Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Les Seigneurs de Bohen, d’Estelle Faye

Roman de fantasy français. J’ai bien aimé. Le roman raconte la chute d’un empire millénaire sous les inégalités sociales et la faiblesse du pouvoir qui poussent plusieurs factions à tenter un coup de force. L’univers et sa magie sont intéressante, Estelle Faye écrit bien. Plus ou moins tous les persos sont queers, c’est rare dans la fantasy. Un peu trop de temps passé sur la romance impliquant Sainte-Étoile à mon goût cependant. La chute de la capitale est un peu rapide à mon goût, et la révélation sur les Vaisseaux Noirs pas très satisfaisante, mais sinon j’ai beaucoup aimé l’ambiance.

Why does Patriarchy persist?, de Carol Gilligan et Naomi Snider

Essai sur les fondements psychologiques du patriarcat. La thèse des autres est qu’en plus de la construction sociale de rôles genrés, le patriarcat rempli une fonction psychologique : les rôles masculins et féminins ont chacun un mode de dysfonctionnement (ne pas se montrer vulnérable et s’ouvrir aux autres pour les hommes, ne pas mettre ses besoins en avant pour les femmes) qui fonctionne comme un mécanisme permettant d’éviter les pertes et blessures (on se réfugie derrière une cuirasse), mais ce au prix de vraies relations avec les gens. Ces constructions psychologiques arriveraient à la fin de l’enfance pour les hommes, au milieu de l’adolescence pour les femmes, par de premières blessures dues au fait de rester vulnérable dans un système globalement patriarcal où les autres gens autour de nous, alignés sur le système, vont refuser de répondre de façon ouverte à nos comportements honnêtes sur le même mode (un garçon se montrant vulnérable va être moqué par ses pairs, ou les adultes vont lui dire que maintenant il n’est plus un bébé, il faut s’endurcir ; une fille qui se met en colère ou exige des choses va se voir dire qu’elle est trop égoïste – je trouve quand même que c’est très grossier comme généralisation, perso j’ai l’impression qu’en grandissant mes parents m’ont beaucoup plus reproché d’être égoïste que vulnérable). Ces rebuffades étant douloureuses, on se cuirasse et on finit par se conformer au système. Le patriarcat se perpétuerait ainsi. Ca passe notamment par des inflexions de voix qui vont être considérées comme masculines ou féminines et donc adaptées ou non, sachant qu’une voix considérée comme masculine est une voix qui ne transmet pas d’intention de tendresse. Pensez aux variations vocales qui ont lieu selon le fait de parler aux gens dans l’intimité en couple, dans un lieu public, dans le cadre de relations professionnelles…

Bref, y’a des points intéressants mais je suis plus convaincu par les approches sociologiques de la question.

La Crise de la Masculinité : Autopsie d’un mythe tenace, de Francis Dupuis-Déri

Francis Dupuis-Déri analyse le discours sur la crise de la masculinité. Il montre d’abord que c’est un discours que l’ont retrouve dans plein de contexte, que ce soit la fin de l’empire romain, la Bretagne, le Québec, tout le Canada, les « jeunes de banlieue » français, les hommes africains, les hommes blancs… Visiblement les hommes subiraient une crise de la masculinité permanente. Mais peut-on alors encore parler de crise plutôt que d’état de fait ? Par ailleurs, FDD montre que ce discours est mobilisé le plus souvent dans des contextes où les hommes trustent tous les postes de pouvoirs, économique, politique, représentationnels… Mais les hommes seraient quand mêmes menacés dans leur psyché et leur construction mentale par « le féminisme » et les exigences démesurées des femmes.

FDD montre que bien plus qu’une crise de la masculinité, ce qui se déroule quand on soulève ce concept c’est une crise de la légitimité de la domination absolue masculine. La « masculinité » ne serait pas tant une construction psychique qu’une position sociale de dominant : être un homme, c’est être en haut de la hiérarchie. Et quand les dominées remettent en cause cet état des choses comme n’allant pas de soi, bim, crise de la masculinité.

Globalement 4 phénomènes sont mis en avant comme symptomatiques de la crise de la masculinité : les suicides des hommes, les échecs scolaires des garçons, les jugements de divorces défavorables aux hommes et les hommes battus (qui servent surtout à détourner la conversation portant sur la violence domestiques exercée sur les femmes). Ces phénomènes sont réels, mais les attribuer au féminisme ou aux femmes ne tient par contre absolument pas debout. Les attribuer au fait que l’on ne laisse pas les hommes exprimer leur «  » »agressivité naturelle » » » encore moins (mais les masculinistes aiment beaucoup les théories d’évopsy à la con disant qu’on est déterminés par la répartition des rôles genrés à l’âge des cavernes, même si on n’a aucune idée de ce qu’était cette répartition et que les représentations reprennent en fait les rôles des années 50s en les plaquant sur les humain.e.s préhistoriques, Flintstones-style).

Bref, un fort bon essai féministe et fort clair, j’en recommande la lecture.

Il était deux fois, de Franck Thilliez

Polar récent de Franck Thilliez, droit dans le style de l’auteur. Un policier enquête sur la disparition de sa fille, victime d’une amnésie, il doit remonter sa propre piste ces 12 dernières années, comprendre ce que sa vie a été et redécouvrir les éléments qu’il avait mis à jour une première fois.

L’écriture sonnait un peu fausse sur le premier chapitre, on rentre dedans après. Le duo d’enquêteurs alternant entre les chapitres permet de faire avancer l’histoire rapidement. La description de la petite ville morne de montagne de Sagas et les différents secrets gardés par les protagonistes sont intéressants, quand le roman quitte la ville je trouve qu’il devient moins intéressant, les antagonistes sont moins bien que dans d’autres Thilliez. Visiblement le roman est fortement lié à un autre roman de Thilliez que je n’ai pas lu, Le Manuscrit Inachevé. Ce second roman apparait dans IE2F, notamment son épilogue original qui était soi disant disparu (LMI était prétendument écrit par un romancier fictif qui c’était suicidé, avec l’épilogue écrit par son fils à partir des indices laissés par son père). Le procédé est intéressant, mais les énigmes par acrostiches sont fortement mises en avant et donc facilement repérables.

La plus vieille religion, de Jean Bottéro

Essai historique détaillant ce que l’on sait de la religion mésopotamienne, via les fouilles archéologiques et les traductions des tablettes qui nous sont parvenues.

L’auteur détaille rapidement l’histoire de la Mésopotamie antique, le mélange des akkadiens et des sumériens, les cités-États, les empires locaux, etc. Puis il détaille la théogonie et la cosmogonie du pays : les dieux et déesses sont très nombreu[ses|x], avec une filiation qui se perd dans la nuit des temps. A un moment un dieu (lequel varie selon l’époque) décide de créer le monde tel qu’il est à partir d’un état initial plus amorphe. Plus tard les dieux créent les humain·e·s pour les servir (suite à une grève des dieux mineurs qui avaient ce rôle avant).

Dans la pratique, les gens se réfèrent principalement à un dieu donné qui est leur protecteur attitré. La piété passe par des sacrifices et des offrandes pour les dieux, à titre individuels ou dans des cérémonies à l’échelle d’une cité. Le calendrier liturgique était très riche. La religion est « intéressée » : les humain·e·s ont été créés pour servir les dieux, si on le fait correctement on peut attendre des récompenses de leur part. Servir les dieux voulait dire subvenir de façon très anthropomorphique à leurs besoins : on a retrouvé des inventaires des possessions des dieux et déesses (incarné·e·s dans leurs statues) dans leurs temples et des énumérations des quantités de nourriture préparées chaque jour à leur intention.

Enfin, l’auteur détaille deux autres aspects du rapport mésopotamien à la religion. D’abord, la divination, qu’elle soit faite sur les astres, les rêves, les événements surprenants ou dans les entrailles, qui répondait à des systèmes très fournis de correspondance et pouvait concerner le bas-peuple comme la conduite du pays. Il s’agissait là d’une divination d’un futur évitable, pas d’oracles comme dans les tragédies grecques où les tentatives d’évitement vont précipiter le Destin. Bottéro parle d’une approche « judiciaire » de la Destinée, où la divination permet de savoir quel est le jugement provisoire des Dieux, jugement susceptible d’un appel en demandant l’intercession des Dieux contre sacrifices, libations, etc.
Et enfin, la pratique de la magie/des exorcismes comme une façon de conjurer le mauvais sort. Originellement une pratique magique où les humain.e.s pouvaient éloigner les puissances mauvaises par leurs rituels, cela évolue avec le temps en une pratique d’appel aux Dieux, considérés comme seuls à même d’éloigner les forces mauvaises.
Le livre se conclue sur une brève revue des éléments de cette religion que l’on a pu retrouver dans des religions plus récentes, que ce soit les polythéismes gréco-romains ou les religions du Livre.

Globalement c’était un essai intéressant pour avoir une approche très vulgarisée de la religion mésopotamienne telle que l’assyriologie a pu la mettre en évidence.

A Short Hike, d’adamgryu

Jeu vidéo indépendant. On joue une fille en vacances sur une île/réserve naturelle avec sa tante. Le seul endroit qui a de la réception sur l’île est le sommet de la montagne, et c’est une randonnée familiale traditionnelle, on décide donc de la faire. Le jeu se présente comme un monde ouvert et sans conflit. Le but est d’arriver au sommet de la montagne, plusieurs chemins permettent d’y arriver mais dans tous les cas il est nécessaire de récolter des plumes d’or, un item qui permet d’augmenter son endurance en escalade. Les plumes sont trouvables dans la nature ou achetable à différents personnages ; globalement on peut interagir avec plein de NPC qui proposent des microquêtes ou des infos sur les mécaniques du jeu.

C’est court mais dense, et c’est très joli. J’ai beaucoup apprécié. On dirait un peu une version cartoon, condensée et apaisée de Breath of the Wild.

Le jour où Kennedy n’est pas mort, de R. J. Ellory

Uchronie sans grand intérêt.

Kennedy ne meurt pas à Dallas. À la veille de la convention démocrate à Atlantic City en 64, un ancien journaliste reprend l’enquête que menait son amour d’enfance, morte d’une overdose, sur le truquage de l’élection de 1960. Sauf qu’il n’y a aucune analyse ou même indication de ce que change la poursuite de la présidence Kennedy pour les US. On sait juste que Kennedy est pas mal décrédibilisé par ses frasques aux yeux de son équipe, pas grand chose de plus. Le monologue intérieur du héros éploré de la mort de la femme de sa vie est sans grand intérêt et assez réac, l’enquête qu’il mène n’est pas passionnante, et le style du livre (lu en VF) assez pauvre. Je ne recommande pas.

Les Métropoles Barbares, de Guillaume Faburel

Livre d’écologie politique sur la transformation des grandes villes en métropoles. Ce que l’auteur entend par ce phénomène, c’est à la fois une extension spatiale, mais surtout l’acquisition de marqueurs spécifiques (quartiers d’affaires, stade multisport et accueil d’une compétition sportive reconnue, branding de la ville, centre historique rénové…) qui sont supposé être attractifs, et rendre la ville à la fois possédant les marqueurs génériques permettant de prétendre être dans les villes qui comptent, et démarquée des autres à l’échelle européenne ou internationale (en elle même et pas en temps que ville générique de tel ou tel pays). Les métropoles se conçoivent comme des « firmes territoriales » qui doivent faire connaître leur produit et gagner des parts de marchés (sur le marché des fameuses « classes créatives » notamment). Les villes seraient alors les territoires créateurs de (et concentrant là) richesse qui ruisselleraient sur les campagnes environnantes.

Pour l’auteur, la partie « concentration de la richesse » est bien plus pertinente que celle de création : les métropoles sont les seuls endroits restants où les taux de croissance permettent de dire que la course à la croissance du néolib à un sens, mais ça se fait à coup de subventions et de mise sous le tapis (ou de délocalisation) des externalités. Les métropoles pour maintenir cette croissance doivent forcément croître elles-mêmes et mettre en avant la vitesse de déplacement et les réseaux de transport (la « valeur mobilité »). On pousse à l’accélération des rythmes, à l’exploitation de tous les moments : wifi dans les transports, développement de l’offre de divertissements nocturnes type clubbing, poussé par des politiques d’extension des horaires de transport et un assouplissement des normes sur le tapage nocturne, les horaires d’ouverture…

Le branding des villes va mettre en avant des spécificités territoriales, des monuments emblématiques, en les repackageant pour les rendre facilement consommable, en mode « pop histoire » ou street art subventionné et pas trop contestataire et relativement propre sur lui. Gros accent aussi sur les infrastructures et compétitions sportives, les valeurs sportives étant fortement solubles dans le discours néolibéral (« se dépasser », tout ça). Les actions de métropolisation des villes se font le plus souvent via des PPP, avec des services publics sous-traités ou gérés selon le New Public Management. Gros décifit démocratique aussi dans les millefeuilles administratifs des regroupement de commune qui est intrinsèque à la métropolisation à la française. Avec en plus un vernis de consultation publique sur les projets, qui est très souvent du crowdwashing bien plus que des vraies consultations.

Les réaménagements des villes mettent souvent aussi en avant des valeurs écologiques (densification du bâti, toitures végétalisées, pistes cyclables et al), mais servent sortout à faire de la revalorisation immobilière permettant de dégager une plus-value, et de gentrifier. Les classes populaires repoussées en périphéries qui doivent venir travailler en ville prennent + de transport, ce qui ne va pas vraiment dans le sens d’un bilan écologique favorable. Les villes en décroissance et les villes moyennes sont pour l’auteur largement plus écologiques que les métropoles se densifiant et affichant un discours vert.

Au delà de ce discours sur le municipalisme et l’attraction des pôles métropolitains portés par les pouvoirs publics et les cabinets d’architectes, les Français.e.s sondé.e.s manifestent au contraire une attraction pour la vie de village ou périurbaine. Le bout de jardin, un rapport à une nature restant un peu sauvage (vs les parcs urbains) et la vie sociale de village sont des éléments particulièrement attirants. Le discours sur les métropoles comme les lieux par excellence de mélange des cultures et de l’allégement du contrôle social de tous par tous (par opposition au « petit village où tout le monde se connaît ») est aussi selon l’auteur surtout un discours portés par celleux qui ont intérêt à promouvoir les métropoles, et principalement incantatoire.

Cette première partie sur les métropoles elles-même m’a pas mal convaincu. Vient ensuite une partie sur les alternatives et les choix de vie en dehors des métropoles (écolieux et autres), que j’ai trouvé moins solide et plus jargonnante.
Le point de l’auteur est que dans les villes, le pouvoir est trop figé dans des grosses structures captés par les professionnels de la politiques et par le lobbying, ainsi que figés dans des normes ne permettant pas d’avoir de vraies alternatives : les tiers-lieux urbains servent bien souvent, avec les conventions d’occupation temporaire, à permettre aux autorités diverses de garder la main sur un lieu bien mieux que s’il était squatté, et de faire leur projet à leur sauce à la fin. Les contestation type Nuit Debout n’arrivent pas non plus à construire quelque chose de pérenne, faute de pouvoir littéralement construire qq chose et en absence d’une capacité à s’insérer dans les formes légales de fabrication de la loi (l’auteur reprend la formule du Comité Invisible sur Nuit Debout, qui serait « un Parlement Imaginaire dépourvu d’exécutif »). Les vraies alternatives ne pourraient alors ne se développer qu’à la campagne (avec évidemment l’exemple des ZADs, où il est possible de mettre en place un habitat low-tech, auto-construit, et des formes de sociabilité autogérées. A considérer par rapport au bâti urbain et a fortiori métropolitain, très normé et évoluant surtout par coup d’éclat architecturaux commandités et financés par les autorités).

The Glass Hotel, d’Emily St. John Mandel

Idea for a ghost story.

Second roman d’Emily Saint John Mandel. Pas de pandémie cette fois-ci, mais quelques éléments qui laissent penser qu’on est dans le même univers (Miranda revient dans celui-ci, mais en tant que personnage secondaire d’un des fils narratifs), ou plutôt dans une version différente du même univers (un chapitre prend place dans un 2029 clairement non-postapocalyptique, et le livre revient plusieurs fois sur des questions d’univers parallèles ou d’uchronies, évoquant notamment une uchronie pandémique).

On retrouve le thème du commerce maritime et des conséquences sur celui-ci de la crise de 2008. Plus généralement, le livre se concentre sur une arnaque de Ponzi et ses conséquences sur plusieurs personnes. Il parle aussi du fait de voir les fantômes des gens qu’on a connu, un point qui prend progressivement de plus en plus de place dans l’histoire.

Globalement, j’ai beaucoup aimé, je l’ai lu en moins de 24 heures. La narration passe facilement d’un personnage et d’une époque à l’autre, reconnectant peu à peu tous les fils disparates du début. J’ai aussi aimé les diverses réflexions ou évocations sur des uchronies personnelles (« The Counterlife« ) ou des pays se recouvrant les uns les autres (« the kingdom of money« , « the shadow country« ). Ça évoque un peu du China Miéville, mais ici ce ne sont que des évocations des personnages, pas des mécaniques narratives de l’œuvre (mais on sent que ça travaille l’autrice, je ne serai pas surpris qu’elle écrive un roman de weird fiction avec ces thèmes, dans le futur). Une partie du livre parle aussi des gens qui vivent dans des véhicules aux US, ça m’a fait penser à Nomadland (et je ne serai pas étonné qu’ESJM l’ait lu).