Une troisième sélection de podcasts. Plus précisément, un billet-écrin pour un podcast unique. J’avais d’abord envisagé une petite sélection de podcasts de fictions mais je me suis vite rendu compte que l’un d’entre eux surplombait les autres par sa qualité professionnelle et que la comparaison aurait été un peu injuste. Place donc à :
PlayMe
(Huit saisons, en cours)
Petit bijou, PlayMe propose depuis 2016 les dernières créations du théâtre canadien contemporain (anglophone, avec de temps en temps une pièce francophone en traduction). Il ne s’agit pas de simples captations des représentations mais bien d’adaptations radiophoniques, et ça marche vraiment très bien. Chaque pièce est découpée en deux ou trois épisodes d’environ une demi-heure et accompagnée d’un entretien avec le ou la dramaturge. Comme il s’agit de théâtre contemporain, cela permet aussi d’avoir une idée des thématiques qui taraudent la société canadienne aujourd’hui (à en juger par ce podcast, il s’agit donc principalement du patriarcat et du colonialisme). C’est peut-être mon podcast préféré, tous genres confondus.
Il y a une cinquantaine de pièces disponibles dans leurs archives, qu’on peut bien sûr écouter dans n’importe quel ordre. J’ai particulièrement apprécié (dans l’ordre chronologique) :
Lo (Or Dear Mr Wells) (octobre 2018)
Une adolescente et son professeur d’anglais entament une relation plus que problématique.
Vitals (octobre 2018)
Monologue d’une ambulancière au bord de la crise de nerfs.
Bang Bang (octobre 2018)
L’appropriation culturelle d’un drame personnel par un dramaturge.
Prairie Nurse (novembre 2018)
Comédie sur deux infirmières philippines engagées au Canada.
Butcher (novembre 2019)
Un thriller à rebondissements autour d’un criminel de guerre d’un pays balte imaginaire.
Secret Life of a Mother (mai 2020)
Les aspects sombres de la maternité (fausses couches, accouchement, doutes, etc.).
Three Women of Swatow (juin 2020)
Trois générations de femmes en lutte (involontaire mais efficace) contre le patriarcat.
Winners and Losers (janvier 2021)
Deux amis cataloguent objets et humains de leur entourage entre winners et losers.
Between the sheets (mars 2021)
Rencontre entre une institutrice et la mère d’un de ses élèves ; la première ayant une relation adultère avec le mari de la seconde.
This is how we got here (avril 2021)
Un couple tente de surmonter le suicide de leur fils, avec l’aide parfois intrusive et parfois problématique d’un couple d’amis.
Bed and Breakfeast (juin 2021)
Un couple gay décide de monter un B&B au fin fond de la campagne.
Selfie (avril 2022)
Trois adolescent·e·s au quotidien, entre FOMO, désir de paraître cool et relations non pleinement consenties.
Sexy Laundry (mai 2022)
Un couple marié depuis vingt-cinq ans cherche à comprendre comment il en est arrivé là.
Un nouvel article de Maxime.Attention, cette analyse divulgâche tout ou partie de l’intrigue, notamment ses aspects vestimentaires.
Lecteur, lectrice, je vous ai compris·e ! Vous avez déploré la brièveté de mes derniers billets en ces lieux, moins de deux mille mots. Votre gourmandise de longueur en fut frustrée. Car ce que vous souhaitez, au plus profond de vous, c’est une analyse-fleuve comme celle de Mario. Bien entendu, pas exactement la même, sinon vous vous lasseriez, vous voulez quelque chose de similaire mais tout de même différent. Bref, vous voulez de la répétition, mais de la répétition qui donne du sens. Cela tombe bien, j’ai justement ce qu’il vous faut, grâce à la trentaine de robes à la chinoise du chef-d’œuvre In the Mood for Love de Wong Kar-wai. Au menu du jour donc, nous allons nous intéresser à la technique de la répétition dans l’art cinématographique avec une attention particulière pour les robes. Mais avant cela, commençons par un petit rappel de haute couture.
Cantonnons-nous aux robes cantonaises
Une « robe à la chinoise », plus précisément un qipao (du même mot en mandarin) ou un cheongsam (du cantonais changshan), c’est une robe qui, dans sa version classique, se caractérise grosso modo par :
un col droit assez prononcé (« col mandarin »),
des épaules couvertes mais des bras nus (courtes manches, voire pas de manche du tout),
une ouverture asymétrique, sur le côté droit de la poitrine, souvent refermée par des brandebourgs (des sortes de boutons-nœuds décoratifs),
une coupe élancée,
un bas fendu sur les côtés, parfois longuement, jusqu’au haut de la cuisse.
C’est un monument intemporel d’élégance. Elle réussit, grâce à cette fente géniale, de nombreux compromis rares dans la mode féminine : être à la fois sexy sans être open bar (les bras sont nus et la fente laisse entr’apercevoir une cuisse lors de certains mouvements mais la robe tombe assez bas et n’a pas de décolleté), déshabillée mais couverte (le dos et la poitrine ne sont pas nues ; le vent ne s’engouffre pas si facilement dans ces fentes mouvantes) et, surtout, cintrant mais libérant un petit peu les mouvements (les fentes permettent quelques modestes enjambées).
J’ai toujours été un grand fan de l’esthétique de ces robes mais n’idéalisons pas, elles comportent bien sûr des défauts. Évidemment, il n’y a d’ordinaire pas de poche : il ne faut pas déconner non plus, ça reste une robe. C’est une coupe qui se marie plutôt à des gabarits minces et élancés : pour la body-neutrality, on repassera. La version sans manche implique de prendre position sur la question de la pilosité des aisselles. Les fentes peuvent permettre quelques enjambées mais ça reste une tenue de ville, pas une tenue pour courir un cent-mètres. Et (même si ce n’en est pas un défaut intrinsèque), dans nos sociétés occidentales, elles véhiculent inévitablement un orientalisme érotisant qui peut être malaisant. Heureusement le film du jour est hongkongais donc nous n’aurons pas à traiter de ce dernier point1.
Une élégance intemporelle ne signifie pas que cette robe n’a pas un ancrage historique. Dans sa forme actuelle, c’est un vêtement relativement récent, du début du XXe siècle. Son origine exacte est controversée, il pourrait avoir évolué depuis des robes mandchoues féminines traditionnelles de la fin du XIXe siècle ou être une appropriation féminine de robes masculines consécutive au Mouvement du 4 Mai (mouvement d’étudiant·e·s protestant contre le traité de Versailles). Toujours est-il que c’est un vêtement populaire en Chine continentale et surtout à Shanghai dans les années 1920. Ensuite, après la guerre civile, il tombe en désuétude sur le continent car il est considéré comme bourgeois par le parti communiste (et pouvait même être criminalisé lors de la Révolution culturelle, avec des gardes rouges brûlant des garde-robes de qipaos). Sa popularité n’y reviendra qu’après la mort de Mao. Entre temps, de nombreux tailleurs de qipaos avaient fui vers, notamment, Hong Kong, où il était omniprésent dans les années 1950 et 1960 (où se déroule le film). Il est ensuite peu à peu abandonné à partir des années 1970, sous l’effet de l’occidentalisation des vêtements d’une part et des émeutes de 1967 d’autres part — il n’est alors surtout porté, à cette époque, que par la haute société ou lors de grandes occasions. Il revient sur le devant de la scène à partir des années 2000, entre autres grâce au film du jour (qui est mentionné par toutes les références sur le cheongsam postérieures à 2000 que j’ai pu trouver). Aujourd’hui, c’est redevenu un élément central de la mode chinoise (du continent et d’ailleurs), porté par le regain d’intérêt du Parti communiste pour la culture chinoise. C’est aussi un symbole débattu, travaillé, étudié, comme l’attestent les installations de l’artiste-chercheuse Wessie Ling, les nombreuses expositions qui lui ont été consacrées, les éditions spéciales de Barbies chinoises ou encore les collections « ethniques » de Jean-Paul Gaultier2.
Le qipao est le principal type de robes qu’on aperçoit dans In the Mood for Love. Et ce n’est pas peu dire : on en verra une trentaine de modèles différents. Il y aura également quelques apparitions, très fugaces, d’un autre type de robe (« à l’occidentale »). C’est un détail important (j’y reviendrai au moment voulu) mais unique et, par conséquent, quand j’utiliserai ici le mot « robe » ce sera toujours pour désigner un qipao.3
Le film a-t-il d’autres obsessions vestimentaires ? Oh oui, notamment du côté des accessoires. Mme Chan porte ainsi au moins dix-huit paires de boucles d’oreilles différentes. Malheureusement, ces petits accessoires sont difficiles à repérer et la caméra s’y attarde peu, sauf dans une scène. Elles doivent donc sans doute plutôt être considérées, hélas, comme un plaisant œuf de Pâques plutôt que comme une clef d’analyse. En revanche, les sacs à main (au moins quatre différents) et les pantoufles de Mme Chan disposent de leur propre trame narrative.
De leur côté, les hommes ne portent ici que le vêtement le plus ennuyeux de toute la mode, le complet classique (chemise de couleur claire et veston de couleur foncée), sur lequel nous ne nous attarderons donc pas. En revanche, nous jetterons tout de même un rapide coup d’œil aux quinze cravates de M. Chow, qui disposent aussi de leur trame narrative. Enfin, de façon complètement anecdotique, M. Ping espère draguer Mme Chan avec son chapeau.
In the Dress for Love
Avant d’entrer dans le vif du sujet, résumons à grands traits l’histoire du film. Nous sommes à Hong Kong en 1962. Mme Chan (interprétée par l’excellente Maggie Cheung), travailleuse de la classe moyenne mais l’immobilier est cher à Hong Kong, loue, pour elle et son mari, un homme d’affaires, une chambre à Mme Suen. Au même moment, M. Chow (interprété par l’excellent Tony Leung Chiu-wai), travailleur de la classe moyenne mais l’immobilier est cher à Hong Kong, loue, pour lui et son épouse, une femme d’affaires, une chambre à M. Koo, voisin de palier de Mme Suen. Mme Chan et M. Chow ont des horaires de bureau plutôt réguliers mais passent beaucoup de leur temps seuls car leurs conjoints respectifs, ayant plus de responsabilités, sont souvent absents pour cause de réunion tardive ou de voyage d’affaires. On comprend assez vite que M. Chan et Mme Chow trompent en fait leur conjoint respectif.
Un début d’amitié se noue entre Mme Chan et M. Chow, notamment autour des romans d’arts martiaux publiés en feuilletons. Une tension s’installe aussi mais pas exactement une tension amoureuse : chacun cherche en l’autre quelque chose ; on ne sait pas encore très bien quoi. Ce mystère est résolu à la fin du premier acte (après environ trente minutes) : en fait, chacun a compris que l’amant·e de son conjoint était le conjoint de son voisin·e et cherche donc en ce·tte voisin·e ce qui devrait lui rappeler son conjoint. Vous suivez ?
Notons au passage que cette prise de conscience a eu lieu grâce aux accessoires de modes, la cravate de M. Chow et le sac à main de Mme Chan — la présence de ce dernier étant nécessaire vu l’absence de poche du qipao.
Mme Chan et M. Chow vont ensuite vouloir comprendre comment et pourquoi leurs conjoints vivent leur relation adultère, en se plaçant dans leur peau (donc M. Chow dans celle de M. Chan et Mme Chan dans celle de Mme Chow). Iels vont « jouer » à tomber amoureux du personnage de l’autre. Bien entendu, iels finissent par tomber vraiment amoureux de l’autre. Cependant iels choisissent de garder leur idylle platonique.
À la fin, M. Chow, piégé dans son amour impossible pour Mme Chan, décide de partir à Singapour y refaire sa vie. Il propose alors à Mme Chan de le suivre (et donc implicitement de divorcer). Celle-ci ne peut s’y résoudre à temps.
Un an plus tard, Mme Chan se rend à Singapour. Elle se retrouve dans l’appartement de M. Chow mais celui-ci est au travail. Elle y téléphone mais, en entendant sa voix, Mme Chan perd sa résolution et repart pour Hong Kong. M. Chow comprend cependant plus tard que c’était elle qui l’appelait depuis son appartement (prise de conscience liée cette fois-ci à une histoire de pantoufles).
Trois années plus tard, Mme Chan, désormais mère d’un enfant, récupère l’appartement de Mme Suen (qui part pour les États-Unis). De son côté, M. Chow veut rendre visite à son ancien propriétaire, M. Koo, mais celui-ci aussi a déménagé. Le nouveau propriétaire lui apprend alors que Mme Suen a déménagé et que l’appartement est maintenant occupé par « une dame avec son enfant ». On comprend donc que Mme Chan a fini par divorcer. Malheureusement M. Chow ne reconnaît pas Mme Chan dans cette description (en même temps…) et les retrouvailles n’ont donc pas lieu. Le film se termine par un M. Chow en voyage au Cambodge pour clore cette histoire d’amour unique, ce qui permet de caser un petit caméo du général de Gaulle (attends, quoi ?).
Call me by your last name
D’après le générique, les protagonistes ont des prénoms : Mo-wan pour M. Chow et Li-zhen pour Mme Chan. Ceux-ci ne sont toutefois quasiment pas utilisés dans le film4. Pour un film tournant autour de la notion de couple, conjugal et extraconjugal, ce n’est évidemment pas un hasard. D’ailleurs, quand Mme Suen demande à Mme Chan comment elle doit l’appeler, celle-ci répond « Le nom de mon mari est Chan. » Évidemment, cette réplique sera répétée cinq minutes plus tard quand M. Chow pose la même question à Mme Chan.
Dans cet article, pour simplifier un peu la lecture, j’utiliserai « Chan » pour signifier uniquement Mme Chan, jamais son époux. De même, « Chow » désignera uniquement M. Chow, jamais son épouse.
L’art de la répétition dans l’art
Venons-en à la couture principale de cette analyse, la répétition. Il s’agit d’un procédé omniprésent dans l’art : qu’on pense à la rime, aux leitmotive, aux deux types de comiques, etc. Avant de nous intéresser spécifiquement à son usage dans In the Mood for Love, passons rapidement en revue quelques-unes des techniques de répétition utilisées par le cinéma.
La plus simple, à laquelle aucune grosse production hollywoodienne ne peut échapper, est le thème musical, qui sert principalement à conférer une identité au film et à en souligner les moments-clefs. Souvent, on le joue pendant une scène non parlée, comme une respiration après un moment de tension ou avant une scène d’action, voire pendant les scènes épiques. Parfois le motif musical n’est pas le thème du film en lui-même mais seulement d’un de ses éléments, c’est alors le leitmotiv (c’est un procédé qui remonte à l’opéra et plus spécifiquement à Wagner). L’exemple le plus célèbre est peut-être la Marche impériale de Star Wars, thème musical de Dark Vador et depuis lors largement repris pour souligner le caractère démoniaque de votre patron ou de votre première ministre. Dans un cas comme dans l’autre, le moteur du mécanisme est que la répétition est, par nature, aisément reconnue à l’oreille, ce qui facilite la mémorisation et l’identification du thème avec un film ou un de ses éléments. Quand vous entendez « si-do ; si-do-si-la-do-si ; mi », vous vous cramponnez avec angoisse à votre siège car vous savez que l’Anneau unique est en train d’étendre son emprise5.
Autre technique simple, la répétition d’une scène ou d’un de ses éléments afin de souligner une constante. C’est très pratique pour introduire un univers fictif différent du nôtre : on la retrouve ainsi dans les premières minutes de Barbie (« Hi Barbie ! », pour exposer l’univers parfait et répétitivement parfait de Barbieland).
Plus audacieuse, la répétition d’un plan. C’est moins courant car on risque vite d’ennuyer le·a spectateur·ice mais ça peut typiquement servir à montrer la monotonie de la vie d’un personnage. C’est ainsi utilisé avec succès pour la routine matinale du protagoniste de Paterson.
Moins intéressante, la répétition d’une image, d’un rush. Cela s’utilise typiquement lorsqu’un personnage « revit » une scène marquante précédemment montrée. À utiliser parcimonieusement et de préférence si l’évolution de l’histoire permet au spectateur un regard nouveau sur la scène — sinon on risque vite d’obtenir un effet « cheap », de faire croire qu’on a voulu faire des économies de bobines.
À côté du thème musical, la deuxième technique majeure est la répétition avec variations. Il s’agit cette fois, au contraire, de prendre les éléments répétés comme arrière-plan afin de mieux souligner une évolution du film. Vous connaissez bien ce procédé : on a vu précédemment comme la répétition du petit-déjeuner dans Mario servait à comprendre toute la psychologie du personnage principal et tout le drame de son couple.
Un mécanisme central dans la répétition est de jouer avec l’anticipation du spectateur·ice. Dans les trois premiers cas évoqués ci-dessus, il s’agit de confirmer l’anticipation, ce qui crée une sorte de connivence et aide à immerger dans le récit. Dans le dernier cas au contraire, il s’agit de tromper cette anticipation afin de mettre en relief certains détails.
In the Mood for Love ou l’art de la fugue cinématographique
On le voit, la répétition est un procédé somme toute banal au cinéma. Mais In the Mood for Love va le placer à un tout autre niveau, dans un enchevêtrement de répétitions qui donnent le tournis. Un enchevêtrement de répétitions, autrement dit, oui, une fugue.
Je ne vais pas pouvoir toutes les relever ici car les répétitions sont omniprésentes dans ce film. Avant de nous attarder avec un plaisir gourmand sur celles qui me paraissent les plus significatives (notamment les répétitions vestimentaires), mettons-nous en bouche en évoquant rapidement quelques répétitions plus classiques, qui sont exécutées ici certes avec brio mais dont on trouverait des exemples similaires dans d’autres films :
Le thème musical, le « thème de Yumeji6 », est entendu huit fois (plus une fois avec le générique de fin), lors de chacune des scènes muettes au ralenti servant à illustrer l’évolution de la psychologie des personnages. Il s’agit d’une valse (normal pour un film d’amour) en do mineur (normal pour une histoire triste) dont la basse est elle-même ostinato, c’est-à-dire répétitive. Elle répète 104 fois (!) le même motif rythmique (noire pointée à la contrebasse, demi-soupir-croche-croche au violoncelle) en alternant entre trois-quatre accords. (Ah, qu’il doit être pénible d’être bassiste !)
Répétition d’une scène : Chan, secrétaire de M. Ho, téléphone plusieurs fois à l’épouse ou à la maîtresse de M. Ho pour couvrir ce dernier qui se trouve chez l’une quand il n’est pas chez l’autre. Il s’agit ici d’abord de faire entendre un écho à l’adultère de M. Chan et Mme Chow et ensuite d’inverser cette scène lorsque c’est Chan qui se met à recevoir des appels privés de Chow à son bureau.
Répétition d’une interaction : Chan se voit proposer quatre fois de dîner avec sa logeuse, Mme Suen. Elle refuse les trois premières fois et accepte la quatrième. Il s’agit de souligner le fait que cette acceptation se fait à contre-cœur (car à ce moment Mme Suen a des soupçons sur sa relation avec Chow ; Chan se sent donc obligée de rester à la maison quand son mari est absent).
Répétition d’une habitude : les parties de mah-jong de Mme Suen et Mme Koo, les logeuses respectives des Chan et des Chow, nous sont montrées ou évoquées à cinq reprises. C’est donc une habitude solidement ancrée dans le quotidien, ce qui rend crédible la scène où Mme Chan et M. Chow sont bloqués dans la chambre de ce dernier car les époux Suen et Koo jouent au mah-jong toute la nuit (sans honte pour leur famille).
Répétition d’un même élément graphique sur deux supports différents. Ce genre de clins d’œil esthétiques sert à donner une ambiance ou une cohérence visuelle. Par exemple, cet intérieur de l’appartement des Koo qui apparaît au début du film : la corbeille de pommes sur la commode est répétée par la nature morte au mur. Il s’agit ici d’une variété rouge vif : le fruit défendu, couleur plaisir. Mais c’est une nature morte, donc peut-être aussi un memento mori des sentiments. Autre exemple, cette magnifique scène aux trois jonquilles (dans le vase, sur la robe et comme boucles d’oreilles). Nous sommes au deux-tiers du film, Chan, éprise désormais de Chow, est contrainte de rester assister à la partie de mah-jong de sa logeuse pour faire taire les soupçons d’adultère. Il y a là une double symbolique de la couleur jaune : symbole chinois de l’héroïsme (ici psychologique, dans le sens où Chan réprime ses passions) mais aussi symbole occidental de trahison et donc, surtout associé à une fleur, d’adultère7. Relevons au passage l’omniprésence des motifs floraux dans cette scène : orchidées de Hong Kong sur l’abat-jour, roses sur les rideaux, tulipes sur le verre que tient Chan entre ses mains, reines-marguerites sur la toile des chaises, boucles d’oreilles en forme de lys asiatiques pour Mme Suen, hellébores sur les coussins : Jardiland a été dévalisé.
On pourrait continuer longtemps. En fait, j’ai vérifié pour vous, de la première à la huitante-huitième minute du film, toutes les scènes seront répétées d’une manière ou d’une autre. Il y aurait peut-être des choses à dire ici sur le sens et la prégnance de la répétition dans les cultures chinoises, des réincarnations bouddhiques au procédé lexical de doublement de syllabes, mais je ne vais pas me hasarder sur ce terrain.
L’art de la répétition de la répétition de l’art
Passons maintenant à une thématique répétitive centrale du film : Chow et Chan répètent les scènes de couple. Au sens ici de « répétition avant une représentation » (rehearsal). Il y en a d’abord trois, où Chow et Chan s’imaginent comment la liaison entre leurs conjoints se déroule :
Répétition du « premier pas » entre M. Chan et Mme Chow.
Répétition des dîners.
Répétition d’une scène de sexe à l’hôtel.
Ensuite, M. Chow et Mme Chan vont interpréter de nouveaux rôles et répéter des « scènes futures » qu’ils s’imaginent avoir.
Répétition de l’aveu d’adultère de M. Chan à son épouse.
Répétition de la séparation à venir entre Chan et Chow. C’est la plus belle des cinq répétitions et la plus émouvante. Car, cette fois, Chan et Chow jouent leur propre rôle dans leur propre histoire.
On passe ensuite un cran méta plus loin, car les scènes de répétitions 1, 2 et 4 sont elles-mêmes répétées (au sens d’itération). Ainsi, la première est jouée une première fois en imaginant que M. Chan a fait le premier pas, puis rejouée en imaginant que c’est Mme Chow qui a fait le premier pas. La quatrième est répétée car la réaction de Chan à l’aveu de son mari est insatisfaisante, elle doit mieux s’y préparer.
Au fait, comment être certain que la répétition n°2 est elle-même répétée ? Vu qu’iels sont dans le même restaurant et mangent les mêmes plats, ne s’agit-il pas d’une seule longue scène ? Il est temps, enfin, de faire intervenir les vrais protagonistes de ce film, à savoir les vêtements.
Vingt-et-une fois sur le métier, répétez votre ouvrage
Attendant le retour de son mari Ulysse, Pénélope tisse, détisse et retisse la même toile pendant dix ans. Mme Chan est visiblement plus efficace puisqu’elle dispose de pas moins de vingt-et-un cheongsams différents. Voici la galerie :
Cette abondance de robes ne doit pas vous tromper : Chan n’est pas une victime de la mode qui refuserait de porter deux fois le même vêtement. En fait, la moitié de ses robes seront portées à au moins deux occasions différentes, et certaines jusqu’à sept fois.
Par ailleurs, en dépit de l’élégance véhiculée, ces robes, dans le Hong Kong des années 1960, transcendent les classes sociales et les âges : elles peuvent ne pas être particulièrement onéreuses, selon les tissus et les brandebourgs choisis8. Ainsi, nous verrons douze autres cheongsams portés par quatre autres personnages féminins (Mme Suen, Mme Koo, une inconnue dans la rue et une collègue anonyme de Chow).
En dehors des cheongsams, on apercevra trois autres robes (« à l’occidentale ») dans le film. Je vous le donne dans le mille : elles sont portées par Mme Chow.
Le contraste symbolique avec Mme Chan est fort. Car rappelons-le, Mme Chow n’est jamais présente, toujours en réunion ou en voyage d’affaires. Il est logique donc que cette éternelle absente porte des robes de l’ailleurs, alors que Chan, elle, ne porte que des robes d’ici, de Hong Kong9.
Néanmoins, cette diversité vestimentaire n’est pas cantonnée aux robes. Comme déjà mentionné, Chan dispose aussi d’une vingtaine de boucles d’oreilles et Chow d’une quinzaine de cravates.
Cette attention aux détails vestimentaires irrigue à vrai dire tout le film et touche aussi les personnages secondaires, même les plus mineurs. M. Ho dispose aussi de plusieurs cravates, Mme Kuen de plusieurs qipaos, M. Ping de plusieurs chemises, etc.
Mais revenons à nos qipaos. Un point est évident : si un film prend la peine d’avoir vingt-et-une robes différentes pour son actrice principale, d’en réutiliser certaines mais pas d’autres, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement d’une pure lubie visuelle. Il suffit de comparer avec le reste de la filmographie de Wong Kar-wai pour s’en convaincre : les qipaos y sont aussi présents mais certainement pas filmés de la même manière, la caméra s’y attardant peu. Ainsi donc, ces robes ont ici une signification, que nous allons tenter de décortiquer.
Q1, Q12, Q7, C5 : qipao coulé
Le qipao principal du film, que nous nommerons Q1, est ce très lumineux cheongsam bleu ciel à roses rouges (avec quelques feuilles vertes).
De telles couleurs sautent aux yeux, ce qui est le but : il s’agit d’attirer l’attention du spectateur. C’est peut-être celui que nous verrons le plus longtemps. C’est aussi le premier qipao du film, que nous voyons littéralement à la première seconde. Le spectateur va donc d’autant plus facilement le remarquer quand on le reverra, ce qui est habilement utilisé par Wong Kar-wai : Chan le porte à chaque moment-clef de l’évolution de sa relation avec Chow, avant que l’amour ne s’installe. En effet, nous le verrons :
Lors de la première scène, c’est-à-dire quand Chan visite l’appartement (début d’une nouvelle période de sa vie) et littéralement quand elle rencontre Chow pour la première fois.
Lors de la « rencontre au sommet », quand Chow et Chan, au restaurant, se révèlent qu’iels savent que leurs conjoints respectifs les trompent ensemble.
Quand Chow annonce à Chan qu’il va louer un petit studio dans un hôtel, ce qui leur permettra de se voir en tête-à-tête et poussera furieusement leur relation vers la transgression.
Un autre cheongsam important apparaît fugacement après la rencontre au sommet et plus tard trois fois. Nous le nommerons Q12 car Chan en a porté dix autres entre temps, soit une impressionnant moyenne d’un qipao toutes les deux minutes trente de film. Il s’agit d’un pendant chromatique et sémantique à Q1 : c’est à nouveau un cheongsam floral dans les tons bleus, rouges et verts mais cette fois-ci le vert est la couleur du fond, les roses sont bleues telles des violettes et quelques glycines roses viennent relever le tout.
Chan le porte cette fois-ci à chaque moment-clef de l’évolution de sa relation avec Chow, quand l’amour s’installe, c’est-à-dire :
Lors d’une scène centrale du film, que j’appellerai « la scène des quatre qipaos » et que nous analyserons plus bas, où Chow et Chan deviennent amoureux.
Lorsque Mme Suen confronte Chan avec ses soupçons : c’est le moment où le rêve se brise, Chan doit s’admettre que les sentiments qu’elle éprouve confinent à l’adultère, tout platonique qu’il soit, et qu’elle doit donc tenir compte du regard des autres.
Lors de leur dernière scène commune, quand Chan et Chow répètent leurs adieux.
Le troisième principal qipao du film, que nous nommerons Q7 en raison d’une logique numérique qui ne vous aura pas échappé, est un qipao aux bandes de couleurs typiquement sixties.
Les sixties, cette période de révolte contre le conformisme, de remise en question de la notion même de couple. C’est le qipao que porte Chan soit lors des moments de solitude dans laquelle la laisse son mari, soit lorsque des signes d’adultère l’obligent à réfléchir à son mari. Ainsi, nous le verrons :
Deux fois lorsqu’elle se rend au stand de nouilles (pour y manger seule parce que son mari est absent).
Lorsqu’elle excuse, auprès de sa maîtresse, M. Ho, qui ne peut échapper à un dîner avec son épouse dont c’est l’anniversaire.
Lorsqu’elle découvre que Mme Chow et M. Chan sont ensemble.
Lors de la première répétition (celle où Chow et Chan se demandent qui a fait le premier pas).
Lorsque Chow reçoit une lettre du Japon, confirmant que Mme Chow et M. Chan roucoulent à quelques milliers de kilomètres.
Enfin, nous le verrons une dernière fois dans une scène muette qui combine ces deux fonctions, lorsque Chow et Chan écrivent ensemble un roman d’art martial. C’est un moment de complicité — et donc, en creux, ce qui manque entre Chan et son mari — mais aussi un jalon qui mènera à l’adultère (platonique) entre Chow et Chan.
De façon très intéressante, Chow dispose aussi d’une cravate, C5, qui remplit le même rôle que Q7. Là, chère lectrice, cher lecteur, je te sens incrédule voire sceptique. On ne va tout de même pas analyser des cravates ? Peut-être dois-je ici justifier mon analyse du film par le film lui-même, car comme tout bon mystère il contient des indices sur sa clef. En effet, il y a une quatrième scène où Chan porte son qipao principal Q1, celui qui, rappelons-le, est le plus voyant et à même d’éveiller l’attention du spectateur·ice. Au début du film, Chan le porte au bureau, dans une scène où elle remarque la nouvelle cravate de M. Ho, qui est un cadeau de sa maîtresse. Ce dernier s’étonne qu’elle note la différence avec la précédente, qu’il trouve « très similaire ». Elle répond « On remarque les choses quand on y prête attention ». Au plan suivant, M. Ho, qui s’apprête à retrouver son épouse, a remis son ancienne cravate, ce dont Mme Chan s’étonne à son tour. M. Ho, qui, il y a trois minutes, voyait à peine la différence entre les deux cravates, lui répond maintenant « Elle est trop voyante, elle ne correspond pas à mon style habituel. » Évidemment, au sein du film, cette réplique brise le cœur de Mme Chan, qui se dit que M. Ho, lui, a au moins la délicatesse d’essayer de cacher son adultère à sa femme afin de ne pas la blesser (au contraire de M. Chan qui porte fièrement la cravate que lui a offerte Mme Chow). Mais le point le plus intéressant est le message métadiégétique : il nous est demandé de prêter attention aux détails du film, et en particulier aux cravates.
Dont acte. La cravate C5 de Chow (en nuances d’acajou avec un léger motif en losanges) est celle qu’il porte lorsqu’il est confronté à des signes d’adultères ou lorsqu’il doit réfléchir à son couple. Nous la verrons :
Quand, en voulant rembourser un cuiseur à riz, il se rend compte que son épouse a des interactions qu’elle lui cache avec M. Chan.
Quand Ping lui demande de l’aider à draguer Chan, ce qu’il refuse d’un « c’est une femme mariée ».
Quand Mme Chow lui refile de mauvaises excuses au téléphone pour justifier son absence subite.
Deux fois quand il se rend au stand de nouilles (pour y manger seul parce que son épouse est absente).
Quand il small-talke avec Chan sur le fait que leurs conjoints respectifs sont tout deux absents.
Enfin, à la fin de sa période hongkongaise, lors de son dernier retour en taxi avec Chan.
On pourrait continuer longtemps l’analyse de ces vêtements. Par exemple, relevons que les cheongsams de Chan et les cravates de Chow sont plutôt floraux et printaniers au début de leur histoire puis évoluent lentement vers des couleurs et des motifs automnaux voire hivernaux à la fin du film10.
Cette évolution n’a du reste pas lieu à la même vitesse pour les deux personnages : elle est plus rapide pour Chow, qui est aussi plus rapide à admettre ses sentiments pour Chan.
De même, si la temporalité exacte du cœur du film n’est que légèrement suggérée, des indices nous sont donnés par, à nouveau, les vêtements. Au début du film, Chan, qui est allée chercher des nouilles vêtue d’un léger cheongsam à courtes manches, doit éponger la sueur de son visage : c’est l’été subtropical, chaud et moite. Plus tard, elle portera un long manteau par dessus un qipao noir et blanc : c’est l’automne, voire l’hiver.
En fait, tout le film est souligné par les costumes. Je résiste cependant à la tentation de vous décortiquer chacune des autres robes et cravates du film. À la place, intéressons-nous maintenant à quelques problèmes cinématographiques que le film résout magistralement à l’aide de ces vêtements.
Donne-moi mille baisers, puis encore cent, puis encore mille, puis encore cent
Il y a un mode sentimental qu’il est aisé de représenter au cinéma, c’est peut-être même l’art où c’est le plus facile : la puissance du sentiment soudain et inattendu. Rien de plus simple que de représenter un coup de foudre entre deux inconnus : un échange de regards, un ralenti, et l’affaire est dans le sac. Si vous êtes fancy vous pouvez ajouter un aquarium au milieu de vos deux tourtereaux mais ce n’est pas indispensable.
Bien. Mais comment représenter au contraire l’amour lent, celui qui s’immisce progressivement dans vos veines, jour après jour, imperceptiblement et puis un matin vous vous réveillez et vous vous rendez compte que vous êtes amoureux·se, que l’autre vous est devenu·e indispensable et irremplaçable — mais impossible de remonter à un événement précis ? Cet amour qui « rampe en vous sans que vous le remarquiez », comme dit Chow ?
Le premier cas est simple car il s’agit de faire ce que l’art fait de mieux : étirer et grossir un instant. Le second cas, lui, implique au contraire de condenser une période : il faut arriver à résumer en une ou deux scènes une progression des sentiments qui s’étalent sur quelques mois. Qui plus est, le quotidien de tout un chacun est fait de répétitions monotones, ce qui est difficile à montrer sans ennuyer. Il faut donc ruser : par exemple, au lieu de montrer qu’une complicité s’est installée parce que les protagonistes se voient tous les matins sur le chemin du boulot (boooring), vous pouvez montrer une succession rapide de rendez-vous ou de moments de complicité identiques mais dans un cadre différent : au parc, au restaurant, au cinéma, dans le bus, à la plage, au bar, etc. Histoire d’enfoncer le clou, coupez les dialogues et mettez une petite musique du type valse en fond sonore. Classique Hollywood.
Maintenant, compliquons les choses. Imaginons que vous n’ayez pas le droit à autant de cadres différents. Par exemple parce que votre couple en train de se créer est extraconjugal et que ça ferait jaser, il n’est pas question d’aller s’exhiber aux quatre coins de Hong Kong. Vos protagonistes ne peuvent se voir librement qu’en un endroit, la petite chambre d’hôtel louée par Chow pour écrire des feuilletons d’arts martiaux. Mais si le cadre est unique, comment bien faire comprendre que vous montrez plusieurs moments s’étalant sur plusieurs semaines voire mois, et non pas une seule longue soirée ? La solution de Wong, aussi simple qu’élégante, tient en un mot : qipao ! Ainsi, à la 56e minute, on voit Chan et Chow en train d’écrire un roman d’art martial, chacun tenant le stylo à son tour, puis ils mangent ensemble et enfin ils chantent. Cela pourrait être le programme d’une seule soirée. Mais Chan porte successivement quatre qipaos, on comprend donc qu’il s’agit d’au moins quatre rendez-vous : c’est leur quotidien. En outre, pour ces rendez-vous, Chan sort toutes ses robes ayant comme couleur majeure le vert, couleur de l’espérance et du printemps : c’est l’éclosion des sentiments.
De même, la répétition des scènes de dîner que j’évoquais plus haut nous est montrée d’abord avec le qipao à jonquilles, ensuite avec le qipao en dégradé noir-blanc à zigzags. Enfin, dans le taxi les ramenant du restaurant, Chan porte cette fois-ci son qipao en dégradé jaune à carreaux avec liseré et brandebourgs en fleurs bleu ciel. La scène du dîner a donc été répétée au moins trois fois. (Chan a aussi changé de boucles d’oreilles et Chow a porté trois cravates différentes.)
Bien entendu, faire changer vos personnages de vêtements lorsque vous les montrez sous différents jours paraît le b.a.-ba du réalisme cinématographique. Toutefois, c’est normalement un détail sur lequel l’esprit ne s’attarde pas, car le reste du décor ou de l’histoire nous indique déjà la flèche du temps. Ce qui est intéressant est qu’ici Wong Kar-wai non seulement s’abstient de tout autre signe temporel mais en plus peut se le permettre car tout le film nous encourage à faire attention aux vêtements.
Le désir démesuré sur mesure
Second problème cinématographique : comment représenter, voire consacrer, l’intensité de l’amour qu’on peut éprouver pour une personne qui nous est devenue chère, unique, irremplaçable ? Il y a, dans les imaginaires de la fiction, un topos qui a la vie dure : celui de marquer le coup par un contact corporel intime (un baiser ou du sexe, cela dépendra de la classification MPA que vous visez). Il suffit de feuilleter à peu près n’importe quel shojo pour s’en convaincre. Tout le monde ou presque sait pourtant que c’est plus compliqué que cela dans la vraie vie11 mais néanmoins cela reste une technique narrative fréquente.
Or In the Mood for Love a beau être un film suintant le désir de la première à la dernière minute, c’est aussi un film avare en contacts corporels. Pas le moindre bisou (pas même sur la joue). Chow prend certes deux fois Chan dans ses bras — mais uniquement pour la consoler car elle s’est effondrée en larmes. Le summum du contact corporel direct se trouve dans des mains qui se tiennent. Et encore, ça n’arrive que deux fois et demi dans tout le film.
Mais Wong a d’autres cordes à son arc pour représenter la passion, grâce aux vêtements et accessoires. La première est un qipao rouge vif, couleur du désir, porté par Chan lorsqu’elle répète avec Chow la nuit d’hôtel passée par leurs conjoints adultères. L’intensité de ce qipao est souligné par le fait qu’elle ne le porte qu’une seule fois dans tout le film. (La cravate que Chow porte dans cette scène est aussi un hapax. Les boucles d’oreilles de Chan aussi, ce qui pour une fois se voit assez bien car la caméra zoome dessus.)
La seconde astuce de Wong est la cravate de M. Chow et mérite qu’on s’y attarde un petit peu. Quelle est la fonction érotique d’une cravate dans l’imaginaire collectif ? Elle est double. La première, évidente, est que cette sorte de laisse permet de « dominer » qui la porte, de l’attirer à soi. Je ne parle pas ici de BDSM mais d’une représentation plus symbolique : l’homme a abdiqué sa volonté sous la puissance de son propre désir et il est attiré vers sa ou son partenaire par « quelque chose de plus fort que lui ».
La deuxième fonction12 repose sur ce que représente la cravate dans la garde-robes contemporaine. La cravate n’est pas neutre : c’est l’accessoire par excellence de « l’homme rangé », celui qui participe à faire tourner la société et à en perpétuer l’ordre. Elle est portée typiquement par les politiciens (surtout de droite), les hommes d’affaires, les employés de bureau des grosses entreprises, les diplomates, les hauts fonctionnaires et les jeunes garçons des lycées qui imposent des uniformes. Un peu moins à droite mais toujours comme symbole de perpétuation de l’ordre, c’est aussi un accessoire fréquemment porté lors des rites institutionnels comme les mariages ou une cérémonie de remise de diplômes. À l’inverse, c’est un accessoire rare dans les métiers artistiques ou chez les révolutionnaires (sous sa forme classique du moins). Et c’est bien pour cela qu’une image fréquente dans les couples de la fiction est celle de la cravate qu’on dénoue ou retire avant les ébats : c’est l’homme rangé qui sort de l’ordre pour (re)devenir un homme de pulsion, sauvage et presque animal.
Évidemment, Wong Kar-wai n’est pas un réalisateur de l’explicite : il ne va pas nous montrer directement ces deux fonctions picturales classiques de la cravate. À la place, il va jouer sur le fait qu’elles sont tellement ancrées dans nos imaginaires qu’il va lui suffire de les évoquer. Ainsi, la première fonction est suggérée lors de la première répétition, quand Chan imagine que c’est Mme Chow qui a fait le premier pas vers M. Chan. Elle va jouer ce premier pas avec des œillades, des sourires et en montrant que sa main se dirige vers la cravate de Chow. Notons que Chan ne va pas au bout de son geste. Comme elle l’explique, elle « n’y arrive pas » : saisir la cravate serait aller trop loin dans l’érotisme et lui est trop douloureux.
Pour la deuxième fonction, il faut remarquer que M. Chan porte tout le temps la cravate. Tout le temps ? Non, deux irréductibles scènes résistent encore et toujours à l’ordre envahissant13. La première est la fameuse scène des quatre qipaos dont je parlais plus haut, qui nous montre les tête-à-tête du couple. M. Chow y fait une première apparition sans cravate — torride ! À partir de ce moment, ça y est, Chow est intensément amoureux de Chan : son désir déborde de son col. La seconde apparition sans cravate est dans la scène suivante, où les protagonistes répètent l’aveu d’adultère de M. Chan. Chow y interprète justement ici un M. Chan bravache qui admet être sorti de l’ordre conjugal et qui donc a retiré sa cravate.
Notons que cette symbolique de la cravate est aussi utilisée, sans sous-entendu directement sexuel, pour le personnage de M. Ping. Celui-ci nous est en effet montré comme un gars un peu lourdaud qui, contrairement aux convenances, cherche à draguer grossièrement une femme mariée, s’exprime vulgairement et admet aller fréquemment au bordel. Ce n’est donc manifestement pas un homme rangé : ainsi, dans deux de ses quatre apparitions, il ne porte pas la cravate.
Puisque je te ne le répète pas (personne ici n’a commandé de qipao géant)
Étant donné que les répétitions forment le moteur du film, il est logique d’analyser le film lui-même sous l’angle des mécanismes de la répétition et de s’intéresser à ce que les répétitions mettent en lumière, à savoir précisément ce qui n’est pas répété.
Selon moi, tout ce film tourne autour de la répétition afin de souligner l’unicité de l’histoire d’amour entre Chan et Chow. Lorsque Chan refuse qu’elle et Chow dépassent le stade platonique, elle le justifie en disant « Nous ne serons pas comme eux [= leurs conjoints] », c’est-à-dire qu’ils ne répéteront pas l’adultère — et cette phrase est évidemment répétée un peu plus tard par Chow. Car l’adultère est une histoire qui se répète, dans la vie et dans le film même (Mme Chow et M. Chan d’une part ; M. Ho d’autre part). Ils ne veulent pas non plus répéter l’histoire banale des époux trompés qui se vengent en cocufiant à leur tour.
Cinématographiquement, l’unicité de cet amour est magnifiée par la scène finale. User de répétitions dans la scène finale d’un film est une technique classique, pour ne pas dire éculée. On peut le faire avec variations, pour montrer l’évolution (souvent positive) qu’ont vécue les personnages. C’est le retour à l’école de Nemo dans Finding Nemo, cette fois avec la confiance de son père. Ce sont Merida et Elinor qui tissent ensemble une tapisserie dans Brave, cette fois avec complicité.
Cas particulier fréquent, la dernière scène répète la première, afin de montrer un retour à la normale, la reprise d’une vie paisible après un élément perturbateur. C’est la naissance de la fille de Simba et Nala dans The Lion King (reprise du cycle éééterneeeeel). C’est le retour à la Comté de Sam dans le troisième volet de The Lord of the Rings, retour paisible à la maison, qui reprend la première scène du premier volet, arrivée perturbatrice de Gandalf dans la Comté.
Cet usage peut aussi être renversé pour montrer au contraire que l’histoire qu’on croyait présentée comme unique ou comme perturbation d’un quotidien s’insère en réalité dans un cycle de répétitions plus ou moins immuable. Ce sont les mafiosi qui viennent rendre hommage à leur nouveau parrain à la fin de The Godfather : l’histoire particulière de Michael Corleone est en fait l’archétype de toute accession au sommet d’un parrain de la mafia. C’est Paul qui vient demander des œufs à une autre voisine à la fin de Funny Games : Paul et Peter ne sont pas juste des psychopathes mais aussi des tueurs en série.
Donc, trois grands cas de figure : une évolution après avoir surmonté des épreuves, un retour heureux à la normale ou une histoire appelée à se répéter. Or, bien entendu, rien de tout cela n’est possible pour In the Mood for Love. À la rigueur, on pourrait imaginer un retour malheureux à la normale pour Chow et Chan dans leurs vies de couples. Mais a) ce serait un peu téléphoné et b) pour pouvoir répéter cela, il faudrait avoir introduit au préalable des scènes avec leurs conjoints, qu’on n’a jamais vraiment vus du film.
Et c’est là que le génie de la répétition de Wong va révéler toute sa puissance. Pour souligner l’unicité de cette histoire d’amour, il va utiliser une scène finale ne répétant aucun élément du reste du film. Au-cun. Chow se rend au Cambodge (pays qui n’a jamais été évoqué), dans les ruines d’Angkor (alors que tout le film se situe dans la modernité du temps présent, avec évocation des avancées technologiques et des émeutes de l’époque), en plein air (tout le reste du film est soit en intérieur, soit dans des ruelles étroites), dans la nature (le reste du film est en ville), sous un ciel bleu (première fois qu’on aperçoit un personnage sous le ciel dans le film). Même la musique innove en changeant de thème et en confiant la mélodie au violoncelle (elle était auparavant jouée par un violon). Côte caméra, c’est aussi l’unique moment où ce film utilise des images d’archives, ainsi qu’une succession de plans fixes (et pas moins de huit, histoire d’être certain de ne pas passer à côté).
Là, Chow va suivre une vieille tradition consistant à confier un secret dont on veut qu’il ne soit répété à personne à un trou creusé dans un arbre puis à boucher le trou afin de couvrir à jamais ce secret. Bien entendu, symboliquement, Chow veut ainsi non seulement qu’on ne répète pas son histoire d’amour mais aussi qu’elle ne se répète pas, afin d’en éviter à nouveau la douleur et également, sans doute, d’en préserver ce qui fait sa beauté, à savoir son unicité. Un moine est témoin de la scène : filmé de dos, il agit comme un double du spectateur. Mais il contraste aussi avec le fait qu’on ne nous a jamais montré Chan et Chow vus dans leur histoire par d’autres protagonistes du film, ni même par des figurants.
Vestimentairement, pour son ultime apparition, Chow ne porte pas de cravate, ce qu’on avait certes déjà vu mais cela prend ici un tout autre sens, évidemment non sexuel : Chow s’est libéré de son histoire. Libéré, délivré, vraiment ? La réponse dans le troisième volet de la trilogie, 2046.
Ah, pardon, j’ai peut-être omis de mentionner qu’In the Mood for Love est le deuxième volet d’une « trilogie informelle » (c’est-à-dire dont chaque épisode est assez indépendant), consacrée à l’amour (comme toutes les trilogies informelles ?). Le premier, Days of being wild, a pour thème l’amour maladif et compulsif. Chan y a une première aventure de courte durée avec un stalker maniaco-dépressif à la recherche de sa mère ; Chow n’y apparaît pas. Dans le troisième volet, 2046, qui a pour thème la fuite dans l’amour, Chow tente désespérément d’oublier Chan en tombant amoureux d’une homonyme en qipao, ce qui, étrangement, n’est pas très efficace (la vraie Chan n’apparaît virtuellement pas).
Répète pour voir
Au risque de me répéter, In the Mood for Love est un film unique. Il n’est pas d’un abord facile. Outre l’ambiguïté du jeu de Chow et Chan (jouent-iels vraiment le rôle du conjoint de l’autre ou jouent-iels leur propre rôle ?), la narration n’hésite pas à recourir aux ellipses et aux allusions subtiles, et même à un flashforward anticipé (à Singapour, on voit d’abord la scène où Chow comprend que Chan est venue dans son appartement avant de voir celle montrant que Chan est venue à Singapour)14. Du côté des conjoints, Mme Chow et M. Chan ne sont jamais montrés de face et n’ont qu’une dizaine de répliques, ce qui complique l’identification de leurs rares apparitions15. Et nous avons vu dans cette analyse qu’il y a beaucoup, beaucoup d’implicite à décortiquer.
En fait, c’est un film qu’on ne peut saisir en le voyant une seule fois. Il faut le voir, le revoir et le revoir encore. Quoi de plus normal pour un film sur la répétition ?
Notes
J’ai vu passer quelques commentaires sur l’érotisme des qipaos dans In the Mood for Love, j’expliquerai plus bas pourquoi il s’agit, selon moi, d’un contre-sens. ↩︎
On est sur un blog sérieux ici donc je cite mes sources : – Hazel Clark, The Cheongsam, Oxford University Press, 2000. – A Century of Fashion: Hong Kong Cheongsam Story (catalogue d’exposition) Hong Kong Museum of History, 2013. ↩︎
À propos de synonymie : le mot qipao est utilisé plus fréquemment dans les sources francophones ; le mot cheongsam est préféré par les sources anglophones. L’un comme l’autre désigne dans ces langues la robe à laquelle je m’intéresse ici. Mais, dans leurs langues originales, ces mots peuvent désigner plus largement d’autres types de robes : l’étymologie de qipao est simplement « robe mandchoue » et celle de cheongsam, « longue robe ». Il existe notamment une version masculine du cheongsam, dont l’impact sur la mode mondiale est toutefois faible (comme, du reste, toutes les robes masculines). Dans cet article, on se simplifie la vie : robe = qipao = cheongsam. ↩︎
On entendra juste un collègue de M. Chow l’appeller « Chow Mo-wan » à la 52e minute. ↩︎
Bien entendu, votre angoisse est aussi liée à votre crainte de vous faire chopper par le Père Blaise en pleine écoute d’une quarte augmentée résolue par une septième mineure. ↩︎
Ce thème est repris d’un film japonais de 1991, Yumeji, sur un peintre et poète du même nom. ↩︎
La culture hongkongaise se nourrissant de Chine et d’Occident, en raison de la colonisation britannique, il est permis d’y voir un symbole ambivalent. ↩︎
Je n’ai malheureusement pas l’œil pour vous parler des tissus choisis par In the Mood for Love, navré :(. ↩︎
Pour revenir à la question de l’érotisme : un tiers des qipaos du film sont donc portés par des personnages auxquels n’est associée aucune sensualité. À l’inverse, le seul personnage féminin adultère porte une robe occidentale. C’est pourquoi il serait un contre-sens teinté d’orientalisme de voir dans les qipaos de ce film une robe intrinsèquement séduisante voire aguichante. ↩︎
Je parle ici de la première apparition de ces vêtements — la répétition tardive de certaines robes printanières est justement assez éloquente quant aux illusions auxquelles s’accrochent Chan. ↩︎
Sans même parler des questions de représentations de l’asexualité, encore très peu explorées par le cinéma. Voir à ce sujet le film Slow de Marija Kavtaradze, 2023. ↩︎
Qui sert aussi à effacer toute représentation BDSM d’homme dominé qu’aurait pu faussement véhiculer la première fonction et qui serait fâcheuse pour le patriarcat. ↩︎
Cela dit, ce film relève globalement d’une narration étonnamment linéaire pour Wong Kar-wai, qui est d’ordinaire très friand de ces flashforwards anticipés. ↩︎
Par exemple, la main qui frappe à la porte d’une chambre d’hôtel vers la 22e minute est bien celle de M. Chan car la montre se trouve au poignet gauche alors que Chow porte la sienne au poignet droit. ↩︎
Merci à Maxime pour cette nouvelle sélection de podcasts ! La précédente est retrouvable ici.
Deuxième sélection de podcasts et émissions radios qui m’accompagnent depuis un moment et que je recommande urbi et blogi ! Menu du jour : géopolitique.
Tout un monde
(En cours — épisodes indépendants — 20 à 25 minutes par épisode)
Je vous ai certainement déjà bassiné parlé de cette excellente émission quotidienne (du lundi au vendredi) de la RTS (la radio publique suisse romande), que je suis assidûment depuis des années. Deux à trois sujets d’actualité géopolitique sont abordés en une grosse vingtaine de minutes. Les trois formats les plus fréquents sont les reportages de leurs correspondants, les résumés de situation d’actualité et les entretiens d’analyse. Le point fort est que les personnes interrogées pour ces derniers sont souvent vraiment expertes de leur domaine (typiquement des chercheur·euses en géopolitique, spécialisées dans une zone géographique ou un aspect précis). Bien entendu, il y a parfois quelques invitations ratées (notamment lorsqu’iels interrogent des politiciens, fussent-ils d’opposition (ce n’est jamais intéressant) ou des militaires (c’est toujours incroyablement vague)) mais c’est heureusement plutôt rare.
Un autre point intéressant réside dans le réseau plutôt bien fourni de correspondants permanents (qui ont donc le temps de s’imprégner et d’étudier leur pays d’affectation). Bien entendu, la radio publique d’une communauté de quelques millions de personnes ne peut pas entretenir un réseau couvrant le monde entier (l’Amérique latine et l’Afrique sont notamment peu desservies) mais, outre les incontournables pour ce genre d’émissions (Chine, États-Unis, Russie, grands pays européens, institutions européennes), on écoute avec plaisir des reportages réguliers sur les Balkans, la Grèce, la Turquie, le Japon, l’Inde, le Québec, la Scandinavie, la Pologne, la Hongrie, l’Australie, l’Autriche, Israël et les territoires occupés, etc. Mention spécial au travail extraordinaire de Maurine Mercier, correspondante de guerre (auparavant en Lybie et maintenant en Ukraine), qui fait des reportages bouleversants (souvent primés d’ailleurs).
Les sujets sont d’ordinaire liés à l’actualité mais plusieurs sont encore intéressants quelques mois plus tard, par exemple :
Chine-USA, quand ça a mal tourné (juin 2023), une série de cinq sujets (1, 2, 3, 4 et 5) de Michael Peuker sur l’histoire et la dégradation des relations sino-américaines.
Retour à Boutcha (22 février 2023) reportage de Maurine Mercier qui revient, dix mois plus tard, dans cette ville où elle avait recueilli des témoignages bouleversants sur les crimes de guerre. (Attention, description explicite de crimes de guerre et crimes contre l’humanité.).
Le sens de l’histoire (6 janvier 2023), entretien avec Johann Chapoutot à l’occasion de son livre Le Grand Récit.
Quand les assurances n’assurent plus (12 juin 2023), sur les assureurs américains qui refusent désormais d’assurer les biens immobiliers contre les risques naturels, devenus trop importants avec le changement climatique.
Le Captagon, l’arme secrète de Damas (7 août 2023), sur cette drogue de la famille des amphétamines, monopole mondial du clan Assad, qui l’utilise comme argument de négociation internationale.
Géographie à la carte
(En cours — épisodes indépendants — 60 minutes par épisode)
Émission hebdomadaire de France Culture, qui parle de géographie et (donc) de géopolitique. Chaque semaine un sujet est traité en une heure à l’aide d’un·e ou quelques invité·e·s. Une carte choisie par l’invité·e est commentée en début d’émission (elle est visible sur le site web). Le présentateur (Matthieu Garrigou-Lagrange depuis septembre 2022) est vraiment très bon et à l’écoute de ses interlocuteur·ices. J’apprécie particulièrement le fait que les sujets sont très variés (on peut manifestement faire de la géographie avec tout).
Lecteur, lectrice, si tu lis ceci, c’est que l’hôte de ces lieux fait preuve d’une grande ouverture d’esprit. Car oui, sous tes yeux ébahis, j’ose ici l’impensable : recommander des productions de The Economist. Ne fuis pas ! Quand il ne parle pas d’économie, c’est un journal intéressant ! Voici trois de ses podcasts (gratuits – ils contiennent bien sûr toujours un appel du pied pour s’abonner).
The Prince
(série finie de huit épisodes (plus deux bonus) de 30 à 40 minutes)
On commence avec mon coup de cœur (s’il fallait ne retenir qu’un seul podcast de cette sélection, ce serait celui-ci). The Prince est une série biographique sur l’homme géopolitiquement le plus important du monde, Xi Jinping. On y apprend foule de détails sur sa vie et, surtout, la construction de son pouvoir, via notamment des entretiens avec des témoins privilégiés (logiquement en exil). Quelques anecdotes amusantes allègent le récit, comme le fait qu’il était connu comme « le mari de Peng Liyuan » (son épouse est en fait une star nationale de la chanson et était de fait plus célèbre que lui avant 2010). Mais globalement on retient la lente, patiente, sombre et inexorable ascension d’un homme qui n’est pas encore au faîte de sa puissance, depuis l’enfance traumatisante du « petit prince rouge » dont le père fut purgé par Mao à l’apprentissage du métier d’homme d’État communiste chinois dans la province de Funian. Grosse recommandation.
L’autrice de ce podcast, Sue-Lin Wong, a dû s’exiler (elle couvre actuellement l’Asie du Sud-Est depuis l’Indonésie), ce qui est j’imagine un signe de la qualité de ses reportages sur la Chine. Les raisons derrière le titre de ce podcast sont multiples et expliquées dans un des épisodes bonus.
La série s’écoute dans l’ordre mais les épisodes 1 (Redder than red, sur son enfance comme fils d’un proche de Mao puis comme paria lors de la Révolution culturelle), 5 (He who must not be named, sur le fonctionnement de la censure en ligne) et 6 (Seeds of a pomegranate, sur le fonctionnement tentaculaire de la répression) m’ont particulièrement marqué.
Next Year In Moscow
(série finie de huit épisodes de 40 minutes)
Un an après l’invasion du reste de l’Ukraine, le journaliste russo-britannique Arkady Ostrovsky explore la vie et les parcours d’exilés russes dans un excellent podcast. Il en profite pour analyser l’évolution de la Russie depuis quelques décennies et décrire l’installation progressive du système répressif. C’est poignant.
La série s’écoute dans l’ordre mais les épisodes 5 (Hostages, sur le système clientéliste poutinien) et 8 (Arrivals, sur l’espoir du retour) m’ont particulièrement marqué.
Drum Tower
(en cours — épisodes indépendants — 30 à 40 minutes par épisode)
Après The Prince, The Economist a décidé de lancer en novembre 2022 un podcast hebdomadaire permanent sur la Chine, Drum Tower, animé par un duo formé de David Rennie (chef du bureau pékinois de The Economist) et Alice Su (correspondante pour la Chine ayant dû s’exiler à Taïwan). Je n’étais pas très convaincu par les premiers épisodes (mais, il faut le dire, l’excellence de The Prince avait placé la barre des attentes très, très haut) mais depuis environ mars 2023 la qualité est là.
Chaque émission couvre un sujet concernant la Chine (société, politique, culture, etc.). Les sujets ont parfois pour prétexte un événement d’actualité mais ils s’inscrivent le plus souvent dans le temps long et s’écoutent donc encore très bien en décalé.
Quelques épisodes qui m’ont particulièrement plu, par ordre chronologique :
The Red and the Green (12 décembre 2022), sur ce que le Parti communiste fait de l’écologie et comment le militantisme écologique se trouve une petite place dans le système politique cadenassé chinois.
Startle the Heart (19 décembre 2022), sur Regard de printemps, le plus célèbre des poèmes chinois — on apprend au passage quelques-uns des mécanismes qui peuvent intéresser la poésie chinoise, parfois différents de ceux utilisés par la poésie francophone »
The Prince and the Prime minister (7 mars 2023), sur Li Keqiang, premier ministre de Xi pendant ses dix premières années, récemment remplacé. On apprend notamment qu’il travaillait à l’université sur le concept d’État de droit…
Pain without parole (21 mars 2023), sur les mécanismes de la révolution culturelle et les difficultés encore actuelles d’en réparer les effets, à travers le cas d’un professeur injustement accusé de viol parce que son père servait dans l’armée nationaliste.
Islands in the Strait (18 avril 2023), sur de petites îles taïwanaises qui se sentent en fait très chinoises.
Chairman of Everything (25 avril 2023), sur un meilleur modèle pour comprendre Xi Jinping, Liu Shaoqi (président purgé par Mao).
Two Top Guns (9 mai 2023), sur les deux films « Top Gun », américain et chinois, sortis presque en même temps, et les visions du monde qu’ils proposent à leur public.
China’s LGBT Crackdown (30 mai 2023), sur la récente répression, d’origine politique plus qu’idéologique, des mouvements lgbt.
The Cage (9 juin 2023), sur la répression des Ouïghours jusqu’en dehors des frontières de la Chine.
(Justifions-nous un petit peu : comme la Chine est la deuxième économie du monde et un gigantesque marché, The Economist s’y intéresse naturellement depuis longtemps et y entretient non pas juste un correspondant permanent mais deux bureaux de journalistes (plus un troisième à Hong Kong). D’un autre côté, comme il est impossible de comprendre et d’anticiper l’économie chinoise (et ne parlons même pas des autres aspects de la société chinoise) avec une approche purement néolibérale, lesdits journalistes sont obligé·e·s de retirer leurs lunettes économiques pour mieux analyser ce pays. D’où la qualité de nombreux reportages, sans rapport direct avec l’économie. Relevons aussi que les journalistes (en tout cas ceux qu’on entend dans le podcast) parlent couramment mandarin et peuvent donc se passer des interprètes pour certains entretiens avec la population.)
Aujourd’hui, pas de lyrisme mais une première sélection sobre de quelques podcasts et émissions radios que je recommande. Au menu : genre & sexualités, histoire médiévale et interactions sociales.
Question Q & Question Genre
(En cours — épisodes indépendants — 60 minutes par épisode)
Émission hebdomadaire de la RTS (la radio publique de la Suisse romande), animée par la journaliste Christine Gonzalez, selon deux formats :
une fois par mois, Question Q aborde des questions de sexualité avec un·e invité·e et quelques chroniqueur·se·s.
les autres semaines, Question Genre aborde des questions de genre sous la forme d’un entretien avec un·e invité·e.
Les sujets sont étonnamment variés et souvent traités avec beaucoup d’humour (mention spéciale au billet de la chroniqueuse Marie Fourquet, qui « dialogue avec sa chatte »). Question Q est une émission plus ancienne (et elle était auparavant hebdomadaire, donc riches archives), Question Genre a commencé en 2022.
Sélection subjective de quelques épisodes, par ordre chronologique :
En dix épisodes bien rythmés, le couple de journalistes Christine Gonzalez et Aurélie Cuttat explore la culture lesbienne contemporaine. Coming out, sexualité, militantisme, religion, fonder une famille, se choisir une famille, idoles, clichés, tout y passe. Beaucoup d’émotions en perspective (j’ai ri et pleuré). Si vous ne deviez retenir qu’un podcast de cette liste, ce serait celui-ci. Comme on dit sur ce blog : grosse recommandation.
Le podcast s’écoute dans l’ordre mais les épisodes 5 (la famille choisie — sur la solidarité lesbienne), 6 (la lesbienne visible — sur le militantisme lesbien) et 10 (faire la paix — sur la réconciliation avec des personnes peu tolérantes) m’ont particulièrement marqué.
Passion médiévistes (& podcasts frères)
(En cours — épisodes indépendants — durée variable de 20 à 60 minutes mais le plus souvent 45 minutes)
Podcast indépendant de Fanny Cohen-Moreau, qui interroge de jeunes médiévistes (en master ou en thèse) sur leurs recherches. La qualité dépend bien sûr beaucoup des invité·e·s et de leur capacité à vulgariser leurs recherches mais c’est souvent intéressant de voir la variété et la spécificité de la recherche d’aujourd’hui (« Excuse-moi mais… il y a des gens que… que ça intéresse ? »). À côté de ces épisodes classiques, le podcast a aussi de nombreux épisodes hors-série (reportages dans des lieux chargés de Moyen Âge, rencontres avec des vulgarisateur·ice·s du Moyen Âge ou encore épisodes humoristiques classant les rois de France selon leur bouletitude).
Manifestement passionnée et workaholic, Fanny Cohen-Moreau a aussi lancé deux autres podcasts sur le même principe mais pour d’autres périodes : Passion Antiquités et Passion modernistes. Selon moi la mayonnaise a un peu moins pris que pour le Moyen Âge (à leur décharge ces podcasts sont plus récents, il n’y a sans doute pas encore la même communauté de fans) mais c’est intéressant quand même.
Parmi les quelque deux cents épisodes de ces podcasts, je suggère en particulier :
(Trois saisons, une trentaine d’épisodes indépendants au total, durée variable de 20 à 40 minutes)
Petit bijou canadien (en anglais), ce podcast explore dans chaque épisode une « question inappropriée » qui est fréquemment posée à certaines personnes. Le caractère inapproprié de la question est rarement une surprise mais les animateur·ice·s et les invité·e·s s’intéressent aux raisons pour lesquelles cette question pose problème, ce qu’elle charrie comme préjugés ou sous-entendus, quelle part de bonne foi ou de curiosité légitime on peut tout de même lui trouver, comment la formuler autrement, etc.
Si vous ne deviez retenir que deux podcasts de cette liste, le second serait celui-ci (grosse recommandation donc).
Quelques épisodes qui m’ont marqué, soit par le traitement de leur question, soit par le fait que WTF des gens osent vraiment poser cette question à des quasi-inconnu·e·s ?
Un article écrit par un invité prolixe, Maxime, à qui je laisse la parole (l’écran ?) sans plus tarder.
Attention : cette analyse de film divulgâche tout ou partie de l’intrigue, et en tout cas toutes les scènes de petit-déjeuner.
Attention également : cette analyse se vautre avec délectation dans le symbolisme. Âmes cartésiennes s’abstenir.
Troisième avertissement, d’ailleurs méta pour tout de suite vous annoncer la couleur : cette analyse ne se refuse aucune digression ni aucune note en bas de page. Âmes linéaires ou pressées s’abstenir.
Prélude : Quel temps fait-il ?
Lecteur, lectrice ! L’ère est sombre. Des confinements aux flux d’informations en continu, de l’effacement de la distinction entre le temps du travail et le temps domestique aux horizons règlementaires d’à peine quelques semaines, le fait est là : la pandémie chamboule notre perception du temps, pour ne pas dire son écoulement même. La roue du temps nous broye dans un tournis insoutenable. Pour contrer cela, je vous propose un remède, une lumière dans les ténèbres — et non, je ne pense pas au lyrisme ni aux phrases à rallonge, bien que je ne puisse nier avoir un faible pour l’un et les autres. Je vous propose plus simplement de dilater le temps grâce à une petite analyse de Mario, film suisse de 2018.
J’entends d’ici l’amateur d’Apocalypse Now et de The Godfather me railler : louer le temps long avec un film d’à peine deux heures, qui développe au pas de course une histoire d’amour (6e minute : 1re rencontre ; 30e minute : premier baiser ; 89e minute : séparation dans la douleur et les larmes), mais tu débloques ! Ce à quoi je vous répondrai d’une part que je suis très heureux que vous participiez à mon cours mais si vous m’interrompez tout le temps cette analyse n’avancera pas, et d’autre part que c’est mon analyse que je vous propose, pas le film.
Mario raconte donc une histoire d’amour, mais de façon asymétrique : son objet n’est pas tant le couple entre Mario et Leon que la façon dont Mario va vivre cette situation et prendre des (mauvaises) décisions. Nécessairement, la personnage de Leon est développé aussi : ce n’est pas non plus un second rôle. Disons que c’est un 1,5ème rôle. Sa personnalité est riche mais nous la connaîtrons surtout à travers les yeux de Mario. D’ailleurs, la présentation des relations avec les autres personnages montre bien l’asymétrie : autour de Mario, nous verrons l’amie d’enfance Jenny, les parents de Mario, le coach personnel et les autres membres de l’équipe. Autour de Leon, nous verrons surtout Mario, et un petit peu le coach personnel et les coéquipiers. Il s’appelle Leon, il est sans famille, sans ami mais pas sans amant [1]Notons que cette différence d’entourage est parfaitement dans la logique interne du scénario. Mario est chez lui à Berne alors que Leon vient d’arriver de Hanovre, où sont … Continue reading.
De ce film de deux heures nous allons nous intéresser à quatre — allez, cinq, parce que vous êtes gentil·le·s et avez cessé de m’interrompre — scènes caractéristiques. Je dis scène mais je devrais plutôt dire plan. Durée totale : quarante-huit secondes. C’est donc approximativement trente-deux fois plus court que le temps nécessaire pour lire ce billet.
Avant d’aller plus loin, évacuons tout de suite un malentendu. Le film est donc présenté comme une histoire d’amour entre deux joueurs de football, aspirants professionnels. On est en 2018 mais, comme le rappelle un manageur, il y a trois tabous à respecter pour préserver son image de footballeur professionnel : pas de sexe avec des mineures, pas de drogue, pas d’homosexualité [2]Oui je sais, c’est bizarre que ces tabous mélangent un truc franchement criminel, un truc de moins en moins illégal et enfin un truc qu’il est illégal d’interdire. Mais ici ce … Continue reading. Les deux hommes vont donc s’aimer, ou essayer, en dépit de l’homophobie de leur milieu et tout en préservant leur carrière naissante.
Voilà pour le contexte général. Le malentendu à évacuer est que cette analyse ne parlera pas vraiment de ce qui pourrait (à tort, j’y reviendrai) être perçu comme les trois thèmes majeurs du film, à savoir l’homosexualité, l’homophobie et le football. Vous me connaissez : je suis ouvert d’esprit mais peut-être pas au point d’analyser en détails les scènes de football d’un film.
Non, la thèse que je vais développer ici est toute autre : Mario est une ode à la nourriture, et plus précisément au muesli. La recette du muesli sera rappelée plus bas ; pour l’instant retenez, si vous ne le savez pas déjà, que c’est un petit-déjeuner à base de céréales et de yaourt qui est plus ou moins incontournable dans la culture suisse.
Ainsi donc, Mario va se trouver pendant tout le film dans un dilemme insurmontable : muesli ou ballon rond ? La question posée par le film : est-il possible de réaliser ses rêves si on doit se passer de muesli ? Afin de dénoncer les ravages mortels causés par l’homophobie, Mario va beaucoup plus loin que de chouiner devant une situation injuste : il répond cruellement à sa propre question d’un limpide « c’est possible mais tu seras malheureux toute ta vie ».
Afin d’illustrer mon propos, je vais d’abord résumer à grandes lignes le film.
Mario : quatre salles, quatre ambiances, quatre muesli
L’intrigue de Mario se décompose en quatre actes [3]Et non en cinq car il ne s’agit pas d’une tragédie de Racine. Et pourtant, il y aurait des choses à dire sur les similitudes de scénario entre Mario et Bérénice. Quand Mario choisit … Continue reading. Nous verrons plus bas comment chaque acte est éclairé par une scène de muesli centrale.
Premier acte, de vingt minutes environ. Leon, fraîchement arrivé de Hanovre [4]Ce choix n’est sans doute pas anodin. Linguistiquement, Hanovre a la réputation d’être le point de référence de l’allemand. Les séides locaux de l’Académie française y … Continue reading, intègre l’équipe des espoirs des Young Boys de Bern, dont Mario est un des joueurs les plus prometteurs.
Cette arrivée de Leon suscite quelques remous dans l’équipe, car il est plutôt doué. Or chacun espère être promu, c’est-à-dire quitter l’équipe des espoirs pour intégrer l’équipe professionnelle et donc débuter une vraie carrière dans le football. Mais les places sont rares : un heureux élu pour vingt candidats.
Ohohoh, de la rivalité entre bons joueurs au sein d’une équipe de football, je te sens venir, Mario : tu es de ces films qui va nous placer de la tension homoérotique dans les vestiaires, des regards en coin sous la douche, des disputes animées pour des pacotilles et enfin une bagarre entre les deux protagonistes où les coups de poings vont se muer en coups de langue. Et bien non, pas du tout. Mario, on le verra à plusieurs reprises au cours de cette analyse, est un film « subtilement subtil », si vous me permettez l’expression. La trame générale n’est peut-être pas d’une grande originalité : ils n’osent pas s’aimer, ils s’aiment, on ne veut pas les laisser s’aimer, des circonstances extérieures finissent par les empêcher de s’aimer : c’est une sorte de Romeo and Juliet.
Malgré tout, je disais que Mario est plus subtil qu’il n’y paraît. Il y aura donc bien de la tension homoérotique (autour d’un jeu vidéo) mais il paraît difficile d’en voir dans les vestiaires [5]Sauf, bien sûr, si on considère, ce qui est une opinion valable, qu’un vestiaire de football est par définition homoérotique.. Il y aura certes des regards en coin sous la douche mais pas ceux du désir inavoué entre les futurs amants, plutôt ceux de l’opprobre homophobe des coéquipiers. Il y aura des disputes animées mais pour des enjeux réels et sérieux. Et pas de bagarre entre les deux protagonistes : la seule violence physique du film est un tacle de Mario sur un homophobe de l’équipe. Dans Mario, le désir-plaisir n’est pas la sublimation de la haine-douleur. D’ailleurs, franchement, rien que grâce à ce cliché évité, on peut dire que Mario est un film réussi.
Deuxième acte, de 25 minutes : les deux joueurs emménagent en colocation à Berne à proximité du club. Gain de temps pour Mario, qui s’épargne les allers-retours quotidiens depuis Thun, et surtout gain de temps considérable pour le scénario : normalement, vers la sixième minute du film, vous avez dû comprendre que Leon et Mario allaient coucher ensemble ; or à la vingtième ils se mettent en colocation, c’est bien on sait que ça ne traînera pas. D’ailleurs il y a du pain sur la planche (ou devrais-je dire du muesli dans le bol ?) pour ce deuxième acte : premier baiser, premier doute de Mario (pour des raisons personnelles), première nuit ensemble, deuxième doute de Mario (pour des raisons professionnelles), puis enfin deuxième nuit ensemble et acceptation de Mario. On n’a pas le temps de chômer, et en plus on a une scène de muesli à caser : allez hop hop hop, on se choppe.
Troisième acte, de 40 minutes : après le sexe, l’amour : le couple s’épanouit. Mais puisque les doutes ont été surmontés et que le couple s’aime, il est temps de faire place aux obstacles extérieurs : l’opposition du père de Mario, le coming out, et surtout le conflit avec la carrière professionnelle des deux joueurs. Leur relation n’y survivra pas et l’acte se termine tristement sur la séparation dans les larmes : Leon a choisi le muesli tandis que Mario lui préfère le football, leurs chemins sont irréconciliables.
Quatrième et dernier acte : Mario a réalisé son rêve professionnel : sa carrière de footballeur est lancée, il a intégré un club de la Bundesliga allemande (le Sankt Pauli de Hambourg, pour les connoisseurs). Afin de satisfaire à l’image hétéronormative attendue de lui par les sponsors, il vit avec son amie d’enfance (chambres séparées, je vous rassure tout de suite). Mais cette réussite professionnelle ne suffit pas à effacer la douleur de la séparation avec Leon. À la fin de l’acte, Mario et Leon ont une dernière discussion pour constater l’impossibilité de leur relation. Celle-ci a lieu, symboliquement, dans la cuisine, temple du muesli.
Nous verrons plus loin comment la tonalité propre de chaque acte est soulignée par un muesli différent. Mais avant d’analyser cela en détail, attardons-nous sur la portée symbolique potentielle de quelques éléments constitutifs de la culture gastronomique suisse.
Interlude : le patrimoine culinaire suisse à l’épreuve du cinéma
Quand on pense à un plat national suisse, on pense à raison à la fondue [6]Ou éventuellement à la raclette. Pour les besoins de cette analyse, on assimilera la raclette à la fondue, car elles remplissent le même rôle cinématographique et diététique. Merci de ne pas … Continue reading. Malheureusement pour les cinéastes en quête de subtilité, catégorie à laquelle appartient manifestement Marcel Gisler, la fondue est aussi riche caloriquement qu’elle est pauvre symboliquement. Je m’explique. Fermez les yeux. Imaginez une scène de cinéma avec quelques personnages de votre film réunis autour d’une fondue. Faites durer cette scène pendant quelques instants. Rouvrez les yeux. Qu’avez-vous vu ?
Je suis prêt à parier : une famille ou un groupe d’amis partageant, tous joviaux, un moment de convivialité insouciant.
Allez, on refait un essai ! Imaginez une scène quelque peu intense dans un film. Je ne sais pas, par exemple : un couple en train de gravement se disputer, une femme annonçant qu’elle va avorter, un ami qui va devoir quitter toute sa vie parce qu’il est muté à l’autre bout du monde, un adolescent indécis quant à son avenir professionnel, un·e artiste raté·e qui désespère de rencontrer son public, un diagnostic de cancer, un accouchement, un contrôle fiscal, n’importe quoi. Bon. Maintenant, essayez d’ajouter une fondue au milieu. Vous voyez, ça ne prend pas : si ce n’est pas une scène de joie, la fondue ne se fond pas dans le paysage, elle déborde. C’est la grande force de la fondue dans la vie réelle — mais par conséquent sa grande faiblesse dans la vie cinématographique[7] (Note à moi-même) J’ajoute dans ma to-do list : relever le défi de cette thèse et composer tout un film subtil avec des scènes de fondues variées..
Il y a, certes, une exception à cette règle : on imagine aisément une tension érotique autour d’une fondue. Les piques qui se frôlent ; les doigts délicats qui saisissent un bout de pain avant d’y enfoncer, après une légère résistance de la mie, une pique audacieuse ; le fromage fondu qui s’écoule du bout de pain suspendu au-dessus du caquelon et, enfin, la tension à son paroxysme lorsqu’un des convives, ayant perdu son morceau de pain dans la fondue, va devoir se soumettre à un gage que l’autre choisira avec délectation. Je vous l’accorde, il peut y avoir de l’érotisme avec une fondue au fromage. Mais c’est de la triche : l’érotisme, c’est le sexe suggéré, or le propre du sexe, c’est qu’il s’accomode de tout (j’en veux pour preuve internet).
Donc, la fondue est une impasse. Heureusement, un plat sain nous extirpe de ce marasme filandreux : le muesli. Le muesli, c’est une préparation à base de céréales, agrémentées de petits trucs divers et souvent agglutinées dans un produit laitier. « Horresco referens ! Du porridge ! » vous-entends-je vous exclamer, au bord de l’évanouissement. Non rassurez-vous, ça n’a rien à voir puisque, différence capitale, le muesli, c’est bon.
Le muesli, tout Suisse vous le dira, est le miroir de l’âme. On peut lire toute la personnalité et l’humeur d’une personne dans son muesli. Par exemple, ma recette actuelle est : a) une base de céréales et graines bio des petits producteurs locaux, b) des fruits secs, c) des pépites de chocolat, d) pas de yaourt, e) de la confiture de gingembre, f) du sirop d’érable et de la noix de coco râpée.
Vous avez donc déduit de moi a) ma classe sociale, b) mon ascétisme, c) mon bon goût, d) ma lucide méfiance face au lobby des produits laitiers, e) ma flemme vu que je ne m’embête pas à émincer du gingembre frais, f) mon cosmopolitisme.
Vous voyez, vous savez tout de moi rien qu’avec ma recette de muesli. Franchement la NSA perd son temps à essayer de lire nos courriels.
Cependant, nous nous éloignons un peu du sujet. Le muesli est le miroir de l’âme, c’est entendu. Mais Mario ne va pas user de cette fonction bien connue du muesli. D’ailleurs nous ne verrons qu’une seule recette dans ce film, la plus commune, celle du birchermuesli (flocons d’avoines, yaourt, jus de citron, pommes râpées, éventuellement quelques fruits secs. Simple, efficace, sain). Non, ce que ce film m’a appris, c’est que le muesli, par le rituel qui l’entoure, est aussi le miroir des relations humaines.
Je vous illustrerai cela au prochain chapitre. Auparavant, closons cet interlude par une rapide évocation, non exhaustive, des autres armes cinématographiques culinaires suisses à notre disposition. Le cervelat, immonde saucisse issue du septième cercle de Dante, ne pouvant évoquer qu’une horreur grotesque, sera réservé aux films de zombies de catégorie B. Le rösti, préparation où vous vous faites chier à râper des pommes de terre en minces lamelles pour finalement tout réagglutiner à la cuisson, est un symbole évident de tout ce qui sépare et unit à la fois. Cela pourrait être très utile cinématographiquement pour évoquer toutes les situations qu’un couple traverse mais il y a un problème de taille : c’est un symbole de la dualité union-scission tellement évident que c’est déjà, littéralement, le nom du fossé culturel entre les Suisses francophones et les Suisses germanophones. Vu qu’il n’y a ni francophone ni fossé culturel dans Mario, nous ne verrons pas de rösti non plus. Enfin, il y a les caracs, tartelettes au chocolat recouvertes d’un glaçage traditionnellement vert avec une fève de chocolat par dessus. Nous y reviendrons plus bas : le film s’en sert très astucieusement pour noter que, dans le couple, Mario a toujours une guerre de retard dans la compréhension des sentiments (les siens et ceux de Leon). Cinq minutes plus tard, un muesli nous permettra de comprendre en revanche le sérieux professionnel avec lequel Mario envisage ses relations. Un carac, un muesli, et tout le personnage, tout le film même, est posé.
(Au passage, si vous êtes attentif·ve·s aux génériques (de début), vous aurez peut-être remarqué que le carac est suffisamment caractéristique de la Suisse pour que le nom d’une des boîtes de production du film soit justement « Carac films ».)
Mario ou le Dilemme du muesli
C’est bon, vous avez bien le scénario du film et la recette du muesli en tête ? Étudions maintenant comment Mario imbrique les deux.
Acte I : le muesli du confort, ou la dualité du cocon familial comme entrave et tremplin
Notre premier muesli intervient vers la treizième minute du film et sert à illustrer la relation qu’entretient Mario avec son père. Ce dernier est lui-même un entraîneur de football et reporte manifestement sur son fils les espoirs de carrière internationale qu’il n’a pas su lui-même atteindre. Cette scène de petit-déjeuner nous montre le contrôle bien intentionné mais quasi total du père sur son fils.
Quand Mario arrive dans la cuisine, son père vient de terminer de préparer le muesli (auquel il semble ajouter un peu de cannelle, petite touche personnelle). Mario place le pain et le jus d’orange, déjà préparés par son père, sur la table et s’assoit ; son père vient lui apporter son bol de muesli puis lui sert une tasse de café. Pendant ce temps, la discussion, menée par le père, est passée de banalités concernant la soirée-karaoké de Mario à la meilleure stratégie à adopter face à l’arrivée de ce Leon, afin de garantir l’entrée de Mario dans le monde professionnel du football. Le message est clair : on peut s’amuser de temps en temps mais il ne faut jamais perdre de vue l’objectif final, la carrière.
Toute cette scène a un côté très automatique, tant dans le jeu que dans le dialogue. Pour Mario, ce muesli est logiquement le seul qu’il ait connu jusque là. C’est un muesli confortable, préparé par un parent qui ne pense qu’à l’aider à réaliser son rêve. Mario est conscient de la chance qu’il a d’avoir un tel muesli pour le porter au quotidien. Mais, comme il s’en rendra compte au fur et à mesure du film, ce cocon est aussi une prison, car ce muesli fonctionnel tend vers un but — la carrière — mais n’est pas apprécié en tant que tel. C’est un muesli qui laisse un arrière-goût amer, celui de la réussite dans l’ennui.
Acte II : le muesli de la réconciliation, ou j’ai besoin de temps pour réfléchir
Le deuxième acte est celui où on va découvrir comment la relation entre Leon et Mario va naître et évoluer. L’acte s’ouvre lorsque, collègues se connaissant à peine, ils viennent d’emménager en colocation et il se termine vingt-cinq minutes plus tard lorsqu’ils forment un couple amoureux. Entre ces deux moments, il va falloir que les deux comparses se retrouvent trois fois après deux fuites de Mario. Il s’agit donc d’aller vite : on a besoin d’un symbolisme clair pour voir où on en est. Chance ! Il y en a à foison dans cet acte.
Leon et Mario viennent d’emménager et font donc ce que font de nouveaux colocataires : discuter un peu, apprendre à se connaître, partager des repas. Ça a l’air d’accrocher, ils s’entendent bien, mais à quel point exactement ? Pour nous éclairer nous avons, avant tout muesli, la magnifique scène du carac (vers la vingt-cinquième minute). Le carac, ou plutôt la boîte de deux caracs, apparaît furtivement quand Mario sort de son sac les courses qu’il vient de faire. C’est fugace mais très informatif. Car c’est un moment-charnière qui annonce le décalage permanent dans l’acceptation de leur relation qu’il y aura entre Leon et Mario. En effet, Leon demande « négligemment » à Mario si Jenny (qu’il vient de rencontrer) est sa copine, ou si d’ailleurs il a une copine tout court. Nous, spectateur ou spectatrice averti·e, voyons venir Leon de loin avec ses gros sabots, alors comme ça on sonde le terrain de façon fort peu subtile mon petit Leon ? Mais Mario n’a pas notre clairvoyance et le small-talk continue : Mario propose à Leon de partager le repas, celui-ci décline car il veut aller manger dehors pour repérer les environs (vu ses questions peu subtiles, je soupçonne qu’il est allé crier dans les rues de Berne « La voie est libre ! La voie est libre ! »). C’est précisément à ce moment que Mario sort la boîte de deux caracs de son sac de courses.
Là, mes lecteurs et lectrices suisses ont tout de suite compris ce que je veux dire. Pour les autres, je développe : à ce stade du film, aux yeux de Mario, Leon est un ami. Pourquoi ? Parce que Mario n’a pas simplement fait les courses pour un repas pour deux dans un but purement pragmatique d’économie d’échelle : il a imaginé agrémenter le repas d’un carac en guise de dessert. Au contraire du muesli du petit-déjeuner, le carac n’a rien d’automatique, c’est une pâtisserie qu’on (s’)offre pour le plaisir, de temps en temps, par exemple pour mettre du baume au cœur des doctorant·e·s dans les douloureuses périodes de rédaction en fin de thèse, mais cela garde un petit caractère exceptionnel [8]Il m’est arrivé d’en manger un par jour. Mais je sentais la désapprobation des Suisses : mon acte était manifestement subversif, transgressif même — et trahissait, en un sens, … Continue reading.
Mario qui achète des caracs pour terminer un repas qu’il croyait être partagé à deux [9]Au passage, je vous rassure : le carac se conserve quelques jours au réfrigérateur, Leon pourra en profiter plus tard., c’est donc un signe exceptionnel, celui d’une promotion relationnelle qu’il souhaite, inconsciemment peut-être, célébrer. C’est le signe de l’amitié qu’il éprouve pour Leon. Un ami : c’est donc déjà un progrès, ce n’est plus juste un collègue ou un colocataire. Oui mais nous, contrairement à Mario, on a compris vu ses questions que Leon est déjà passé à l’étape suivante. Ce décalage dans le développement (ou la compréhension) de leurs sentiments mutuels — très subtilement exprimé par cette scène des caracs sortis du sac qui dure moins de secondes que je ne prends de paragraphes pour en faire l’exégèse — sera le moteur de tout ce deuxième acte.
Là, cher lecteur, chère lectrice, je sais que l’esprit critique qui te caractérise te fait lever un sourcil interrogateur. Tu t’attends certainement à ce que je développe au prochain acte toute la métaphore amoureuse du muesli et te demandes donc : pourquoi le carac serait-il cantonné à la friend zone ? Est-il impossible de percevoir l’amour dans le carac ? Ce n’est évidemment pas impossible (après tout, son ingrédient principal est le chocolat) mais le format de la boîte est le duo caractéristique : deux petites tartelettes, une par personne. Ce n’est pas l’unité du muesli, représentée par et partagée parmi les membres d’un foyer qui forment un tout. C’est le parallélisme de deux individualités distinctes qui n’ont pas encore choisi d’unir leur destinée. Si vous voulez de l’amour, il faut n’avoir qu’un seul carac, mordre dedans puis laisser l’autre y mordre à son tour. Une boîte de deux caracs, c’est de l’amitié [10]Bien entendu, une boîte de deux caracs pourrait aussi représenter — mais cette interprétation est exclue à ce stade du film — l’amour du vieux couple qui a compris que le … Continue reading.
Voilà donc pour l’explication, carac à l’appui, non seulement des sentiments de Leon et de Mario, mais surtout de leur décalage, qui se poursuivra pendant tout le film.
Au passage, mais si vous me suivez cela ne vous surprendra nullement, avant de sortir les caracs, Mario a sorti de son sac des yaourts, sorte de produit laitier de Tchekhov puisque c’est un ingrédient essentiel du birchermuesli qui va apparaître dans quelques minutes.
(Il sort aussi un pot de tomates-cerises et des steaks. Là, désolé, je n’ai pas d’interprétation à vous proposer. À part peut-être que ces ingrédients sont là pour nous suggérer que les compétences culinaires de Mario sont rudimentaires ? Aha ! Mais ça c’est intéressant ! Mario qui fait peu d’effort en cuisine, élément constitutif s’il en est du foyer, n’est-ce pas justement le signe annonciateur du drame à venir : Mario fait trop peu de cas du bonheur domestique. Ces tomates-cerises ne sont-elles pas, finalement, la clef de tout ce film ?)
Mais revenons à nos céréales. Notre scène de muesli se situe vers la trente-troisième minute. Comment s’insère-t-elle dans cet acte ? Juste auparavant, nous avons eu le premier baiser : Leon a attiré Mario à lui, l’a embrassé pendant une ou deux secondes mais ce dernier le repousse, en gardant la langue dans sa bouche et dans sa poche. Dans la vraie vie, quelques mots seraient sans doute échangés : l’un s’excuserait d’avoir embrassé quelqu’un qui ne le désirait peut-être pas, l’autre expliquerait la signification exacte de son refus. Oui mais voilà : Mario et Leon sont à la fois des hommes et des personnages de cinéma, autant dire qu’ils sont doublement maudits lorsqu’il s’agit de mettre des mots sur leurs sentiments : ni la société ni les scénaristes ne les y ont préparés. Donc ici, point d’explication, la soirée se termine, chacun retourne en silence dans sa chambre et la scène suivante se passe au petit-déjeuner du lendemain matin.
Chacun a donc vraisemblablement passé une très mauvaise nuit, voire une insomnie, à ruminer le sens de ce qui vient de se passer. (Au passage, malgré leurs insomnies, ils joueront tous deux très bien dans le match du lendemain, que leur équipe remportera. Ah, la chance d’avoir vingt ans et de se remettre immédiatement de ses nuits blanches !) Plaçons-nous un instant dans la tête de Leon, ce qui permettra de mieux comprendre tout l’enjeu du muesli qui s’apprête à surgir.
Mario n’a pas retourné le baiser mais il n’a pas non plus violemment rejeté Leon, il ne l’a pas insulté non plus. Mario n’est donc pas viscéralement homophobe mais il a besoin de temps pour réfléchir. Quelles seront ses conclusions ? Pour Leon, l’insomnie a donc probablement consisté à évaluer la probabilité relative des deux suites les plus plausibles : soit Mario a besoin de temps pour accepter son désir pour Leon et ce baiser raté n’est qu’un contretemps, soit Mario refuse de l’accepter (ou n’en éprouve aucun : du point de vue de Leon c’est évidemment une possibilité) et la question sera de savoir comment s’exprimera ce refus. Mario voudra-t-il mettre fin à la colocation ? Va-t-il déconsidérer et fuir Leon ? Va-t-il lui infliger un douloureux « je ne suis pas homophobe mais ne t’approche pas de moi » ?
Quand Leon entre dans la cuisine, où Mario est déjà en train de prendre son petit-déjeuner, nous, pauvres spectateur·ice·s au cœur d’artichaut, avons la boule au ventre et angoissons autant que Leon. Contretemps ? Rejet ? Mots douloureux ? Le suspense est insoutenable, il nous faut du muesli pour évacuer toute cette tension ! Ça tombe bien, il est là, à portée de main, Mario est en train d’en manger. Leon entre et, que voit-il ! Un grand saladier de muesli sur le plan de travail. Le soulagement est palpable : en dépit de la scène d’hier, qu’il faudra certes éclaircir, ce n’est pas un franc rejet car Mario a préparé suffisamment de muesli pour deux. (Le muesli, dans sa version bircher avec du yaourt et des fruits frais, se consomme immédiatement, il n’est pas question d’en préparer de grandes quantités pour les jours à venir.)
Au cas où le message ne serait pas entièrement limpide, le réalisateur appuie son propos : après un échange de « Morgen », formule de politesse qui n’engage à rien et ne nous donne aucun indice, Leon demande s’il peut se servir du muesli que Mario a préparé, lequel répond affirmativement d’une moue un peu étonnée avec un haussement d’épaules caractéristique du « Mais évidemment, quelle question ! ». On ne sait pas encore où Mario en est dans l’analyse de son propre désir mais une chose est claire : il n’est pas question pour lui de rejeter complètement Leon ou de mettre fin à la colocation, on continue à faire muesli commun.
J’insiste : la question du partage du muesli est, littéralement, le premier sujet que les protagonistes éclaircissent après une tentative de baiser ratée.
La suite du petit-déjeuner nous montre un Mario cherchant à maintenir les formes d’une amitié tout en évitant que la discussion ne porte sur le baiser d’hier. On a là dans ces quelques cuillerées de muesli tout le caractère de Mario résumé. Il n’est pas question de rejet mais il lui faut du temps pour discuter des choses importantes. Ce temps n’est pas nécessairement de la lenteur de caractère mais plutôt une conscience aiguë des enjeux, car juste après ce petit-déjeuner a lieu un match très important pour l’équipe et donc pour Leon et Mario. Mario privilégie la solution qui lui permet d’aborder ce match le plus sereinement : indiquer clairement par le muesli que l’amitié n’est pas en danger, mais éviter de discuter plus loin pour clarifier les choses. Vu ce qui se passe ensuite, on devine que Mario a, en fait, déjà compris qu’il éprouvait du désir pour Leon. Exprimer celui-ci maintenant alors qu’il s’agit d’être sur le terrain dans un quart d’heure, concentré, serait une mauvaise idée (du point de vue de Mario).
Acte III : le muesli de l’amour, ou le rempart déjà fissuré du bonheur conjugal contre les attaques de l’extérieur
L’acte III, le plus long, démarre lorsque le couple est véritablement formé et se termine lorsqu’il se sépare, vaincu par l’homophobie extérieure. Au fait, comment sait-on que le couple est véritablement formé ? Grâce, bien entendu, à une scène de muesli, qui est peut-être le moment le plus émouvant de tout le film.
Reprenons le problème d’un point de vue diégétique. Mario a déjà, dans le précédent acte, fui deux fois ses sentiments. On se méfie : et s’il nous refaisait le coup ? Et s’il cherchait un entre-deux, des sexfriends mais pas un vrai couple ? Nous (et, sans doute, Leon) aimerions bien des garanties pour savoir que c’est bon, maintenant ça y est, j’ai réfléchi, j’ai compris, je ne fuirai plus vu que je t’aime. C’est d’autant plus important qu’ils vont se prendre un acte de quarante minutes d’homophobie dans la face, ce serait mieux qu’il y ait un amour protecteur derrière. Il pourrait l’exprimer verbalement — l’un et l’autre le feront d’ailleurs plus tard dans l’acte, entre eux et face aux autres — mais bon, peut-on croire des mots ?
En revanche, le muesli ne ment jamais.
Au début de cet acte, nous avons (vers la quarante-neuvième minute) une scène de petit-déjeuner consécutif à une nuit d’amour. Leon s’est réveillé le premier, il est donc déjà dans la cuisine en train de préparer le muesli. Plus précisément de découper des pommes. Observez comme, à côté du saladier dans lequel Leon met ses rondelles de pommes, se trouvent, déjà préparés, les deux bols à muesli ainsi que les yaourts. Mario entre dans la cuisine, voit Leon, leurs regards se croisent, puis Mario voit que Leon est en train de préparer le muesli. Il s’approche donc et l’enlace tendrement, pose sa tête sur son épaule puis un délicat baiser sur sa nuque. Pendant tout ce temps, Leon ne s’arrête jamais de couper ses pommes, tout en répondant gestuellement à ces marques d’affection.
Que nous dit ce muesli ? Au-delà d’un rappel des règles de sécurité élémentaires (pas de baiser fougueux quand on a un couteau en main), nous voyons là le couple, dans son unité de foyer. Mario prend dans ses bras non seulement un homme, mais un homme qui lui prépare un muesli : il embrasse donc à la fois un amant et son bonheur conjugal. Si Leon ne s’arrête pas de découper ses pommes, ce n’est absolument pas par indifférence — vu qu’il répond par le regard et les gestes à Mario — mais tout simplement parce que, symboliquement, collés l’un à l’autre, ils sont en train de préparer le muesli ensemble : c’est une seule unité qui coupe les pommes et s’aime en même temps. C’est le couple qui se construit.
Là, vous me dites : « Aaaaww, c’est meugnon. Donc maintenant on sait qu’ils s’aiment vraiment d’un authentique amour. Mais je croyais que le troisième acte était celui des attaques homophobes. Que nous apprend ce muesli sur ce point ? » Ah, je suis ému de voir comme vous me suivez si bien !
Donc en effet, que nous dit ce muesli sur le plan de l’homophobie ? Tout seul, rien. Mais comparons-le un instant aux deux premiers muesli.
Le premier était le muesli paternel. Le muesli du contrôle, du je-sais-mieux-que-toi-où-se-situe-ton-bonheur. En goûtant le muesli de Leon, Mario va comprendre toute la différence entre son nouveau foyer, fait d’amour et d’intérêt mutuels, et le foyer parental fait de relations toxiques, asymétriques et égocentrées. Ainsi donc, notre nouveau muesli donnera à Mario la force d’affronter l’homophobie de son père et de remettre celui-ci à sa place. Kewl.
Le second muesli était le muesli de la réconciliation. C’était un muesli fonctionnel, il s’agissait pour Mario de signifier que la relation n’avait pas atteint un point de non-retour. C’était important car il fallait être concentré pour le match de la journée. Relevons les différences : d’un côté un muesli préparé par Mario pour le bien des deux coéquipiers, d’un autre côté un muesli préparé par Leon pour le bien du couple. Ce qu’on voit là, c’est le sens des priorités et donc la façon dont Leon et Mario vont réagir à l’homophobie : le premier le fera du point de vue du bonheur personnel ; le second, du point de vue de la réussite professionnelle. En fait, pendant tout ce troisième acte, Leon et Mario ne seront jamais vraiment d’accord sur la réaction à adopter face au monde extérieur.
Et c’est bien pour cela que je disais que ce muesli était le plus émouvant de tous. Car au-delà de la beauté du moment, au-delà de l’amour immense, protecteur et mutuel qu’il signifie, ce muesli annonce déjà que la rupture est inévitable : Leon et Mario n’ont pas les mêmes priorités ; ils traverseront les mêmes épreuves mais leurs stratégies sont inconciliables. Ô cruel muesli ! N’ai-je donc coupé tes pommes que pour tant d’infâmie ? Ben oui.
Acte IV : le muesli de l’échec, ou j’ai fait le mauvais choix, il est où le Ctrl-Z de la vie réelle ?
Quatrième acte : Mario et Jenny ont emménagé ensemble à Hambourg, où le premier entame une carrière de footballeur professionnel. Le muesli de cet acte est le plus subtil, puisque c’est son absence qui est montrée. Oui je sais, comme le dit proverbe, « tout est bol quand on a du muesli dans le placard ». Non mais je vous rassure, je ne vois pas une absence de muesli dans tous les films dépourvus de muesli. Cependant ici, après trois actes et une symbolique du muesli bien développée, il est en effet remarquable qu’aucun muesli ne soit montré dans l’appartement de Mario et Jenny, malgré les nombreuses scènes qui s’y tournent. À ce stade du film, le message est clair : Mario et Jenny ne forment pas vraiment un foyer, ils ne sont ensemble que pour l’apparat. Certes, ce sont deux très bons amis, iels se connaissent depuis plus de dix ans, iels se soutiennent beaucoup mutuellement [11]Enfin, à ce stade du film, c’est surtout Jenny qui porte à bout de bras un Mario en pleine décomposition. Mais on saura gré au film d’avoir suggéré, par quelques scènes du premier … Continue reading, ils sont prêts à s’enlacer pour quelques photos pour un magazine sportif, iels peuvent se parler à cœur ouvert, la nature de leur relation est claire pour l’un comme pour l’autre mais point de muesli commun : la frontière est nettement tracée.
D’ailleurs, Mario dépérit loin du muesli de Leon, à qui (ou auquel ?) il pense chaque jour. Jenny commence à faire son muesli avec quelqu’un d’autre et veut donc mettre fin à la mascarade afin qu’elle puisse, elle, avoir une relation amoureuse saine [12]À nouveau, merci au film de tracer une limite au dévouement de Jenny. Elle a déjà suivi Mario jusqu’à Hambourg pour l’aider ; si en outre elle lui avait sacrifié son propre bonheur … Continue reading. Cela va décider Mario à faire ce qu’il aurait dû faire depuis, euh, de nombreux mois, à savoir retrouver Leon pour avoir une discussion saine avec lui. (Mais si, vous savez, le truc où on exprime clairement ses sentiments et où on s’explique, afin que les relations humaines puissent être raisonnables et se développer dans la compréhension mutuelle. Bon d’accord, si vous les mettez au début de votre scénario, il n’y a plus de film.) On ignore comment il le retrouve vu que justement Leon avait pris soin de déménager, de ne jamais lui répondre au téléphone et puis de changer de numéro. La difficulté à retrouver Leon est d’ailleurs même la seule explication rationnelle justifiant pourquoi Mario tarde tant à le faire alors qu’il sait qu’il en a tant besoin. Il semble donc qu’il y ait ici un petit trou dans le scénario, ce qu’on pardonne aisément puisque, de toute façon, vous pourrez retourner le problème dans tous les sens et imaginer toutes les rustines possibles (agence de détectives ? piratage de compte sur les réseaux sociaux ? ami d’un copain d’une connaissance dont la tante par alliance a croisé par hasard le voisin de Leon au marché ?), il paraît impossible d’expliquer comment Mario retrouve Leon en faisant intervenir une scène de muesli. Cette explication n’aurait donc eu aucun intérêt cinématographique. Bref, licence artistique, ellipse logique : ils se retrouvent.
Ils discutent, je vous l’ai dit, dans une cuisine, lieu de prédilection du muesli. Je vous ai déjà fait le coup de l’absence de muesli une première fois, je vous épargne donc l’analyse de cette seconde absence, notez juste qu’ils ne discutent pas dans le salon mais dans la cuisine. Sur la sonnette de la porte d’entrée figuraient deux noms : le·a spectateur·ice a déjà compris que Leon avait refait son muesli ailleurs mais bien sûr Mario ne le comprendra que lorsque cette tierce personne, Joel de son prénom, fera son entrée quelques minutes plus tard. D’ailleurs, quelle est l’unique chose que fait ce Joel dans ce film ? Il dépose son sac de courses alimentaires dans la cuisine, avant de laisser Leon et Mario terminer leur discussion seuls. Je vous le dis, tout ce film tourne autour de la nourriture. Vous avez de la chance cependant, Joel ne déballe pas ses courses, cette analyse va donc pouvoir toucher à sa fin. (Allez, je ne résiste pas : on aperçoit juste un paquet de spaghetti fades dépasser du sac. Le doute est permis : Leon est-il vraiment heureux avec des pâtes sèches ? Mais le sac est bien lesté et d’autres ingrédients, cachés, sont laissés à notre imagination. À vos fanfictions, prêt·e·s, partez !)
Donc, Leon et Mario discutent. Dans un scénario hollywoodien adepte de la glorification du Premier Grand Amour, l’affaire serait entendue : explication, protestation de ses bons sentiments, et que je n’ai pensé qu’à toi tout ce temps, non mais pas de souci Joel c’était juste par désespoir, je ne l’aime pas vraiment, Leon je t’aime, Mario je t’aime, remise heureuse en couple, générique de fin. Mais le film dure déjà depuis une heure cinquante environ, nous avons eu droit aux rivières de muesli et aux accents chantants du schwytzerdüütsch : c’est triste mais nous pouvons difficilement encore croire à ce stade que la fin sera hollywoodienne. Mario a compris, mais trop tard, l’importance du muesli dans sa vie. Bonne chance pour la suite, Mario. Puisses-tu un jour trouver muesli à ton bol. Si c’est possible.
De l’amitié à l’amour, de la pression familiale à la liberté, du bonheur personnel à la réussite professionnelle, du doute à l’introspection, de l’assurance à la duperie, Mario est un film qui exprime tout, absolument tout, avec de la nourriture. Les flocons d’avoine y occupent une place de choix mais, à vrai dire, il ne se passe pas dix minutes dans ce film sans qu’un aliment n’intervienne dans l’histoire de façon significative ou métaphorique. Oui, en fin de compte, Mario raconte bien une histoire d’amour. Celle, fusionnelle, du réalisateur avec la nourriture.
Notons que cette différence d’entourage est parfaitement dans la logique interne du scénario. Mario est chez lui à Berne alors que Leon vient d’arriver de Hanovre, où sont probablement restés sa famille et ses amis. Quiconque a un jour eu le courage de voyager avec la Deutsche Bahn sait que cela signifie que Leon ne revoit son cercle social de Hanovre qu’une fois tous les trois ans, environ.
Oui je sais, c’est bizarre que ces tabous mélangent un truc franchement criminel, un truc de moins en moins illégal et enfin un truc qu’il est illégal d’interdire. Mais ici ce n’est pas la loi qui règne, c’est l’argent : les tabous sont laissés à la discrétion des sponsors.
Et non en cinq car il ne s’agit pas d’une tragédie de Racine. Et pourtant, il y aurait des choses à dire sur les similitudes de scénario entre Mario et Bérénice. Quand Mario choisit le football, on l’imagine volontiers l’annonçant à Léon :
Je sais tous les tourments où la ligue 1 me livre : Je sens bien que sans toi je ne saurais plus vivre, Que mon cœur en moi-même est prêt à s’encroûter ; Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut shooter.
Ce choix n’est sans doute pas anodin. Linguistiquement, Hanovre a la réputation d’être le point de référence de l’allemand. Les séides locaux de l’Académie française y comprennent donc « on y parle le bon allemand », les autres en gardent l’image que c’est une ville neutre et donc triste (comme le dira Leon) puisqu’elle n’a pas de couleur. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les jeux linguistiques entre haut-allemand et suisse-allemand dans ce film, hélas la plupart m’échappe complètement. Relevons toutefois un détail intéressant : c’est Leon de Hanovre et non Mario de Thun qui assume sans hésiter son homosexualité en général et son couple en particulier. Peut-être que, originaire de la ville de la norme, il considère que sa vie fait par définition partie de la norme et que c’est aux autres de la respecter. Ou peut-être que, plus subtilement, il est bien plus conscient de la futilité et de l’arbitraire des normes vu qu’il sait qu’à Hanovre les gens se contentent de parler librement et que c’est par convention que leur dialecte est considéré comme la norme.
Ou éventuellement à la raclette. Pour les besoins de cette analyse, on assimilera la raclette à la fondue, car elles remplissent le même rôle cinématographique et diététique. Merci de ne pas rapporter cela à mes amis valaisans, j’ai prévu d’être encore vivant la semaine prochaine.
Il m’est arrivé d’en manger un par jour. Mais je sentais la désapprobation des Suisses : mon acte était manifestement subversif, transgressif même — et trahissait, en un sens, mon manque d’intégration. Le carac n’est pas quotidien.
Bien entendu, une boîte de deux caracs pourrait aussi représenter — mais cette interprétation est exclue à ce stade du film — l’amour du vieux couple qui a compris que le romantisme c’est bien gentil mais que dans cette affaire on finit par ne manger qu’un demi-carac.
Enfin, à ce stade du film, c’est surtout Jenny qui porte à bout de bras un Mario en pleine décomposition. Mais on saura gré au film d’avoir suggéré, par quelques scènes du premier acte, que Mario soutient aussi Jenny quand elle en a besoin et qu’il s’agit donc d’une relation plus saine et équilibrée que celle de l’habituel trope de la femme-infirmière dévouée au bien-être de l’homme. Quand je vous disais que Mario était un film subtil malgré tout…
À nouveau, merci au film de tracer une limite au dévouement de Jenny. Elle a déjà suivi Mario jusqu’à Hambourg pour l’aider ; si en outre elle lui avait sacrifié son propre bonheur afin de maintenir les apparences, ça aurait été gênant.
Cher Machin, la combinaison d’avoir mille choses à faire et d’avoir découvert récemment un webcomic tout à fait intéressant m’a encouragé à procrastiner les premières pour parler du second. Voici donc, si cela t’intéresse, un article incrusté pour ton blog (c’est comme un article invité, mais sans invitation). J’aurais bien aimé en parler plus longuement, mais la série à la fois est loin d’être finie et avance rapidement (deux à six planches par mois), donc ça ne s’y prête pas vraiment.
Raining Knives est l’histoire de deux frères jumeaux adolescents aux caractères bien différents. Jeremy est un peu crâneur, pas très malin, fainéant, bagarreur, et donc populaire, sa famille lui pardonne tout. Dylan est plus réservé, plus effacé, solitaire, gentil mais il vit dans l’ombre de son frère, par manque non d’intelligence mais plutôt de personnalité. Malgré leurs différences et leurs ressentiments, ils vont apprendre à se rapprocher et à se comprendre, le lien fraternel étant plus fort que bien des différences.
Hahahahaha, non, pas du tout. Enfin, au sens strict, cette description est correcte mais elle passe à côté de l’intérêt narratif majeur de Raining Knives : Jeremy est mort. Tué. Assassiné, même. Assassiné par son frère Dylan. (It is not a spoiler if it happens on page four.)
On aurait tort de croire que ce genre de menu contretemps met en péril le rapprochement fraternel. Il n’en est rien. Le fantôme de Jeremy apparaît quelques jours après le meurtre. Avec deux caractéristiques centrales qui permettent à toute l’histoire de se développer : il a oublié ce qui lui est arrivé le soir de sa mort, et seul Dylan est capable de le voir et de l’entendre. Et c’est ainsi que le lien fraternel s’épanouit.
Partant de là, les deux frères vont enquêter ensemble sur le meurtre de Jeremy. Enfin, Jeremy enquête sur son meurtre et Dylan enquête sur son frère en lui faisant croire qu’il enquête sur son meurtre. Car opportunément, le meurtre est arrivé après une soirée « un peu arrosée » où, bien entendu, « il s’est passé des choses » : mourir ne suffit pas pour devenir un saint et Jeremy a su, de son vivant, s’attirer des ennemis et briser des amitiés qu’on croyait éternelles. Dylan va tenter de reconstituer cette soirée (à laquelle il n’était pas : les deux frères n’ont aucun ami en commun), entre les non-dits, les brumes de l’alcool et les regrets des différents témoins.
L’histoire est toujours en cours (une intro et quatre chapitres pour l’instant, début en août 2016, au moins quatre autres chapitres semblent prévus) donc inutile de se lancer dans de longues analyses de la narration. D’ailleurs, je risquerais le ridicule en tentant d’élucider dès maintenant certains mystères encore bien épais de la série : après tout, de « innocent » à « tueur en série », en passant par « psychopathe » et « schizophrène neurasthénique », les portes sont encore bien ouvertes pour Dylan. On peut en revanche tout de suite relever quelques atouts majeurs de l’œuvre.
Il y a d’abord la densité des personages. Surtout de Dylan évidemment, froid et calme, mais fou et sensé, distant avec tout le monde mais affectueux avec son frère depuis qu’il l’a tué. La naïveté touchante de Jeremy lui donne encore plus de relief — et elle contraste utilement avec la personnalité du Jeremy vivant, qu’on aperçoit lors de quelques flashbacks : s’il n’était déjà mort, il nous agacerait. Par ailleurs, je n’ai pas menti plus haut, un lien fraternel indéniable se développe, un lien forcé par les circonstances mais d’autant plus important pour les deux frères que Jeremy ne peut parler à personne d’autre et qu’il est pour Dylan le dernier rempart contre la folie pure (et je vous laisse imaginer ce que l’histoire réserve à Dylan pour que le fantôme de son frère par lui assassiné puisse le préserver de la folie). Les autres personnages ont évidemment reçu moins d’attention jusqu’à présent, mais il y a déjà de la matière autour de Corey, jadis meilleur ami de Jeremy, et du mystère prometteur autour de Rob, coupable trop idéal pour le meurtre de Jeremy, et d’Anonymous girl, employée de pompes funèbres. (En revanche, les autres membres de la famille de Dylan et Jeremy comptent, pour l’instant, uniquement pour leur absence.)
Il y a aussi une maîtrise narrative des points de vue. On s’attache très vite et avec tendresse à Dylan, oubliant un peu vite son geste froid qui ouvre la série, finissant par lui accorder du crédit et par vouloir adhérer à sa version « accidentelle » des faits (c’est terrible, ces accidents malencontreux qui arrivent quand on a un parpaing entre les mains). N’est-il pas victime de sa folie ? Mais était-il fou avant d’être meurtrier ? Le fait que Jeremy ne puisse se faire entendre que de son frère donne lieu à des polyphonies intéressantes. Et, fait crucial pour ce genre d’histoire-enquête sur le passé des personnages, les flash-back sont bien amenés et l’équilibre entre informations, fausses pistes, solutions et nouveaux mystères est, pour l’instant, très réussi.
Quant au graphisme, de style réaliste à ligne claire avec des couleurs nettes et ombragées, il peut paraître quelconque à première vue. On se rend vite compte qu’il colle parfaitement avec l’ambiance du récit et qu’il n’est pas anodin. Ni les couleurs, variées, ni les détails, nombreux, ne semblent laissés au hasard et on prend plaisir à relire plusieurs fois certaines planches, voire l’intégralité du récit (tant mieux d’ailleurs, car la complexité de l’histoire y encourage).
Si vous ne craignez pas les spoilers, vous pouvez admirer le sens de la composition sur certaines planches très réussies comme 116 (double symétrie selon l’axe verticale et selon le reflet dans le plan d’eau), 108 (une perspective (dont j’apprends qu’elle s’appelle curvilinéaire ou fisheye), coupées de quelques petits cadres, reflétant à merveille la perplexité de Dylan à ce moment de l’histoire), ou encore 99 (une narration circulaire).
En fait, à peu près tous les cadres entrent en résonance avec l’histoire, un fait qui apparaît dès les premières planches : les trois premières sont faites de cadres nets et rectangulaires pour un esprit encore net (perturbé par un unique trapèze pour une tache de sang), la fin des angles droits arrive sur la quatrième planche, qui révèle l’assassinat — et l’arme du crime, un parpaing bien rectangulaire. Les révélations fracassantes se font sur des cadres rappelant le bris de verre ; un cadre dépasse de la page quand Dylan peine à remettre ses esprits en ordre ; quand la raison n’arrive plus à englober les faits, un cadre n’arrive plus à retenir l’image dans ses limites ; et il y a carrément un personnage qui prend la situation en même temps que le cadre en mains. Les couleurs ne sont pas en reste, du crescendo chromatique des planches cinq à dix à l’enfance orangée des souvenirs du collège. Et je ne relève pas les dizaines de symétries évidemment facilitées par la présence de jumeaux.
Il y a certes de temps en temps quelques petits défauts : certains mouvements peu naturels, certaines expressions faciales mal maîtrisées, quelques transitions abruptes ou quelques bulles bizarrement placées. Mais c’est rare et le tout respire plutôt la qualité. (L’auteurice a complètement redessiné et réécrit son histoire ; la première version ne datait que de 2014–2016 mais les progrès techniques sont assez incroyables, comme on peut le voir avec l’ancienne version de la planche dont je louais justement plus haut la double symétrie.).
Bref, Raining Knives est une histoire excellente, dont j’espère qu’elle continuera sur sa lancée. Lisez-la. Puis relisez-la pour en admirer le sens du détail.