvelle diversification évolutive (mais bon « après quelques millions d’années notre merde sera plus visible » c’est léger comme excuse).

Le troisième essai parle de la métaphore cartésienne de l’esprit humain comme un cocher (la raison) domptant des bêtes sauvages (les passions). Morizot développe ici que la métaphore est basée sur une vision totalement dépassée de ce que sont les animaux, clairement pas de pures boules d’instincts et de passions. Propose à la place de méler la vision spinoziste où le dualisme n’est pas entre raison et passions mais entre passions joyeuses et passions tristes, qui ne sont pas les plateaux d’une balance ou l’on réprime l’un pour faire monter l’autre, mais deux chemins empruntables, en encore pour reprendre une fable amérindiennes, deux loups en nous ; mais il ne s’agit plus alors de les dompter, mais de nourrir celui qui est porteur des sentiments nobles. La raison serait alors non un cocher mais un animal parmi d’autres, mais qui favorise le développement des affects positifs.

Le quatrième essai revient à l’étude des loups, et à sa participation au projet CanOvis, un projet d’étude des interactions entre loups/troupeaux/chiens/bergers dans le Var. Le but du projet n’est pas de prendre position en faveur des loups ou des bergers, mais de réfléchir aux modes de cohabitation possibles.
Morizot développe l’idée plus générale d’être un.e promoteurice de la relation/un diplomate/un ambassadeur de la relation même plutôt que d’un camp ; l’idée d’une position qui travaille en faveur des interdépendances entre les humains et le reste du vivant, en n’acceptant pas tout et n’importe quoi : les loups qui attaquent systématiquement les troupeaux doivent être abattus ; les éleveureuses qui ne protègent pas suffisamment leurs troupeaux ne doivent être indemnisés automatiquement. Il généralise aux cohabitations humain.e.s/milieux, en partant du point de vue de la prairie : certaines formes de pastoralisme sont bonnes pour la prairie, qui bénéficie du passage de troupeau restant ni trop peu ni trop longtemps : il y a une alliance objective entre la prairie et certains comportement humains. De la même façon, il y a alliance objective entre les pollinisateurs et les apiculteurs, contre les néonicotinoïdes (et donc l’agro-industrie, l’industrie chimique, etc.)

Enfin, parle du fait de ne pas se reposer sur une partition du monde vivant entre sacré et profane, comme on l’a par exemple dans l’idée de réserves naturelles sanctuarisées et intouchables par aucune activité humaine vs la « Nature ordinaire » qui serait exploitable à volonté. Pour lui, il est intéressant d’avoir des zones qu’on laisse en libre évolution totale, mais par ailleurs l’ensemble de la Nature mérite d’être traité avec des « égards ajustés », avec un souci de l’existence et du bien-être des êtres qui la composent (plutôt que l’extractivisme indifférent au milieu du Plantacionocène). Morizot montre que c’était la position des cultures non-occidentales, souvent représentées par l’Occident comme voyant la Nature comme sacrée, habitée par des esprits, vs notre bon rationalisme cartésien exploitatif. Plus justement, ces cultures utilisaient la Nature, faisait des prélèvements dedans : elle n’était donc pas sacré dans le sens occidental, mais il y avait un souci des répercussions des activités humaines sur les non-humain.e.s impacté.e.s, et pas spécialement par préoccupation de « l’esprit de la forêt » comme quelque chose de transcendant, la préoccupation était vraiment pour la forêt elle-même, ou telle espèce, tel individu.

C’était très intéressant ; le style de Morizot est assez particulier mais souvent facile à lire pour de la philosophie. Je recommande les essai 1 et 4, et je pense que je lirai Les Diplomates, qui parle aussi de loups et de relations inter-espèces.

Black & White, de Lewis Shiner

Roman américain sorti en 2008 et se déroulant sur deux époques : quelques semaines de 2004 et la vie des parents du héros principal, Michael Cooper. Michael revient pour les derniers jours de son père à Durham, en Caroline du Nord. En creusant le passé de son père et en s’impliquant dans la vie de la ville, il va découvrir progressivement que son histoire familiale est largement liée à l’évolution de la ville, et à l’éviction des quartiers noirs prospères pour laisser passer une autoroute dans les années 60 et 70.

J’avais récupéré ce bouquin parce que j’avais beaucoup aimé Fugues, du même auteur. On n’est pas du tout dans le même style, à part la question de la relation à la figure paternelle. Fugues avait un net côté fantastique, ici on est dans un roman essentiellement réaliste. L’œuvre parle du racisme du sud des États-Unis, de comment ce racisme est passé par certaines politiques publiques, et de sa perpétuation jusque dans les années 2000. Il parle beaucoup d’identité, d’attirance et de relation. C’était sympa à lire, surtout l’histoire du père de Michael – certains passage de celle de Michael lui-même sont un peu datés ou un peu trop rocambolesques.

Comme une image, d’Agnès Jaoui

Film très français de 2004. On suit la vie de Lolita, chanteuse lyrique et fille d’un écrivain à succès imblairable. Autour d’elle tourne son père, avec sa compagne et leur fille, sa prof de chant et son mari écrivain qui commence à avoir du succès, et ses deux crushs. On est dans le milieu des français friqués assez antipathiques, avec des égos surdimensionnés et incapables de communiquer.

Le film est bien réalisé, mais franchement j’ai eu du mal avec les personnages, bien joués mais allant de mesquin à toxique en passant par lâche.

L’Apocalypse est notre chance, de Sylvie Coquart-Morel et Sophie Maurer

Feuilleton radiophonique de France Culture. Laura est doctorante en sociologie, approchant de la fin de sa thèse sur les institutions financières, quand elle découvre son directeur de thèse mort dans son bureau. Elle va découvrir peu à peu que son directeur était impliqué dans un groupe d’action radicale en rapport avec ses sujets de recherche, ce qui faisait de lui une personne d’intérêt pour les services de l’État. Laura va tenter de mener de front sa charge d’enseignement, le bouclage de sa thèse, et une enquête sur les activités de son directeur décédé.

Ça commençait bien, le milieu de l’université française était rendu de façon intéressante. La forme des épisodes étaient intéressante, avec les extraits du journal intime du directeur en fin d’épisode, qui rajoutait un point de vue différent et assez théorique. Mais l’histoire se délite peu à peu : les relations humaines deviennent moins crédibles, les gens font de la merde ou changent brutalement d’avis juste pour que l’histoire avance. C’est dommage parce qu’il y avait un gros potentiel, mais perdu en cours de route.

Promise of Blood, de Brian McClellan

Roman de fantasy sorti en 2013. L’histoire se déroule dans un univers qui rappelle la fin du XVIIIe siècle européen. Le roman s’ouvre sur la chute d’une monarchie absolue suite à un coup d’État de l’armée, il y a un syndicat, des colonies, une artillerie. Mais il y a aussi de la magie, des dieux, des prophéties…

L’univers est original et très prenant, avec un système de magie intéressant. C’était fort sympa de sortir de la fantasy médiévale.
Par contre c’était un poil trop militariste à mon goût, puisqu’on suit deux mages-artilleurs et un inspecteur anciennement policier ; on n’est pas exactement dans la critique gauchiste des pouvoirs établis. Même s’il y a des personnages féminins intéressants, toute la narration est faite par les yeux de mecs et les femmes restent largement à l’arrière-plan (et beaucoup – mais pas toujours – comme des femmes de ou filles de).

C’est le premier tome d’une trilogie, je vais clairement aller lire les suivants, il reste plein de pistes ouvertes et j’espère que les défauts seront un peu rectifiés (ce serait assez facile à faire en variant les points de vue).

EDIT 13/02/20

J’ai lu les deux tomes suivants, donc tout le cycle (l’auteur a écrit une autre trilogie dans le même univers, mas qui se passe 10 ans plus tard et dans une autre partie du monde). Ça se lit de façon relativement prenante, mais c’est loin d’être inoubliable. Le tome 2 est clairement le plus faible du cycle, se concentrant vraiment trop sur les aspects militaires, là où le 3 ré-ouvre un peu l’intrigue sur des questions politiques et une enquête policière.

Globalement l’univers est très intéressant, mais ça manque d’un travail d’édition. Du point de vue de l’écriture en elle-même, où il y a de petites incohérences qui montrent un manque de relecture globale, et où trouve des lourdeurs et des répétitions (vu le nombre de fois où la consommation de poudre par les mages-artilleurs est décrite exactement de la même façon, ça devient rapidement ennuyant). Du point de vue du fond, des suggestions d’éditeur sur le développement de certains personnages ou de certaines relations entre elleux aurait été intéressant. Bon déjà sur 1200 pages, la trilogie ne passe pas le test de Bechdel, ce qui est dommage en soi, surtout qu’il y a pourtant de nombreux personnages féminins – même dans l’armée, totalement mixte, mais ces personnages sont finalement toujours isolés – pas non plus de personnages non-hétéros. La relation Taniel / Ka-Poel est franchement mal écrite, la seconde étant décrite à la fois comme une mage et une guerrière incroyablement puissante, et comme une petite chose fragile que Taniel doit protéger. Des problèmes aussi sur le côté assez similaire à 300 du conflit entre les nobles soldats d’Ardo compétents mais en petit nombre et l’armée d’un million d’hommes des Kez incompétents et fourbes ; c’est surtout présent dans le second tome (où l’armée d’Ardo doit tenir un défilé…), un peu rectifié dans le troisième.
Tbh, je pense que l’auteur est un peu de droite.

Dans les côtés positifs, le mélange entre les capacités magiques et la période temporelle est original, les différents types de magie aussi. Les mages-artilleurs sont intéressants, même si on les sent taillé.e.s sur mesure pour pouvoir raconter une histoire dans un cadre militaire (même remarque sur la géographie d’Adro d’ailleurs, un pays entouré de montagnes infranchissables – à trois points de passage stratégique près). L’auteur prend le temps de développer ses personnages, qui ont une épaisseur psychologique, un système de valeur interne, des doutes… même s’ils restent assez tropesques par moment.

À lire si vous voulez de la fantaisie avec des mousquets et un bon worldbuilding, à ne pas lire si vous voulez un truc conscientisé.

La Révolution des Damnés, de Melody Cisinski

Premier tome d’une bande dessinée sur une révolution russe incluant des éléments fantastiques. On suit Yuri, un membre des brigades anarchistes, qui infiltre le train blindé ou les russes blancs abritent la dernière héritière des Romanov dans l’espoir d’une restauration. En parallèle on voit le passé de Yuri, son adolescence dans son village, et le triangle amoureux qu’il formait avec Elena et Nikita, son camarade qui a obtenu un poste de commandement dans l’armée bolchevique et est en train de réveiller des puissances occultes.

Il y a des points intéressants dans l’histoire, mais on reste un peu sur sa faim avec juste ce premier tome ; typiquement le Kotchei réveillé par Nikita n’apparaît que relativement tard, on voudrait en avoir plus (surtout que c’est quand même lui qui fait la couverture). Mais je suis totalement motivé par une histoire qui mêle gros robots, révolution russe et légendes slaves.

Dans le fond comme dans la forme, il y a deux ruptures de ton qui m’ont un peu perturbées :

  • Sur la forme, le design des personnages est très toonesque, avec par contre des couleurs très sombre, une bonne partie de la BD est en nuance de gris avec seulement quelques éclats de couleur.
  • Sur le fond, on alterne des moments adultes ou sombres, avec des charniers, du sexe, et des moments plus légers ou le héros blague avec son cheval ou joue avec l’héritière Romanov.

Ça donne un peu l’impression que la BD oscille en fond comme en forme entre deux styles ; j’attends de voir ce que l’autrice veut en faire dans les tomes suivants, surtout que maintenant que tous les enjeux sont posés, le kotchei entré en scène et l’action lancée, on devrait arriver aux passages les plus intéressants.

La Scierie, texte anonyme

Texte anonyme rédigé dans les années 50 et publié dans les années 70 et décrivant les deux ans passés par l’auteur en tant que travailleur dans des scieries proches de Blois. L’auteur raconte un quotidien très dur, physiquement harassant, sans solidarité entre les travailleurs (dans sa première scierie, ça change un peu dans la suivante, où les rapports humains restent tendus, mais « moins pire »). C’est un témoignage direct des conditions de travail en tant qu’ouvrier rural non qualifié à cette époque. L’auteur montre sans complaisance comment les conditions de travail le rendent mauvais (et ses collègues avec), il se réjouit des accidents de ceux qu’il n’aime pas, il y a zéro solidarité. Le texte est écrit rétrospectivement et l’auteur regrette en partie la transformation morale que ce métier lui a fait subir, mais il estime aussi en avoir retiré des choses intéressantes et une compréhension de ce qu’est intrinsèquement le travail.

C’était très intéressant comme témoignage.

Mes classes vendangeuses, par mickaël andré

J’ai aussi lu dans le même style un fascicule de quelques pages décrivant des vendanges dans les années 2010, mais là avec un recul sur les rapports de classe et la division genrée du travail. On est dans le même type de travail non qualifié, mais à une époque différente, et avec un regard de l’auteur assez différent. Mais là aussi on retrouve des rapports difficiles entre les travailleureuses, instrumentalisés par le patron.

Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga

Roman rwandais de 2012, décrivant la vie dans un pensionnat de jeunes filles de bonne famille dans le Rwanda des années 70s, alors que les tensions ethniques entre Hutus et Tutsis s’accentuent. Le livre raconte la vie de l’institution, le pélerinage annuel à la statue de Notre-Dame du Nil d’où le pensionnat tire son nom, une visite de la reine Fabiola, les jeux d’influences entre les pensionnaires qui reproduisent les positions de leurs familles respectives (dans l’armée, dans le gouvernement…), leur relation aux adultes (les Sœurs qui tiennent l’établissement, le prêtre lubrique, les professeurs belges, français ou rwandais, le sorcier du village proche, leur famille…), et la montée progressive des persécutions des Tutsis, jusqu’à l’irruption de miliciens au pensionnat, qui viennent chercher « les filles du quota ». C’était intéressant, je connaissais peu l’histoire rwandaise – et je prend rarement l’occasion de lire de la littérature écrite par des auteurices africain.e.s, c’était bienvenu.