Article invité : une analyse de l’œuvre de Lemony Snicket

Aujourd’hui, un article écrit non pas par moi mais par une certaine Marion N. L., éminente littéraire qui avait la flemme de chercher un autre support me fait l’honneur de choisir mon blog pour publier son analyse de l’œuvre de Lemony Snicket. Et sans plus attendre je lui laisse la plume. D’autant plus que c’est un article fleuve…

Il y a longtemps que je comptais écrire quelque chose sur la vie et l’œuvre de Lemony Snicket, bien que Lemony Snicket se soit déjà fort bien acquitté de la tâche lui-même. Très longtemps à vrai dire : sans doute depuis le moment où j’ai fini le dernier tome des Orphelins Baudelaire, superbement intitulé La Fin (oui, à l’époque je lisais encore en français. Allez mépriser quelqu’un d’autre, j’ai du travail. Par ailleurs, lisez La Fin. Mais pas avant le Début. If there is indeed one.) Après avoir pleuré toutes les larmes de mon corps à cause d’un bout de raifort, de Robert Browning et de quelques questions existentielles de type germanopratin, je me suis dit en mon for intérieur bouleversé qu’il fallait que le monde sache.

Et aujourd’hui, alors que je viens de finir, environ dix ans plus tard, All the Wrong Questions (Oui, je lis en anglais maintenant. Go to hell.), je me dis qu’il est vraiment temps, en effet, que le monde Sache.

All the (kind of) rightful questions

Who is Daniel Handler ?

Daniel Handler est un homme selon mon cœur. Daniel Handler est un excellent prête-nom. Daniel Handler n’est pas Lemony Snicket, ou presque. Daniel Handler a – peut-être, potentiellement, possiblement, sans certitude – écrit « pour la jeunesse » Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire, et plus récemment All the Wrong Questions. Daniel Handler est également l’auteur, me semble-t-il, de divers romans pour adultes authentiques certifiés véritables, qu’il faudrait vraiment que je lise un jour, et dont Wikipédia m’apprend qu’ils ont l’air entièrement déprimants. « Quelle surprise ».

PS : Une dernière chose sur Handler : il a écrit le conte de Noël, enfin d’Hanukkah, qui a le meilleur titre du monde. Ça s’appelle « The Latke Who Couldn’t Stop Screaming ». Vous voyez ce qu’est un latke ? C’est un genre de galette de pommes de terre et c’est yiddish. And it couldn’t stop screaming. How awesome is that ?

Who Could Snicket Be At This Hour ?

Daniel Handler a pris il y a 15 ans le pseudonyme de Lemony Snicket pour écrire des séries dépressives dont la presse prétend qu’elles seraient pour les enfants. Mais il ne faut pas croire tout ce que disent les journaux. Jusque là, rien de si inhabituel, mais.

Contrairement à d’autres, Handler a poussé très loin l’aventure : Lemony Snicket, narrateur des Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire, est aussi un personnage de leur univers, et deviendra le héros à part entière de All the Wrong Questions. Handler se présente à tous les événements littéraires et promotionnels comme son représentant, et réussit à être plus stylé dans ce rôle que Romain Gary en porte-parole d’Émile Ajar. Il dit lui-même « Well, I am Mister Snicket’s handler ». Honestly.

Snicket serait une sorte d’auteur maudit au sombre passé, condamné à la clandestinité, qui suivrait partout trois orphelins dans leurs déboires.

L’histoire, un concept que nous allons vite apprendre ensemble à dépasser, est la suivante : après la mort de leurs parents dans un incendie louche, Violet, Klaus et Sunny (Prunille en français, et c’est merveilleux) sont baladés de tuteurs en tuteurs et de lieux étranges en lieux étranges. À chaque lieu son tome, du Laboratoire aux Serpents à l’Hôtel Dénouement, en passant par le lac Chaudeslarmes. Les trois orphelins méritants sont poursuivis par le vil comte Olaf, qui veut s’emparer de leur fortune.

Jusque là, on pourrait être dans la Bibliothèque Verte, et c’est tout à fait voulu. Sauf que.

Sauf que Handler-Snicket adore le pastiche et le maîtrise à la perfection, et passe l’essentiel des volumes à se moquer des histoires d’orphelins méritants récompensés par la vie.

Sauf que, comme on nous le dit à longueur de temps, tout va aller de mal en pis.

Sauf que la vilenie est en partie dans l’œil de l’observateur, ou peut-être sur sa cheville.

Sauf que Snicket, on le comprend petit à petit, n’est pas tout à fait étranger lui-même à l’histoire des orphelins Baudelaire et aux mystères qui vont s’accumuler progressivement, autour de la mort de leurs parents, autour de leurs différents tuteurs, autour du comte Olaf, autour d’un sucrier, autour de tout. Si vous aimez le mystère, lisez les orphelins Baudelaire. Mais si vous aimez les résolutions, lisez les Agatha Christie : comment nous le comprendrons aussi en chemin, l’essentiel dans la vie ce sont les questions, et certainement pas les réponses.

Handler a poussé le vice jusqu’à rédiger, après la première série, une Autobiographie Non Autorisée de Lemony Snicket. That’s how high is game is. Je n’ai pas vraiment le temps d’en parler ici, mais je crois que j’aime encore plus l’Autobiographie Non Autorisée que la première série. C’est une œuvre de faussaire et de poète, avec un gros travail autour de vieilles photos et de vieux faux documents. Si vous aimez les reptiliens et les francs-maçons, lisez l’Autobiographie. Mais APRÈS les Désastreuses Aventures (s’il vous plaît. Je sais qu’il y a 13 tomes mais on peut en lire un par jour. Je sais que la vie est courte, surtout vers La Fin, mais s’il le faut vous pouvez jeter les Chroniques de Narnia).

Et puis il y a All the Wrong Questions, dont la publication vient de se terminer. En lisant les Désastreuses Aventures, le lecteur un peu cynique avait de bonnes raisons de se dire que Handler aurait tout aussi vite fait d’offrir aux enfants un béret, un café noir et un paquet de cigarettes (et, à vrai dire, les œuvres complètes de Kierkegaard). Eh bien, c’est exactement ce qu’il a fait ensuite. Et c’est tout à fait remarquable. Je n’avais pas réalisé à quel point Snicket avait laissé un vide dans ma vie, jusqu’à ce que je lise All the Wrong Questions.

Les quatre tomes ont des titres formidables (Who Could This Be At This Hour ? When Did You See Her Last ? Shouldn’t You Be In School ? Why Is This Night Different From All Other Night ?). Les quatre tomes ont des personnages formidables. Les quatre tomes ont une ambiance formidable. Les quatre tomes délivrent des leçons de vie formidables. Ai-je mentionné les illustrations ? Elles sont formidables.

Je ne vais même pas m’embêter à vous résumer vraiment l’histoire, mais il me suffira de dire que le jeune Lemony Snicker nous fournit le rapport de ses activités dans la petite ville sur le déclin de Stain’d-by-the-Sea (qu’est-ce que je vous disais ? Formidable), où se trament de sombres complots. En bref, il se balade partout en jouant les détectives en herbe, recrute des petits jeunes talentueux qui parlent tous comme des films noirs des années 50, est sassy avec tous les adultes incompétents (pléonasme) qui croisent sa route, et distille assez de haine de soi pour battre à plate couture Katniss Everdeen dans un de ses mauvais jours. Et pendant tout ce temps, il porte une casquette.

When did you read it last ?

En abordant le sujet dans mon entourage, j’ai souvent été confrontée à un phénomène curieux : mes amis, qui sont pourtant des personnes fort respectables, intelligentes et sensibles (du moins pour la plupart) m’ont souvent opposé une fin de non-recevoir, sous la forme d’un « Oh non moi les Orphelins Baudelaire j’aime pas, ça m’a saoulé. » Ce que j’ai toujours trouvé étonnant dans la mesure où, il ne faut pas se mentir, la plupart de mes amis sont des intellos, et les Désastreuses Aventures m’ont toujours semblé être le livre pour intellos par excellence.

Snicket joue énormément sur cette connivence, en multipliant les allusions à différentes œuvres de littérature jeunesse ou adulte qui valent autant comme conseil de lecture que comme private joke pour lecteur cultivé. Je pense que nulle part ailleurs on ne trouvera un livre qui en recommande autant d’autres (et recommander en un seul volume Le Vent dans les Saules, Le Tour d’Écrou, La Métamorphose, toute l’œuvre de Dahl, Lowry, Snyder et j’en oublie, le tout à un public qui a potentiellement un peu plus de 10 ans, je trouve ça assez balèze).

Par ailleurs, Snicket ne s’en tient pas là : dans les noms, les lieux, les intrigues, il joue constamment avec une culture littéraire que l’on n’est pas obligé d’avoir (et que la plupart des lecteurs n’ont sans doute pas s’ils lisent à l’âge prévu. Soyons honnêtes, je n’ai compris qu’à la relecture pourquoi il était trippant que le banquier Monsieur Poe, frère d’Eleanora, envoie les orphelins Baudelaire dans un village où se trouve l’arbre à corbeaux Jamaiplus) mais qui crée une atmosphère très particulière. Dans le métier, les enfants, on appelle ça une intertextualité rondement menée. Ça peut sembler un tic d’écriture prétentieux, mais en réalité c’est beaucoup plus subtil et varié que ça n’en a l’air, et les livres ressemblent peu ou prou à une bibliothèque borgésienne pour qui sait regarder. Plus je relis et plus je m’émerveille. C’est peut-être juste moi. Et le structuralisme. But never mind the two of us.

Bon, je suppose que louer un livre parce qu’il parle d’autres livres n’est pas le meilleur moyen au monde pour le vendre aux foules. D’autant que je sais que l’on reproche souvent à Snicket son ton raisonneur et les multiples leçons qu’il prétend inculquer aux jeunes lecteurs en cours de route. Je dois dire qu’à ce stade (la fin de All the Wrong Questions, et après un passage rapide par le Tumblr de Snicket), je me demande s’il y a vraiment encore de jeunes lecteurs dans la salle. Mais admettons : peut-être que les Désastreuses Aventures et son prequel sont les livres que tout adulte bibliophile rêverait que chaque enfant ait lu, et que chaque enfant redoute qu’on essaye de lui faire lire. C’est quelque chose que je conçois, même si j’en conclus de très mauvaises choses sur les enfants.

Dites-vous donc que, si vous ne les avez pas aimés la première fois, c’est sans doute que vous étiez trop jeunes. Sérieusement. On parle de best-sellers anarcho-beckettien. Faites-les quand même lire aux enfants que vous aimez. Ça les instruira, ces petits cons.

Why Are These Books Different From All Other Books ?

Même si vous étiez jeunes et idiots, vous ne pensiez quand même pas que l’on essayait vraiment de vous expliquer le sens de « xénophobe» en plein milieu de la narration ? No way Fay Wray. On prend très vite conscience qu’il s’agit d’un tic du narrateur, ce qui en fait en réalité un trait de style. Et voici l’un des points qui me font vraiment recommander ces livres à tout un chacun.

On a beaucoup parlé de l’écriture plus ou moins blanche qui a cours en littérature jeunesse, et c’est vrai dans une certaine mesure. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il n’y a pas de style Rowling, mais on n’en est pas loin ; idem chez Suzanne Collins, voire chez Tolkien (on ne va pas parler de Meyer, parce que je viens de manger). Même Pullman, qui pourtant est un de mes autres dieux dans le domaine, n’a pas un style aussi marqué que Handler. Handler a pris l’écriture blanche, et il en a fait de l’or.

Pour être honnête, cette déclaration péremptoire s’applique surtout à All the Wrong Questions, avec son ambiance « Faucon Maltais ». C’est censé avoir été rédigé sur une vieille machine à écrire, et on y croit. Pour les Orphelins, c’est un peu différent : on retrouve cette économie de moyens, mais le point de vue n’est pas le même. On est beaucoup plus dans de l’absurde à l’anglaise, avec d’un côté les déplorations pseudo-lyriques du narrateur, ses quelques crises étymologiques, et de l’autre le cynisme parfois galopant et les rebondissements complètement improbables. Quoi qu’il en soit, et même si j’ai souvent entendu le contraire, c’est remarquablement écrit. Comme souvent dans ce cas, ça n’a l’air de rien, ça se moque gentiment de soi-même, et tout à coup, vous ne comprenez pas pourquoi, à la quatrième répétition d’une phrase sujet-verbe-complément, vous éclatez en sanglots.

Mais écoutons plutôt.

D’abord, pour rester dans le thème, quelques observations pragmatiques et détachées de la part de notre narrateur de 13 ans, qui aime la vie, les fleurs et le sourire des enfants :

« There’s no way to tell what will make someone break down in tears. There are some who will cry at the merest melancholy word, and there are some who need the longest, cruelest speech to even dampen one eyelash. There are those who will cry at any sad song but no sad book, and there are those who are immune to the most saddening newspaper articles but will weep for days over a terrible meal. People cry at silence or at violence, in a graveyard or a schoolyard. »

Cette citation exemplifie la manière dont le récit gère l’émotivité. Même si la perte et le chagrin sont peut-être les thèmes centraux des deux séries, ils sont toujours traités en sourdine, par allusions, avec une grande économie de moyens et beaucoup de pudeur. Ce qui, évidemment, rend la chose d’autant plus déchirante. C’est exactement la même chose quand il s’agit d’amour : on le comprend à peine, tant les choses restent de l’ordre du non-dit. Oui, on est dans ce genre d’histoire où Les Gens Se Comportent Comme Des Idiots En Ne Se Disant Jamais Les Choses. Comme dans la vie, donc. Cela peut paraître très agaçant si l’on attend des Résultats et une quelconque Réussite des actions entreprises par les personnages, et si on lit d’un œil rationaliste. Il ne faut pas.

« I wasn’t sad the way a spider isn’t an insect. »

Que dire ? Handler possède quelque chose comme un art de la comparaison, et il l’exploite à tout va. D’où le deuxième trait stylistique récurrent, la répétition (« Don’t repeat yourself. It’s non only repetitive : it’s redundant. ») Au niveau microscopique, ça donne un charme au texte, qui ressemble pour moitié à un recueil de maximes écrit par un entomologiste paranoïaque. Au niveau macroscopique, ça rejoint en partie l’intrigue, les personnages reproduisant sans cesse les erreurs de ceux qui les ont précédés. Je devrais fouiller thèse.fr pour savoir si quelqu’un travaille sur Handler. C’est clairement un fond de commerce rentable pour n’importe quel littéraire qui se préoccupe de cocher toutes les cases de la post-modernité.

Par ailleurs, pardonnez-moi mais je suis obligée de parler des noms. Il y a certains noms en littérature qui résonneront toujours pour moi d’une manière mystérieuse et merveilleuse, parce qu’ils ont l’air de contenir plus qu’eux-mêmes. Septimus Warren Smith en est le parangon. Mais ici nous avons : Violet Baudelaire. Dewey Dénouement. Carmelita Spats. Moxie Mallahan (« What’s the news, Moxie ? »). Ornette Lost. Polly Partial (from Partial Foods). Ellington Feint. Surtout Ellington Feint.

« Moxie stared after them like they were a circus leaving town. »

C’est une chose que l’on oublie trop souvent, mais Handler est drôle. Le plus souvent à froid, le plus souvent dans les pires moments, le plus souvent à contretemps, telle une April Ludgate steampunk enrhumée. I couldn’t be happier.

Et enfin, un peu de contexte pour la dernière : le héros est face à un puits et se demande si une personne qu’il aime beaucoup va l’y pousser ou non. Sans vous en dire beaucoup plus, c’est à mon sens un paragraphe qui sert à introduire une allégorie du Mal. Eh oui. Ce soir c’est cannellonis à la joie de vivre.

« All the reading and thinking you have done has pointed you toward a mystery of unspeakable size, and here it is. Here’s the dark thing you imagine very late, on very terrible nights. It has been beckoning you since you were a baby, when you emerged from the darkness of the womb. You didn’t know it then, but from that moment on you would float toward another darkness, all the mysterious days and mysterious nights of your whole mysterious life. Here it is, Snicket. Listen for this mystery that has been stalking you since they first inked your ankle. »

Nous disions donc, pour 10 ans et plus.

Allez, une petite dernière pour faire mon habile transition :

« I gave her enough answers that she could’nt say I wasn’t answering but not enough answers to answer anything. I’d learned how to do this almost as soon as I’d learned to talk. Everybody does. »

Oh, look who’s being meta.

Shouldn’t we be in School ?

Je pourrais vous raconter l’intrigue des deux séries. D’ailleurs, je l’ai fait. 10 minutes de ma vie que personne ne me rendra. Ces livres, en théorie, racontent donc bien quelque chose. Ils nous parlent en définitive d’une société secrète, et…

Dans les deux cas, il y a une histoire, il y a même une Histoire, et dans l’un comme dans l’autre, elles regardent l’adolescent benjaminien post-moderne dans les yeux et lui disent « Tu ne boiras pas de mon eau ». Pardon. C’est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases.

Ce que je veux dire, et c’est assez important, c’est qu’il y a dans ces livres une histoire qui dépasse les livres, qui résiste, qu’on ne peut pas raconter parce que la vie ne se raconte pas et que personne n’en connaît jamais tous les secrets.

Cette vérité de pilier de bar ainsi évoquée, permettez-moi d’enfiler mon costume de Super Littéraire.

N’en déplaise à Aristote, l’histoire n’a pas un début et une fin, elle n’a qu’un milieu où l’on débat inexorablement, parce qu’on arrive toujours à mi-parcours du film des autres, qu’on ne sait pas si cette fille avec le gorille a choisi d’escalader les immeubles de son plein gré, et que tout le monde est bien trop occupé à courir partout pour vous expliquer quoi que ce soit.

Je devrais être plus claire. En réalité, on débarque dans la série avec une idée commune aux lecteurs habitués de ce genre de littérature à savoir : s’il y a secret, on finira bien par en apprendre le fin mot, et les choses se régleront, en bien ou en mal (éventuellement, puisqu’on ne fait que nous le promettre). Il y a bien un secret. Il y en a même une foultitude. Et pourtant c’est le contraire qui se produit.

Les informations arrivent partiellement, hors contexte, et il faut un énorme travail de remémoration, une enquête patiente dans tous les textes liés à cet univers et un gentil stalking du site de Handler pour commencer à entrevoir un début de bout de théorie d’explication. Et encore. La beauté du livre, c’est de vous faire comprendre que les choses ne seront jamais plus claires, parce qu’elles ne sauraient l’être : ce sont comme ça que les choses sont. On est face au paradoxe de livres qui revendiquent continuellement leur appartenance à un monde de littérature, mais qui s’en détachent en se présentant en définitive comme la dure réalité, bien que l’univers décrit soit tout sauf « réaliste ». Vous suivez ?

Que se passe-t-il vraiment, j’entends au niveau narratologique, qui est évidemment le seul niveau qui importe, et ne me contredisez pas, j’ai Genette dans un coin et je n’ai pas peur de m’en servir ? L’histoire racontée résiste à la configuration du réel opérée normalement par la fiction. Je parle de ce côté « ordonné » qui nous rassure dans les récits, qui ont tendance, même pour les plus subtils, à nous montrer une sorte de maquette de la vie. Cela concerne en priorité les formes les plus purement narratives que sont les contes, les épopées (là on est même dans le carrément schématique), mais aussi énormément de romans, disons jusqu’à la première moitié du 20ème siècle. On rencontre des personnages, ils accomplissent une quête, ils apprennent quelques secrets, affrontent quelques épreuves, meurent ou se marient et vivent heureux pour toujours, let’s dance to Joy Division.

Je schématise volontairement, pour vendre mes cartes postales et mes crayons, mais c’est une réalité des modes de récit. Si vous ne me croyez pas, relisez votre Ricoeur. Avec Snicket, on est plutôt du côté célino-nihiliste de la balance (passez moi l’expression. Come on). Mettre en scène la difficulté à raconter, ce n’est pas nouveau, mais enfin le proposer en littérature jeunesse, lieu du conte et de la quête par excellence, c’est quand même assez gonflé. Carry on, Harry, your Horcruxe is in another castle.

Or donc, s’il arrive bien moult aventures à nos malheureux héros, on n’a jamais le fin mot de la fin du secret du mystère mystérieux qui tue, que l’on serait en fait bien en peine de résumer, si ce n’est en ces termes : « Non mais en vrai, au fond, hein ? Il se passe… vraiment… quoi ? Et le sucrier ? Hein ? ». Voilà. Vous voyez l’idée.

« Si vraiment il n’y a rien, quel était donc ce bruit ? Si vraiment il n’y a rien – »

Je trouve ça assez raisonnable de la part de quelqu’un qui, clairement, est obsédé par la question du mal, d’écrire de la littérature pour enfants. La littérature pour enfants est elle-même obsédée par la question du mal, mais elle fournit le plus souvent aux enfants des réponses stupides. Et Hitler, recalé à son examen d’architecture, de décider d’exterminer tous les Moldus.

Ce n’est pas le cas ici. La beauté de la chose, et j’arrête de trasher Harry Potter parce que Rowling le fait aussi, même si elle le fait moins, c’est que les romans déplacent lentement les lignes. Au départ, on est toujours face au même schéma qui se répète avec une régularité désespérante : les gentils enfants sont poursuivis par les méchants criminels, sans aide aucune des adultes incompétents. (Note à moi-même : j’aime assez l’idée que tous les adultes ou presque soient incompétents : là encore, ça prépare). Mais dans les derniers tomes, on finit par se demander. L’un des thèmes des Désastreuses Aventures, c’est le relativisme moral. Sans parler de All the Wrong Questions, où c’est évidemment plus poussé puisqu’il s’agit du cas de Snicket lui-même, qui passe sa vie à nous répéter qu’il est une mauvaise personne. All the Wrong Questions est une série faite pour ceux qui ont mûri lentement avec les problèmes des Orphelins.

Le concept même du prequel nous expose ce qui est, à mon sens, la plus grande qualité de l’ensemble des tomes : ils vous apprennent que vous posez les mauvaises questions. Ils vous apprennent que la vie n’est pas forcément faite pour répondre à vos questions, que les choses ne se laissent pas questionner aussi aisément, qu’on ne peut jamais dire quand les choses ont commencé et quand elles vont finir, qu’il y a juste des gens qui tentent de maintenir leur embarcation de fortune à flots. Où commence le mal, se demandent les orphelins. Partout. Nulle part. « Are you a villain ? Are you ? » Les différents livres semblent suggérer une espèce de chaîne du mal, où chacun finit par être poussé à de mauvaises actions par ricochet de celles des autres, parce que tout le monde a quelqu’un à protéger, ou peut-être que tout est une histoire de sucre.

« It was sweet, but not to sweet, like all my favourite desserts and people. »

Et tout se finit toujours par une tristesse insondable et calme, par Philip Larkin ou Dante, et ce n’est pas très grave si vous-même finissez roulé en boule dans un coin et dans une tristesse insondable et calme. Lemony Snicket n’est pas Pascal et ce n’est pas Bernanos, ce n’est pas Woolf, mais enfin. « What did you learned, while you were away ? » est la question que les parents du narrateur ont coutume de lui poser lorsqu’il rentre chez lui. Nous avons appris que la route est longue, que le mal est partout, y compris quand vous êtes seul dans la pièce, que la nuit a des milliers d’yeux et que des questions de perspective vous donneront le vertige si vous essayez de comprendre pourquoi les gens agissent comme ils le font. En définitive, Handler propose une vision assez intéressante et complexe de la nature du mal (et vice versa), et vous apprend par la même occasion à faire un poulet basquaise.

What did we learn, while we were away ?

« The ink has begun to fade from the sea,
The coffee is starting to sour ;
But the question that troubles all business in town is :
Who could that be at this hour ? »

« Why does the librarian weep every night ?
Why is the chemist so dour ?
Why is the statue on everyone’s mind ?
Who could that be at this hour ? »

« A scream can be heard from a mansion thought empty.
A bell can be heard from the tower.
A question is whispered from behind every door :
Who could that be at this hour ? »

« When the dark sun rises it burns like a blaze,
The rain is an icy cold shower ;
But at night the inhabitants look to the sky–
Who could that be at this hour ? »

« What is that hovering over this town ?
What sinister thing comes to power ?
What questions unasked hold the answers unsaid ?
Who could that be at this hour ? »

« At night some horrible thing comes to life,
It blooms like some dark, evil flower,
It rattles and knocks as it slithers on past,
Who could that be at this hour ? »

« What will you do when they strike in the night ?
Will you stand? Will you run? Will you cower ?
Who will you turn to when all seems quite lost ?
Who could that be at this hour ? »

2 réflexions sur « Article invité : une analyse de l’œuvre de Lemony Snicket »

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