Nos puissantes amitiés, d’Alice Raybaud

Essai paru en 2024, sur les liens d’amitié et la place qui leur est donné dans nos sociétés occidentales modernes. Ca souffre d’un défaut qui est celui de l’« essai de journaliste » : par rapport à des essais de chercheureuses, c’est beaucoup moins fouillé, ça présente des éléments intéressant mais j’ai tout le temps envie que ça aille plus loin. Et par ailleurs la maison d’édition a mal fait son travail, il y a des coquilles dans le texte, ce qui sort de la lecture.

Ces éléments posés, quid ? Le livre se divise en 8 chapitres, qui traitent respectivement de l’Histoire de l’amitié, des amitiés genrées (entre hommes, entre femmes, entre les deux genres principaux), de récupérer des dispositifs pensés pour les couples pour des relations amicales (PACS, cohabitation), d’avoir (ou d’éduquer) des enfants entre ami.es, des amitiés queer, de liens entre militantisme et amitié, de travail/production dans des groupes amicaux (plutôt que dans du salariat classique) et de la vieillesse (avec l’exemple de la maison des Babayagas).

L’ouvrage évoque les soutiens mutuels que peuvent d’apporter des amie.es, la notion de non-exclusivité des amitiés (et le fait que ça n’empêche pas une possible jalousie), le fait qu’au contraire de la relation romantique souvent avec l’amitié on ne met pas « tous ses œufs dans le même panier », ie on ne demande pas à une seule personne d’être à la fois un.e confident.e, un.e partenaire sexuel.le, un.e coparent.e, un soutien psy… Il parle aussi de l’intérêt (et des risques) de mêler militantisme et amitié (avec l’exemple des luttes féministes, mais c’est probablement transposable). Il montre bien que la relation romantique (et la filiation) est la seule envisagée dans les dispositifs légaux d’entérinement des unions entre personnes. Dans la vision du monde c’est pas mal le cas aussi (le couple comme « relation prioritaire » sur les amitiés), mais moins que dans la loi quand même.

Intéressant, mais mériterait d’être encore approfondi comme sujet.

Hades, du studio Supergiant Games

Jeu vidéo sorti en 2020. C’est un roguelike (ie, on refait toujours la même progression depuis le début en allant de plus en plus loin, et les rencontres que l’on fait au fur et à mesure sont générées aléatoirement, sauf les boss dont il faut apprendre le pattern d’attaque pour réussir à les battre). On joue Zagreus, le fils d’Hadès, décidé à s’échapper des Enfers pour aller retrouver sa mère Perséphone à la surface. On a a disposition plusieurs armes, et des pouvoirs spéciaux filés par les différents dieux du Panthéon grec, qu’on rencontre aléatoirement au cours du run. Les victoires donnent différentes récompenses qui peuvent être utilisées pour acheter des améliorations des armes ou de nos statistiques de combats, ou des améliorations cosmétiques des salles de départ, où on peut aussi interagir avec différents personnages, ce qui permet de découvrir des bribes de l’histoire du jeu.

J’ai bien aimé. C’est un genre de jeu auquel je suis assez mauvais, mais il est designé pour être très addictif, et ça fonctionne, avec une courbe de progression qui est bien paramétrée (qui a quand même été bien raide pour moi au début jusqu’à ce qu’un truc se débloque, mais il a fallu que j’active le mode facile pendant très longtemps pour acquérir les bons réflexes de combat).

L’histoire est pas révolutionnaire si vous connaissez un peu la mythologie grecque, mais le gameplay est bien réussi et ça file les bonnes doses d’endorphines. Je recommande.

Touchées, de Quentin Zuttion

Bande dessinée française parue en 2019. On suit 3 des 6 participantes à un atelier d’escrime thérapeutique, un dispositif de guérison des traumatismes liés à des violences sexuelles par la pratique d’un sport de combat. On voit donc le cheminement de Lucie, Tamara, et Nicole, trois femmes avec des parcours très différents, qui vont se rapprocher et se soutenir les unes les autres.

Sujet pas très joyeux, mais BD réussie, des parcours de convalescence qui vont très vite mais dans le cadre d’une fiction ça passe. Un joli dessin à l’aquarelle (juste un peu perplexe sur le fait de mettre une meuf sans pantalon en couverture d’une BD sur les violences sexuelles, mais bon).

Network, de Sidney Lumet

Film étatsunien de 1976. Howard Beale, le présentateur historique du journal télévisé d’UBS, va être remplacé dans deux semaines, au vu de ses audiences. Lors de l’annonce de son départ, il annonce qu’il se suicidera en direct. La direction de la chaîne le vire immédiatement, puis accepte de le laisser revenir une fois pour faire des adieux en bonne et due forme au public. Mais il en profite pour sortir un discours cynique et désabusé, … qui fait un carton en termes d’audiences. Contre la direction du directeur du JT inquiet pour la santé mentale d’Howard, la corporation qui possède la chaine décide de continuer à mettre Howard à l’écran, et de rajouter d’autres segments racoleurs pour augmenter leur part d’audience.

C’était assez cool. Je voulais le voir depuis longtemps parce que je connaissais un segment célèbre qui était samplé dans la chanson ci-dessus (le discours « I’m as mad as hell and I’m not gonna take it anymore« ) ; tout le reste du film vaut le coup. J’aime beaucoup notamment le fait que la réplique I’m as mad as hell… passe d’un cri de révolte au jingle de début d’émission, scandé par le public, belle illustration de la récupération des révoltes par le capitalisme.

Ça remet en perspective les émissions racoleuses de la télé actuelle, on n’a rien inventé. C’est clairement un film à thèse, où les gens font de grands discours pour défendre leur point de vue qu’on écoute religieusement, mais ça marche bien.
Le subplot avec le parti communiste américain est très drôle, la romance entre Dany et Max un peu superflue (et le discours de rupture ultraviolent), mais franchement pour un film de 1976 il s’en tire bien, le personnage de Dany étant bien écrit, même en étant présenté clairement comme une mauvaise personne (mais parce qu’elle a totalement fait allégeance au Capital, pas pour son genre).

Censor, de Prano Bailey-Bond

Film d’horreur anglais de 2021. Durant les années Thatcher, Edith Baines travaille au bureau de la censure, chargé de visionner les films de genre et d’ordonner d’éventuelles coupes pour permettre la mise sur le marché avec telle ou telle classification. L’histoire d’un film, puis l’actrice principale d’un autre film du même réalisateur vont lui évoquer fortement sa sœur – disparue dans des circonstances mystérieuses quand elle était petite – et elle va tenter de découvrir ce qu’il en est réellement, en partant à la recherche du réalisateur en question.

Beaucoup de potentiel, mais j’ai été assez déçu par le résultat. Il y a de jolis effets de mise en scène, un travail sur les différents cadrages qui signalent les films dans le film ou la réalité (et le brouillage entre les deux), mais il y a aussi une surabondance de néons rouges et un scénario fouillis. Dommage.

Cuando acecha la maldad, de Demián Rugna

Film d’horreur argentin paru en 2023. On est dans un univers similaire au notre, mais depuis quelques temps, il est a été découvert que des démons peuvent s’introduire dans des gens qui vont commencer à pourrir, jusqu’à ce que les démons puissent naître incarnés à la mort de ces personnes. Il existe un protocole strict pour tuer les possédés sans empirer la situation (le démon pouvant sinon sauter sur un autre hôte). Deux frères qui habitent au fin fond de la campagne argentine vont découvrir un cas de possession dans leur voisinage. Les autorités traitent le problème à la légère, considérant que les possessions ça arrive dans les grandes villes. Le démon va progressivement se déchaîner sur la famille des deux frères.

C’est un film d’horreur qui est pas mal filmé comme un drame social. C’est bien filmé, par contre c’est surtout de la tension psychologique (pas que, et il y a de sacrés jumpscares même), qui y va a l’économie de moyens sur les effets spéciaux. C’est pas toujours très bien joué, mais ça fait un film d’horreur inhabituel (et intéressant à regarder du coup), avec des protagonistes qui ne sont pas ceux qu’on a l’habitude de voir. C’est très sombre (spoiler, ça finit pas bien), avec une vision du mal inarrêtable, qui s’infiltre partout et s’acharne sur les gens.

Recommandé mais seulement si vous aimez l’horreur de base.

A City on Mars, de Kelly et Zach Weinersmith

Essai scientifique publié en 2023. Les auteurices expliquent qu’au regard des évolutions récentes du coût des lancements spatiaux, les rêves d’expansion spatiales sont devenus largement plus réalistes. Ils ont en conséquence voulu écrire un livre sur les points techniques que ça pouvait impliquer, mais en creusant, ils se sont rendus compte que les infos qu’ils espéraient trouver n’existaient principalement pas, et ils sont surtout devenus beaucoup moins convaincu que l’expansion spatiale de l’Humanité était une bonne idée.

Dans le préambule ils passent en revue les arguments classiques en faveur de l’expansion spatiale et concluent que seuls deux d’entre eux sont réellement valides : celui en faveur de la survie sur le long terme de l’Humanité (mais la survie sur le court terme n’est en rien aidé par l’expansion spatiale, qui pour permettre des habitats autoportés demandera des siècles) et l’argument de « because we can » (qui est valable mais pas très basé moralement).

Les auteurices passent ensuite en revue les connaissances sur la vie hors de la gravité et la magnétosphère terrestres : globalement elles sont très éparses et ne couvrent que des gens qui sont resté sur des périodes courtes en orbite, pas des années, et encore moins des gens qui sont nés et ont grandi en orbite. Les radiations sont un problème, la perte osseuse et musculaire est un problème, les compétences pour faire des opérations médicales mêmes simples en microgravité sont quasi non existantes, le comportement des fluides dans le corps en orbite conduite à une perte de vue. Pour une colonie qui s’autogère, on a globalement l’idée qu’il est possible de faire du sexe dans l’espace (et des FIV seraient possibles aussi), mais la question de la grossesse et de l’accouchement est totalement un mystère : une des solutions envisagées serait de mettre les femmes enceintes dans des centrifugeuses pour 9 mois pour reproduire la gravité terrestre (pas sûr que ça enthousiasme beaucoup les femmes enceintes en question).

Gros manque de données aussi sur les risques psychologiques liés à l’espace : pas de données sur des séjours longs toujours, et en plus les astronautes ont fortement intérêt à cacher leurs pbs mentaux pour ne pas être exclu.es des vols. Cependant, rien pour le moment qui laisse penser qu’il y aurait des problèmes différents de ceux qu’on a sur Terre, mais ceux qu’on a sur Terre nécessitent des professionnels pour les traiter, voire des médicaments, et ça implique d’avoir une masse critique de personnes sur place et une chaine de prod (ou d’approvisionnement régulier) de médicaments.

En termes de systèmes fermés permettant la vie humaine, des expériences ont été menées sur terre (notamment Biosphère 2) qui n’ont pas été très conclusives dans un sens ou dans l’autre : l’expérience a pu être menée à terme sans être interrompue, mais les participant.es étaient affamés et devaient travailler 8h/jour 6jours/7 pour produire la nourriture : pas très compatible avec les autres tâches qui seront nécessaires sur un habitat en dehors de la Terre. Des économies d’échelles sont réalisables avec un habitat plus gros, mais pas prouvées pour le moment dans un cadre expérimental un peu carré.

Concernant l’énergie, les auteurs concluent que ce sera nucléaire ou rien (pas de fossiles sur les autres planètes, vent très faible, solaire trop intermittent (lune) ou trop faible (mars). Pour l’habitat lui-même, la solution idéale semble être les lava tubes (des tubes creusés par la lave qui a fait des parois et laissé un espace vide au centre), pour autant qu’une cité souterraine puisse être qualifiée d’idéale, mais règle le problème des radiations, des variations de température et des régolithes abrasifs. Sinon, habitats possibles divisés en 3 classes : apporté tel quel dans un vaisseau spatial, assemblé depuis des éléments apportés par un vaisseau, construit avec des matériaux sur place. Dans tous les cas, besoin d’une couche isolante rajoutée pour se protéger des radiations (défléchies par la magnétosphère sur Terre), très probablement en régolithe vu l’abondance du matériau (faisable aussi avec les réserves d’eau).

Arguments pour et contre installer une colonie sur la Lune :

  • proche de la Terre, possible de s’installer dans des lava tubes à moindre frais, faible gravité qui facilite fortement les lancements.
  • toute petite zone réellement intéressante (cratères aux pôles avec du jour perpétuel sur la bordure pour avoir de l’énergie solaire, et de la nuit perpétuelle au fond pour espérer avoir de la glace) qui risque de mener à des tensions pour se l’approprier, très peu de ressources sur place (pas de carbone, l’helium 3 est en réalité pas du tout rentable à exploiter, stock de glace même dans les cratères très très limité), couvert de régolithe statiquement chargé et ultra abrasif qui flingue tout en surface

Arguments pour et contre une colonie sur Mars :

  • Une gravité proche de la Terre qui limitera probablement les problèmes de santé afférents (mais pas celle de la Terre, donc pas 0 risque), du carbone, de l’hydrogène et de l’oxygène facilement obtenable dans l’atmosphère, ainsi que de l’eau sous forme de glace, des températures sur certaines zones qui se rapprochent de celles de la Terre (mais pas partout ni tout le temps)
  • des régolithes comme sur la Lune mais en plus ils sont toxiques parce que plein de perchlorates, la distance au Soleil fait que les panneaux solaires sont moins efficaces (sans mentionner les tempêtes de poussière toxique à l’échelle planétaire). La distance à la Terre implique une d’être fortement autonome sinon tout incident sera mortel.

Les auteurices s’attardent pendant la seconde moitié du livre sur les lois et traités internationaux relatifs aux activités dans l’espace : globalement actuellement, l’Outer Space Treaty (OST) interdit de saisir des territoires (donc les installations ne peuvent être que temporaires) et d’exploiter des ressources. L’espace est vu comme un commun de l’Humanité, avec des règles d’usage très restrictives. Il n’est donc pas possible dans le cadre légal actuel de créer des États outre-spatiaux indépendants, ni que les États actuels colonisent l’espace. Pour eux, cet état de fait n’est pas un problème en soi : à l’heure actuelle, une expansion territoriale dans l’espace pose largement plus de problèmes qu’elle n’en résout, et comme vu dans la partie 1, toutes les questions de comment faire fonctionner une installation humaine permanente dans l’espace ne sont pas du tout résolues. Mais le cadre légal empêche aussi formellement de mener les expériences qui permettraient de résoudre ces questions. Pour les auteurices, rapprocher la gouvernance de l’espace de celle de l’Antarctique (qui est aussi un commun à l’heure actuelle) serait un progrès (mais que ça a déjà été tenté avec la proposition de Moon Agreement de 1979, rejeté parce que les US et l’URSS n’étaient pas ok avec ce que ça impliquait en termes de répartition des coûts et bénéfices. Les auteurices notent que la question de la loi est souvent ignorée par les personnes militant pour l’installation de bases spatiales, qui considère que c’est une technicalité qui s’effacera devant l’awesomeness de l’expansion spatiale, mais que la réalité est que les lois internationales sont tout à fait liantes et lentes à être changées.

Enfin, ils reviennent sur les deux arguments du début et note qu’en l’état actuel des choses, avoir des installations humaines hors de la Terre est un facteur aggravant des tensions géopolitiques actuelles : non seulement la question d’un cadre légal permettant leur existence sans que des États se sentent lésés n’est pas réglés, la possibilité de balancer des astéroïdes sur la Terre est un peu préoccupante, et surtout avoir des populations humaines dans des puits de gravité différents garantis que si on balance une arme chimique/bactériologique/nucléaire sur l’autre puits de gravité on n’a aucun risque de se prendre des retombées de sa propre arme dessus, ce qui est un argument de moins pour ne pas utiliser ce genre d’armes atroces.

Bref, les auteurices notent qu’en l’état actuel des choses, iels considèrent qu’il faut faire largement plus de recherche sur la vie dans l’espace, changer le cadre légal, plus généralement pacifier la Terre (et essayer de ne pas la flinguer environnementalement, ce que la recherche sur les écosystèmes nécessaires pour l’établissement des colonies spatiales aidera à faire) et adopter une stratégie de « Wait and go big » plutôt que de vouloir envoyer des gens dans l’espace tout de suite. Iels notent au passage que la stratégie « Wait and do nothing » fonctionne aussi : s’iels aiment l’idée de l’expansion spatiale sur le papier, iels sont persuadé.es à la fin de leur recherche qu’elle n’apportera aucun bénéfice de court ni moyen termes à l’Humanité.

Je recommande, c’était une lecture fort intéressante et facile d’accès sur le sujet.

Aftersun, de Charlotte Wells

Film écossais de 2022. Dans les années 90, Callum passe des vacances en Turquie avec sa fille Sophie. Ils filment leurs vacances avec une caméra grand public. Le film montre ces jours de vacances, à la fois ce qui est resté sur la caméra, une mise en scène d’un bonheur familial, et en hors champ la dépression de Callum qui tente de faire bonne figure devant sa fille.

J’ai beaucoup aimé la façon dont c’est filmé : on a des passages avec le grain de la caméra d’époque, d’autres sans, mais avec des placements de caméra qui font soit faussement amateur (pour la handycam), soit en décalage : on voit souvent les personnages dans des reflets, dans un coin de la scène, voir à moitié hors champ, comme si la caméra ne pouvait pas trop s’approcher et était dans une position un peu voyeuriste. La relation entre Callum et Sophie est très réussie.

Je recommande.

Droste no hatede bokura (2 minutes plus tard), de Junta Yamaguchi

Film japonais de 2021, tourné en un unique plan séquence. Kato découvre que son ordinateur et sa télé projettent ce que filme l’autre, avec un décalage de 2 minutes : on peut voir et échanger avec le futur (ou le passé) via ce couple d’appareil. Avec ses amis, ils vont explorer les conséquence de ce petit décalage temporel.

C’est un film court (1h10) et à petit budget : tout est filmé avec un téléphone portable (+ un peu de matériel pour le son, de ce qu’on voit du making of lors du générique de fin). Ça fait un peu théâtre d’impro par moment dans les postures, mais ça marche bien, et c’est très maîtrisé dans le séquençage, le film est très lisible malgré le fait d’être un plan unique, et les échanges temporels sont tout à fait réussis (ce qui a dû demander un bon minutage et pas mal de répétitions pour être sûrs de bien rejouer la même chose que la vidéo projetée plus tôt dans la scène).