Severance, de Dan Erikson

Black Mirror x The Stanley Parable

Série télévisée produite par Apple TV, sortie en 2022. 20 minutes dans le futur, l’implantation d’une puce dans le cerveau permet de créer une nouvelle personnalité, consciente uniquement le temps de l’activation de la puce. Cette innovation est utilisée par Lumon, une entreprise mystérieuse et hégémonique, pour protéger les aspects confidentiels de ses opérations. La série suit les employés du département de Macro Data Refinement dans leur vie au cœur de Lumon, et l’un d’eux, Mark, dans sa vie privée.

J’ai beaucoup aimé, j’ai regardé toute la saison 1 en moins de 24h. Le rythme est un peu trop lent tbh, j’ai tout regardé en x1,6, mais à ce point près c’était très bien. La série est une allégorie pas très subtile mais efficace de l’aliénation au travail. Les personnalités qui ne sont activées que dans les locaux de l’entreprise- les innies – vivent perpétuellement sur leur lieu de travail : elles ressentent les effets sur leur physiologie de la vie de leurs outies, mais elle enchaînent les journées de 8h sans percevoir l’extérieur ni le sommeil. L’entièreté de ce qu’elles connaissent leur est fourni par Lumon, qui les maintient ainsi dans une dépendance totale : pas de risque que les employés ne soient perturbés par leurs ressentis extérieurs ou qu’ils tentent de se syndiquer, quand ils ne connaissent rien d’autre que la Parole du fondateur de l’entreprise (et je mets une majuscule à Parole à dessein, parce que le fonctionnement interne de Lumon ressemble largement plus à celui d’une secte qu’à celui d’une entreprise). Si le monde extérieur à Lumon semble dans la série fonctionner selon les mêmes règles que le notre d’un point de vue des normes sociales et des grands enjeux, le monde interne de Lumon et donc l’entièreté de l’univers des innies semble largement plus perché : leur travail consiste à repérer les nombres « effrayants » sur des moniteurs qui affichent des rangées et des rangées de nombres. le système de valeurs, de récompenses, d’esthétique de Lumon semble sorti d’un manuel de management des années 70, avec des cocktails corporates à base de boules de melons ou d’œufs mimosa apportés sur des dessertes pour les quatre personnes du département de Macro Data Refinement qui ne se fréquentent qu’entre elles.

Par ailleurs, les pratiques de Lumon envers les innies sont très littéralement du fascisme : les innies n’existent qu’en relation à une superstructure omniprésente et omnipotente qui contrôle chaque aspect de leur existence. Les mots sont vidés de leur sens : la salle de punition des comportements déviants est renommée break room, il y a un sous entendu de violence toujours présent avec le chef de la sécurité, les déviations du protocole sont punies par une forme de torture mentale. Clairement on est au delà de l’aliénation « classique » par le travail ou même le néolibéralisme. Et pourtant même dans cette structure écrasante, les employés se révoltent, tentent de comprendre le sens global de ce qu’ils font et de ce qui leur est imposé, et tentent de s’échapper du système pour chercher une vie meilleure.

La série pose aussi la question de ce qu’est le soi et des questions éthiques afférentes à son McGuffin technologique : en acceptant la dissociation, les outies revendiquent de travailler sans s’en rappeler et potentiellement s’offrent un revenu sans avoir à subir les conséquences psychologiques du travail (enfin, ils perdent quand même 8h/jour + les temps de trajet, c’est pas rien), mais surtout ils créent un innie qui ne connaitra que le travail et n’a pas son mot à dire : si les innies peuvent poser leur démission, elle doit être acceptée par leur outie, qui s’il ne se considère pas la même personne, n’a aucun intérêt à le faire. La série est un peu dans la même veine que (les bons épisodes de) Black Mirror, qui explorent les conséquences sociales et morales d’une invention technologique.

Enfin, sur l’ambiance générale de la série, que ce soit l’environnement corporate mi-The Office mi-Stanley Parable de Lumon ou le monde extérieur, tout semble assez déprimant et aliénant : il y a peu de lumière ou alors des néons, il fait froid, tout est enneigé, les parkings sont immenses … Ça colle bien au propos mais c’est quand même pas mal déprimant. Les acteurs sont très bons dans leur rôles, les histoires de tous les personnages secondaires du département du héros sont attachantes et consistantes.

Globalement, bonne série, un peu lente mais beaucoup de bonnes idées, une esthétique réussie, des fils narratifs qui fonctionnent plutôt bien. La fin de la saison ne résout pas grand chose, on attend avec enthousiasme corporatiste la sortie de la S2. Je recommande.

EDIT 2025 : Saison 2

La saison 2 lève un peu le voile sur les activités de Lumon. On a du background sur la société, un peu sur les personnages principaux autres que Mark. Les enjeux révélés par le plot-twist final de la saison 1 occupe une grosse partie de la saison, mais les autres lignes narratives ajoutées fonctionnent bien. J’ai beaucoup moins de choses construites à dire que sur la S1, mais je l’ai regardée avec autant de plaisir (et en vitesse x1). Kudos particulièrement au final complètement unhinged avec l’arrivée du département Choreography and Merriment et la petite choré flippante de Mr. Milchik (personnage d’antagoniste très réussi tout du long), et à l’épisode où les innies sont en extérieur pour du team building assez terrifiant.

Adolescence, de Jack Thorne et Stephen Graham

Série anglaise en 4 épisodes filmés en plan-séquence. On suit initialement la garde à vue d’un adolescent suspecté d’avoir tué une de ses camarades de classe. Le premier épisode fonctionne très bien, le 3e aussi, le 4e est une coda intéressante et le 2e est inutile. Le dispositif du plan séquence marche surtout bien sur les 1 et 3, pour le côté plongée dans l’action en continue, et surtout sur le 3e, vu le côté face à face étouffant. L’acteur principal joue très bien.

Thèmes assez badant, mais série qui vaut le coup.

Mickey 17, de Bong Joon Ho

Film de science-fiction paru en 2025. Pour échapper à ses créanciers et embarquer sur une expédition spatiale vers une exoplanète, Mickey Barnes accepte de devenir un expendable : sa mémoire est scannée en permanence et son corps réimprimé à chaque fois qu’il meurt, justifiant de lui faire faire toutes les missions périlleuses du vaisseau. Ca n’en fait pas du tout un héros aux yeux de l’équipage, plutôt un rat de laboratoire bien pratique. Un jour le processus dysfonctionne et un nouveau Mickey, Mickey 18, est imprimé alors que Mickey 17 est toujours vivant. Les deux versions de Mickey vont tenter de trouver des modalités de cohabitation et de dissimulation alors que cette situation est totalement interdite.

J’ai bien aimé. Ce n’était pas au niveau de Parasite, mais c’était un bon film de science-fiction satirique. Le chef du vaisseau est une parodie de Trump assez réussie (il y a de fortes vibes Don’t Look Up). Pattison joue bien les deux versions de Mickey et leurs caractères radicalement opposés (on est pas sur un niveau de réussite de Orphan Black, mais ça marche bien quand même). Tout est un peu grand guignol, mais on s’attache aux personnages, et les persos secondaires sont tous assez réussis (mention spéciale à Naomi Ackie qui joue Nasha, largement moins one-sided que les autres personnages, et que j’ai trouvée plus convaincante que dans Blink Twice (mais je pense que c’est vraiment une question de rôle et pas d’actrice) : elle est à la fois badass, horny, droguée, charismatique…)

Recommandé si vous avez aimé Don’t Look Up.

Foules sentimentales, de Pauline Machado

Essai paru en 2024.

L’autrice analyse comment la structure des grandes villes impacte les relations sentimentales qui peuvent s’y nouer.

Présentation des villes comme des territoires mythifiées (vision de NY ou Paris présentées dans les films, imaginaire qu’on en a depuis des territoires plus ruraux) : la ville est là où les choses sont possibles, où les destins peuvent changer : c’est le château du prince dans les contes de fées, là où il faut être pour rencontrer la bonne personne qui va changer votre vie. C’est une vision assez passive, où l’on attend d’un facteur extérieur (le grand Amour, un événement révélateur, un travail) qu’il vienne bouleverser notre vie. Mais c’est une vision qui est largement propagée dans la pop culture et les romcoms.

La ville est un « vivier de célibataires », où le nombre de personnes dans cette situation permet statistiquement des rencontres multiples et un anonymat : l’usage des applis n’est pas du tout le même en territoire rural qu’en territoire urbain. Cet anonymat permet aussi de se réinventer, de se présenter sous son meilleur jour lors d’une nouvelle relation : on n’est pas précédé de sa réputation. Il y a aussi une prise de risque plus faible quand on peut draguer quelqu’un.e qui n’a pas de risques de recroiser nos cercles sociaux : si ça ne marche pas chacun.e reprend son chemin, pas de gêne pérenne ou de passif. Le fait de vivre entouré d’inconnu.es donne de plus l’habitude d’interagir avec des gens sur ce mode « relation entre inconnu.es qui se recroiseront plus », ce qui simplifie le fait de se lancer dans des échanges avec une dimension de séduction avec ces mêmes inconnu.es (practice makes perfect).

Question aussi du coût de la vie en ville, surtout dans les capitales : incite les couples à cohabiter plus rapidement et à faire durer les relations cohabitantes, même quand elles battent un peu de l’aile, parce qu’il sera compliqué d’assumer le coût de la vie seul.e. En revanche, la durée des transports en plus de durée de travail en moyenne un peu plus longue diminue le temps qui pourrait être consacré à du temps perso et notamment relationnel (encore plus vrai pour les personnes habitant dans les banlieues et périphéries des grandes villes plutôt qu’au centre). Enfin, le prisme productiviste plus présent dans les villes que sur le reste du territoire, peut se retrouver dans la façon d’aborder les relations amoureuses (hustle culture aussi dans le dating). A l’inverse, les couples se forment plus tôt (dans la vie des gens, pas dans la relation elle-même) dans les territoires ruraux, et les gens ont des enfants plus jeunes.

L’autrice détaille un peu les possibilités de romances et relations queer dans les villes, et ce côté oasis de rencontres possibles vs le désert que seraient les campagnes, mais lui tord rapidement le cou : si les villes ont cette image et qu’il y a plus d’occasion de socialité queer explicitement marquées comme telle, les territoires ruraux sont plein de personnes queers aussi, juste moins visibles.

C’était sympa mais on reste dans le travers essai de journaliste, je voudrais un travail plus étayé de mon côté.

Anora, de Sean Baker

Film étatsunien paru en 2024. Ani travaille dans un club de striptease. Elle y fait la rencontre d’un riche héritier russe, Ivan, qui lui demande de venir chez lui. Ivan est incroyablement riche et a tout juste 21 ans, il est trop content de pouvoir coucher avec Ani. Il va l’entraîner dans sa vie hédonistique et lors d’une virée à Las Vegas, lui demander de l’épouser. Mais lorsque la nouvelle de ce mariage parvient aux parents d’Ivan en Russie, ceux-ci sifflent la fin de la récréation pour leur fils. Ani va se retrouver confrontée aux hommes de main des parents, qui vont la forcer à les accompagner à travers New York pour retrouver un Ivan qui a disparu à l’annonce de l’arrivée de ses parents aux États-Unis.

Globalement c’est un conte de fées inversé qui rencontre un film de mafia : Ani, même si elle est réaliste sur le monde, pense avoir trouvé le prince charmant qui va lui faire accéder au monde des ultra-riches (elle cite explicitement Cendrillon quand elle mentionne vouloir faire sa lune de miel à Disneyworld). Mais Ivan va se révéler sacrément défaillant, il est effectivement le prince héritier d’un royaume mafieux, mais qui fuit ses responsabilités. C’est elle qui va devoir errer à travers le pays (=Manhattan) à la recherche du prince soudainement disparu et qu’elle retrouvera sous l’emprise d’un mauvais sort (=totalement torché). C’est lui qui dispose de 3 fées-marraines, sous la forme de Toros, Garnik et Igor (et je pense que c’est tout à fait volontaire de la part de Sean Baker de nous faire rencontrer initialement Toros pendant qu’il a le rôle de parrain lors d’un baptême : c’est à la fois un parrain au sens mafieux du terme et au sens du conte de fée). On a même le carosse qui se change en citrouille avec le vol à Las Vegas en jet privé à l’aller, en classe économie au retour.

Et pendant qu’Ani se croit dans ce narratif de conte de fée, les trois parrains qui l’accompagnent eux savent très bien qu’ils sont dans un film de mafia : ils ignorent les règles, agressent les gens, utilisent la force pour arriver à leurs fins. Ça reste un film « comique » : on est pas sur de la mafia ultraviolente, et ils ont un petit air de pieds nickelés dans leur recherche d’Ivan. Mais le décalage des tons peut être malaisant : ce que Ani vit – à juste titre – comme une agression quand Igor l’empêche de partir et la ligote, pour lui c’est un mardi ordinaire dans les conventions de son monde, et il ne comprend pas qu’Ani soit traumatisée.

Globalement j’ai bien aimé, y’a de la nudité féminine assez gratuite (certes ça commence dans un club de strip-tease, mais il pourrait y avoir la nudité d’Ivan qui contrebalancerait, hors on ne voit qu’Ani nue), mais sinon c’était globalement bien – peut-être un petit peu long – et c’était très bien filmé.

Relationship Anarchy, de Juan-Carlos Pérez-Cortés

Essai espagnol paru en 2022, qui parle du concept d’anarchie relationnelle. Par rapport à d’autres ouvrages sur les relations que j’ai pu lire récemment l’approche est assez différente : on est dans une approche qui revendique fortement les apports de la théorie politique, avec beaucoup de références à Foucault, aux penseurs de l’anarchisme et du féminisme (et même un petit passage sur Bertrand Russell). C’est plus exigeant à lire, mais c’est assez stimulant aussi.

Je n’ai pas tant réussi à faire une fiche de lecture bien ordonnée comme pour d’autres ouvrages qu’une prise de notes qui part un peu dans tous les sens, mes tentatives de réordonner tout ça après la fin de ma lecture n’ont pas eu un grand succès ; si ça ne vous rebute pas, lesdites notes ci-dessous.

Si je devais résumer très grossièrement la thèse : étant donné que le personnel est politique, les principes de base de l’anarchie politique peuvent être appliquées aux relations interpersonnelles. Ça implique d’avoir des relations qui rejettent les normes préétablies et les cadres tout faits comme « couple », ou « ami.es », pour à la place laisser les personnes impliquées dans la relation en définir les modalités. Ces modalités ne peuvent pas comporter de restrictions sur ce que font les participant.es à cette relations dans les moments où ils sont en dehors de la relation. Ça implique notamment de ne pas pouvoir exiger de l’autre une monogamie dans le cadre des relations romantico-sexuelles, mais ce n’est qu’un byproduct, pas du tout le cœur de l’anarchie relationnelle, et par ailleurs des anarchistes relationnels peuvent tout à fait décider (pour elleux-mêmes, par pour les gens avec qui iels relationnent) qu’iels veulent rester monogame. Ça implique aussi de pouvoir avoir des relations romantiques sans sexualité, des relations sexuelles sans attache romantique, où n’importe quel autre modèle relationnel auquel les participant.es souscrivent librement.

L’anarchie relationnelle s’attache aussi à prendre en compte les différences de privilèges dans une relation, en affirmant que le modèle du contrat relationnel librement consenti entre deux parties égales est une fiction : certain.es ont plus de pouvoir, et le but n’est certainement pas de se débarrasser des anciens cadres pour permettre aux plus privilégiés d’imposer leur cadre.

Globalement j’en retiens que c’est un modèle intéressant mais avec un haut niveau d’exigence, puisque chaque nouvelle relation doit être discutée et construite de zéro.

L’auteur commence par retracer l’origine du terme (une université d’été anarchiste suédoise pour la première occurrence dont il a trace), sa diffusion dans les milieux anarchistes, l’intérêt qu’il suscite dans différentes communautés (anarchistes, milieu académique, communautés queers). Globalement, l’anarchie relationnelle propose de déconstruire le primat donné au couple romantique hétéropatriarcal exclusif et cohabitant dans les relations humaines, ce qui est d’intérêt notamment pour s’attaquer à l’hétéropatriarcat et à l’essentialisation des rôles genrés, et affirme que les cadres préétablis pour les relations – avec notamment la dichotomie amours/amitiés – sont contraignants et que mieux vaut construire ses propres cadres pour chacune de nos relations (c’est du boulot, mais c’est plus gratifiant à la fin, on retrouve bien là l’approche anarchiste des relations humaines).

L’auteur note l’intérêt des communautés aromantiques et asexuelles (aroace) pour le modèle de l’anarchie relationnelle, en ce qu’il retire à la sexualité son statut d’indicateur de l’intensité de la relation.

Détour historique pour rappeler que l’anarchie ce n’est pas l’absence de règles ou d’organisation, c’est l’absence de hiérarchie : on ne reconnaît pas de légitimité des organisations basées sur des dynamiques de pouvoir inégales. Éléments historiques aussi pour rappeler la misogynie de Proudhon, les apports du féminisme et ce qui est devenu l’anarcha-féminisme et ses points de rupture avec le féminisme bourgeois.

L’auteur ne nie pas que se plonger dans l’anarchie relationnelle est compliqué, ça demande des efforts, y’a pas de script, et faut lutter contre plein d’attentes sociétales qu’on a internalisées. Le but n’est pas non plus de dire que le modèle de l’anarchie relationnelle est meilleur que d’autres modèles qui s’éloignent du CRHEC, chacun·e fait les pas qu’iel peut.

 « Dans beaucoup de formes de relations non-monogames, des traces du modèle hégémonique réémergent, créant une situation de privilèges qui n’est pas remise en question ou discutée. Les accords passés dans les relations amoureuses déterminent les limites et obligations de tou·tes celleux qui les ont acceptés, ainsi que de tou·tes celleux qui pourraient être impliqué·es par la suite. C’est une forme de « dictatures des accords préexistants ». Cette culture du consensus peut justifier des hiérarchies, des privilèges, des prérogatives, des vétos, des dynamiques de pouvoirs… avec la justification que « si c’est consensuel, c’est éthique ». » (translation by yours truly)

Sur les labels de relations :

C’est ok de garder les labels de types de relation (ami·es, amant·es, amoureu·se·x, …) si ça aide à se situer, mais du point de vue de l’auteur ce que veut dépasser l’anarchie relationnelle c’est que ces labels s’accompagnent de règles strictes préétablies sur le comportement à adopter quand on revendique ce label : même si ce sont des règles établies entre les participant·es à la relation (dans le cadre du polyamour par ex) : l’attachement à des règles ou à cette philosophie de vie ne doit pas dépendre de si on se situe dans le cadre de la relation : le care, le commitment et le respect des limites établies collectivement ne sont pas dépendantes du fait de se conformer à un cadre initial, c’est accepté plus généralement.

Cependant, vu que ces labels correspondent à des cadres normés prédéfinis et avec une certaine valeur (le fait d’être « en couple » ou non notamment), on peut passer beaucoup de temps sur la question de savoir si la relation qu’on a peut réclamer ce label ou non (ce qui est d’ailleurs le cas aussi avec le label « anarchie relationnelle », ce pourquoi l’auteur propose de juste répondre aux questions précises qu’on lui poser sur le statut de ses relations avec « je relationne avec les gens d’une façon différente »). De plus, les attentes « classiques » de ce qui se retrouve habituellement dans les relations réclamant ce label peuvent progressivement s’imposer à la relation à laquelle on a accolé ce label même si on voulait en faire quelque chose de différents (internalisation de la norme ou pression de l’entourage).

Rejeter les cadres relationnels préexistants pour à la place avoir des règles self-managées. Reste un socle de règles mais qui sont un peu la règle d’or anarchiste : assistance mutuelle, autonomie responsable, horizontalité, rejet des structures de pouvoirs (apparentes ou dissimulées), souveraineté individuelle dans le choix de s’associer ou se séparer (libre association), pas d’interférence dans les relations des autres et leur fonctionnement sauf pour faire respecter ces principes.

Reconnaît l’apport de The Ethical Slut et des autres ouvrages sur le polyamour, mais note que c’est une approche de développement personnel, souvent psychologisante, et qui fait pas mal l’impasse sur les enjeux structurels et normatifs qui pèsent sur les choix personnels. Note aussi que l’approche récente de ce courant, qui sort de la question pure de « multiplier les relations romantico-sexuelles » pour parler plutôt de « rhizome affectif » est la plus intéressante à ses yeux.

Liens entre l’anarchie relationnelle et la queer theory :

  • Dans l’approche de Foucault du pouvoir, le pouvoir n’est pas exercée de façon unilatérale par un dirigeant sur un peuple avec un appareil répressif, mais passe par un ensemble de normes et de privilèges qui se renforcent les uns les autres et établissent des gradients de gens se conformant plus ou moins à ces normes ==> la famille nucléaire est une de ces normes renforçant la kyriarchie, il y a un intérêt à proposer des façons alternatives de relationner ;
  • Rendre plus fréquentes et visibles ces façon alternatives de relationner permettrait de casser l’insécurité liée au fait de ne pas correspondre au modèle dominant
  • De la même façon que le genre est une performance et non une caractéristique innée, les relations sont ce qu’on en fait et non pas des constructions innées descendues d’un idéal platonicien
  • Ce n’est pas parce que les relations sont des constructions sociales qu’elles ne sont pas réelles et qu’elles n’ont pas un impact sur la vie des gens

L’auteur oppose l’anarchie relationnelle à l’escalator de la relation – et ses dérivés. Son argumentation est que les couples ouverts, les swingers, le polyamour hiérarchique et même non-hiérarchiques aménagent ce modèle d’escalator à la marge mais ne s’en éloignent pas vraiment : les relations sont supposées progresser sur l’escalator, avec la possibilité de plusieurs relations en parallèle qui peuvent (polyamour hiérarchique) ne pas avoir le droit d’atteindre la dernière marche de l’escalator, mais on ne sort pas d’un modèle où on a de plus en plus de droits sur l’autre et devoirs envers lui.

Sur la monogamie, il constate son ubiquité comme référence (avec des variations) et son usage comme élément de contrôle/coercition, mais il insiste sur le fait que l’anarchie relationnelle n’est pas spécialement non-monogame : ça n’est ni suffisant (la non-monogamie peut être coercitive et normée), ni nécessaire (l’AR peut mener à avoir des relations affectives monogames).

Des exemples de présupposés liés à la pensée relationnelle hégémonique :

  • Les engagements les plus importants (parentalité, achats d’un bien immobilier, cohabitation) doivent se faire dans le cadre d’une relation romantico-sexuelle.
  • L’assistance mutuelle entre participant.es à une relation a un caractère différent selon le type de relation
  • Les relations romantico-sexuelles doivent avoir un début et une fin claire (il peut y avoir du on/off, mais il faut savoir où on en est) pour avoir les bons comportements liés à ce type de relation (aussi bien les propositions sexuelles que ne pas faire la bise à sa relation affective ou smacker son ami.e)
  • On peut négocier d’égal·e à égal·e ce que l’autre à le droit de faire de son temps et de son corps quand on n’est pas là, en échange de concessions de notre côté aussi – c’est ok d’avoir ce pouvoir sur l’autre et on peut le négocier en s’extrayant des privilèges interpersonnels.
  • Une certaine perte de vie privée vient avec certains statuts relationnels où l’autre est légitime à vouloir savoir ce qu’on a fait en son absence.

Sur les asymétries de privilèges, l’auteur note que l’insistance sur le fait de ne pas se conformer aux modèles relationnels préexistants et de ne pas nommer la relation peut aussi servir à filer plus de pouvoir à la personne en situation de domination dans la relation – et peut être perçue comme une façon de nier l’importance de la relation, ce qui peut être traumatique. Toujours se poser la question de d’où on parle et comment les choses peuvent être reçues.

Misericorde, d’Alain Guiraudié

Film français paru en 2024. Jérémy revient dans son village d’enfance pour des obsèques. Sur place, il va loger dans la maison de la veuve, la mère d’un de ses camarades de collège. Ce dernier n’apprécie pas que le séjour de Jérémy se prolonge, imaginant qu’il a des vues sur sa mère. Jérémy va se retrouver au milieu de plusieurs relations de désir asymétriques et va devoir naviguer entre elles.

C’était inattendu, mais intéressant. Les acteurs/actrices ressemblent tou.tes à des personnes normales, le film est tournée en Aveyron, ce qui fait que les paysages m’évoquent ceux du Tarn. On est plutôt sur du cinéma du réel. Mais au milieu de tout ça, Jérémy éprouve ou suscite du désir pour/chez à peu près tout le monde. Jérémy va finir par tuer quelqu’un, et va passer la suite du film hanté par ce meurtre, alors que tout le monde recherche celui qu’il a tué. Le curé du village va rapidement anoncer à Jérémy qu’il sa responsabilité dans la disparition, mais qu’il le protégera par attirance pour lui. Leurs échanges sur le désir et le pardon sont assez réussis, Jérémy s’enfonçant dans l’angoisse alors que le curé est beaucoup plus serein sur ce qu’il convient de faire, moralement et en pratique, suite à ce meurtre.

Little Joe, de Jessica Hausner

Film anglais de 2019. Alice est chercheuse, elle crée des plantes génétiquement modifiées. Sa dernière création est une plante fragile qui demande de l’entretien, mais produisant un précurseur de l’ocytocine, pouvant donc rendre heureuse son propriétaire. Elle va se rendre compte progressivement que la plante fait en sorte d’être disséminée par les gens qu’elle affecte, pour compenser la stérilité génétiquement imposée.

C’était pas ouf. Globalement ce qui se passe est rapidement annoncé par des personnages qu’Alice ne croit pas, puis progressivement elle va accepter cette réalité. En termes de scénario et de rythme c’est assez plat. Par contre c’est joliment filmé (sans être très novateurs en terme de plans, les couleurs sont assez belles, y’a une petite vibe Utopia), et y’a une bande son à base de sons discordants qui est assez originale et appuie bien la tension du film. Mais ça manque vraiment d’un scénario qui tient bien, ce qui est d’autant plus dommage que le point de départ d’une plante modifiant le comportement d’humains était intéressant.

Vertigo, d’Alfred Hitchcock

Thriller états-unien paru en 1958, inspiré d’un roman de Boileau et Narcejac. John Ferguson est un ancien inspecteur de police qui a démissionné quand son acrophobie l’a empêché de poursuivre un suspect et a causé la mort d’un agent. Il est engagé par un ancien camarade de promotion qui lui demande de surveiller sa femme, Madeleine, qui lui semble possédée par l’esprit d’une de ses ancêtres qui s’est suicidée au même âge. Ferguson va suivre Madeleine, et en tomber amoureux, tout en constatant son comportement effectivement très mystérieux.

J’ai bien aimé, de très beaux plans sur San Francisco, un usage du dolly zoom pour représenter le vertige novateur pour l’époque des personnages assez clichés mais qui fonctionnent dans le cadre d’un film noir. Une séquence de rêve avec de l’animation qui était aussi assez inattendue mais très réussie. Ferguson est assez détestable dans la seconde partie du film quand il est obsédé par une femme qui ressemble à Madeleine, mais les deux personnages féminins que sont Madeleine et Midge, même si elles sont pas mal caractérisées par leur amour de Ferguson, sont plutôt réussies.

Recommandé, mais dans l’absolu j’ai préféré Rear Window.

Rear Window, d’Alfred Hitchcock

Film états-unien paru en 1954. Jeff est un photo-reporter habitué aux sensations fortes, contraint de rester chez lui suite à une jambe cassée. Pour se distraire, il observe les voisins dont les appartements donnent sur la même cour que son logement. Le comportement étrange d’un des voisins va le convaincre qu’il a tué sa femme, et Jeff va tenter d’en convaincre un de ses amis qui est détective, mais sa capacité à réunir des preuves alors qu’il est confiné à sa chambre est assez faible…

C’était cool. On épouse totalement le point de vue de Jeff, tout le film est tournée depuis un point de vue qui correspond à la chambre, avec des vues panoramiques ou plus resserrées sur la cour, qui apparaît comme un théâtre devant les yeux de Jeff. À l’histoire principale sur le meurtre se rajoute les histoires qui se jouent dans les autres appartements, la musique est diégétique – fournie par un musicien en train d’écrire une pièce. Y’a du sexisme d’époque avec Jeff qui mate sa voisine (et un point de vue que le spectateur est totalement invité à adopter), mais en même temps deux personnages féminins très réussis, la fiancée et l’infirmière de Jeff, qui vont l’aider dans son enquête. Si Jeff est assez condescendant avec sa fiancée, pour le coup là le film lui donne plutôt tort, parce que même si elle apparaît comme une ravissante idiote par moment, elle est aussi dégourdie et autonome.

Recommandé.