Archives de catégorie : Arbres morts ou encre électronique

Article invité : Lectures 2022-2023 par laeti

Après des années à être enfouie sous les bouquins de thèse, à épancher ma soif de fiction dans les séries et ma bibliomanie dans les rayons BD des librairies, un plaisir depuis longtemps disparu a repointé le bout de son nez au cours de l’été dernier. Sélection donc d’un an de lectures rythmé par le goût retrouvé des romans et essais, sur les pas de mes gourous littéraires – j’ai nommé les cuperlaul, Lucie V. et les filles de La Ruelle.

Pour se (re)mettre en appétit

À l’écran comme en littérature, les whodunnit, romans policiers et thrillers en tous genres m’ont toujours remise en selle dans les moments où je manquais d’inspiration ou d’énergie pour la fiction. C’est avec une série de petits ouvrages d’Agatha Christie que j’ai donc commencé l’année, en particulier Le vallon : malgré les résolutions parfois cousues de fil blanc, le style précis, l’humour, la finesse psychologique des personnages et la délicieuse atmosphère « Would you like a cup of tea? » de ses romans marchent toujours aussi bien.

Afin de rester dans la même ambiance, j’ai tenté Les sept morts d’Evelyn Hardcastle de Stuart Turton, dont le résumé promettait un mélange entre Downtown Abbey, Un jour sans fin et Agatha Christie : mais le principe, consistant à revivre le jour de la mort d’Evelyn Harcastle dans la peau de personnages différents jusqu’à résolution de l’énigme, m’a un peu lassée à la longue. À tenter cependant si vous n’avez pas peur des intrigues casse-tête ni des policiers qui prennent une dimension fantastique.

Autre semi-déception, Sur la dalle de Fred Vargas, où tout ce qui fait le charme de ses romans semble s’épuiser et être relégué au rang de procédé. Pourtant, c’était un tel plaisir de retrouver Adamsberg (même un Adamsberg décoloré) après plusieurs années de sevrage, que cette lecture m’a relancée dans une redécouverte du cycle. J’ai été à nouveau époustouflée par la puissance du style, l’onirisme des personnages et la tendresse que l’autrice a pour eux : à mon avis, de L’homme aux cercles bleus jusqu’à Dans les bois éternels, Vargas a écrit toute une série de chefs-d’œuvre du genre (sauf peut-être Un lieu incertain).

Parus sous pseudonyme également, j’ai découvert les romans policiers de Robert Galbraith (alias J. K. Rowling) avec Sang trouble, énorme pavé dont le caractère addictif tient peut-être moins à l’intrigue, très classique (et très glauque), qu’à une tension sexuelle tout ce qu’il y a de plus fantasmatique, traînant cependant un peu (beaucoup) en longueur (surtout si on en est à 5000 pages d’avoir commencé la série à ses débuts). Agréable quand on a envie de s’enfiler des centaines de pages, mais je ne pense pas persévérer dans les romans – à ce compte-là, l’adaptation par la BBC m’ira très bien.

Deux recommandations enfin du côté des thrillers : Quelque chose à te dire de Carole Fives, court roman très efficace sur le thème classique de l’admiration pathologique pour une artiste, avec un angle original et un retournement de situation plutôt bien trouvé ; et surtout L’ami de Tiffany Tavernier, magnifiquement écrit, sur un homme plongeant dans la dépression suite à l’atroce révélation des crimes commis par son voisin et ami. Pendant fictif d’un livre comme L’adversaire d’Emmanuel Carrère, ce livre m’a beaucoup marquée par l’ampleur des thèmes dont l’autrice traite, avec une profondeur qui me semble largement dépasser l’intrigue bien particulière dont il est question. Certaines pages sont parmi les plus belles que j’ai lues ces derniers mois.

Plats de résistance

Ce qui m’amène à mes coups de cœur de cette année, tous genres confondus. D’abord, parce que rarement un essai m’a autant émue, Vieille fille de Marie Kock : l’autrice aborde cette figure repoussoir pour en interroger les ressorts patriarcaux, et peut-être la réhabiliter. La réflexion fait écho avec pudeur à un récit plus personnel, et m’a paru aussi libératrice que celle menée dans Réinventer l’amour de Mona Chollet.

Bien que cet essai n’ait en apparence rien à voir avec Star de Guillaume Poix, des fils ténus relient les deux ouvrages. Ce roman à la lisière de l’autofiction est sans doute le plus original que j’aie lu en 2023. Il débute dans la veine de Dix pour cent, narrant avec beaucoup d’humour les déboires d’un jeune figurant désireux de percer comme acteur ; puis, emmené par la rencontre avec une hilarante Nicole Garcia pince-sans-rire, le récit devient tout autre chose et atteint un point bouleversant. Je recommande vivement.

Autre coup de cœur que je n’aurais certainement pas lu si on ne me l’avait pas conseillé, Honoré et moi de Titiou Lecoq, courte biographie de Balzac qui part du postulat que c’était un gros loser. Le livre parle essentiellement des finances de Balzac, et pourtant c’est passionnant et hilarant. Et pour les profs de lettres ça peut être une ressource vraiment intéressante à destination des élèves.

Je n’avais pas tellement plus de souvenirs de l’Iliade que des romans de Balzac, mais Le chant d’Achille de Madeline Miller m’a replongée dans ces épisodes oubliés, de manière très vivante et avec une narration extrêmement satisfaisante de la romance entre Achille et Patrocle. J’ai adoré retrouver le plaisir de lire les grands récits mythologiques, contemporanéisés. Et en plus la couverture est belle.

La lecture qui m’a le plus marquée cette année est peut-être V13 d’Emmanuel Carrère, qui compile ses chroniques du procès des attentats du 13 novembre 2015 : il rend compte des témoignages des victimes, de ceux des accusés, et enfin des réquisitions et plaidoiries. Carrère est vraiment un bon journaliste : il reste présent dans ce qu’il raconte mais sait ici s’effacer avec sobriété en même temps que nous expliquer de manière très précise les mécanismes et enjeux de ce procès. Cela fait partie des livres dont je suis sortie en me disant que j’avais eu besoin de les lire. Mais c’est évidemment extrêmement dur, donc je ne le recommanderais pas absolument.

Prendre des forces

Si la grande majorité des livres lus cette année ont été écrits par des femmes, j’ai aussi régulièrement repris des forces à des romans ou essais féministes, après les lectures très marquantes faites l’an dernier des ouvrages de Louise Erdrich, Joan Didion et Maud Ventura.

Le coût de la vie de Deborah Levy m’a désarçonnée : j’ai trouvé un peu aride le récit autobiographique de cette femme tentant de reprendre l’équilibre après son divorce, comme si j’en restais toujours à la lisière, peut-être du fait d’une écriture assez froide, ou trop versée dans le détail intime pour que je m’y sente réellement conviée. Mais quelque chose m’a touchée. À retenter plus tard…

Les argonautes de Maggie Nelson m’a en revanche beaucoup plu. Entre autobiographie et essai, l’autrice interroge ce que c’est que faire famille autrement, quand l’homme trans qu’elle aime a un passing tel que leur famille pourrait sembler tout ce qu’il y a de plus conventionnel. L’ouvrage est parsemé de références sans que ce soit lourd ni pédant, et le style est très étonnant par sa capacité à demeurer au plus près d’une expérience brute du corps, en dépouillant notre regard de tous les calques de grossièreté voire d’obscénité que l’on serait tenté d’y apposer. Des passages magnifiquement crus sur la sexualité et la grossesse, et une première phrase renversante, à mon sens l’une des ouvertures littéraires les plus réussies avec celle de La femme gelée d’Annie Ernaux.

Sur la maternité également (mais abordée très différemment), Sages femmes de Marie Richeux a été une vraie découverte. L’autrice, jeune mère, découvre que depuis plusieurs générations, les femmes de sa famille ont été filles-mères, mais aussi couturières ou tisseuses. S’ensuit une recherche entre archives mémorielles, textiles et textuelles, parsemée de moments d’une grande délicatesse. Bien que la transmission ne soit pas un thème qui me touche beaucoup, j’en ai un peu saisi la profondeur dans ce récit, parfois décousu mais dont il demeure une impression lumineuse.

Dans Après Céleste, Maud Nepveu-Villeneuve aborde, depuis les espoirs de résilience par la sororité, l’expérience de la fausse couche (ou de la naissance d’un enfant mort-né, le roman demeure assez pudique là-dessus, malgré des descriptions brutales). Le tournant fantastique (ou onirique ?) du récit m’a peu convaincue, mais j’ai trouvé ce court roman très beau – tout en étant ravie d’y lire du québécois.

Enfin, le recueil d’articles Ces hommes qui m’expliquent la vie de Rebecca Solnit m’a mise dans une colère noire. C’est magistral sur les voix tues des femmes (bien au-delà du mansplaining [terme que n’affectionne d’ailleurs pas l’autrice], ou plutôt en montrant tout le continuum des violences patriarcales). Enfin, rien qu’on découvre vraiment, mais l’ouvrage est si clair et acéré qu’il peut aussi servir pour vulgariser certains concepts féministes – à faire lire largement autour de soi ? Un très bel essai sur Virginia Woolf, et chaque article est illustré des magnifiques photographies de l’artiste Ana Teresa Fernandez, dans une veine un peu Pina Bausch.

Lectures bonbon

Et puis il y a eu les lectures légères.

Samouraï de Fabcaro : c’est rigolo, pas au niveau de ses BD, mais son humour absurde marche quand même très bien. Je ne dévoile rien de l’intrigue, et déconseille d’en lire le résumé – mais en gros, c’est idéal pour les vacances, en particulier l’été, et ça parlera à un certain nombre de doctorant.e.s/docteur.e.s.

Dans le genre d’ouvrage qui se savoure en quelques heures, les très courts romans d’Aki Shimazaki esquissent avec une écriture d’une grande simplicité les entrelacs psychologiques et affectifs des personnages, sur fond de description attentive des petites choses, fleurs, plantes, plats japonais… J’ai commencé par Suzuran, premier tome d’une des pentalogies écrites par l’autrice (mais tous ses livres peuvent se lire séparément) : le schéma narratif ne m’a pas entièrement convaincue, mais j’ai éprouvé beaucoup de plaisir à plonger dans ce petit livre fin à la couverture élégante, et à lire les pages sur la poterie japonaise. De cette autrice, on m’a particulièrement recommandé Fuki-no-tô et Yamabuki.

Enfin, je recommande Les facétieuses de Clémentine Beauvais : l’intrigue part d’une super idée irracontable à base de marraines-la-bonne-fée, et l’écriture est vraiment très drôle. La fin est malheureusement décevante (en discuter avec pandarion pour un éclairage très pertinent de ses insuffisances), mais c’était un grand plaisir de lecture.

Mezze

Petite sélection de livres qui m’ont bien plu sans toujours m’enthousiasmer, mais que je recommande néanmoins.

Liv Maria de Julia Kerninon est le récit prenant et sensuel de la vie d’une femme essentiellement libre. Certaines idées sont belles, et les corps sont très présents, mais je suis restée assez à l’extérieur des personnages, y compris de l’héroïne. Cependant, je ne suis pas très sensible aux romans qui embrassent la vie d’un personnage de sa naissance à sa mort. De l’autrice, on m’a chaudement recommandé Toucher la terre ferme.

Middlesex de Jeffrey Eugenides aborde, au croisement entre récit intime, saga familiale et souffle mythologique, le thème de l’intersexuation. Malgré une écriture limpide et originale, je n’ai pas réellement réussi à entrer dans cet ample récit, mais je pense que ce roman peut beaucoup plaire, notamment si vous aimez les sagas historiques.

Mon traître de Sorj Chalandon a également cette dimension historique, racontant l’amitié entre le narrateur et un vétéran de l’IRA dont il s’avérera que c’est un traître. La sobriété du style est très émouvante, et j’ai beaucoup appris sur l’histoire de l’Irlande.

Court récit également (mais complètement autobiographique), Lambeaux de Charles Juliet s’adresse à ses deux mères paysannes, sa mère biologique qu’il n’a jamais connue et celle qui l’a élevée, « l’esseulée et la vaillante, l’étouffée et la valeureuse, la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée ». Le lyrisme est poignant.

La légende de Gösta Berling de Selma Lagerlöf est le seul roman antérieur au XXe siècle que j’aie lu cette année. Sa forme est originale, empreinte de figures nordiques plus ou moins fantastiques, et on y entre comme dans un recueil de contes, pour suivre les aventures d’un (anti-)héros difficilement saisissable. Les personnages féminins sont assez intéressants. À lire de préférence l’hiver.

Pas dormir de Marie Darrieussecq prend également une forme étonnante, entre l’essai et le récit intime, riche de toutes les références emmagasinées par l’autrice lors de ses nuits d’insomnie chronique. La thématique rend l’ouvrage un peu angoissant, mais c’est intéressant et ça se lit très bien.

Enfin, j’attendais du livre Bien sûr que les poissons ont froid de l’humoriste Fanny Ruwet une bonne tranche de rigolade, mais j’ai en fait eu beaucoup de mal à le lire, moins à cause de tics d’écriture un peu agaçants (c’est quand même bien écrit) que de la présence très réaliste de la dépression tout au long du récit. L’histoire est assez originale et a un petit côté thriller sur fond de notre adolescence de trentenaires (donc à base de skyblogs et MSN). C’est donc dans l’ensemble un roman bien fait, mais dont les thèmes peuvent angoisser.

Sur ma faim

Cette année a aussi eu son lot de déceptions. Rien de vraiment mauvais, mais des ouvrages dont j’aurais attendu davantage. D’abord Où es-tu monde admirable ? de Sally Rooney (mais il faut dire que je ne suis pas une grande fan de ses autres livres). Une tension sexuelle toujours très efficace, mais sur fond de discussions philosophico-politiques assez attendues, et surtout d’intrigue sentimentale qui peine de plus en plus à me convaincre, voire m’agace – j’ai parfois l’impression de replonger dans mes fantasmes pas très sains de lycéenne. J’ai fini l’ouvrage en très large diagonale, donc peut-être ai-je raté des choses.

On m’avait beaucoup vendu Là où chantent les écrevisses de Delia Owens, et j’ai été assez prise par la dimension de thriller et l’intrigue sentimentale (bien qu’un peu adolescente encore à mon goût), mais j’ai eu du mal à rentrer complètement dedans. L’ambiance des marécages peut-être, dont les paysages ne me parlent pas trop, ou certaines invraisemblances du récit d’apprentissage. Néanmoins, les descriptions de la nature sont très réussies.

Après Les facétieuses, j’ai eu envie de lire d’autres livres de Clémentine Beauvais, dont Sainte Marguerite-Marie et moi, où l’autrice raconte dans une sorte d’autofiction (autobiographie ?) les recherches qu’elle mène sur son ancêtre sainte mystique au moment où elle-même, universitaire de gauche et athée, est enceinte de son premier enfant avec un catholique conservateur. La lecture est plaisante et j’ai découvert avec intérêt la figure de Marguerite-Marie, mais l’ouvrage effleure trop à mon goût certaines questions fondamentales, que ce soit sur le mysticisme ou la difficulté à partager la vie de quelqu’un ayant des positions politiques radicalement divergentes.

De même, je trouve que Chez soi de Mona Chollet aurait pu aller plus loin, en particulier sur la dimension politique du sujet : mais c’était une lecture parfaitement adaptée à un hiver douillettement passé chez moi, couchée au lit avec un rhume.

Enfin, Pleine et douce, premier roman de la philosophe du corps féminin Camille Froideveaux-Metterie, m’a semblé manquer de qualités véritablement littéraires, et tomber dans les écueils d’un désir d’exhaustivité parfois propre au roman choral. Mais j’attends avec beaucoup d’impatience son prochain ouvrage philosophique, essai phénoménologique sur l’expérience du corps enceint.

Au menu

Tirant les fils des autrices et thématiques rencontrées cette année, je pense lire dans les prochains mois :

Fille de Camille Laurens, pour le thème de la maternité, et l’écriture qui m’a l’air limpide ;

Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, parce que mon gourou Pil Saumon l’a dit ;

Liaisons étrangères, dont on m’a promis un humour à la David Lodge mais sans toute la misogynie qui va avec ;

Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple, parce que je n’ai jamais lu de Didier Eribon et qu’il traite de la vieillesse ;

Circé de Madeline Miller, dans la suite d’Achille.

Les Rois maudits, de Maurice Druon

Fresque historique en 7 tomes, sur les intrigues politiques autour de la couronne de France à partir de Philippe Le Bel. On va suivre au travers du règne (souvent bref) de plusieurs rois les conséquences de plusieurs machinations politiques et prétentions à la couronne. Le roman prend pour point de départ la malédiction lancée par les derniers templiers au roi de France et à ses descendants, pour aboutir à la guerre de cent ans.

C’était très bien, ça se lit vite est c’est un vrai page-turner, bien écrit et prenant. Un petit bémol sur le tome 7, qui a été écrit bien après les autres, et ça se sent : le 6 finit par un épilogue après la mort d’un des personnages principaux, le 7 raconte la suite avec une narration différente (le récit d’un cardinal pendant un voyage) et avec un titre qui ne suit pas la même convention de nommage. Mais c’est un détail. Dans l’ensemble la série est très intéressante, réussit à rendre prenante une période que personnellement je connaissais très mal (bon par contre c’est clairement l’histoire via les grands hommes, mais ça permet aussi de l’incarner).

Médée, de Blandine Le Callet et Nancy Peña

Bande dessinée en 4 tomes. L’autrice et la dessinatrice reprennent le mythe de Médée, mais en le racontant de son point de vue. Fille du cruel roi de Colchide, elle aide Jason à s’emparer de la toison d’or, le joyau du trésor de son père. Elle n’hésitera pas à recourir au meurtre plusieurs fois pour faire avancer sa cause et celle de Jason (jusqu’à ce qu’il l’abandonne pour un meilleur parti), avant de tuer ses propres enfants.

Le dessin est beau et illustre bien les différents royaumes de la Méditerranée antique. La réécriture du mythe est intéressante et fait fortement penser au travail de Madeline Miller. On a une figure féminine forte, mais ce n’est pas une réécriture à la Disney en mode « en fait les méchants n’étaient pas vraiment méchants » (looking at you, Maleficent) : si certains des crimes attribués à Médée lui ont été dans cette version collés sur le dos par les Grecs trop content de pouvoir accuser une barbare, elle est responsable de d’autres, et notamment de son infanticide.

Je recommande.

Article invité : Les méduses n’ont pas d’oreilles, d’Adèle Rosenfeld

Roman français de 2022.
Plongée dans l’expérience de Louise, jeune femme malentendante, qui subit soudainement une grosse perte d’audition supplémentaire et apprend qu’à moins de se faire poser un implant cochléaire, elle deviendra bientôt tout à fait sourde. Or, l’implant implique que la perception sonore est totalement modifiée, qu’on perd les « vrais » sons qu’on captait auparavant.
Alors qu’elle hésite entre les deux options, son quotidien (trouver un boulot avec son statut de travailleuse handicapée et gérer les interactions avec ses collègues, faire des rencontres amicales et amoureuses, jongler avec les rendez-vous médicaux) se peuple peu à peu de personnages, parfois rassurants parfois angoissants, qui semblent dire quelque chose de son rapport au langage et aux sons, et dont on ne sait pas très bien s’ils sont tout à fait imaginaires ou non.
C’est une lecture qui m’a décontenancée par son côté parfois décousu et imaginaire, et régulièrement angoissant, mais aussi emportée. Il faut lâcher sur l’envie de trouver des situations et des réactions rationnelles ou logiques (y compris quand Louise se retrouve, dans son boulot, en contact avec du public et qu’aucune adaptation ne semble être mise en place pour cela). L’autrice, elle-même malentendante et « implantée », travaille une écriture du son, de son absence et de sa perception, avec des dialogues absurdes, des descriptions de parties de visages ou d’expressions faciales, un « herbier sonore » très poétique que j’aurais bien voulu plus approfondi.
Recommandé.

L’année sans été, de Gillen D’Arcy Wood

Essai d’histoire mondiale qui s’intéresse aux conséquences de l’éruption du volcan Tambora en 1816. L’éruption du volcan, en plus de faire perdre un kilomètre de haut à l’île et d’en dévaster la surface, a projeté un nuage de cendres et d’aérosols souffrés dans l’atmosphère, modifiant le climat pour les trois années à venir, et donnant à l’année 1816 le surnom d’« année sans été ».

L’auteur détaille les conséquences de cette éruption, qui arrive à la fin du petit âge glaciaire et une autre éruption en 1809 sur différentes parties du monde : l’île de Tambora même, l’Europe, avec son influence sur l’écriture de Frankenstein par Mary Shelley mais aussi l’avancée des glaciers alpins qui connaîtront leur maximum, et une crise de subsistance massive avec toutes les récoltes détruites par les gels tardifs (déclenchant notamment une famine en Irlande), l’Inde avec l’explosion de l’épidémie de choléra, boostée par le climat et les perturbations de la mousson, ensuite exportée par la mondialisation, la course au pôle Nord en Angleterre avec le dégel momentané de l’Arctique suite à la perturbation des courants océaniques (et toute la littérature anglaise exaltant ces explorations, Frankenstein en parlant notamment, mais aussi des œuvres plus récentes comme The Terror) ; la Chine, avec là encore des famines massives qui frapperont la région du Yunnan et participeront à la conversion de l’économie de la région vers la culture du pavot pour la fabrication d’opium ; l’Amérique du Nord, où la crise climatique puis agricole se transformera en la première crise financière du pays récemment indépendant. Enfin, l’impact que cette « météo à la Frankenstein » aura sur le développement de la météorologie et de la théorie des ères glaciaires…

C’était super intéressant à lire, comme exemple de l’impact d’une crise climatique sur plein de domaines différents, et pas très rassurant sur notre futur. Je recommande.

Voyage en misarchie, d’Emmanuel Dockès

Roman à thèse français publié en 2020. Dans la lignée des Voyages de Gulliver ou autre écrits utopiques, le livre épouse le point de vue d’un voyageur européen (un professeur de droit français en ce cas), qui se retrouve suite à un accident d’avion dans un pays avec des règles radicalement différentes des nôtres, qui vont progressivement lui être expliquées. En l’occurrence il est arrivé dans la misarchie arcanienne, l’Arcanie étant le territoire (mais ni un État ni une nation), et la misarchie le système d’organisation de la société, qui vise à casser au maximum les pouvoirs constitués. Dans le système présenté, ça se rapproche d’Eutopia, avec une part importante accordée à la socialisation du salaire, mais on n’a pas tout à fait le même cadrage (et narrativement dans Eutopia on avait un narrateur natif du pays et que l’on suivait depuis sa naissance, là c’est une personne extérieure qui découvre le système à l’âge adulte).

Le système présenté est intéressant, même si la partie kyriarchie (partielle, il y a des règles qui restent les mêmes pour tous, et les systèmes légaux alternatifs ne peuvent concerner que des petits groupes de personnes à la fois pour éviter la constitution de blocs de pouvoir) ne me parait pas forcément idéale. Il y a aussi une emphase mise sur le sexe et l’amour dans le livre (pas dans la société, mais c’est le cadrage que choisit l’auteur, avec une première rencontre qui a un caractère sexuel et un coup de foudre du narrateur pour une femme qu’il a rencontré et qui va servir de fil rouge à ses actions le long du bouquin) qui n’est pas vraiment ce qui me passionne le plus dans la présentation de ce genre d’alternative à nos sociétés. Il manque peut-être une partie sur la gestion des ressources et de l’énergie, là ça fonctionne sans souci, en arrière-plan. Par contre le bouquin parle des addictions : c’est une question personnelle, la liberté prime, même s’il y a des structures d’aide qui font des tournées pour aller à la rencontre des publics en difficulté.

Je recommande, pour envisager des alternatives aux sociétés faiblement démocratiques et fortement capitalistiques qui sont les nôtres.

Des vies orageuses, de Mathilde Gal et Tcholeiy

Roman français paru en 2023. On suit en parallèle les vies de Sarah, jeune médecin qui prend un poste dans un CeGIDD (centre gratuit d’information, de dépistage et de diagnostic) dans le sud est de la France, et d’Idrissa, migrant qui a fui la répression politique en Guinée. On voit l’entrecroisement de leurs vies, les personnes autour d’eux, les enjeux de santé dans les parcours des migrants, la façon dont ils sont liés à tous les autres enjeux (le sans-abrisme, le stress post-traumatique, les violences sexuelles, l’emploi, le rapport à l’administration), la façon dont la gestion administrative des migrants complique encore des vies déjà compliquées. On voit à la fois Sarah s’impliquer de plus en plus dans les vies de ses patients en sortant de son rôle initial, et d’une façon qui n’est pas présentée comme positive, en montrant comment c’est aussi de la white guilt qui la mène vers le burn-out), et comment Idrissa réussit à trouver petit à petit des points d’appui et sans que sa situation ne se résolve du point de vue administratif, à construire quelque chose en France.

Globalement c’est un bouquin militant qui arrive à restituer par la fiction quelques exemples de la complexité des vies des personnes migrantes en France, notamment par la faute de l’administration et des lois xénophobes. Il y a aussi un côté très Martin Winckler dans la façon dont les consultations de Sarah permettent de mettre en avant plein de facettes différentes des problèmes de santé auxquels sont confrontées les personnes migrantes (mais pas que, on voit aussi d’autres cas du CeGIDD).

Je recommande

Spirou ou l’Espoir malgré tout, d’Émile Bravo

Série en quatre tomes (cinq si on compte Le Journal d’un Ingénu, publié 10 ans plus tôt mais auquel L’espoir malgré tout est une suite directe) qui raconte la vie de Spirou et Fantasio dans la Belgique de la Seconde Guerre Mondiale. On y découvre à la fois les origines de Spirou (pupille de l’État placé dans un orphelinat catholique), l’origine de son surnom (qui deviendra son nom de guerre), et on voit à travers ses yeux la Belgique de l’époque, et son apprentissaged de la vie.

J’ai beaucoup aimé. Le dessin d’Émile bravo est beau et fonctionne bien pour les personnages, la dynamique Spirou/Fantasio est bien rendue, le côté gamin qui découvre la vie de Spirou marche bien (plus que le côté « aventurier intrépide » d’autres albums à mes yeux), le thème (la chronique de quatre ans de guerre, et comment résister sans prendre les armes) est intéressant et bien rendu.

Grosse recommandation

The Magicians, de Lev Grossman

Roman de 2009. Quentin Coldwater, adolescent surdoué et dépressif, découvre que la magie existe quand il est recruté dans une école de magiciens. Émerveillé de faire partie d’une élite et de connaître la réalité du fonctionnement du monde, il va rapidement réaliser que ces nouveaux pouvoirs ne suffisent pas à combler le vide en lui, et va chercher toujours plus loin des façons d’oublier sa condition humaine, que ce soit dans la drogue, le sexe, ou l’exploration d’un univers parallèle inspiré de la série Narnia-like qu’il lisait enfant, où il espère que les règles binaires du monde vont lui permettre d’avoir une aventure moralement satisfaisante.

J’ai bien aimé, mais faut pas avoir peur des héros antipathiques. Quentin, qui commence juste comme un ado dépressif et incel, finit comme une espèce de monstre qui détruit tout ce qu’il touche avec son incapacité à être heureux cinq secondes d’affilée. Le livre présente les magiciens comme une élite nihiliste, qui ne se contente de rien puisqu’elle peut tout avoir sans efforts. C’est un point de vue un peu dark sur le monde.

Sous la colline, de Sabrina Calvo

Troisième roman de Calvo que je lis, après Melmoth Furieux et Toxoplasma. Je les lis dans l’ordre anté-chronologique pour le moment.

Sous la colline se déroule intégralement dans l’Unité d’Habitation dessinée par Le Corbusier à Marseille. En partant d’un fait divers réel (lors d’un incendie dans le bâtiment, un placard qui n’était pas sur les plans de ce qui est pourtant un bâtiment classé et étudié a été découvert), Sabrina Calvo imagine la découverte d’un bâteau grec dans l’entresol du bâtiment. Le Corbusier aurait construit le bâtiment comme une sorte de point de contrôle d’énergies primordiales, un renouvellement d’un mariage celto-ligure qui daterait de la fondation de Marseille. Colline, l’héroïne du roman, archéologue de l’INRAP virée pour ne pas avoir respecté les procédures lors de la découverte du bâteau, va s’installer dans le bâtiment pour comprendre quels sont les liens entre Le Corbusier, le bateau, la ville de Marseille dans son ensemble, et les puissances primordiales qui gravitent autour de tout ça.

On est dans du fantastique architectural, ce qui me plait toujours beaucoup, mais comme dans les autres romans de Sabrina Calvo que j’ai lu, c’est un fantastique léger, qui s’hybride avec d’autres genres. Une grosse partie du roman c’est Colline qui découvre des aspects tout à fait réalistes du bâtiment, des relations entre les habitant-es. Le fantastique hésite entre le métaphorique et le réel, mais on n’a jamais de conspiration plurimillénaire ou de secret révélé.

Comme les autres Calvo, le style est particulier, mais je recommande.