Essai sur l’effondrement et le refus de parvenir. Le titre claque et il y a des passages intéressants (la figure du navigateur Moitessier notamment est passionnante, je vais aller lire La Longue Route je pense), mais globalement je n’y ai pas trouvé grand chose que je ne connaissais déjà.
Archives de catégorie : Des livres et nous
Que faire des classes moyennes ?, de Nathalie Quintane
Court essai sur les classes moyennes. Comme le dit Quintane dans le livre, au final la question qu’elle considère s’avère bien davantage êtres Que deviennent les classes moyennes ?
Globalement elles restent les mêmes, avec un cout d’entrée symbolique sous la forme d’éléments matériels (autrefois l’armoire à glace, maintenant divers symboles) et un capital culturel, une stabilité à travers le temps qui est finalement très surprenante au regard des évolutions radicales du prolétariat et des plus aisés.
Ça se lit vite et j’ai beaucoup aimé le style, je recommande.
La Passe-Miroir, de Christelle Dabos
Série de fantasy française
Tome 1 : Les Fiancés de l’Hiver
On suit Ophélie, une femme avec la capacité de lire le passé des objets et de leurs propriétaires en les touchant, et d’utiliser deux miroirs géographiquement proches comme des portails. Ophélie est née sur Anima, une partie du monde où tou.te.s ont des pouvoirs de lecture d’objets comme elle, mais doit partir au début du livre au Pôle, où se trouve la famille de l’homme à qui elle a été mariée pour des raisons diplomatiques. Elle découvre une société fortement différente de la sienne, stratifiée en classes, avec une élite divisée en clans qui se livrent à une lutte violente pour les places de pouvoir.
L’univers est intéressant mais ce premier tome met pas mal de temps à démarrer. L’héroïne comme le/la lecteurice sont perdu.e.s dans un monde dont ils n’ont pas les codes, et la logique de l’histoire se met en place progressivement. C’est réaliste, mais c’est aussi un peu frustrant au début. On est parti sur de l’intrigue de cour avec plusieurs niveaux de bluff, et on découvre petit à petit le passé et l’organisation de l’univers, et les différents pouvoirs dont disposent les familles humaines.
On verra ce que ça donne dans les tomes suivants, ça se lit relativement vite.
Tome 2 : Les Disparus du Clairdelune
Le tome commence directement à la suite du précédent ; le mariage d’Ophélie est Thorn est imminent, et la cour de la Citacielle est secouée par de mystérieuses disparitions dans l’Ambassade, supposée son lieu le plus sûr. L’histoire avance vite et est bien prenante, mais la fin du tome a été gâchée pour moi par le retour du refoulé du Jedi d’une bonne grosse relation hétéronormée où pour zéro raison Ophélie tombe amoureuse de Thorn (et vice-versa, même si le vice-versa on avait des indices depuis le tome précédent). C’est vraiment un élément assez artificiel et qui mine l’intérêt de l’histoire. La dynamique entre les perso d’Archibald et d’Ophélie est bien plus intéressante par exemple.
Tomes 3 et 4 (La Mémoire de Babel, La Tempête des Échos)
M’ouais. Les défauts du tome précédent n’ont fait que s’accentuer. Autant le premier tome était un peu trop lent, autant là c’est le défaut contraire. L’autrice introduit toujours plus de lieux, concepts, personnages… La répétition de la dynamique ou Ophélie se retrouve dans des endroits nouveaux dont elle doit peu à peu apprendre les règles tout en étant maintenue dans l’obscurité fait très artificiel. En parallèle, sa capacité à tout comprendre au passé du monde à partir d’indices ultra-ténus dans le dernier tome est particulièrement peu crédible.
Globalement, les décors mis en place par Dabos font rêver : on visualise facilement les arches, les lieux différents, les atmosphères. Elle arrive à leur donner des caractéristiques propres et marquantes. Par contre la façon dont ses personnages principaux évoluent dans ce décor n’est pas du tout satisfaisante. La romance Thorn/Ophélie est de plus en plus cringeante. L’intrigue principale devient de plus en plus confuse et la résolution en est fort peu satisfaisante. Il y a un peu un côté mauvais jeu vidéo dans ces lieux et événements qui sont en attente de l’héroïne pour se remettre à se dérouler, je trouve. Tout tourne autour d’elle, sa présence débloque l’avancée de l’histoire, ça fait très artificiel.
The Little Friend, de Donna Tartt
Un épais roman qui se passe dans le Mississipi des années 70s. Harriet Cleve Dufresnes, benjamine d’une famille anciennement aristocratique du Sud, décide de trouver qui a tué son frère 12 ans plus tôt et de punir le meurtrier. Résumé comme ça on dirait un polar, mais à part que c’est la motivation principale d’Harriet, le livre s’éloigne rapidement de l’enquête policière. Harriet a 12 ans. Même si elle est intelligente et pleine de motivation sa conception de l’enquête est très personnelle, et ses idées partent dans tous les sens. Et de plus, sa conception enfantine de la justice va rapidement se heurter à la réalité sociale de la vie dans une ville en déclin comportant une bonne part de racisme. En parallèle des aventures d’Harriet, on suit la vie de sa famille, avec sa dignité aristocratique mais le poids du meurtre de Robin, et la vie de la famille Ratliff, des rednecks qui cuisinent des amphétamines dans un trailer au fond des bois.
Le livre est dense, mais très réussi dans ses descriptions. L’autrice prend son temps, ça part dans tous les sens, on n’a pas le fin mot de l’enquête, mais c’était plaisant à lire, une fois rentré dedans.
La Domination policière, de Mathieu Rigouste
Essai publié à La Fabrique, sur le complexe sécuritaro-industriel et la gestion des quartiers de banlieue comme des enclaves endocoloniales.
Le sujet est intéressant, mais j’ai du mal avec le style d’écriture de Rigouste. Ses concepts de « damnés de/à l’intérieur », d’« enférocement » entre autre me paraissent compliquer inutilement le propos.
Pour résumer très rapidement le livre :
- La gestion des quartiers par la police s’est faite en adaptant les méthodes, et en recyclant les personnels qui s’occupaient de la gestion de l’ordre dans les colonies françaises. On n’est pas exactement sur une gestion coloniale, Rigouste parle d’endocolonial ou de post-colonial pour décrire cette forme particulière du maintien de l’ordre
- Il y a un business de la répression policière, sans surprise, avec des vendeurs d’armes sublétales, toute une industrie française qui vend à la police (et gendarmerie fr), mais qui marche aussi main dans la main avec elle pour démontrer l’efficacité de ses produits et les exporter. Y’a une endogamie entre les préfets de police, le ministère, ces entreprises, dont certaines sont privées, certaines sont sous tutelle du ministère.
- La création des BAC et leurs ancêtres en tant qu’unités anti-««criminalité»» permet d’avoir un mode d’action particulier de la police à laquelle la bride est lâchée : autonomie de l’unité, intérêt pour le commissariat parce qu’elles font du chiffre, et terrorisation des quartiers de banlieue : si les BACs se sont multipliées elles ont d’abord existé en banlieue et c’est toujours là qu’elles concentrent leur action. Leur but est d’occuper le terrain, d’empêcher les habitant.e.s d’être tranquille. C’est illustré notamment par ces BACs qui allument toutes les nuits leur gyrophare en plein cœur des quartiers à 4h du mat, pour montrer qu’ils sont là, peuvent se le permettre, et que tant pis pour le sommeil des habitant.e.s. Les BACs recrutent logiquement parmi les policiers ceux qui ont une mentalité de connards (j’allais écrire cowboys mais soyons francs), avec une volonté d’en découdre. Derrière il y a un formatage des effectifs par la façon dont fonctionne les BACs qu’ils intègrent, conduisant un « enférocement » des policiers : tout est fait pour leur faire considérer comme normal de terroriser un quartier, tamponner les scooters, tirer sur les gens, etc.
Nomadland de Jessica Bruder
Documentaire sorti en 2017. Bruder raconte la vie de plusieurs workampers américains : des personnes vivant dans une voiture, un van, bref un truc qui se déplace, et qui vont de travail temporaire en travail temporaire. C’est une catégorie de la population qui a explosé après la crise de 2008, et qui est notamment composé de personnes âgées qui soit n’ont jamais pu prétendre à une retraite décente, soit ont vu disparaître avec la crise leur retraite par capitalisation (un excellent argument contre cette privatisation des retraites, d’ailleurs). Ces personnes se déplacent au gré de la demande pour des emplois saisonniers : gardien.ne.s de camping, cariste chez Amazon en prévision du boom de Noël…
Bruder documente leur mode de vie via des interviews avec plusieurs d’entre elleux, recontextualise leur situation, détaille le type d’emploi qu’ils font, la culture qui s’élabore dans ce milieu. C’est très facile à lire et très intéressant. Par certains aspects ça m’a fait penser au Champignon de la Fin du Monde, pour le côté « les marges du capitalisme pourtant indispensables à son fonctionnement » + enquête de terrain, mais ça se lit plus facilement.
Le Discours, de Fabrice Caro
Court roman français. Adrien participe à un dîner de famille chez ses parents. Il a envoyé avant d’arriver un texto sans réponse à sa copine avec qui ils sont « en pause », et au début du repas, le copain de sa sœur lui demande de faire un discours pour le mariage. On suit le discours intérieur d’Adrien tout au long du repas, alors que l’absence de réponse de Sonia et l’absurdité de la vie humaine le dépriment de plus en plus, qu’il se remémore sa relation, et qu’il imagine différentes amorces de discours tout en tentant de suivre la conversation autour de la table.
Ça se lit très vite et c’est exactement dans la même veine que toutes les BDs de Fabcaro, avec la tendance des personnages à prendre tout sur le mauvais niveau de lecture et à faire de grands non-sequitur.
Éloge de la Plante, de Francis Hallé
Essai de botanique. Francis Hallé détaille les grandes lignes du fonctionnement des plantes, et surtout les différences entre les fonctionnements animaux et végétaux. Il déplore que la botanique et la biologie plus largement souffrent d’un certain zoocentrisme de la part des chercheurs, conduisant à vouloir calquer certains mécanismes végétaux sur ce qui a été étudié plus en détail chez les animaux, et à considérer que les animaux font mieux/sont plus évolués/plus adaptés.
Au contraire, pour lui la vie végétale montre une inventivité et une variabilité incroyable pour s’adapter aux conditions environnementales, là où les animaux se contentent de se déplacer. De façon générale, il base son livre sur plusieurs dichotomies fondamentales entre animaux et végétaux :
- La vie fixée vs la vie mobile. La plante reste sur place, se déploie dans l’espace pour exploiter une énergie ubiquiste mais faible (le rayonnement solaire), les animaux se déplacent et vont acquérir d’un seul coup de l’énergie concentrée.
- Le niveau auquel on définit un individu. Pour lui considérer l’arbre comme un individu est un zoocentrisme : l’arbre est potentiellement immortel, son génome n’est pas unitaire, il y a potentielle compétition interne, différentes lignées de méristèmes assurent une réitération et une reproduction : Les plantes peuvent être considérées comme des êtres coloniaires que comme des individus. Il fait d’ailleurs des comparaisons intéressantes avec les coraux (formes de vies animales coloniaires et fixées), les insectes sociaux et les cristaux (pour la réitération de la structure à partir d’unités simples au vu de certaines contraintes extérieures)
C’était fort intéressant (et très bien vulgarisé, c’est lisible sans bases en biologie, tout est réexpliqué), je ne suis pas toujours fan de son style d’écriture, mais les idées développées sont super intéressantes.
The Dispossessed, d’Ursula K. Le Guin
Roman de science-fiction de 1974. L’autrice expose le fonctionnement d’une société anarchiste via le point de vue d’un de ses membres, Shevek, un physicien frustré par certain des immobilismes de son monde. Il rentre en contact avec le monde jumeau et capitaliste pour des échanges scientifiques, et les contrastes entre les deux mondes permettent de mettre en lumière ce qui fonctionne ou non dans le monde anar. C’est essentiellement de la socio-fiction. Le fonctionnement du monde est très intéressant. Le Guin montre aussi qu’il ne suffit pas de décréter qu’un monde est anarchiste et d’avoir fait la Révolution à un moment dans le passé pour que tout ce passe bien : les organisations et hiérarchie, même informelles, ont tendance à se réétablir si on ne continue pas à les combattre. La révolution est un mouvement, pas un événement.
Très bon roman, super original, il est cependant dommage d’avoir uniquement le point de vue de Shevek, qui se révèle excellent penseur de l’anarchisme en plus de physicien de génie : ça fait quand même retour en force du Grand Homme ; alors que tout le livre dénonce ça par ailleurs.
Continuer la lecture de The Dispossessed, d’Ursula K. Le GuinNous n’irons plus aux urnes, de Francis Dupuis-Déri
Plaidoyer en faveur de l’abstention, comme le dit le sous-titre. Ça part dans pas mal de directions. Les points qui m’ont semblés les plus intéressants que j’en ai retenus :
- On reproche aux abstentionnistes de risquer de faire élire les mauvais·es candidat·e·s. Ça suppose qu’il y en ait de bons, et c’est quand même un reproche qu’il serait un peu plus pertinent d’adresser aux votant·e·s qui ont fait le choix en question. Au contraire, une forte participation légitime l’élection, du coup l’abstention est tout à fait raisonnable si on considère que tous les choix sont insatisfaisants, et encore plus si on considère que le mécanisme même de l’élection de représentant·e·s à mandat non-impératif n’est pas bon comme système politique (ce qui est très fortement le point de vue de l’auteur : voter une fois tous les 5 ans pour une personne et non un programme, dans un contexte ou l’électabilité est réservée aux classes supérieures, dépend du fait d’avoir de l’argent et est très fortement influencée par une presse détenue par un oligopôle de milliardaires, n’est pas du tout démocratique à son sens, même si tout le monde dans le système se gargarise du mot démocratie. Parler d’aristocratie élective serait plus juste.
- On est incité depuis l’enfance, avec les élections de délégué·e·s, les Parlements des enfants et autres mesures, à considérer l’élection de représentants comme la bonne façon de gérer une démocratie. Même si on élit dans ce cas des représentants pour de faux, sans pouvoir d’action concret : l’important est d’apprendre à se déposséder du pouvoir politique : à l’échelle d’une classe, pourquoi a-t-on besoin de délégu·e·s ? On peut très bien faire de la démocratie directe avec une assemblée générale sur les heures de vie de classe, pour gérer les questions qui concernent la vie du groupe.
- On retrouve souvent à gauche l’argument de la double stratégie pour faire changer la société : participer au processus électoral pour avoir une légitimité et faciliter l’installation des idées défendues dans le débat public, et travailler en dehors du processus électoral : grèves, manifestations, autres actions… Les deux allant de concert. Sauf qu’en fait ça ne marche la plupart du temps que dans un seul sens : la participation aux élections voire aux instances de gouvernement prend du temps, de l’énergie, des moyens qui pourraient être consacrés au militantisme plus direct. A l’inverse les partis ou instances gouvernementales soutiennent peu les syndicats et actions qui leur sont extérieurs. En participant aux élections, on les légitime donc sans gagner beaucoup en retour, assez paradoxal quand le but politique de départ était de sortir de la démocratie représentative. FDD donne des exemples de tentative d’entrisme politique par des groupes anarchistes, satiriques ou prônant le vote blanc/nul qui ont plus ou moins bien marché, mais souvent moins, qu’ils se fassent invalider leur candidature, prennent une taule ou finissent par se détourner de leurs objectif initial, avec une personnalisation du pouvoir.