Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Le Bateau-Usine, de Takiji Kobayashi

Livre japonais de 1929, qui raconte la vie sur un bateau usine qui va pêcher et mettre en conserve des crabes au large du Kamtchatka. La vie à bord est atroce, les marins, les pêcheurs et les ouvriers sont mis en concurrence par le contremaître et l’intendant qui représentent la compagnie qui a affrété le bateau, qui se foutent éperdument de leur vie tant qu’ils peuvent gratter un peu plus de profits. Les journées durent 10 à 13h, les dortoirs collectifs sont immondes, les chaloupes sortent même par avis de tempête… Kobayashi dépeint dans son roman la réalité du travail de l’époque (une postface à l’édition française raconte comment il s’est documenté), et comment c’est l’action collective qui permettra aux exploités de réussir à faire ralentir la cadence, par une grève largement suivie (mais après plusieurs morts et de nombreux estropiés…).

Ca se lit vite et c’est un témoignage intéressant sur les conditions de vie des ouvriers japonais de l’époque (à rapprocher de La Scierie) et de comment les idées communistes tentent de se diffuser à l’époque.

Anima, de Wajdi Mouawad

Pour le point de vue d’OC sur le même roman, allez voir ici.

Roman de 2012. Au Québec, une femme est assassinée de façon sordide. Son mari va se mettre à la recherche du meurtrier, à travers le Québec, les réserves indiennes d’Amérique du Nord, les États-Unis. Toute la narration va être faite du point de vue d’animaux présents sur les lieux où le mari se rend.

Le concept est intéressant, mais j’ai été assez déçu par la réalisation. D’une part, le fil narratif à base de femme assassinée pour que des mecs puissent faire des affaires de bonhommes, bof. Surtout que le motif est réitéré plus loin. Y’a d’autres occurrences de violence assez gratuite par ailleurs, et clairement décrites avec trop de détails pour mon goût.

Et de plus, le côté « voix animales » est assez mal rendu je trouve : on passe par plein de narrateurs et d’espèces, mais à part pour quelques unes, le côté préoccupation et perceptions spécifiques à une espèces sont peu rendues : les animaux se préoccupent avant tout de la présence de cet humain spécifique dans leur environnement. Le style est par moment beaucoup trop ampoulé pour moi aussi.

Concept intéressant mais thème et réalisation décevante, je ne recommande pas. Lisez plutôt du Morizot pour des points de vue animaux.

Quinzinzinzili, de Régis Messac

Nouvelle de post-apo française de 1935. Régis Messac imagine en 1935 une seconde guerre mondiale qui éclate l’année même, opposant Allemagne, Japon et Angleterre à la France, l’URSS et les USA. Peu importent les détails du conflit, l’usage d’une arme secrète vient bientôt éradiquer les deux camps entièrement, en répandant du gaz hilarant en quantité mortelle sur tous le globe.

Le narrateur survit parce qu’il était en train de faire de la spéléo dans une grotte en tant que moniteur d’une sortie d’un sanatorium pour enfants. De ce qu’il en sait, l’Humanité se réduit désormais à lui et une demi-douzaine d’enfants, qui régresse à un stade d’intelligence inférieur, s’inventent une espèce de patois pour communiquer et s’encombrent de toute une superstition qui prend de plus en plus de place.

C’est un texte assez misanthrope, avec un narrateur sévèrement déprimé qui méprise totalement les gamins qui constituent les derniers représentants de l’Humanité. La nouvelle décrit leur vie dans ce monde bouleversé, et les relations violentes entre les membres de la communauté, jusqu’à la mort du narrateur. C’était intéressant comme exemple d’une SF post apocalyptique d’époque, mais c’était pas un texte incroyable en soi.

The Song of Achilles, de Madeline Miller

Le premier roman de Madeline Miller, mais le second que je lis après Circe. C’était sympa mais j’ai trouvé Circe plus abouti, du coup je recommande de les lire dans l’ordre de publication.

The Song of Achilles raconte, du point de vue de Patrocle, la vie et la mort d’Achille (et la sienne). Depuis leur rencontre enfants jusqu’à leurs morts sous les murs de Troie dans la dernière année de la guerre, en passant par leur éducation par le centaure Chiron, le déguisement d’Achille en femme pour échapper à son obligation de venir assiéger Troie. Madeline Miller raconte l’amour entre les deux hommes, la prophétie qui destine Achille à la grandeur, son choix de s’y conformer, la relation des deux hommes aux différents protagonistes de la guerre de Troie et à leurs familles respectives. Comme Circe le texte donne une vision plus humaine des mythes grecs, mais là je trouve qu’on reste plus sur un mythe vu et revu, là où Circe donne l’impression de combler les blancs du texte et de donner une perspective vraiment alternative. Dans les deux on a le point de vue d’un personnage subalterne qui ne parle pas sinon, mais Patrocle reste très passif et dans l’ombre d’Achille dans ce texte, là où Circe, même si elle est contrainte à obéir aux décrets divins, a cependant plus d’initiative.

Je recommande les deux, mais avec une préférence pour Circe, donc.

Numérique (Brevis est) de Marina et Sergey Dyachenko

Second livre dans la série de romans fantastiques de ces deux auteurs russes. Un univers différents mais beaucoup de thèmes et de structures communes avec Vita Nostra. On a l’introduction d’un adolescent solitaire dans une réalité cachée, des mentors ultra-exigeants aux pouvoirs incommensurables, la suggestion que notre monde n’est que la projection sur une toile d’un ensemble plus vaste…

Je pense que Vita Nostra réussissait cependant plus son coup : l’univers était plus original, et il y avait plus de personnages intéressants : là le héros est très très seul. L’édition que j’avais avait aussi des retours à la ligne en pleine phrase occasionnellement, et j’ai trouvé la traduction pas incroyable : quelques anglicismes, et des répétitions de passages/phrases qui sortent un peu de l’univers, ce qui est toujours dommage.

Semiosis, de Sue Burke

Roman états-unien de science-fiction. Un petit noyau d’humains arrivent sur Pax, une planète dans la zone habitable d’une étoile lointaine. Peu nombreux et ayant perdu des ressources durant leur long voyage, ils tentent de créer une société humaine basée sur la coopération et le pacifisme, tout en s’adaptant à la biologie de Pax. Ils découvrent rapidement que sur Pax, où la vie existe depuis bien plus longtemps que sur la Terre, de nombreuses formes de vie présentent une forme d’intelligence, la plus développée se trouvant chez différentes espèces de plantes, avec lesquelles les humains vont devoir coopérer.

J’ai beaucoup aimé. Chaque chapitre est centré sur un personnage d’une génération humaine différente, couvrant un siècle d’histoire et sept générations. On voit l’évolution de la compréhension des Humain.es de leur environnement et de leur relation avec différentes espèces. On a aussi à plusieurs moment le point de vue d’une plante, assez bien rendu, notamment la description de leurs relations avec les autres plantes, les différences de perception temporelle et de capacités de communication. C’est un roman de premierS contactS, avec des espèces assez originale. J’aime beaucoup notamment le fil de la rencontre avec les Glassmakers, et les différences radicales entre les attentes des Humain.es et la réalité du contact, et comment ce fait est lié à l’idéalisation des Glassmakers par les Humain.es comme une espèce qui parlerait d’une seule voix, parfaite et forcément plus avancée.

Sur les ossements des morts, d’Olga Tokarczuk

Roman polonais de 2009. La narratrice vit dans un hameau isolé sur un plateau dont les routes d’accès sont coupées en hiver. Un de ses deux voisins, braconnier, meurt d’un accident en plein hiver. Mais la narratrice est persuadée que les animaux se vengent des humains et s’attaquent aux chasseurs. Elle envoie une flopée de lettres aux autorités qui ne répondent pas et décide de mener sa propre enquête.

J’ai bien aimé. C’est assez difficile à décrire, l’ambiance est assez particulière. La narratrice est assez ermite, elle vit selon ses rituels et ses façons de faire les choses. Elle a des relations sociales normales, des amis, des connaissances, mais elle en a aussi rien à faire d’être considérée comme la vieille folle du coin par une grande partie de la communauté. Cela donne un point de vue assez spécifique et original.

Steaksisme, de Nora Bouazzouni

Essai féministe sur l’influence du genre, des stéréotypes genrés et du marketing genré sur l’alimentation.

Globalement, le marketing des aliments est basé sur la pensée magique : les aliments auraient des qualités intrinsèques en sus de leur composition en lipides/glucides/protéines ; qualités qui seraient transférées à cellui qui les consomment : les carottes rendent aimables, les yaourts font mincir… On a là une excellente base pour rajouter une couche de marketing genré et de stéréotypes sexistes sur l’alimentation.

Typiquement, la masculinité hégémonique s’exprime dans l’alimentation par les grosses quantités, la consommation d’alcool, les aliments épicés, le salé et l’excès. A l’inverse la féminité hégémonique va se traduire par le contrôle, le sucré, les aliments nature… Dans les faits les hommes consomment plus de sucré que les femmes (la prescription sur le sucré clashant avec celle sur le contrôle), mais ce n’est pas l’image qui est renvoyée par la publicité ou les représentations culturelles, qui construisent bien plus le stéréotype genré que la réalité des consommations.

Ces assignations différenciées vont s’exprimer dans des contextes où il est important de performer le genre : typiquement les premiers rendez-vous d’une relation. C’est assez straightforward pour les hommes, ça peut être compliqué pour les femmes, avec des injonctions à être « une fille cool », ie celle qui se comporte comme un mec sur certains points tout en se conformant d’autant plus aux injonctions à la féminité sur le reste : commander un burger au restaurant mais surtout en restant mince, dans un double bind de beau niveau. Les injonctions sur la nourriture font d’ailleurs écho à celles sur la sexualité (on parle de plaisir charnel dans les deux, c’est assez logique) : les hommes sont supposés en redemander, les femmes être dans la retenue.

Derrière ces représentations, il existe tout un marketing genré qui mobilise les stéréotypes pour vendre des produits : soit directement (quand on vend des steaks aux hommes avec les mêmes arguments et le même vocabulaire que quand on leur vend des voitures ou quand on vend des yaourts aux femmes en leur rappelant leur obligation de rester mince), soit de façon plus convolue quand on vend des yaourts aux hommes : soit en repackagant le produit comme des broyourts, avec de plus grosses portions, un emballage noir et des arguments sur leur contenu en protéines ; soit en essayant de jouer au second degré sur les clichés en montrant un homme qui apprécie son yaourt comme une femme mais qui assume de briser les clichés (tout en restant un homme). L’autrice donne aussi l’exemple d’un marketing aussi assez tordu sur le chocolat pour les femmes, qui leur enjoint de « succomber à la tentation sans honte », ce qui veut surtout dire « appréciez le goût maintenant, prenez vous un retour de bâton sur les injonction au contrôle et à la minceur plus tard », à nouveau un double bind qui est un terreau pour les troubles de l’alimentation.

L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier

Roman français de 2021. Quatre mois après son atterrissage, la copie parfaite d’un avion de ligne réapparaît dans les airs. Les passagers sont mis au secret par le gouvernement des États Unis qui constate qu’ils existent en deux versions, une quatre mois plus jeune que l’autre.

C’était agréable à lire mais assez anecdotique, un peu de la SF pour personnes qui n’ont pas l’habitude d’en lire. Les deux points clefs c’est 1/ l’acceptation par les gouvernements et le monde que l’événement est réel, et ce que ça implique sur la nature de notre monde, et 2/ la présentation des vies des passagers, et l’impact que le fait de se rencontrer eux-mêmes avec quatre mois de décalage a sur leurs diverses trajectoires de vie. Et il y a un enrobage politique contemporain à base de Trump et Macron qui n’a aucun intérêt.

Mais bon voilà, les personnages sont attachants sans être bouleversants pour autant, il n’y a pas particulièrement un style d’écriture, le côté SF ne va pas très loin. Ça passe le temps mais ça remporterait jamais un Hugo, je sais pas trop pourquoi il a eu le Goncourt.