Archives de catégorie : Des livres et nous

Denise Jones, agente super-héroïque et deux autres nouvelles de John Scalzi.

Trois très courts textes de John Scalzi, offerts par une libraire fort affable. Trois nouvelles de science-fiction humoristique. Une agente qui place des super-héros, une culture de levures pour yaourt qui devient maître du monde, et des interviews sur des animaux extraterrestres. Joue avec les tropes, sympa, mais reste assez anecdotique, notamment parce que se lit très vite, du coup pas le temps de développer grand chose.

La Femme gelée, d’Annie Ernaux

C’était vachement bien. Livre sur l’enfance, les années d’études et le début du mariage d’une femme française des 30 Glorieuses. Sur sa perception des différences genrées, de la position spécifique de sa famille (où les tâches quotidiennes ne sont pas réparties comme habituellement selon les genre notamment parce que ses parents tiennent un petit commerce). Parle de son attirance pour les garçons, ses relations avec d’autres filles, les injonctions à certains comportements qu’elle reçoit du monde extérieur, comment elle s’y plie plus ou moins, comment son mariage et ses enfants modifient sa vie malgré sa volonté d’éviter ça.

Le style d’écriture est assez prenant, avec des retours en arrière quand elle décrit quelque chose de façon péremptoire (pour dire, « bon là j’ai dit ça comme si c’était une vérité absolue en laquelle j’ai toujours cru, mais en fait… »), le signalement du fait qu’elle pense d’une telle façon maintenant mais qu’à l’époque ce n’était pas du tout des éléments qu’elle prenait en compte…

Grosse recommandation.

Railsea, de China Miéville

Ça commence comme un hommage à Moby Dick et très vite ça bifurque, ça devient un hommage à plein de styles différents de littérature maritime, avec en plus le style particulier de China Miéville, super inventif aussi bien en terme de récit que de construction littéraire.

Notamment j’ai beaucoup aimé le dispositif des courts chapitres où la narration commence sur certains personnages, puis le narrateur décide que non, ce n’est pas le moment de parler d’eux encore, et que mieux vaut en fait aller voir ce que fait tel autre perso.

Comme toujours avec China Miéville, grosse recommandation.

Violence et Insécurités, de Laurent Mucchielli

Court bouquin d’un chercheur de l’EHESS. Écrit en 2001, mais encore tout a fait pertinent et actuel sur le sujet. Ça parle des chiffres de la violence en France et des discours autour de ces chiffres, du problème d’avoir des chiffres qui viennent du Ministère de l’Intérieur qui est un des acteurs de ces chiffres et qui a intérêt à les faire aller dans un sens ou dans l’autre, du fait que c’est des chiffres qui reflètent largement plus des choix de ce que fait la police (de contre quelles activités illégales elle va s’activer) que d’une mesure de la violence en elle-même, des changements de périmètre de ce qui est mesuré, des discours médiatiques tenus sur ces chiffres et de leur instrumentalisation contre en gros 1/les jeunes, 2/les étranger⋅e⋅s 3/les Noir⋅e⋅s et les Arabes. (avec des combos bonus évidemment).

L’auteur dit aussi qu’il y effectivement une augmentation de certains types d’actes commis par les jeunes des quartiers défavorisés qui est mesurable, celle des dégradations des symboles et institutions publiques, ce qui montre une dégradation des relations entre l’État et ces populations, à replacer dans un contexte plus large d’abandon de ces populations par l’État. Une violence qui a une signification politique donc, et pas du tout une « violence gratuite » comme souvent déclaré dans le discours public.

Grosse recommandation

Les Mystères de Lutèce, de Fabien Clavel

Uchronie qui se passe dans une Lutèce où l’Empire romain n’est jamais tombé et où Julien l’Apostat est resté empereur, rétablissant le culte des divinités romaines. Quelques éléments d’arrière-plan intéressants : une brève parenthèse démocratique en Gaule, des tensions entre sécessionnisme et intégration plus poussée dans l’Empire avec un statut de province autonome.

Mais sinon c’était pas bien. L’uchronie n’est pas super bien traitée, le scénario n’est pas épais et fait fort peu sens, les personnages se comportent souvent à tort et à travers et pour couronner le tout, les personnages féminins sont nuls nuls nuls. Zéro épaisseur, toutes des figures maternelles ou des intérêts sexuels.

Ne recommande pas.

La Brigade du Rire, de Gérard Mordillat.

Roman français. Un collectif d’amis issus des classes populaires décide de kidnapper l’éditorialiste de Valeurs françaises (un décalque manifeste de Valeurs Actuelles) et de le forcer à travailler aux 3/8 en tant qu’OS en lui appliquant les mesures « en faveur de la compétitivité » qu’il prône à longueur d’édito.

Le pitch était alléchant mais le livre est décevant. Les personnages dans l’ensemble parlent de sexe ou font l’amour toutes les 2 pages, les personnages féminins n’ont aucun intérêt, et s’il y a des passages intéressants, le livre est quand même très verbeux par rapport à l’action effective.

Le Champignon de la fin du monde, d’Anna Lowenhaupt Tsing

Ce n’est pas un champignon atomique, comme le titre pourrait le laisser croire. En fait, le titre est tout sauf clair. Le sous-titre, De la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme est déjà un peu plus explicite, mais pas beaucoup.

Il s’agit donc d’un essai sous une forme intéressante (de courts chapitre, à la limite d’une écriture par fragments par moment), parlant des matsutake, des champignons très prisés au Japon mais qui n’y poussent presque plus. Le livre explore l’écologie des matsutake, les communautés qu’ils forment avec certains arbres (des chênes, des pins), dans des environnements qui ont subi des perturbations humaines. Les questions écologiques sont intéressantes en soi, mais l’essai ne s’y restreint pas, s’intéressant aux trajectoires des forêts perturbées pour voir ce qui a permis de développer un terrain propice aux matsutakes (ou de le faire disparaître), et comment l’Humanité remodèle fortement des forêts, gérées selon des préceptes empiriques, des impératifs de rentabilité, des idées de ce à quoi devrait ressembler une forêt idéale… Et le livre parle aussi de comment les matsutake s’insèrent dans le capitalisme, en tant que produit prisé au Japon mais se développant ailleurs, et surtout en tant que produit que l’on ne sait pas cultiver de façon industrielle : l’insertion des matsutake dans des circuits capitalistes nécessite des travailleu⋅r⋅se⋅s indépendants qui vont à la cueillette aux champignons dans des forêts publiques ou privées, aux US, en Chine, au Japon, en Finlande, forêts qui sont gérées selon des impératifs qui n’ont rien à voir avec les besoins des matsutakes ou des cueilleu⋅se⋅r⋅s… Anna Lowenhaupt Tsing parle d’un capitalisme de captation pour décrire la façon dont des champignons sauvages, la gestion des forêts et le travail précaire, indépendant et individuel des cueilleu⋅se⋅r⋅s est intégré dans des chaînes de valeur standardisées et mondialisées, et le fait  ce genre d’activités précaires intégrées au capitalisme qui se développent dans les « ruines du capitalisme » (ici, les anciennes forêts de production de bois, laissées à l’abandon par des délocalisations dans des pays plus profitables ou rendues inexploitables par une gestion défaillante qui les a épuisées) tendent à devenir la norme du capitalisme plutôt qu’un phénomène périphérique.

Globalement le sujet est très intéressant, après y’a plusieurs passages où je trouve que l’autrice développe des concepts qui restent un peu théoriques, voire limite verbieux. J’aurais voulu plus de développement sur le capitalisme de captation et ses implications à la place.

Liens de Sang (Kindred) d’Octavia Butler

Roman fantastique publié en 1979. Une femme noire de 26 ans vivant en 1976 se retrouve transportée en 1815 sur une plantation dans un État esclavagiste.
Le cadre fantastique en soi est très peu exploré, mais si en soi j’aurais bien aimé que ça parte en mode full uchronie – à la De Peur que les Ténèbres, mais avec la conscience des enjeux sociaux, de race, de genre et de classe que peut apporter Octavia Butler -, je pense que ce qu’à fait Octavia Butler est in fine plus intéressant qu’une uchronie fix-it. Le roman se concentre sur le regard de Dana sur le système de l’esclavage, la place qu’elle peut se faire en tant que femme noire avec une sensibilité du XXe siècle dans ce monde esclavagiste, ses relations avec les différentes personnes, noirs comme blancs, hommes et femmes. Les concessions, renoncements et adaptations qu’elle est obligée d’accepter pour survivre, ses stratégies de résistance. Le style est simple et percutant, les personnages sont très bien construits, le roman est prenant, intelligent et fait réfléchir aux sujets qu’il évoque.

Forte recommandation, et je vais aller lire d’autres trucs de Butler.

Les Éditocrates 2 : Le Cauchemar continue…, de M. Chollet, O.Cyran, L. De Cock, S. Fontenelle

Portraits d’une dizaine d’éditorialistes français⋅e⋅s (Natacha Polony, Plantu, Jacques Julliard…) pour montrer leurs obsessions et leur alignement sur l’islam et le néolibéralisme (scoop, ils n’ont pas le même point de vue sur les deux thèmes). C’est intéressant dans l’absolu mais je n’ai pas été très convaincu par la forme, des portraits et des citations des éditorialistes en question. C’est intéressant par effet d’accumulation, mais j’aurais préféré une analyse plus en profondeur, comme par exemple dans Les Nouveaux Chiens de Garde.