Archives de catégorie : Des livres et nous

Malevil, de Robert Merle

Roman post-apocalyptique français paru en 1972. En 77, une explosion nucléaire (de ce qu’en suppose les personnages, mais ce n’est jamais confirmé) dévaste la Terre. Dans un château fort du Périgord, une bande d’ami d’enfance a survécu, abrités par la cave du château et par la falaise surplombante (roman typiquement français, les personnages sont sauvés parce qu’ils sont allés embouteiller du vin). Peu à peu, ils vont organiser leur survie, reprendre des relations avec les quelques survivants du village voisin, discuter organisation spirituelle…

J’ai beaucoup aimé. C’est fort cool d’avoir un point de vue français et des années 70s sur le post-apo vu le revival actuel. Tout est loin d’être parfait dans ce roman (déjà, la place des femmes est désastreuse, même s’il y a des personnages féminins (la Menou) très réussis, ça sort quand même pas beaucoup de la dichotomie maman/putain) ; mais c’est une lecture prenante, selon un dispositif intéressant : le récit correspond à un texte laissé par Emmanuel, le leader de fait de la communauté de Malevil, qui relate sa jeunesse puis la vie après l’événement. De temps en temps, son récit est interrompu par des « notes » de Thomas, un autre personnage, qui a pris la tête de la communauté après la mort d’Emmanuel et amende le récit d’Emmanuel, qui mets sous le tapis certains points. Le thème de l’affrontement ou de la collaboration des pouvoirs spirituels et temporels et du dévoiement de ces pouvoirs (que ce soit les actions de Fulbert et Vilmain, adversaires extérieurs bien visibles), ou celui de Colin ou d’Emmanuel lui-même, qui prônent une démocratie qui est quand même bien alignée derrière leur leadership est bien mis en scène. Les tensions entre croyants et athée, militant au PC et traditionalistes, ruraux et urbains (et ceux qui parlent ou non le patois) fonctionnent bien aussi.

Je recommande.

The Way Home, de Mark Boyle

Essai paru en 2019. L’auteur raconte l’année qu’il a passée sans « technologie », ie sans gaz, électricité, et un minimum de plastique, le tout dans une cabane qu’il a construite lui-même et en produisant/pêchant sa nourriture (il ne veut pas dépendre de chaînes logistiques et causales qui détruisent le monde).

Je ne suis clairement pas d’accord avec toutes les vues, propositions, affirmations de l’auteur, mais c’est très intéressant de lire son expérience, ça donne pas mal à réfléchir à ce qu’on considère comme acquis dans la vie moderne, et ce qu’on considère ou non comme enrichissant vs aliénant. En plus il pousse l’expérience à son extrémité, et il le fait selon un style de vie qui est quand même assez individualiste : il vit avec juste sa compagne, sur un terrain qu’il possède, il a du temps pour acquérir les compétences nécessaires. Ce n’est pas donné à tout le monde. Mais par ailleurs il vit en autonomie poussée au maximum, sans tricher en dépendant de la mécanisation de ses voisins (il demande de l’aide pour transporter des trucs en brouette à plusieurs, mais pas en voiture, il se déplace en vélo – mais accepte de faire du stop quand il a besoin d’aller voir ses parents à plusieurs centaines de kilomètres).

Je recommande.

Magic for Liars, de Sarah Galey

Roman étatsunien de 2019. Ivy Gamble est détective privée. Elle sait que la magie existe, et pour cause : sa sœur dipose de pouvoirs, et est allé dans une école de magie, alors qu’elle même restait dans le monde normal. Mais elle tient enfin l’occasion d’entrer dans le monde magique : la principale de l’école où sa sœur enseigne désormais est venue la chercher pour enquêter sur une mort qu’elle ne pense pas accidentelle dans son école. Ivy va se perdre peu à peu dans ses relations avec les magiciens, imaginant la vie qu’elle aurait pu avoir, tout en enquêtant sur le meurtre…

La prémice était cool, mais assez déçu par l’exécution. La partie enquête policière fonctionne assez mal, on a le trope de la détective qui boit trop, mais l’enquête n’est pas très crédible, les motivations des personnages assez peu claires, et on n’a pas assez d’infos sur l’univers pour que la/le lecteurice ait l’impression de pouvoir trouver des trucs. De plus, la détective est parfois complétement clueless sur des trucs qui sont exposés de façon évidente à la lecteurice et ne suit pas certaines pistes (sans parler de filer tranquillement des infos sur l’enquête à la plupart des suspects). La relation d’Ivy à sa soeur est intéressante, mais beaucoup de trucs sont handwavés d’un « shut up it’s magical »

Bref, comme pour le roman précédent de Sarah Galey que j’avais lu, des idées cool mais faut largement plus travailler l’exécution.

Le Rapport de Brodeck, de Philippe Claudel

Roman français paru en 2007. Dans un village perdu en montagne, un crime a été commis, par l’ensemble des hommes du village. Brodeck est chargé d’en relater les circonstances, dans un rapport pour l’administration, pour expliquer les motivations des hommes. Mais en parallèle, il va rédiger un autre document, sa vision personnelle des choses à la fois sur le crime, sur les habitant.es du village et sur les événements qui ont agité le pays et sa vie. Parce que Brodeck occupe une place particulière dans le village. Rescapé enfant d’un pogrom où ses parents sont morts, il n’est pas originaire du village, il a été envoyé à la ville pour y avoir une éducation, et surtout, dénoncé aux occupants, il a vécu l’horreur dans un camp de concentration. Alors quand le village décide de tuer l’Anderer parce que sa différence est insupportable, Brodeck voit bien que c’est une fois de plus les mêmes vieux mécanismes qui sont à l’œuvre.

J’avais déjà lu l’adaptation en BD par Manu Larcenet, mais le livre est très bien aussi. Le style rend bien le petit village isolé et l’Europe sans aucun nom de pays ou de référence à des peuples ou événements mais qui est clairement la nôtre. Les descriptions sont très vivantes.

Je recommande, mais c’est tout sauf joyeux.

Obsolescence des ruines, de Bruce Bégout

Essai publié en 2022, qui parle de comment l’architecture et la construction moderne (et le capitalisme et sa vision de l’immobilier comme un investissement parmi d’autres) empêchent la constitution de nouvelles ruines : les bâtiments de mauvaise qualité deviennent des décombres avant d’en passer par le stade de ruine. Alternativement, les bâtiments sont rénovés, réemployés ou détruits pour faire place à du neuf, ou encore ils sont construits de façon à être démontés (cabanes, habitat léger, habitat mobile), mais dans tous les cas n’ont pas la possibilité de vieillir et de devenir des ruines. Les ruines qui restent sont majoritairement celles des époques antiques ou modernes (il y a cependant des ruines contemporaines qui existent temporairement, les phénomènes décrits ne sont pas absolus).

Globalement, un peu trop d’approche philosophique à mon goût dans le bouquin, mais des passages très intéressants sur les explorateurs urbains et leurs motivations, les origines de la discipline avec le San Francisco Suicide Club, la volonté de sortir des normes marchandes et sociales mais qui finit par recréer une norme élitiste au sein de l’urbex. Je vois très bien l’idée derrière le « caractère révolutionnaire des pratiques extraquotidiennes » et de « l’exploration festive et risquée de l’espace » : sans adhérer à l’idée que ces pratiques puissent effectivement avoir un caractère révolutionnaire, l’échappée qu’elle permettent par rapport à l’ordre néolibéral ou même juste la routine est quelque chose que je ressens totalement, ainsi que la prise (maîtrisée) de risques (physiques ou judiciaires). L’idée de la tension entre prise de risque/sortie du quotidien d’un côté et planification méticuleuse de ces échappées est aussi quelque chose qui me parle : c’est la mobilisation d’une certaine expertise mise au service d’activités non-productives, mais qui peut facilement être récupérée par le capitalisme (qui est très bon a récupérer tous les divertissements, surtout quand ils génèrent leur propre marketing avec des photos esthétiques, une promesse d’adrénaline…). Il faut aussi avoir conscience que ça dérive facilement vers des postures validistes et masculinistes – et ne pas y céder.

Bégout souligne aussi que les expériences du SFSC et l’urbex à sa suite se présente comme une parenthèse dans une vie normée : malgré la revendication originelle d’un caractère révolutionnaire, toutes ces expériences ne recherchent pas à subvertir le monde : au contraire d’une manifestation (sauvage ou non) ou d’une grève, elles sont tout à fait à côté du fonctionnement du monde, elles ne prétendent pas remplacer un travail régulier ou en contester les règles, elles vont se faire dans les temps laissés libres : soirées, nuits, weekends. Ce qui explique aussi pourquoi les pratiquants sont souvent des cols blancs (et des hommes jeunes en raison des biais virilistes et validistes). Avec l’exemple de Access All Areas de Ninjalicious, Begout insiste aussi sur en quoi la communauté des urbexeurs propose une sorte de code d’honneur moderne (qui va très loin, à la limite de la secte dans AAA, mais plus généralement propose une échelle de valeurs alternatives à base de compétences physiques et techniques, de prestiges des lieux explorés, de charisme dans la communauté, mais qui reprend bcp des biais des hiérarchies dominantes). Les urbexeurs rejettent la légalité, mais pas la légitimité telle qu’ils l’entendent eux.

En prenant l’exemple de Philippe Vasset, il montre aussi comment la pratique de l’urbex passe aussi par la recherche de signes (repérage dans le paysages des lieux abandonnées, des traces, des indices de l’histoire d’un lieu, de chemin d’accès possibles). Il s’agit de redonner un sens au monde, à la fois d’un point de vue pratique (je peux rentrer par ce soupirail) et mystique (je détecte les traces de l’histoire dans cet escalier qui ne va nul part, je pense que le monde fait sens et est déterministe, je vois plus loin que les apparences). Ce qui peut mener vers une mise en récit (imaginer pour le plaisir des sectes secrètes dans des parkings désaffectés) ou du complotisme paranoïaque (ce carreau cassé est bien un signe que les illuminatis reptiliens contrôlent le monde et veulent faire advenir la ville du quart d’heure).

Les Braises, de Sándor Márai

Roman hongrois de 1942. A l’automne de sa vie, un aristocrate austro-hongrois reçoit chez lui son meilleur ami d’enfance, qu’il n’a pas revu depuis 41 ans. La conversation entre les deux hommes va éclairer les raisons de leur rupture, et leurs conceptions partagées et divergentes de la vie. La narration qui fait des allers retours entre la conversation entre les deux hommes et les détails de leur vie il y a tant d’années est réussie. Ça parle d’honneur, de triangle amoureux, de classes sociales. Márai réussit très bien à retranscrire les décors et les préoccupations des hommes, et à nous projeter dans cet empire austro-hongrois finissant. Un des thèmes du roman est d’ailleurs la fin d’un monde, les deux protagonistes se remémorant en 42 leur nation telle qu’elle était avant la première guerre mondiale ; le lire en 2023 quand le monde de l’après guerre a à son tour largement disparu est une mise en abyme intéressante.

Je recommande.

She who became the sun, de Shelley Parker-Chan

Roman de fantasy historique publié en 2021. Dans la Chine du 14e siècle sous domination mongole, une fille née dans un village reculé va s’emparer du destin promis à son frère, mort lors d’une famille. Déguisée en homme, elle va intégrer un monastère, puis rejoindre les insurgés, pour finalement prendre la tête de la rébellion contre le règne mongole.

Ça commençait bien et puis c’était sympa de lire de la fantasy basée sur autre chose que le Moyen-Âge européen, mais je trouve que y’a beaucoup trop de longueurs. Toute la partie une fois que Zhu est sortie du monastère, on se fait un peu chier le temps qu’elle réussisse ses manœuvres au sein des turbans rouges.

La Rivière, de Peter Heller

Roman étatsunien de 2019. Jack et Wynn se sont rencontrés à l’université. Tous deux amoureux de la nature, ils ont fait plusieurs randonnées et descentes de fleuve ensemble. Cet été, ils sont parti pour la descente au long cours d’un fleuve canadien. Déposé avec leur canoé et leurs provisions en amont, ils vont pagayer à leur rythme jusqu’à la baie d’Hudson. Ou plutôt, c’aurait été leur programme si un feu gigantesque ne s’était pas déclenché, se rapprochant de la rivière et transformant l’expédition en compte à rebours pour atteindre un endroit où le cour d’eau est suffisamment large pour offrir une protection. Et puis il y a ces autres pagayeurs croisés sur la rivière, notamment ce couple dont l’homme recroise leur chemin seul et ensanglanté. Wynn veut croire à un accident, Jack est plus pessimiste.

Alors avertissement, c’est un roman de dudes. Il y a un seul perso féminin, et il est inconscient la plupart du temps. Le livre est centré sur la relation entre Jack et Wynn, ce que le danger et les différences d’appréhension de la situation lui fait. On parle de deux mecs qui apprécient de partir en autonomie en pleine nature, biberonnés à Jack London et Thoreau. Perso ça me parle tout à fait, mais c’est clairement un point de vue situé.

J’ai beaucoup aimé le début du roman, les descriptions de la nature, de la relation entre les deux personnages. J’ai moins aimé la fin, qui je trouve rate un peu l’impact émotionnel qu’elle cherche à avoir. Il y a plusieurs moment où je trouve que l’urgence, l’absence de communication et la méfiance de Jack ne sont pas très crédibles et surtout là pour faire avancer l’intrigue, ce qui est fort dommage.

Dans le même genre mais un autre medium, je recommande Firewatch, qui je trouve a une structure vraiment similaire mais réussi mieux son crescendo émotionnel.

Article invité : Lectures 2022-2023 par laeti

Après des années à être enfouie sous les bouquins de thèse, à épancher ma soif de fiction dans les séries et ma bibliomanie dans les rayons BD des librairies, un plaisir depuis longtemps disparu a repointé le bout de son nez au cours de l’été dernier. Sélection donc d’un an de lectures rythmé par le goût retrouvé des romans et essais, sur les pas de mes gourous littéraires – j’ai nommé les cuperlaul, Lucie V. et les filles de La Ruelle.

Pour se (re)mettre en appétit

À l’écran comme en littérature, les whodunnit, romans policiers et thrillers en tous genres m’ont toujours remise en selle dans les moments où je manquais d’inspiration ou d’énergie pour la fiction. C’est avec une série de petits ouvrages d’Agatha Christie que j’ai donc commencé l’année, en particulier Le vallon : malgré les résolutions parfois cousues de fil blanc, le style précis, l’humour, la finesse psychologique des personnages et la délicieuse atmosphère « Would you like a cup of tea? » de ses romans marchent toujours aussi bien.

Afin de rester dans la même ambiance, j’ai tenté Les sept morts d’Evelyn Hardcastle de Stuart Turton, dont le résumé promettait un mélange entre Downtown Abbey, Un jour sans fin et Agatha Christie : mais le principe, consistant à revivre le jour de la mort d’Evelyn Harcastle dans la peau de personnages différents jusqu’à résolution de l’énigme, m’a un peu lassée à la longue. À tenter cependant si vous n’avez pas peur des intrigues casse-tête ni des policiers qui prennent une dimension fantastique.

Autre semi-déception, Sur la dalle de Fred Vargas, où tout ce qui fait le charme de ses romans semble s’épuiser et être relégué au rang de procédé. Pourtant, c’était un tel plaisir de retrouver Adamsberg (même un Adamsberg décoloré) après plusieurs années de sevrage, que cette lecture m’a relancée dans une redécouverte du cycle. J’ai été à nouveau époustouflée par la puissance du style, l’onirisme des personnages et la tendresse que l’autrice a pour eux : à mon avis, de L’homme aux cercles bleus jusqu’à Dans les bois éternels, Vargas a écrit toute une série de chefs-d’œuvre du genre (sauf peut-être Un lieu incertain).

Parus sous pseudonyme également, j’ai découvert les romans policiers de Robert Galbraith (alias J. K. Rowling) avec Sang trouble, énorme pavé dont le caractère addictif tient peut-être moins à l’intrigue, très classique (et très glauque), qu’à une tension sexuelle tout ce qu’il y a de plus fantasmatique, traînant cependant un peu (beaucoup) en longueur (surtout si on en est à 5000 pages d’avoir commencé la série à ses débuts). Agréable quand on a envie de s’enfiler des centaines de pages, mais je ne pense pas persévérer dans les romans – à ce compte-là, l’adaptation par la BBC m’ira très bien.

Deux recommandations enfin du côté des thrillers : Quelque chose à te dire de Carole Fives, court roman très efficace sur le thème classique de l’admiration pathologique pour une artiste, avec un angle original et un retournement de situation plutôt bien trouvé ; et surtout L’ami de Tiffany Tavernier, magnifiquement écrit, sur un homme plongeant dans la dépression suite à l’atroce révélation des crimes commis par son voisin et ami. Pendant fictif d’un livre comme L’adversaire d’Emmanuel Carrère, ce livre m’a beaucoup marquée par l’ampleur des thèmes dont l’autrice traite, avec une profondeur qui me semble largement dépasser l’intrigue bien particulière dont il est question. Certaines pages sont parmi les plus belles que j’ai lues ces derniers mois.

Plats de résistance

Ce qui m’amène à mes coups de cœur de cette année, tous genres confondus. D’abord, parce que rarement un essai m’a autant émue, Vieille fille de Marie Kock : l’autrice aborde cette figure repoussoir pour en interroger les ressorts patriarcaux, et peut-être la réhabiliter. La réflexion fait écho avec pudeur à un récit plus personnel, et m’a paru aussi libératrice que celle menée dans Réinventer l’amour de Mona Chollet.

Bien que cet essai n’ait en apparence rien à voir avec Star de Guillaume Poix, des fils ténus relient les deux ouvrages. Ce roman à la lisière de l’autofiction est sans doute le plus original que j’aie lu en 2023. Il débute dans la veine de Dix pour cent, narrant avec beaucoup d’humour les déboires d’un jeune figurant désireux de percer comme acteur ; puis, emmené par la rencontre avec une hilarante Nicole Garcia pince-sans-rire, le récit devient tout autre chose et atteint un point bouleversant. Je recommande vivement.

Autre coup de cœur que je n’aurais certainement pas lu si on ne me l’avait pas conseillé, Honoré et moi de Titiou Lecoq, courte biographie de Balzac qui part du postulat que c’était un gros loser. Le livre parle essentiellement des finances de Balzac, et pourtant c’est passionnant et hilarant. Et pour les profs de lettres ça peut être une ressource vraiment intéressante à destination des élèves.

Je n’avais pas tellement plus de souvenirs de l’Iliade que des romans de Balzac, mais Le chant d’Achille de Madeline Miller m’a replongée dans ces épisodes oubliés, de manière très vivante et avec une narration extrêmement satisfaisante de la romance entre Achille et Patrocle. J’ai adoré retrouver le plaisir de lire les grands récits mythologiques, contemporanéisés. Et en plus la couverture est belle.

La lecture qui m’a le plus marquée cette année est peut-être V13 d’Emmanuel Carrère, qui compile ses chroniques du procès des attentats du 13 novembre 2015 : il rend compte des témoignages des victimes, de ceux des accusés, et enfin des réquisitions et plaidoiries. Carrère est vraiment un bon journaliste : il reste présent dans ce qu’il raconte mais sait ici s’effacer avec sobriété en même temps que nous expliquer de manière très précise les mécanismes et enjeux de ce procès. Cela fait partie des livres dont je suis sortie en me disant que j’avais eu besoin de les lire. Mais c’est évidemment extrêmement dur, donc je ne le recommanderais pas absolument.

Prendre des forces

Si la grande majorité des livres lus cette année ont été écrits par des femmes, j’ai aussi régulièrement repris des forces à des romans ou essais féministes, après les lectures très marquantes faites l’an dernier des ouvrages de Louise Erdrich, Joan Didion et Maud Ventura.

Le coût de la vie de Deborah Levy m’a désarçonnée : j’ai trouvé un peu aride le récit autobiographique de cette femme tentant de reprendre l’équilibre après son divorce, comme si j’en restais toujours à la lisière, peut-être du fait d’une écriture assez froide, ou trop versée dans le détail intime pour que je m’y sente réellement conviée. Mais quelque chose m’a touchée. À retenter plus tard…

Les argonautes de Maggie Nelson m’a en revanche beaucoup plu. Entre autobiographie et essai, l’autrice interroge ce que c’est que faire famille autrement, quand l’homme trans qu’elle aime a un passing tel que leur famille pourrait sembler tout ce qu’il y a de plus conventionnel. L’ouvrage est parsemé de références sans que ce soit lourd ni pédant, et le style est très étonnant par sa capacité à demeurer au plus près d’une expérience brute du corps, en dépouillant notre regard de tous les calques de grossièreté voire d’obscénité que l’on serait tenté d’y apposer. Des passages magnifiquement crus sur la sexualité et la grossesse, et une première phrase renversante, à mon sens l’une des ouvertures littéraires les plus réussies avec celle de La femme gelée d’Annie Ernaux.

Sur la maternité également (mais abordée très différemment), Sages femmes de Marie Richeux a été une vraie découverte. L’autrice, jeune mère, découvre que depuis plusieurs générations, les femmes de sa famille ont été filles-mères, mais aussi couturières ou tisseuses. S’ensuit une recherche entre archives mémorielles, textiles et textuelles, parsemée de moments d’une grande délicatesse. Bien que la transmission ne soit pas un thème qui me touche beaucoup, j’en ai un peu saisi la profondeur dans ce récit, parfois décousu mais dont il demeure une impression lumineuse.

Dans Après Céleste, Maud Nepveu-Villeneuve aborde, depuis les espoirs de résilience par la sororité, l’expérience de la fausse couche (ou de la naissance d’un enfant mort-né, le roman demeure assez pudique là-dessus, malgré des descriptions brutales). Le tournant fantastique (ou onirique ?) du récit m’a peu convaincue, mais j’ai trouvé ce court roman très beau – tout en étant ravie d’y lire du québécois.

Enfin, le recueil d’articles Ces hommes qui m’expliquent la vie de Rebecca Solnit m’a mise dans une colère noire. C’est magistral sur les voix tues des femmes (bien au-delà du mansplaining [terme que n’affectionne d’ailleurs pas l’autrice], ou plutôt en montrant tout le continuum des violences patriarcales). Enfin, rien qu’on découvre vraiment, mais l’ouvrage est si clair et acéré qu’il peut aussi servir pour vulgariser certains concepts féministes – à faire lire largement autour de soi ? Un très bel essai sur Virginia Woolf, et chaque article est illustré des magnifiques photographies de l’artiste Ana Teresa Fernandez, dans une veine un peu Pina Bausch.

Lectures bonbon

Et puis il y a eu les lectures légères.

Samouraï de Fabcaro : c’est rigolo, pas au niveau de ses BD, mais son humour absurde marche quand même très bien. Je ne dévoile rien de l’intrigue, et déconseille d’en lire le résumé – mais en gros, c’est idéal pour les vacances, en particulier l’été, et ça parlera à un certain nombre de doctorant.e.s/docteur.e.s.

Dans le genre d’ouvrage qui se savoure en quelques heures, les très courts romans d’Aki Shimazaki esquissent avec une écriture d’une grande simplicité les entrelacs psychologiques et affectifs des personnages, sur fond de description attentive des petites choses, fleurs, plantes, plats japonais… J’ai commencé par Suzuran, premier tome d’une des pentalogies écrites par l’autrice (mais tous ses livres peuvent se lire séparément) : le schéma narratif ne m’a pas entièrement convaincue, mais j’ai éprouvé beaucoup de plaisir à plonger dans ce petit livre fin à la couverture élégante, et à lire les pages sur la poterie japonaise. De cette autrice, on m’a particulièrement recommandé Fuki-no-tô et Yamabuki.

Enfin, je recommande Les facétieuses de Clémentine Beauvais : l’intrigue part d’une super idée irracontable à base de marraines-la-bonne-fée, et l’écriture est vraiment très drôle. La fin est malheureusement décevante (en discuter avec pandarion pour un éclairage très pertinent de ses insuffisances), mais c’était un grand plaisir de lecture.

Mezze

Petite sélection de livres qui m’ont bien plu sans toujours m’enthousiasmer, mais que je recommande néanmoins.

Liv Maria de Julia Kerninon est le récit prenant et sensuel de la vie d’une femme essentiellement libre. Certaines idées sont belles, et les corps sont très présents, mais je suis restée assez à l’extérieur des personnages, y compris de l’héroïne. Cependant, je ne suis pas très sensible aux romans qui embrassent la vie d’un personnage de sa naissance à sa mort. De l’autrice, on m’a chaudement recommandé Toucher la terre ferme.

Middlesex de Jeffrey Eugenides aborde, au croisement entre récit intime, saga familiale et souffle mythologique, le thème de l’intersexuation. Malgré une écriture limpide et originale, je n’ai pas réellement réussi à entrer dans cet ample récit, mais je pense que ce roman peut beaucoup plaire, notamment si vous aimez les sagas historiques.

Mon traître de Sorj Chalandon a également cette dimension historique, racontant l’amitié entre le narrateur et un vétéran de l’IRA dont il s’avérera que c’est un traître. La sobriété du style est très émouvante, et j’ai beaucoup appris sur l’histoire de l’Irlande.

Court récit également (mais complètement autobiographique), Lambeaux de Charles Juliet s’adresse à ses deux mères paysannes, sa mère biologique qu’il n’a jamais connue et celle qui l’a élevée, « l’esseulée et la vaillante, l’étouffée et la valeureuse, la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée ». Le lyrisme est poignant.

La légende de Gösta Berling de Selma Lagerlöf est le seul roman antérieur au XXe siècle que j’aie lu cette année. Sa forme est originale, empreinte de figures nordiques plus ou moins fantastiques, et on y entre comme dans un recueil de contes, pour suivre les aventures d’un (anti-)héros difficilement saisissable. Les personnages féminins sont assez intéressants. À lire de préférence l’hiver.

Pas dormir de Marie Darrieussecq prend également une forme étonnante, entre l’essai et le récit intime, riche de toutes les références emmagasinées par l’autrice lors de ses nuits d’insomnie chronique. La thématique rend l’ouvrage un peu angoissant, mais c’est intéressant et ça se lit très bien.

Enfin, j’attendais du livre Bien sûr que les poissons ont froid de l’humoriste Fanny Ruwet une bonne tranche de rigolade, mais j’ai en fait eu beaucoup de mal à le lire, moins à cause de tics d’écriture un peu agaçants (c’est quand même bien écrit) que de la présence très réaliste de la dépression tout au long du récit. L’histoire est assez originale et a un petit côté thriller sur fond de notre adolescence de trentenaires (donc à base de skyblogs et MSN). C’est donc dans l’ensemble un roman bien fait, mais dont les thèmes peuvent angoisser.

Sur ma faim

Cette année a aussi eu son lot de déceptions. Rien de vraiment mauvais, mais des ouvrages dont j’aurais attendu davantage. D’abord Où es-tu monde admirable ? de Sally Rooney (mais il faut dire que je ne suis pas une grande fan de ses autres livres). Une tension sexuelle toujours très efficace, mais sur fond de discussions philosophico-politiques assez attendues, et surtout d’intrigue sentimentale qui peine de plus en plus à me convaincre, voire m’agace – j’ai parfois l’impression de replonger dans mes fantasmes pas très sains de lycéenne. J’ai fini l’ouvrage en très large diagonale, donc peut-être ai-je raté des choses.

On m’avait beaucoup vendu Là où chantent les écrevisses de Delia Owens, et j’ai été assez prise par la dimension de thriller et l’intrigue sentimentale (bien qu’un peu adolescente encore à mon goût), mais j’ai eu du mal à rentrer complètement dedans. L’ambiance des marécages peut-être, dont les paysages ne me parlent pas trop, ou certaines invraisemblances du récit d’apprentissage. Néanmoins, les descriptions de la nature sont très réussies.

Après Les facétieuses, j’ai eu envie de lire d’autres livres de Clémentine Beauvais, dont Sainte Marguerite-Marie et moi, où l’autrice raconte dans une sorte d’autofiction (autobiographie ?) les recherches qu’elle mène sur son ancêtre sainte mystique au moment où elle-même, universitaire de gauche et athée, est enceinte de son premier enfant avec un catholique conservateur. La lecture est plaisante et j’ai découvert avec intérêt la figure de Marguerite-Marie, mais l’ouvrage effleure trop à mon goût certaines questions fondamentales, que ce soit sur le mysticisme ou la difficulté à partager la vie de quelqu’un ayant des positions politiques radicalement divergentes.

De même, je trouve que Chez soi de Mona Chollet aurait pu aller plus loin, en particulier sur la dimension politique du sujet : mais c’était une lecture parfaitement adaptée à un hiver douillettement passé chez moi, couchée au lit avec un rhume.

Enfin, Pleine et douce, premier roman de la philosophe du corps féminin Camille Froideveaux-Metterie, m’a semblé manquer de qualités véritablement littéraires, et tomber dans les écueils d’un désir d’exhaustivité parfois propre au roman choral. Mais j’attends avec beaucoup d’impatience son prochain ouvrage philosophique, essai phénoménologique sur l’expérience du corps enceint.

Au menu

Tirant les fils des autrices et thématiques rencontrées cette année, je pense lire dans les prochains mois :

Fille de Camille Laurens, pour le thème de la maternité, et l’écriture qui m’a l’air limpide ;

Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, parce que mon gourou Pil Saumon l’a dit ;

Liaisons étrangères, dont on m’a promis un humour à la David Lodge mais sans toute la misogynie qui va avec ;

Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple, parce que je n’ai jamais lu de Didier Eribon et qu’il traite de la vieillesse ;

Circé de Madeline Miller, dans la suite d’Achille.

Les Rois maudits, de Maurice Druon

Fresque historique en 7 tomes, sur les intrigues politiques autour de la couronne de France à partir de Philippe Le Bel. On va suivre au travers du règne (souvent bref) de plusieurs rois les conséquences de plusieurs machinations politiques et prétentions à la couronne. Le roman prend pour point de départ la malédiction lancée par les derniers templiers au roi de France et à ses descendants, pour aboutir à la guerre de cent ans.

C’était très bien, ça se lit vite est c’est un vrai page-turner, bien écrit et prenant. Un petit bémol sur le tome 7, qui a été écrit bien après les autres, et ça se sent : le 6 finit par un épilogue après la mort d’un des personnages principaux, le 7 raconte la suite avec une narration différente (le récit d’un cardinal pendant un voyage) et avec un titre qui ne suit pas la même convention de nommage. Mais c’est un détail. Dans l’ensemble la série est très intéressante, réussit à rendre prenante une période que personnellement je connaissais très mal (bon par contre c’est clairement l’histoire via les grands hommes, mais ça permet aussi de l’incarner).