Archives de catégorie : Des livres et nous

Vipère au poing, d’Hervé Bazin

Roman français paru en 1948. Dans la France de l’entre-deux-guerres, Jean Rezeau et son frère, issus d’une famille catholique conservatrice, sont élevés par leur grand-mère, leurs parents étant à Shanghai où le père enseigne dans une université. La mort de la grand-mère va ramener les parents en France. Les enfants vont découvrir que leur mère est cruelle, leur imposant des corvées sans cesses croissantes, leur refusant le chauffage dans leur chambre, de sortir d’un périmètre restreint, d’avoir de nouveaux habits… Le père désapprouve ces sévices, mais sans s’y opposer. Le roman va raconter l’affrontement entre Jean et sa mère, jusqu’à ce qu’il réussisse à faire accepter sa mise en pension au collège à la place de l’éducation à la maison qui avait prévalu jusqu’alors.

J’ai bien aimé. C’est un classique de la littérature française que je n’avais encore jamais lu, qui décrit une éducation catholique et un sens du maintien de sa position – dont je dirai bien qu’elles ont disparu aujourd’hui, mais je ne suis pas tout à fait sûr que ça ne persiste pas en Vendée ou au lycée Stanislas – mais en tout cas une éducation qui n’a rien à voir avec ce que j’ai pu connaitre, sans même ajouter les rapports familiaux plus que dysfonctionnels.

L’Invention du colonialisme vert, de Guillaume Blanc

Essai d’histoire publié en 2020. L’auteur retrace comment les projets de parcs naturels en Afrique trouvent leurs origines dans la période coloniale, et dans une vision fausse de l’Histoire du continent africain. Globalement, contrairement aux parcs en Europe qui mettent en avant le façonnement des paysages par les activités agro-pastorales humaines, les parcs africains sont considérés comme menacés par les activités humaines, ce qui conduit à la recommandation renouvelées des années 50 à nos jours de les vider de leurs habitants. La conservation se fait donc contre les populations locales (mêmes si les discours actuels parlent de conservation communautaire qui inclut les populations locales, cette inclusion vise à transformer une partie d’entre elleux en gardien.nes et guides, et à sortir les autres du périmètre du parc, et en tous cas à arrêter les activités d’élevage et d’agriculture).

L’idée qui sous-tend cette recommandation vient d’une vision d’un « Éden africain » où la Nature qui a été détruite en Europe par l’industrialisation serait toujours existante en Afrique, mais menacée par les activités humaines qui n’auraient commencé que récemment à peser sur elle, et aurait notamment détruit de vastes zones forestières. L’auteur montre que dans le cas de l’Éthiopie – qui est son terrain d’étude principal, la forêt présente autour des villages d’altitude n’est pas une forêt subsidiaire d’une forêt primaire plus vaste, mais due aux activités humaines qui créent les conditions propices à un écosystème forestier là où le reste de la zone tend plus naturellement vers d’autres écosystèmes. L’auteur montre aussi comment les recommandations de gestion des parcs ne s’appuient pas sur la réalité observée sur le terrain mais sur des idées préconçues et dupliquées d’un pays africain à l’autre. Dans le cas de l’Éthiopie par exemple, la population de Walia ibex a augmenté (de 150 à 950) des années 60 à nos jours, en même temps que la population humaine dans le parc, mais les rapports scientifiques mentionnent toujours une population déclinante et menacée par l’anthropisation (alors que les habitants ne chassent pas ce bouquetin pour le manger hors période de famine, sa chair étant assez mauvaise et sa chasse difficile (il passe son temps sur des pentes abruptes en altitude).

L’auteur montre aussi comment les recommandations des institutions internationales et des associations peuvent servir les pouvoirs locaux pour mettre en place des politiques répressives et accentuer leur contrôle sur des zones défiantes du pouvoir central, avec la bénédiction de la communauté internationale.

C’était intéressant comme sujet et c’est très facile à lire pour un essai d’Histoire, je recommande.

Les nouvelles lois de l’amour, de Marie Bergström

Essai de sociologie publié en 2019 qui parle du fonctionnement des relations hétérosexuelles sur les applications de rencontre. La thèse de l’autrice est que l’impact principal de ces applications est de permettre une privatisation des expériences romantico-sexuelles : elles permettent de rencontrer des gens en dehors de nos cercles sociaux, et donc en se soustrayant au contrôle de ceux-ci. Cela va permettre une certaine expérimentation. Pour autant, ça ne veut pas dire qu’anything goes : il y a un fort autocontrôle, avec des comportements que les gens vont s’imposer en les considérant comme moraux ou souhaitables. Notamment, dans le dating hétérosexuel, il y a un fort tabou à discuter librement de sexualité, même s’il est clair que c’est ce pour quoi les deux personnes participant à l’interaction s’y implique : ça doit rester de l’ordre de l’implicite, contrairement à ce qui peut être trouvé dans le cruising gay.

Pour le reste, beaucoup de ce qui est reproché aux applications n’est pas quelque chose qui leur est intrinsèque (notamment de faire apparaitre la nature transactionnelle des relations), mais quelque chose d’inhérent aux relations hétérosexuelles dans un monde patriarcales : les applications se contentent de rendre certains aspects plus visibles. L’autrice revient sur plusieurs éléments que l’analyse des données de plusieurs plateformes permet de mettre en évidence : primes aux femmes de moins de 30 ans et aux hommes de plus de 30 ans, prime à la blanchité, renforcement du script hétéropatriacal de l’initiative masculine dans les interactions et de la réserve féminine (avec sanction pour la sortie de ce script, les femmes étant explicites sur le fait qu’elles cherchent des relations sexuelles sans lendemain déclenchant la méfiance immédiate de leurs interlocuteurs).

Je recommande.

The Left Hand of Darkness, d’Ursula Le Guin

Classique de la science-fiction publié en 1969. Genly Ai est l’envoyé de l’Ekumen, une civilisation interplanétaire, sur Hiver, une planète glaciale pourtant colonisée par des humain.es il y a des éons. En plus de l’habitude de conditions météorologiques extrêmes, les habitant.es d’Hiver présentent une autre particularité : unique en cela parmi toutes les planètes atteintes par l’Ekumen, les Hivernales sont asexué.es la plupart du temps, et manifestent des caractères sexuels parfois mâles parfois femelles quelques jours à la fin d’un cycle de 26. Genly, qui a du mal à concevoir cette sortie du schéma binaire, va en plus se retrouver pris dans les intrigues géopolitiques de deux pays Hivernaux, Karhide – une monarchie absolue – et Orgoreyn – une bureaucratie totalitaire. Perdu dans les subtilités Hivernales, Genly va devoir accepter de faire confiance à Estraven, l’ancien.ne premier.e Ministre disgracié.e de Karhide, qu’il va retrouver en Orgoreyn.

J’ai trouvé ça moins percutant que Les Dépossédés, qui fait partie du même cycle, notamment je trouve qu’avec le point de vue extérieur de Genly on n’explore finalement pas tant que ça l’influence d’un genre neutre sur la construction de la société, mais tout le passage du voyage sur la calotte glaciaire où Genly et Estraven sont seul.es est vraiment très bien.

Le Serpent majuscule, de Pierre Lemaître

Roman policier français français paru en 2021 et situé dans les années 80. On suit Mathilde, une tueuse à gages soixantenaire atteinte de troubles de la mémoire. Ces troubles vont occasionner quelques meurtres hors commande, puis ces derniers la contraindre à se retourner contre ses commanditaires déterminés à se débarrasser d’une tueuse qui devient un risque potentiel. On va suivre la cavale meurtrière de Mathilde dans la région parisienne puis sa descente jusqu’à Toulouse, et en parallèle l’avancée de l’enquête concernant ses premiers meurtres (premiers du bouquin, elle a une longue carrière derrière elle). C’est écrit efficacement, les personnages sont réussis, l’intrigue un peu larger-than-life mais prenante néanmoins. Le personnage de Mathilde fonctionne très bien (heureusement, vu qu’il est le cœur du roman).

Kahawa, de Donald Westlake

Roman de braquage étatsunien paru en 1981. Lew Brady, ancien mercenaire qui s’ennuie ferme depuis qu’il est rentré aux États-Unis, est contacté par une vieille connaissance qui travaille au Kenya. Il a besoin de lui pour participer à une opération d’envergure. Pas une guerre cette fois-ci, mais le détournement d’un train transportant des centaines de tonnes de café, un butin estimé à plusieurs millions de dollars. C’est un train ougandais, ce qui veut dire s’attaquer à Amin Dada, le dictateur plus que sanguinaire du pays, ce qui ne vas pas sans certains risques…

On suit les différentes factions liées au braquage (et à la négociation officielle de la vente du café, les deux univers s’interpénétrant fortement), les trahisons et contre-trahisons, les sauvetages de dernière minute. Le tout dans une zone frontalière entre une dictature bourrée de richesses naturelles et un Kenya qui progresse sur la voie de la démocratie indépendante de son ancien colonisateur.

C’était sympa à lire et bien construit, mais assez daté. Même s’il y a un personnage principal féminin indépendant et réussi, l’ensemble des rapports H/F présentés dans le bouquin est quand même bien d’époque (sur le racisme par contre je trouve que ça va, notamment parce que les personnages blancs ont globalement l’air atroce exceptés Lew et Ellen, donc c’est un peu tout le monde dans le même sac).

Les Petites Reines, de Clémentine Beauvais

Roman jeunesse français de 2015. Mireille Laplace est une adolescente vivant à Bourg-en-Bresse. Son ancien ami d’enfance décerne tous les ans un prix de la fille la plus moche de son collège, qu’elle « gagne » régulièrement. Cette année, décidée à ne pas se laisser faire quand elle voit l’effet de ce prix sur les deux autres filles nommés, elle décide de réclamer le stigmate et de faire avec les deux autres Bourg-en Bresse Paris à vélo en vendant du boudin selon la recette ancestrale de ses grands parents. Objectif secret : réussir à squatter la garden-party de l’Elysée, pour mettre le premier Homme devant le fait qu’il est son père biologique, assister au concert d’Indochine qui sera donné et taper un scandale devant la remise de la légion d’honneur à un général, responsable de la mort de soldats lors d’une opex. L’épopée des trois filles va enflammer la France en manque de nouvelles lors de cette période estivales, et leur permettre de réaliser la force de la sororité.

C’était cool à lire, sans surprise c’était féministe, les personnages sont réussis, le tout à une petite vibe contes de fées revisité (globalement les trois héroïnes vont au bal du roi, même si là c’est la garden-party de l’Élysée). Recommandé, notamment pour vos nièces et neveux au bon âge, mais aussi pour les adultes.

The Ministry for the Future, de Kim Stanley Robinson

Roman de science-fiction paru en 2020. Dans les années 30, suite au constat de l’irrespect des Accords de Paris par leurs signataires et le déclenchement de canicules meurtrières en Inde, une nouvelle agence de l’ONU en charge du suivi et de l’application des accords de Paris est mis en place, et rapidement surnommé « le Ministère du Futur », vu qu’il travaille pour les générations futures. Parallèlement, l’Inde devient le fer de lance de la transition écologique, se lançant dans des projets de géoingénierie et de réforme agraire à grande échelle. Petit à petit, l’ensemble du monde va s’aligner, jusqu’à arriver à une baisse de la quantité de carbone dans l’atmosphère. En plus des initiatives officielles, deux éléments vont permettre ce changement : l’émergence de groupe écoterroristes (notamment les Enfants de Kali, déterminés à mettre tout en œuvre pour que jamais une telle canicule ne se reproduise) et une branche secrète du Ministère pour le Futur en charge de l’action directe, qui n’hésite pas à hacker les centrales à charbon ou les comptes des paradis fiscaux. Les Enfants de Kali vont aller encore plus loin, relâchant une nouvelle encéphalite spongiforme bovine pour faire baisser d’un seul coup la consommation de viande rouge ou visant les jets privés avec des drones pour faire chuter le trafic aérien.

Le sujet est cool, mais le style est très aride. On ne saura jamais exactement ce que font les black ops du Ministère pour le Futur, et on constate quand même un alignement de planètes en faveur de la transition (même si bien sur la menace terroriste aide un peu). Sur la fin j’en avais un peu marre, dommage parce que ça aurait pu être vraiment cool mais ça manque de travail éditorial (en plus du style aride en général, il y a aussi des répétitions d’un chapitre à l’autre voir d’un paragraphe à l’autre). Bon et puis la blockchain comme outil de transition, désolé mais absolument jamais.

Au Nord du monde, de Marcel Theroux

Roman post-apocalyptique de 2009. Dans le grand nord russe, on suit Makepeace, dernière survivante de la colonie fondée dans un futur proche par des Quakers américains voulant revenir à un mode de vie plus rural juste avant l’effondrement. Makepeace va voyager à travers la Sibérie, librement puis dans un convoi d’esclaves, visiter une cité irradiée, voir voler et s’écraser les derniers avions.

C’était pas un mauvais roman post-apo, mais c’était pas d’une originalité folle non plus. Le fait d’avoir un environnement rural est moins fréquent que de l’urbain, mais dans le post-apo russe (Le Lac par exemple) j’ai déjà lu des trucs similaires.

Billy No-Mates, de Max Dickins

Essai paru en 2022. Alors qu’il envisage de demander en mariage sa partenaire, l’auteur réalise qu’il ne sait absolument pas qui prendre comme garçon d’honneur. Il réalise qu’il n’a pas vraiment parmi les personnes qu’il fréquente d’hommes dont il se sent vraiment proche. Il va alors partir dans une quête pour redécouvrir le vrai sens de l’amitié et réaliser que les vrais amis sont le trésor qu’on s’est fait le long du chemin. Wait. Non.

Globalement c’est un essai où l’auteur discute de ce qu’est l’amitié, notamment l’amitié entre hommes et la difficulté de se faire des ami.es à l’âge adulte et quand on a été éduqué pour être émotionnellement distant. C’est très scénarisé avec le fil rouge de la quête du garçon d’honneur et beaucoup de blagues (l’auteur a été stand-uppeur). C’est par moment un peu agaçant, et je pense que le livre aurait bénéficié de peut-être un peu plus d’apport de la théorie féministe (même si c’est loin d’être un livre masculiniste, j’ai quand même un peu tiqué sur la citation sans remise en contexte de Jordan Peterson, masculiniste connu) et plus généralement parle uniquement des mecs cis blancs des pays occidentaux sans trop le préciser (mais je suis dans cette démographie donc ça m’allait bien), mais ça parle de plein de sujets intéressants.

J’en retiens notamment les éléments sur la sociabilisation face à face (on se parle) vs côte à côte (on fait des trucs ensembles) qui se corrèle bien avec le genre (et je me reconnais fort dans la seconde). Y’a toujours un caveat dans ce genre d’affirmation qu’il ne faut à la fois pas les essentialiser (c’est de l’éducation, pas de la génétique) et pas les généraliser (pas toutes les personnes s’identifiant comme hommes ne correspondent à cette sociabilisation, pas toutes les personnes s’identifiant comme femmes dans la sociabilisation face à face), ce que l’auteur fait plutôt bien en rappelant notamment que les amitiés masculines peuvent prendre d’autres formes selon les pays et les époques. Mais un pattern répandu pour les hommes (cis, je suppose) des pays occidentaux est que la forme de leur sociabilisation passe par le partage d’activités, et le plus souvent en groupe plutôt qu’en bilatéral. C’est une configuration qui incite moins de base à parler de ses émotions, mais c’est la configuration qui fonctionne pour eux et qui peut mener à les partager à terme. Le passage sur le fait qu’une conversation téléphonique n’améliore pas la qualité d’une relation amicale entre hommes cis (alors que ça fonctionne chez les femmes cis) et qu’elle vont donc tendance à se focaliser sur le fonctionnel résonne aussi pas mal.

Partant de là, le hack des « men’s shed » me semble assez bien pensé : globalement, ce sont des espaces qui proposent des activités (réparation d’objets, jardinage, autre), ce qui va sembler une façon acceptable de sociabiliser aux hommes, et les pousser à sortir de leur isolement (là où proposer un pur espace de discussion, voire pire, dire « il semble que vous avez un problème d’isolation » ne fonctionne pas (vrai bonhomme n’a pas de problème et est autonome).

La partie sur la répartition des relations sociales (petit cercle de personnes très proches d’environ 5 personnes, puis un cercle de 15, de 45 et de 140) et le fait que les gens se retrouvent à un niveau ou un autre selon le temps que l’on consacre à notre relation avec elleux est aussi super intéressant : le temps étant une ressource finie, faire apparaître de nouvelles relations en fait disparaître d’autres (sauf si on arrive à compresser du temps solo passé à regarder des séries ou lire, mais ça peut rapidement être incompressible).

L’auteur discute aussi le manque de script sociaux pour la sociabilisation amicale : les relations romantiques et familiales bénéficient de cérémonials, de tonnes d’exemples dans la culture, l’amitié beaucoup moins. Du coup c’est souvent l’amitié qui est sacrifiée aux autres relations parce que considérée comme moins importante, et qui a plus de mal à se remettre sur pied parce qu’il n’y a pas de façon canonique de relancer les choses. Pour les hommes, c’est encore compliqué par le fait que dans nos sociétés, être occupé est valorisé, donc on a X trucs à faire en //, on n’a pas le temps de venir aux événements amicaux, encore moins de les organiser, et du coup les gens s’éloignent progressivement. En plus, le mode relationnel masculin majoritaire est la compétition et l’ironie : ça n’aide pas pour la partie discussion des sentiments (mais tbh je sais pas si c’est l’auteur ou l’Angleterre en général le problème, mais j’ai l’impression que le problème est quand même largement moins pire pour moi que la situation qu’il décrit).

Bref, qu’en retiens-je ? Les amitiés demandent du temps à y consacrer, et idéalement pour moi, du temps en présentiel et autour d’une activité. Pour kickstarter de nouvelles amitiés masculine, la recette magique est de commencer par une activité partagée (l’auteur parle des chorales parce que c’est une des rares activités masculines non-compétitives, mais je pense que de mon côté ça va être réinscription dans un club d’escalade). Loin des yeux loin du coeur s’applique bien, mais le fait de prendre du temps pour entretenir les amitiés en prenant le temps de prendre des nouvelles et d’organiser des activités fonctionne tout aussi bien pour les remettre sur pied.

Je recommande la lecture.