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Article invité : Steven Universe et le monde paisible

Fermez les yeux. Il fait chaud. Les rayons du soleil battent leur pulsation sourde contre vos tempes, et la fin d’un été poisseux vous colle à la peau comme un t-shit en Lycra. Une brise fait voleter quelques pétales de rose dans le lointain, élevés de nulle part avant de flotter à nouveau vers la terre ; une légère odeur de friture imprègne vos cheveux. Tout, sans trop y penser et sans insister, est subtilement saccadé. La lumière qui se reflète sur les vagues lentes fait danser des lignes orangées et jaunes sous vos paupières moites. Dans votre dos résonnent les notes solitaires d’un ukulélé, et le bruit des pièces de 25 cents tombant dans la fente du distributeur de figurines hors d’âge. L’une. Après. L’autre. Suivie par le son creux et exact de la bulle en plastique tombant dans son habitacle avec la verticalité des surprises à 25 cents. Parfois, un éclat de mousse vient vous piqueter le bras, si d’aventure le vent s’avise d’effleurer les brosses circulaires du Lavomatic éléphant. Vous levez les yeux sur la pancarte massive, dont le bleu caraïbes passé est soigneusement grignoté par la rouille des clous, et vous vous dites qu’on a rarement vu aussi serein, ici bas, qu’un éléphant recourbant sa trompe pour se donner à lui-même une douche en forme de feu d’artifice. Vous êtes bien. C’était un si long été, et il sera plus long encore ; et tant que durera le sucre cristallisé sur l’épiderme cannelle des donuts frais, tant que durera le crissement du sable entre vos orteils ronds, tant que dureront les sentiments doux-amers et la nostalgie des grillons, l’été, comme une patine chaude étalée sur la ville, perdurera.

Bienvenue à Beach City. Ici, le monde est paisible.

keepbeachcitypeaceful

Parce que le temps dure longtemps et la vie sûrement plus d’un million d’années, Rebecca Sugar nous a dessiné un lieu comme on dessine un mouton, et je m’y suis fixée, il m’a ancrée, et désormais j’y retourne, chaque fois qu’il le faut, si j’ai un jour besoin d’un lieu heureux qui pèse sur le réel. Ce n’est pas la première fois qu’une fiction me ment, ce n’est sans doute pas la dernière, mais je dirai toujours « me voici » à la face des fabulatrices et des créateurs de mondes, parce qu’il n’y a vraiment rien d’autre, rien du tout, et parce que la fiction est l’une des dernières choses dont je n’ai pas peur.

AH. Vous voyez bien que c’est insoutenable quand je deviens lyrique. J’entends déjà des voix s’élever des limbes du lectorat pour me supplier de reprendre l’acide cracké au formol sous l’influence duquel j’ai visiblement écrit Harry Potter et les rouages de l’administration. Qu’il est dur d’être calme.
Comme vous le savez sans doute, j’ai autorisation délivrée pour un certain nombre d’émotions dans l’année, et j’aime à m’en débarrasser en une fois afin de mieux profiter des fêtes et de pouvoir désespérer en paix de mon prochain. Aujourd’hui, les choses se concrétisent. Aujourd’hui, les enjeux sont immenses. Aujourd’hui, mes touts petits hot dogs imparfaits, on parle de Steven Universe.

Superstevenifragilisticexpialidocious

Je m’en voudrais de devenir la caution « culture jeunesse » de ce cher Machin, lui permettant ainsi de se vautrer dans un snobisme street-arto-urbaniste bon teint. Mais il m’est arrivé dernièrement de déclarer à la cantonade que j’avais probablement une forme d’esprit un peu limitée pour apprécier autant l’intellectualisation d’œuvres de culture populaire, alors que ce triste monde tragique est rempli à ras bord de culture savante riche en complexité certifiée véritable. Cependant, afin de préserver l’ego de Bourdieu et le mien, toujours en recherche d’un coin chaud où passer l’hiver, et décochant au passage un uppercut aux hiérarchies, j’ai développé ces jours-ci une nouvelle hypothèse. Les formes en apparence simples et schématiques peuvent se révéler grisantes parce qu’elles sont pour ainsi dire des bacs à sable herméneutiques. Elles offrent en apparence très peu à l’esprit d’analyse, qui a donc toute liberté pour aller s’ébattre follement et construire le sens qu’il lui plaira de donner à Frozen (métaphore de l’homosexualité), aux Sims (ode ironique au capitalisme), à Kuzco (réflexion post-moderne sur les schémas narratifs, relancez-moi sur le sujet), aux contes de fées (trente ans de tradition formaliste, ne me relancez pas sur le sujet). Il arrive parfois au contraire que les Œuvres Compliquées vous jettent leur complexité à la figure sans vous laissez le temps de dire supercalifragilistic, et as-tu vu mon détachement brechtien, attention à ma syntaxe néo-classique, elle sort de chez le teinturier, et vas-y, Roger, fais nous le coup du théâtre dans le théâtre, c’est mon préféré. Loin de moi l’idée de faire de l’anti-intellectualisme, j’explique simplement pourquoi je me sens moins stimulée à spammer ce blog avec des billets sur le théâtre expérimental (je mens. J’ai très envie de le faire.).

Just a spoonful of Sugar helps the medicine go down

Steven Universe est une série d’animation qui compte à l’heure actuelle quelque chose comme 150 épisodes de dix minutes environ, générique hautement chantable compris. Et la première chose que vous devriez savoir au sujet de Steven Universe, la première et la suprême chose, c’est que la série a été crée par une certaine Rebecca Sugar. Rebecca Sugar. Rebecca Sugar. Rebecca. Sugar. Fabienne Tabard. Vous voyez où je veux en venir[1]Non ? Essayez https://www.youtube.com/watch?v=0PIwXclDWxk, vous m’en direz des nouvelles.. Alors je sais que j’avais dit que je me calmais sur les noms, je sais que toutes les combinaisons syllabiques nées du hasard mallarméen ne sont pas des sésames enchantés en forme de Septimus Waren-Smith ou de Pamela Poppycock, je sais qu’Alice Sapritch que ne vit plus ici, et que le vidame de Pamiers est inconnu à cette adresse, je sais. Mais enfin, Rebecca Sugar, rendez-vous compte, Rebecca Sugar qui est à peine plus vieille que moi et qui a créé ce petit objet culturel rond, rare, et parfait. Rebecca Sugar, qui est la gouvernante magique descendue du ciel avec son parapluie perroquet pour rendre vos enfants heureux grâce à deux cuillères de paix et d’amour parfum rhum-punch.  Je vous le dis tout net, je compte épouser cette personne. C’est mon projet à long terme sur les 20 prochaines années, quand j’aurai fini de porter le deuil de Maggie Smith (always, Magpie. Always.). Je ne sais pas trop comment je m’y prendrai. Ma première idée était de lui offrir des perles de pluie venues des pays où il ne pleut pas, mais je compte naviguer à vue. Parfois, au gré de la sortie des épisodes, Rebecca prend son ukulélé et s’enregistre sur les chansons qu’elle a elle-même composées pour la série, mais qui y sont interprétées par des professionnels. Elle s’illustre avec des storyboards crayonnés en noir et blanc, et poste sur Youtube des vidéos où sa petite voix grêle me fait dire que la nature est belle et que le cœur me fend :

(mais gare aux spoilers)

Allô ? Une promotion sur les couvertures d’or et de lumière ? J’accours.

« That’s why the people of this world believe in Garnet, Amethyst and Pearl… and Steven[ref]Oui, les titres sont extraits des chansons de la série. Faites vous une raison.[/ref] ! »

Si vous vous êtes remis de vos émotions sucrées (moi non, mais je crois que mon cas est désespéré), je vais enfin pouvoir passer à une activité rationnelle et sérieuse, et vous résumer, comme j’aime tant à le faire, l’histoire. Hum.

Steven est donc un petit garçon dodu vivant à Beach City, paisible bourgade balnéaire évoquant vaguement Hawaï et certaines villes de bord de mer des états de l’Est, ou du moins c’est ce que me souffle Rebecca dans mon oreillette, et c’est reparti pour le chabadaba. Cependant, (qui est surpris ?) Steven n’est pas un petit garçon comme les autres, d’une part parce que son nom est fantastique, et d’autre part parce qu’il possède une grosse gemme rose en lieu et place de nombril. Non pas qu’il se soit totalement emmêlé les pinceaux dans les codes immuables du genre dont le  respect garantit aux enfants de devenir des adultes normaux, équilibrés, bien peignés, et ayant des goûts affreux quand il s’agit de choisir la couleur des T-shirts de manif. Pensez-vous. Pas de ça chez nous. Non, voyez-vous, c’est simplement que sa mère est un être humanoïde vieux de plusieurs milliers d’années venu des étoiles, qui a du abandonner sa forme physique pour lui donner naissance, lui léguant ainsi la gemme dont émanait sa projection corporelle, et du même coup une partie de ses pouvoirs. Le pire, c’est que je jurerais que les enfants qui regardent ne sont pas le moins du monde perturbés pour suivre. Sales petits intellos hippies.
On reprend. Steven est donc, par sa mère, à moitié « Gemme », des créatures qui dépendent avant tout d’une pierre précieuse dont elles tirent leurs forces. On fait un effort et on essaye de ne pas trop visualiser Princesse Starla et les Joyaux Magiques, s’il vous plaît, merci, il y en a ici pour qui les années 90 sont une plaie à vif saignant encore goutte à goutte dans le néant infini du mauvais goût qui pique les yeux. Bien. Steven est le rejeton de Rose Qwartz (and by any other name she wouldn’t be as sweet), et de Greg Universe, ancien rocker sur le retour reconverti dans les Lavomatics Éléphant, et qui vit dans un van (qu’il vous laissera conduire jusque dans son cœur, voilà, vous savez tout). Rose a disparu en accouchant de Steven, et jusque là les enfants mi-gemmes, mi-humains, re mi-gemmes derrière ne courraient pas les rues, on considère plus ou moins qu’elle est morte, même si, bon, on verra.

Pour apprendre à contrôler ses pouvoirs, Steven est élevé par un groupe de trois Gemmes, dont sa mère était autrefois le leader (très) charismatique, à l’intérieur de ce qui ressemble à un temple hindou qui se serait cogné à l’étagère J-RPG de votre ludothèque. Faites donc la connaissance de :

Pearl : anxieuse, gracieuse, légèrement obsessionnelle-compulsive ;
Garnet (Grenat en français) : surpuissance, pleine de zen et de sagesse, légèrement flippante ;
et Amethyst : relax, désordonnée, légèrement irresponsable.

Oh, j’oubliais. Une chose. Importante. Toutes les Gemmes sont genrées au féminin (mais elles n’ont par contre pas de sexe biologique), et ce sera le cas pour toutes celles que l’on rencontrera par la suite. Ce qui est l’occasion, jamais saisie à ce point par une série animée à mon humble avis, de dérouler tout le spectre de la féminité, tel un long toboggan multicolore aux mille surprises. On est très, très loin de tous ces dessins animés classiques où les personnages féminins sont interchangeables et où les créateurs ont l’air de croire qu’il suffit de modifier la couleur et la longueur des cheveux pour qu’on n’y voie que du feu (coucou Totally Spies et autres Sailor Moons). Mais c’est un point sur lequel je reviendrais plus loin, longuement, parce que rien que d’y penser mon cœur danse la conga (d’autant que, imaginez toutes les possibilités en matière de cheveux. Je sais, c’est fou hein ? Je crois que j’hyperventile.)

« Do you believe in destiny ? Close your eyes and leave the rest to me »

Pour revenir à l’intrigue, je sais qu’à première vue ça sent sa série de fantasy bien classique, avec un schéma d’apprentissage où le héros découvre ses pouvoirs, se voit investi d’une « mission », finit par sauver le monde, écrasant le bon sens narratif et les petites gens sous ses petons dans une course folle pour le sacrifice christique. Sauf que. Sauf que non. C’est l’impression qu’on peut avoir au début, alors même que, paradoxalement, on peut croire qu’il n’y a pas de trame globale, et qu’on regarde juste des petits épisodes individuels mignons. Raison pour laquelle il est très important, pour le débutant en Steven Universe, de s’accrocher et de garder les bras et les jambes à l’intérieur du dispositif fictionnel. Il y a une intrigue globale, qui certes met longtemps à décoller, mais qui est en réalité en germes dès le début, et je soutiendrai jusqu’à la mort qu’elle renouvelle le genre (ohoho).
Déjà parce qu’on se débarrasse de cette idée agaçante selon laquelle le héros est un héros, si fort, si grand, si beau, toujours capable de sauver la mise et toutes les situations désespérées alors même qu’il a huit ans et demi et que son délire dans la vie, ce sont les chatons et les pizzas au pop-corn. Ce qui se passe ici est beaucoup plus évocateur de la « vraie vie » (la vraie vie des demi-aliens, dirons nous) : les Gemmes passent leur temps à partir en mission pour mettre hors d’état de nuire toutes les créatures issues de leur monde et oubliées sur terre, vestiges d’une guerre passée, pendant que Steven joue à Soul Calibur et se bourre de donuts chimiques. Certains épisodes (comme « Together Breakfast ») en sont même indirectement déchirants (sachez qu’en la matière je me déchire plus vite qu’un mouchoir Casino, ça vous aidera à évaluer les hyperboles) : Steven a trois Super Mamans/Sœurs/Gardiennes/Parents ABC, mais, comme les parents, elles travaillent beaucoup. Et lorsque Steven s’incruste dans une mission, ça tourne comme cela devrait tourner : ni pour le meilleur, ni pour le pire, mais quelque chose entre les deux. Oui, vous pouvez être intelligent, avoir des ressources et penser à des solutions nouvelles, même si vous êtes un enfant ; non, vous ne pourrez pas sauver la situation au prix de n’importe quelle idée bizarre sous prétexte que vous portez le Chapeau Rigolo « Personnage Principal » et les Talonnettes du Destin, ce n’est pas comme ça que le monde fonctionne (épisode « Cheeseburger Backpack »). Et, comme toute forme particulièrement efficace de fiction, la vertu de Steven Universe c’est de renouveler en profondeur les schémas de l’intrigue en catimini, et en ayant l’air d’une série pour enfants classique.

« What can I do for you ? What can I do that no one else can do ? »

Je vais un peu insister sur ce point, parce que je pense que c’est la raison principale (parmi un kaléidoscope flamboyant de milliers d’autres) pour laquelle celleux qui ne regardent pas devraient regarder, et que celleux qui regardent ne perçoivent à mon sens pas toujours. À première vue, ce qui différencie Steven Universe des autres séries animées, c’est le soin extrême apporté aux questions de représentation et à la diversité des personnages. Les personnages féminins sont variés, complexes, de plein de couleurs différentes (y compris le violet, je me dois de le souligner), les stéréotypes de genre en prennent un méchant coup dans les gencives, il y a presque plus de romances homosexuelles qu’hétérosexuelles, par moment on a même des personnages intergenres (liés aux fusions, voir plus loin). C’est le genre de choses qui m’apporte énormément de plaisir au visionnage, parce qu’on voit toujours arriver les problèmes idéologiques des dessins animés tels des éléphants montés sur ressorts, et ici, presque systématiquement, ces problèmes sont éliminés. Évidemment, chose rarissime, chose précieuse, je me sens représentée par Steven Universe. C’est difficile à expliquer aux gens qui ont l’habitude d’avoir à disposition des personnages-miroirs à tire-larigot, et même si je suis capable de me projeter dans le premier tocard venu (Félix de Vandenesse, si tu m’entends), c’est vraiment un bonheur de voir qu’on juge bon d’offrir comme réceptacle d’identification des personnages qui cette fois nous ressemblent (un peu. J’aimerais tant faire 2 mètres 30 de haut et avoir des cheveux roses, mais la vie est une tartine de déception, les tisanes sont toujours hors de portée sur la dernière étagère du haut, et les coiffeurs croient que j’ai une teinture). Tout cela est donc fort bien (c’est même atrocement bath), mais peut-on aller au-delà ?

J’ai souvent entendu des gens dire des choses comme « Oui, d’accord, c’est plus représentatif que les autres dessins animés, mais au fond ça ne nous dit pas si c’est bien.» Pour moi cette question n’a pas véritablement de sens, et voici pourquoi.

Tout le monde s’est un jour retrouvé à aimer des produits culturels dont on a bien conscience qu’ils sont au fond vaguement/très racistes/sexistes/homophobes/validistes/plein d’autres choses nulles. Sans aller jusque là, l’essentiel de la production culturelle gère très mal la question de la représentation et vit sur des clichés, aussi bien sociaux, quand il s’agit des personnages, que narratifs. Il m’arrive plus souvent qu’à mon tour d’être dans la tombe et de regarder Steven Moffat[2]Célèbre réalisateur de séries à succès (voir Sherlock, Jekyll) et responsable des saisons 5 à 8 de Doctor Who. Sens de l’épique mégalomane qui fait la qualité desdites séries. … Continue reading. Cela parce que, heureusement pour nous, nous sommes capables de compartimenter les qualités d’une œuvre et d’apprécier les choses de manière non idéologique. Mais il me semble que, à force de faire des efforts, à force de passer outre, nous avons perdu de vue le fait qu’en réalité l’originalité des représentations et l’originalité de l’œuvre elle-même n’étaient pas, stricto sensu, compartimentées. C’est un tout, l’un se nourrissant de l’autre et réciproquement, comme dirait l’autre, c’est un anneau de Möbius, c’est le grand spaghetti biface infini de la vie, c’est ce que vous voulez à vrai dire, du moment que ce n’est pas une séparation fond/forme qui jure avec le papier peint.

Conséquemment, on ne se positionne pas à contre-courant des représentations en vigueur dans la plupart des dessins animés sans aller du même coup contre une bonne partie des conventions narratives et artistiques. On n’est jamais « simplement » représentatif de la diversité, quand on veut l’être. L’originalité ne saurait être simplement thématique, elle est structurelle (tiens, comme l’oppression ! Drôle d’endroit pour une rencontre !). Si vos personnages échappent aux clichés, cela veut dire qu’ils seront plus humains, mieux construits, plus complexes et donc plus crédibles que les amas de traits grossis que l’on croise habituellement au détour d’une série mal famée, dans un brouillard de mois de novembre au petit jour. Si vos personnages sont plus complexes, votre intrigue le sera nécessairement, parce que les réactions face aux événements, même topiques, changeront, et à partir de ce moment ce n’est plus qu’une question de cascade et de vases, voire de pièces de 25 cents. Vous avez inséré de plus petits rouages dans la machine. Félicitations, vous êtes une bonne personne. Et je le dis avec le plus grand sérieux, parce que nous avons besoin, nous aurons toujours besoin d’une fiction plus complexe et qui nous parle plus précisément et plus subtilement des autres et du monde. Steven Universe est une forme simple, une forme simple qui a regardé les démons de notre temps dans les yeux par dessus la balustrade de la Moria, et a déclaré qu’ils ne passeraient pas.

« Where did we go ? What did we do ? I think we made something entirely new »

Il paraîtrait qu’on a vu souvent rejaillir le feu d’un ancien cliché qu’on croyait trop vieux. Je ne sais pas vous, mais moi je trouve ça louche – et par ailleurs ça me rappelle que j’ai quelqu’un, quelque part, à qui chanter la sérénade. Il me semble que l’une des raisons pour lesquels les productions culturelles – et notamment les dessins animés, qui sacrifient la morale à la simplification, il faut croire – véhiculent souvent un message si problématique (essayez : les leçons transmises par les séries jeunesse sont la plupart du temps atroces si on considère un instant quel genre d’applications elles pourraient avoir dans la vraie vie), l’une des raisons, donc, c’est qu’elles sacrifient les relations humaines au besoin de drame et d’intrigue.
La plupart des dessins animés ont une structure narrative épisodique, de micro-intrigues à l’échelle d’un épisode, parfois compliquées par une intrigue plus vaste à l’échelle de la saison. Un épisode se construira souvent sur un événement perturbateur, exploité durant toute sa durée : et c’est là que se situe le problème, puisqu’en général, afin de créer des obstacles et de retarder la résolution finale, les personnages se mettent soudainement à agir n’importe comment et à se traiter d’une manière absurde et souvent inacceptable. Une phrase que vous n’entendrez jamais dans un dessin animé classique c’est « On devrait en parler ». Bien évidemment, c’est aussi le joker propre à toute intrigue : si les gens se parlaient de ce qui ne va pas, il n’y aurait pas d’histoires, nulle part, jamais. Nous serions tous heureux comme d’immondes Bisounours rembourrés et moelleux. L’horreur. Le corollaire de cette idée, c’est que le modèle qui est présenté par les dessins animés est assez immoral : les intrigues fonctionnement sur un principe de « comédie des erreurs », surtout quand les personnages sont des enfants. Quelqu’un fait une bêtise, ou bien un problème se présente, et le plus souvent les personnages vont se mentir comme des arracheurs de dents et dissimuler leurs actions, ou devenir absurdement compétitifs afin de maintenir un niveau de drama suffisant pendant 15-20 minutes. Saupoudrez le tout de guerre des sexes, parce que, je crois qu’il faut se rendre à l’évidence et abdiquer face à l’humanité, tous les dessins animés possèdent une dose de guerre des sexes. On ferait aussi vite de ranger les enfants par couleur et de leur filer des armes de jet et des torches, ça serait plus vite réglé. À la suite de quoi intervient la résolution.

Je ne dis pas que ce schéma est absent de Steven Universe (sauf pour la guerre des sexes, il ne faut pas déconner), parce qu’il faut bien raconter des histoires. Mais la différence, à mon sens, c’est que l’objectif des épisodes est véritablement la résolution pacifique des conflits, et non pas le maintien d’une intrigue suffisamment rocambolesque, qui demande qu’au contraire on exacerbe artificiellement les affrontements. Un temps conséquent des épisodes est consacré aux échanges entre les personnages, ce qui est rarement le cas, et surtout l’épisode est construit autour de cet échange. Ces gens forcent mon admiration. Je veux dire, ils ont littéralement intitulé un épisode « We Need to Talk », et c’est une boule à facettes de subtilité. Ce que j’essaye de dire, c’est que la série place les relations humaines au sommet de sa construction scénaristique, au lieu d’un faire un effet de bande lié à toutes ces explosions que Roger a absolument voulu insérer dans l’épisode 9, parce que, je ne sais pas, quel genre de loser se contente d’une série avec seulement des dragons ?

Et puis, encore une chose. Si vous retirez ses clichés à un dessin animé classique, que reste-t-il ? Quelques lignes de mauvais dialogues et une ou deux blagues potaches (et encore, Pokémon et la quasi totalité des shonens ne sont plus que des petits tas de cendres fumantes). Tout est à refaire, comme diraient les concepteurs de l’année 2016. « Êtes-vous diverti.e.s ? », crie Cartoon Network au fandom en délire. Oui, Rebecca, oui, nous sommes diverti.e.s.

« And it wasn’t quite me, and it wasn’t quite you, I think it was someone entirely new »

Avec des prémices d’aussi bonne facture, il ne faut pas s’étonner si la série fait particulièrement bien son boulot sur certains sujets. Je vais une fois de plus recourir à mon costume à sequins de Super-Littéraire-mais-aujourd’hui-on-fait-plutôt-de-la-littérature-comparée, pour orienter vos mirettes éblouies par tant de bon goût vers la question de l’altérité dans Steven Universe. Parce que si les minorités n’y sont pas vraiment montrées comme des minorités (et c’est bien, ça, c’est ce qu’on veut), on évoque parfois la différence, non dans son écart avec une norme, mais dans son irréductibilité à soi. Bon, là je vais m’excuser platement mais je ne sais pas comment parler de ce genre de trucs sans sortir ma panoplie des grands jours, pleine de concepts pas piqués des hannetons et de mots qu’ils sont gros, qu’ils sont beaux, qu’ils ont plusieurs syllabes.

Je suis parfois un peu dérangée par la manière dont les dessins animés, ou la science fiction, ou tout autre genre fictionnel particulièrement concerné par ces thèmes, traitent les créatures fantastiques. Parce que très souvent on a un passage obligé par une forme d’anthropomorphisme qui présuppose que, même si cette personne a 10 yeux, 3 têtes et un système sensoriel quantique, elle va toujours finir par répondre au Pouvoir de l’Amour™ et par kiffer les Mars frits et les matchs de foot. Je caricature, et ce n’est pas vraiment un problème, parce que le fond de la chose c’est de nous dire que, même si les autres sont différents, on peut toujours s’entendre, ils ne sont pas si différents, aucune raison de prendre peur et d’aller, au hasard, les massacrer par millions au pic à brochette. C’est classique, mais parfois ça nous fait manquer certaines choses, notamment le fait que la meilleure solution pour appréhender la différence n’est pas forcément de réduire l’autre à soi-même. C’est confortable, c’est efficace, ça peut aussi être violent et on sait très bien que par chez nous on a quelques sales habitudes concernant l’expansion de notre modèle de vie (par exemple avec toutes ces productions culturelles qui vous disent exactement combien de chemins un homme doit parcourir avant de pouvoir être appelé un homme, et la réponse ne vous est pas soufflée par le vent, vous pouvez me croire).

Steven Universe fait quelque chose que je trouve fascinant, surtout de la part d’un dessin animé pour enfants : il vous montre qu’au contraire, vous ne pouvez pas tout comprendre à l’Autre (attention je sors les majuscules, numérotez vos abattis). Et que ce n’est pas pour autant un problème, que ça fait partie de la beauté du monde et de l’intérêt de vivre ensemble. Je sens que vous allez vouloir un exemple. Vous voulez un exemple ? Nous allons prendre un exemple. Par exemple, « Steven et le lion rose sont dans un désert. L’anthropomorphisme tombe dans les sables mouvants. Qu’est-ce qui reste ? »
lion

Le lion rencontré par Steven, qui devient ensuite un « personnage » récurrent, est très intéressant parce qu’il permet de mettre en perspective la relation canonique entre un héros et son sidekick animalier (souvent, comme tout bon sidekick qui se respecte, rigolo). Steven passe son temps (surtout dans « Steven’s Lion ») à projeter sur lui les comportements classiques des animaux de dessin animé, qui arrivent presque à communiquer de manière humaine, qui obéissent au doigt et à l’œil et sont complètement en phase avec leur maître (puisque c’est bien de ça qu’il est question). Et l’épisode se déroule en une série de gags fondés sur ses échecs lamentables, parce que le lion, en réalité, ne se laisse pas apprivoiser, même s’il est tout à fait capable de sauver la situation en cas de besoin. On ne « comprend » pas vraiment ce que fait le lion ; il vit essentiellement sa propre vie de lion mystérieux et majestueux tel une barbapapa placide. C’est, en un sens (et même s’il est par ailleurs magique), beaucoup plus proche de la réalité que l’essentiel des représentations animalières en fiction, et ça a le mérite de montrer que le dressage n’est pas une option par défaut. Le lion a lu Foucault. Il vous en parlerait bien, mais c’est l’heure de sa sieste.

La question de l’altérité est de toute façon inévitable dans l’intrigue, puisqu’on prend conscience au bout d’un certain temps (comme Steven, qui ne s’était jamais vraiment posé la question, ce que je trouve également réaliste) que les Gemmes sont des aliens. Elles viennent d’une planète lointaine et, à plus d’un titre, ne fonctionnent vraiment pas comme les humains. Elles ne sont pas faites de chair et de sang, peuvent modifier leur apparence à volonté, ne vieillissent pas, n’ont pas besoin de manger ou de dormir, et peuvent fusionner entre elles pour créer une Gemme plus grande et plus forte. Je reviendrai sur les fusions, parce que c’est un phénomène très important et très, très bien exploité, et je vous ai déjà parlé de mon cœur qui danse la conga ? Les Gemmes s’intéressent à la Terre, mais elles ne vivent pas complètement comme des humains, et bon nombre de pratiques et coutumes leur restent tout à fait étrangères. Si elles adoptent certains comportements (Amethyst adore manger et dormir, même si elle n’en a pas le besoin physiologique), c’est par choix et par goût personnel. Il n’y a pas d’assimilation totale avec les humains, ce qui peut poser des problèmes d’intégration, un sujet traité par l’épisode « Beach Party ». Et je trouve que les Gemmes sont assez bien respectées dans leur altérité, même si, étant la famille de Steven, elles sont avant tout son quotidien et ce à quoi il est habitué. Nous avons le droit à de superbes moments d’inquiétante étrangeté, quand une tradition humaine nous est renvoyée à travers un regard autre : c’est sans doute mon amour immodéré pour la noirceur qui s’exprime, mais j’apprécie tout particulièrement « So Many Birthdays » (et la plupart des épisodes les plus sombres), d’une part parce qu’il aborde des questions complexes (qu’est-ce que grandir, qu’est-ce que vieillir, comment composer avec les attentes de la société selon son âge), mais aussi parce qu’il nous montre l’incompréhension totale des Gemmes face au principe de l’anniversaire. Incompréhension qui peut évoluer en pure inconfort (ou comment faire pleurer le spectateur devant un personnage forcé de s’entarter lui-même pour recréer « l’esprit festif ». À ce niveau ce n’est plus un ascenseur émotionnel, c’est un pandémonium sentimental aux cinq surprises (ne me demandez surtout pas ce que sont les surprises)).

surprise !
« Oh look, I have what appears to be a delicious pie. I sincerely hope that…nothing… happens… to it »

La question de l’altérité m’intéresse sur le plan théorique du non-humain, mais elle est aussi très utile quand il s’agit d’envisager les nombreuses manières de vivre ensemble (entre humanoïdes, mais on peut aussi métaphoriser la série et comprendre que nous sommes tous des aliens. Enfin vous je ne sais pas, me concernant le jury est toujours en délibérations). Un autre de mes épisodes préférés porte sur les relations amoureuses humain-Gemme, avec un flash-back nous décrivant les débuts de l’histoire de Greg et Rose, les parents de Steven. Ce qui est très net, c’est qu’il y a au départ une incompréhension assez majeure entre eux sur la nature de leur relation, parce qu’ils se connaissent mal et n’ont aucune idée de comment l’autre fonctionne, en partie parce que l’autre est en l’occurrence humain/Gemme. Petit extrait, que j’aime encore de l’aube claire jusqu’à la fin du jour, ou quelque chose comme ça :

Est notamment prononcée la phrase « .. I’m… not… a real person… I thought… haven’t we… is this not how it works ? », et je vais vous demander de prendre une minute de silence pour vous rappeler que ce dessin animé passe sur Cartoon Network à l’heure du petit déjeuner.

ilikeyourvan

Pour tous ceux ici qui se sont un jour sentis des fac-similés de personnes véritables, ou ceux, plus nombreux, qui se demandent comment tout ça (le monde, les gens, les régimes de sécurité sociale) est censé marcher, bienvenue, il reste des chaises au fond et Roger a fait des muffins à la banane. Si je suis autorisée à tirer une morale de l’histoire (et j’y suis autorisée par la grâce de « c’est ma huitième page d’article et si vous êtes encore là vous ne partirez plus jamais, faites-vous une raison, vous êtes en mon pouvoir »), je dirais qu’il peut être plus productif de toujours partir du principe que la personne en face de vous fonctionne différemment, juste au cas où. Personne n’est une vraie personne. Nous lisons tous le mode d’emploi de la vie en traduction Google depuis le coréen. Nous sommes tous des aliens.

La beauté de la chose, justement, c’est la beauté des choses. Hum, voilà, j’ai grillé mon joker tautologie, heureusement que je garde ma carte « sortie du paradoxe logique » par devers moi pour les fins de mois difficiles. Tout ça pour dire que cela permet à la série de poser sur le monde un regard émerveillé, notamment par le biais des Gemmes, parce que le point de vue global est influencé par cette altérité à laquelle on donne un espace pour exister. On pourrait croire que c’est classique des dessins animés, mais cet espèce d’émerveillement socratique sur la nature, sur les humains, ne me paraît pas si répandu, à part peut-être chez Miyazaki, qui est de toute façon une influence évidente sur le plan artistique (voir par exemple les déformations fantastiques en chats japonisants dans « Cat Fingers »). Il est lié, justement, à la défamiliarisation permise par les aliens, et ce n’est pas tous les jours qu’on vous vantera les mérites du New Jersey avec des trémolos dans la voix. Ces moments pourraient être niais, ils ne le sont jamais, par un petit miracle que je ne m’explique pas et qui fait que Steven Universe parle à mon âme en secret sa douce langue natale, là où un contenu proche pourrait m’envoyer naviguer sur les mers déchaînées du sarcasme. Ouvrez les yeux. Tout ce que l’on ne voit pas, qui est immense.

« And it’s stronger than you »

Nous disions donc que nos personnages sont de chair et de sang, même lorsqu’ils sont en réalité de diamant et de lumière (ça arrive, demandez aux papillons). Il est évident que la série prend un soin tout particulier à montrer des corps les plus variés possibles, parce que j’imagine bien que lorsqu’on dessine ses personnages, il est vite arrivé qu’ils se ressemblent tous, même en dehors des questions de normes corporelles. Devinez qui a empilé les dites normes dans un puits sans fond d’avant d’y mettre le feu et de danser autour ? En deux mots. Dans Steven Universe, tel un paquet de Haribo fait univers fictionnel, les corps sont de toutes les formes et de toutes les couleurs. Et il n’y a pas « le personnage racisé » ou « le personnage gros », non monsieur. Parce qu’il ne s’agit pas de s’acheter une bonne conscience, et que l’on n’est pas chez JK Rowling (Coucou Fantastic Beasts and Where to Find More Than One Black Person in Jazz Age New York , Oh My, I Have No Idea, That’s Probably Very Tough So Let’s Not Try Too Hard Or We Might Knock Our Funny « Diversity » Hats Off).

andhedid
« As soon as I bared my butt, I knew he’d crack. »

Une cuillerée de Rebecca Sugar aidant la médecine à couler (oui, je récidive, faites moi un procès), la série élimine également toute angoisse autour de la nourriture (à part peut-être l’angoisse basique de voir votre petit-déjeuner se transformer en monstre qui tentera de vous détruire, mais on ne peut pas être sur tous les fronts à la fois, voir « Together Breakfast »). C’est presque surprenant, car on s’attendrait à ce qu’un dessin animé qui vous explique comment vous débrouiller avec le syndrome post-traumatique d’un alien qui vient de voler l’océan (« Ocean Gem ») vous dise aussi qu’il faut manger vos légumes. Ne vous inquiétez pas. Steven Universe veut seulement que vous soyez heureux. Conséquemment, bonjour glorification de la junk food à l’américaine, bienvenue odes lyriques aux donuts industriels (ils ont même droit à leur chanson) et rap à la gloire des glaces de distributeurs (ditto), hello discours de sagesse à base de hot dogs, et bongiorno pizza drama. À vrai dire, Steven est aussi adorable qu’il est molletonné, et il fait montre en plusieurs occasions d’une vision très personnelle de la cuisine. Cela étant, même s’il y a une célébration certaine des plaisirs de la (mal)bouffe, elle n’est ni systématique ni universelle (Pearl par exemple, n’ayant pas besoin de manger, trouve la nourriture répugnante).
Il est plus intéressant de se pencher sur les conséquences : nous avons donc un personnage principal dodu. Ce n’est pas une phrase qu’on peut prononcer tous les jours, sauf si on est l’héroïne de sa propre vie, comme, hum, personne en particulier. Pourtant je crois qu’à aucun moment de la série, la remarque n’est faite, et en tout cas si elle l’est ce n’est jamais dans un but de stigmatisation. Je répète, on est dans un dessin animé, le héros est grassouillet, et personne ne lui fait remarquer, jamais. Je suis plus heureuse que le jour où le premier trompettiste a marché sur la lune. Et c’est à ce genre de détail qu’on voit la différence entre Steven Universe et un dessin animé bien intentionné lambda.

Les autres dessins animés, lorsqu’il s’agit de traiter de la « différence », la traitent justement comme une différence. Un hors-norme. Une marge. Le message habituel de fin d’épisode étant « Il faut être toi-même et accepter d’être trop gros.se/timide/petit.e/hors des normes de genre/nerd/vert.e, il faut assumer sa différence », même si rien ne garantit qu’on ne finira pas la tête la première dans une poubelle pour cette même raison, parce que c’est souvent ce que montre l’épisode en question. L’intention de base est sans doute d’aider les enfants à s’accepter, mais la narration a souvent pour effet secondaire de rappeler l’existence des normes et les violences qui attendent les contrevenants (et puis les enfants étant des personnes formidables, ils préfèrent te mettre directement à la poubelle plutôt que de te peindre en rose en te disant que tu peux t’améliorer, ce qui a le mérite d’être clair). Dans Steven Universe, tout ou presque se passe comme si les normes sociales avaient été éliminées pour de bon. Il ne s’agit pas de vous dire que ce n’est pas un problème d’être dodu, malgré ce que vous diront 80 % des gens et 99 % des livres, films, séries et campagnes de pub que vous pourrez croiser dans votre vie. Il s’agit de ne rien vous dire, de ne rien vous dire du tout. Le silence éternel de ces espaces inclusifs m’agrée. On pourra reprocher à la série de faire comme si les problèmes n’existaient pas, mais c’est peut-être aussi une nouvelle approche : pour éviter de reproduire les normes, faisons comme si elles n’existaient pas. Si les enfants grandissent sans l’idée qu’il faut se moquer du gamin rembourré, personne ne se moque du gamin rembourré. C’est utopique, certes, mais ça évite au moins de propager des angoisses. Et je suis sans doute injuste quand je parle de silence, parce que beaucoup d’épisodes sont des hymnes au fait d’être bien dans son corps, et de pouvoir faire des choses avec : danse, sport, combat, lévitation et bien-sûr, fusion. La puissance du corps est vraiment valorisée, mais pas au détriment de l’intellect, et on a tout un spectre de forces diverses, depuis Pearl, tendance vieille sage yoghi, à Garnet, tendance bulldozer zen. Et il n’est jamais suggéré que, parce que Steven a du ventre, il ne peut pas aussi être fort (voir « Coach Steven », et la chanson « Strong in the Real Way », qui aborde le sujet de la force de manière profonde).

Là où la série est vraiment novatrice, sans surprise, c’est sur la représentation qui est faite de la force féminine. Les Gemmes sont extrêmement puissantes, on peut même dire qu’elles déchirent grave. Et, avec sa magie habituelle, Steven Universe invente quelque chose comme une manière girly d’être fort(e, du coup, même si pas toujours). Je pense ici essentiellement au personnage de Rose. Rose était le leader du groupe des Gemmes, et, de toute évidence, son membre le plus puissant. C’était une cheffe de guerre. Et aussi une sorte de Nana de Nicki de Saint-Phalle rose bonbon à l’aura glamour écrasante.

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Ce que je veux dire, c’est que dans la plupart des dessins animés, ou films de super héros, ce qu’on nous montre toujours, finalement, c’est une manière d’être girly en étant (accessoirement) forte. D’une part les véritables exploits physiques sont rarement le lot des personnages féminins. Et d’autre part, on s’attache bien plus à nous montrer comment les héroïnes parviennent à rester féminine malgré leur force brute (pour Bella Swann, ça consiste à mourir pour ressusciter avec plus de maquillage, pour Black Widow à porter des combinaisons moulantes pour pallier sa malheureuse ligature des trompes). Chez Rose, on a plutôt l’impression d’être face à une sorte de déesse de la fertilité qui aurait un méchant coup de pied retourné arrière, parce qu’elle est une déesse de la fertilité incroyablement classe (et que, je ne sais pas, les courbes accentuent l’aérodynamisme du coup de latte ou que sais-je). C’est la seule série au monde où l’on peut voir un canon en forme de fleur mettre une totale misère à un monstre sans qu’il y ait une once d’ironie ou de sexualisation louche derrière (épisode « Laser Canon »). Résultat des courses : c’est un sacré bon canon. Il y a donc une puissance du girly, même si d’autres personnages féminins s’illustrent d’une manière tout à fait différente (on se lève tous pour Garnet, Garnet).
Pour autant, la violence en tant que telle n’est pas valorisée : on ne peut pas dire que le combat est glorifié, et les traumatismes engendrés sont un vrai sujet dans la série, ce qui est finalement rarement le cas alors que c’est un phénomène très actuel (voir par exemple « Steven the Sword Fighter »). Techniquement, la force n’est vraiment positive que lorsqu’elle permet d’accomplir des choses, pas de blesser des gens. De ce point de vue, l’épisode « Tiger Millionaire » sur le catch est très instructif, parce qu’il montre bien que le combat est vécu comme un accomplissement seulement dans sa dimension spectaculaire, mise en scène, par opposition aux épisodes où il provoque une vraie souffrance (« Bismuth » ou « Bubbled »). Rien de bien révolutionnaire, me direz-vous, mais je trouve ça plutôt moderne de distinguer les deux, c’est une bonne illustration du fait que la série insiste beaucoup sur toutes les sources possibles d’empowerement.

You Want It Darker[3]Ok, ça ne vient pas des chansons de Steven Universe, vous m’avez eue.

Pour nuancer un peu ce que j’affirmais au début de cet article avec l’impudence de ma folle jeunesse d’alors, Steven Universe est une forme simple au contenu complexe. Ce n’est même pas qu’il y a plusieurs niveaux de lecture : ça c’est une hypothèse qui peut être défendue pour la plupart des dessins animés. C’est que les thèmes abordés, les personnages, les dialogues parfois, relèvent d’une forme de complexité rarement prise à bras le corps par la fiction grand public, même si cette complexité peut facilement passer inaperçue. Je pense que cela vient du fait que la série simplifie le monde et son état (notamment en atténuant la question des normes sociales), mais pas ses personnages et ses situations, comme c’est le cas habituellement. Ce qui nous donne une sorte de laboratoire utopique, avec une société idéalisée mais des protagonistes plus réels que de coutume. C’est une équation magique, c’est un rêve en couleurs, c’est probablement un peu trop pour moi et je vais allez m’asseoir.

Première poche de complexité, peut-être la plus métaphorique et la moins évidente : il me semble que Steven Universe nous permet de penser le monde post-colonial. Car ce qui est révélé progressivement (« Spoilers », nous dit le Pr River Song[4]https://www.youtube.com/embed/vQTp8Ozj1JQ?rel=0 ) c’est que les Gemmes qui élèvent Steven se sont opposées à la colonisation de la Terre par leur propre planète, entraînant une guerre absolument destructrice. Elles se trouvent depuis en situation d’exil, et la souffrance qui en découle n’est pas évitée (« Space Race », entre autres). Malgré tout, la planète-mère des Gemmes, même si elle est évoquée de loin en loin et demeure, pour l’instant, mystérieuse, est décrite comme abritant une société de castes extrêmement normée, voire totalitaire. Ce déplacement est assez habile : transposer dans les étoiles les problèmes terriens (colonialisme, homophobie, société de classes) permet de penser sur Terre une forme de réinvention de soi très positive, comme illustré par le personnage de Peridot. Cependant, la série nous montre bien par ailleurs qu’elle n’ignore pas complètement les problèmes de notre monde, comme en témoigne, dans l’épisode de Thanksgiving, le retour du refoulé sous la forme d’un redneck trumpien de belle facture (« Gem Harvest »). Elle nous fait même par moment des crises aiguës de post-modernité (un comprimé de journal de TF1 deux fois par jour et il n’y paraîtra plus), avec un épisode sur les manipulations de l’Histoire et le « roman national » (« Historical Frictions »). Toujours est-il que les assauts répétés des Gemmes de l’espace visant à faire de la Terre un grenier à blé pour leur planète sont aisément compris dans une perspective plus humaine, en lien avec le discours tenu sur l’altérité. Cela permet de dire en creux un état contemporain du monde, où l’on doit migrer, où l’on est nomade par contrainte ou, parfois, par choix. La notion de « foyer » est à réinventer, et c’est ce que tente de faire Steven Universe, en vous laissant conduire un van dans le cœur des gens, en vous faisant trier un garage, en vous réunissant pour un petit-déjeuner trop gras, trop sucré, trop salé.

Deuxième poche de complexité : *roulements de tambours*, Parlez Moi d’Amour. La série ne parle pour ainsi dire que de ça, mais elle en parle si bien que c’en est presque thérapeutique. Et une fois encore, au lieu d’étiqueter les choses nettement et simplement comme si on était aux soldes Steam des émotions dans le grand supermarché de la vie, elle déploie tout un spectre de relations d’affection qu’il est parfois compliqué de qualifier avec nos mots habituels. L’amitié et l’amour sont souvent difficiles à séparer, peu importe le nombre de fois où l’on agitera le bocal dans l’espoir de créer des phases bien différenciées. Qu’en est-il, par exemple, de la relation entre Steven et Connie, son amie humaine ? Le dessin animé arrive aussi à suggérer que les personnages ont des relations plus proches avec certaines personnes qu’avec d’autres, d’une manière subtile et assez réaliste qui les individualise au lieu de les rendre interchangeables comme c’est parfois le cas dans les dessins animés (Amethyst notamment, a des amis humains extérieurs au groupe).

Et puis, et puis, et puis, il y a les fusions. Laissez votre cœur faire boum ou faire tourner des moulins de-ci et même de-là pendant que je vous explique de quoi il s’agit. Les Gemmes peuvent fusionner entre elles pour créer une sorte de super-individu, plus fort, qui est aussi la somme des corps et des consciences des personnes qui le compose. Pour qu’une fusion fonctionne, il faut se livrer à une danse au cours de laquelle les partenaires devront harmoniser leurs mouvements. Et surtout, il faut qu’ils soient consentants, enthousiastes, et que leur relation soit de bonne qualité.

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Vous voyez où je veux en venir ? Vous voyez où Rebecca Sugar veut en venir ? Vous voyez où le féminisme veut en venir ? Bien. Venez donc. De multiples fusions ont lieu au cours de l’intrigue, et toutes explorent des types de rapports différents entre les gens, de l’amitié conflictuelle à l’amour…fusionnel. En plus d’être une expérience de pensée formidable (comment voit-on le monde quand on est deux en un ?), c’est une métaphore géniale pour représenter les relations interpersonnelles (amoureuse ou non) et les déboires potentiels (comme l’abus de confiance et la trahison, épisode « Cry for Help » et ses suites). Si, comme moi, vous êtes toujours à l’affût d’un schéma symbolique vous permettant de lire dans la fiction ce que vous avez envie d’y lire (la thèse est triste hélas, et j’ai vu tous les films), il y a énormément à tirer des épisodes portant sur les fusions, que ce soit en termes purement psychologiques (le merveilleux « Alone Together », à la mesure de la complexité suggérée par le titre), sur le plan des discriminations (« The Answer », sortez vos mouchoirs Casino), ou même sur les difficultés à catégoriser une relation (« Know Your Fusion »).

Mais l’une des plus grandes qualités de Steven Universe, c’est que la série n’évite pas les questions difficiles, qui sont une des conséquences de la complexité qui est dépeinte. La fusion peut aussi être nocive, les relations abusives, et pire, même lorsque l’on a réussi à se défaire de la personne à laquelle on s’attachait de manière malsaine, la souffrance ne disparaît pas complètement, et il peut même arriver que l’on regrette son agresseur. Parfois Steven Universe vous fait asseoir au coin du feu et vous parle de la mauvaise conscience des victimes. Des traumatismes. Des personnalités toxiques. De ce point de vue, l’épisode le plus dur est sans doute « Alone at Sea », où l’un des personnages à la trajectoire de vie la plus violente révèle des torrents de haine de soi, qui la rendent vulnérable aux manipulations d’une partenaire mal intentionnée. Qui ose parler de ce genre de choses aux enfants ? Qui ose en parler aux adultes ? Seulement, la fiction est l’une de nos sources d’expérience indirecte, et on ne peut pas traverser la vie sans se heurter au moins une fois à des problèmes dont, malheureusement, on ne vous aura pas parlé, parce que… à vrai dire j’ai du mal à terminer cette phrase. De la même manière que je ne comprends pas que l’on ne fasse pas plus d’éducation sexuelle et relationnelle à l’école, j’ai du mal à saisir pourquoi on ne nous met pas plus en garde contre toutes les formes toxiques de relations. C’est peut-être une découverte récente, me direz-vous, le 21ème siècle aurait inventé le harcèlement, les pervers narcissiques et le chantage affectif. Mais ce sont aussi en grande partie des sujets tabous, alors même qu’il s’agit de sujets sur lesquels il faudrait, sans doute, éduquer. Steven Universe le fait, à sa manière, et j’en viens à me demander si, en plus d’être un objet artistique extrêmement satisfaisant, ce n’est pas aussi un service public.

Autre exemple qui témoigne d’une certaine noirceur sous les couches de sucre de notre friandise à tiroirs : la relation entre Rose et Pearl. De toute évidence, Pearl était très amoureuse de Rose et a tout quitté pour elle : sa place, son monde. Depuis sa disparition, elle souffre d’une sorte de syndrome post-traumatique que la série aborde par petites touches et qui a sans doute autant à voir avec la guerre qu’avec la mort de Rose. Cependant, au fil de l’intrigue on commence à prendre la mesure de la dimension problématique de ce lien : il y a chez Pearl une forme de vénération et de volonté de sacrifice de soi qui n’est pas du tout érigée en modèle et donne lieu à plusieurs chansons d’anthologie, de la souffrance (« Do it for Her ») au début de deuil (« Isn’t it Over »). En plus d’être traité avec une grande sensibilité, cet arc narratif participe à entretenir les zones d’ombres qui entourent le personnage de Rose, dont l’aura charismatique indéniable est mise en avant tout au long du récit (d’une manière qui, je trouve, atteint aussi le spectateur, ou bien je suis la seule à en pincer pour les femmes roses de 3 mètres de haut, et je sais que je ne suis pas la seule, ne faites pas semblant). Rose est un peu le Dumbledore des hôtes de ces bois : Steven commence, comme tout le monde d’ailleurs, par idéaliser sa mère disparue, avant de commencer, petit à petit, à décristalliser (oh, don’t mind me, I’m juste kittening around). Ce n’est pas le moindre mérite de l’intrigue que de nous amener vers cette complexification du personnage, qui a une incidence sur la manière dont va être perçue la guerre civile entre Gemmes et les questions relatives à la légitimité de la violence (« Bismuth »). Mine de rien, de la comédie musicale aux grandes questions politiques, le fossé n’est pas si large, et il est franchi avant même que vous ayez eu le temps de dire « I couldn’t be happier[5]Référence à la comédie musicale Wicked, qui peut en partie être lue comme une parabole sur le réformisme et la révolution, on en reparlera peut-être un jour, et on en rechantera assurément … Continue reading ».

Et tant qu’à représenter des rapports complexes et adultes entre les gens, autant y aller carrément. Steven Universe est ma petite île utopique personnelle, mais elle cartographie tout de même le divorce et les familles recomposées (« Drop Beat Dad »), les familles monoparentales et multiparentales (« Three Gems and a Baby »), les relations non exclusives (Rose et Pearl, de toute évidence, Sadie et Lars de manière plus épisodique). Ce que je trouve très positif, et qui est superbement illustré par le très bon « The New Lars », épisode de type Freaky Friday où Steven se retrouve pour une journée dans la peau de Lars, son ami vendeur de donuts, c’est qu’il est suggéré qu’il faut laisser les gens gérer eux-mêmes leur manière de vivre et leurs problèmes, sauf s’ils demandent votre aide ou qu’ils souffrent. Dans cet épisode, les tentatives de Steven pour « normaliser » les relations de Lars avec sa collègue et amie Sadie tournent à la catastrophe, parce qu’on ne peut pas faire des choix pour les autres et que la vie n’est pas un film Twilight (que toutes les forces cosmiques en soient d’ailleurs remerciées). Je trouve ça incroyablement respectueux envers les enfants de ne pas leur cacher ce genre de réalités en attendant qu’ils découvrent par eux-mêmes les subtilités de la vie. Ces mêmes enfants que d’autres « craignent de choquer » en les « exposant » à des campagnes de prévention contre le Sida. Je pense qu’on peut leur resservir une louche de relations homosexuelles consensuelles non exclusives entre aliens venues d’étoiles lointaines, ils vont en avoir besoin.

« If I could begin to be half of what you think of me, I could do about anything, I could even learn how to love like you »

Corneille peignait les hommes meilleurs qu’ils ne le sont, il paraît. Je me demande parfois si l’époque n’a pas subrepticement glissé vers quelque chose de beaucoup plus doux, un idéal pelucheux. Oh, nous avons toujours des héros, des héroïnes classiques, des gens qui agissent, même si Hollywood a l’air de considérer qu’il faut beaucoup d’explosions, de sentiments rentrés et de coups de coude dans les côtes d’Hermione Granger pour être un héros. Cependant, maintenant que, Dieu merci, nous ne croyons plus à la vertu, à l’honneur et à l’obéissance, qui chevauche le poney de feu de nos épopées actuelles ? Le roman a refusé pendant des décennies de nous donner des modèles, et ceux qu’il nous a fournis par le passé nous paraissent pour la plupart inacceptables. Car les gens heureux n’ont pas d’histoire, a dit quelqu’un qui mériterait vraiment un câlin et aussi qu’on lui tombe dessus comme une tonne de Pensées de Pascal. De ce côté on peut considérer que le cinéma a fait mieux, en bon opium du peuple qu’il est, et bonjour héroïnes de comédies musicales de l’Âge d’Or, je vous aime comme au premier jour. Malgré tout, le monde restait rempli à ras de personnages au fond peu recommandables, la fiction avait gardé l’épopée et vidé les héros de la grande boîte de nuit de la vie.

Puis, au solstice d’une civilisation déclinante, alors que tout espoir semblait perdu, émergèrent de la brume, montés sur leurs licornes arc-en-ciel, les héro.ïne.s relationnel.le.s. Ma théorie est la suivante : les vertueuses et les honorables d’hier sont devenues les non-violent.e.s, inclusif.ve.s, communicatif.ve.s et émotionnellement ouvert.e.s d’aujourd’hui. Ce que me montre Steven Universe, c’est que mes héros, mes héroïnes aujourd’hui, sont des personnages qui font pleinement l’effort de vivre en harmonie les uns avec les autres en essayant de réduire à tout prix la souffrance et la violence sous toutes ses formes. La violence physique. La violence psychologique. Toutes les violences symboliques. Qui respectent toutes les individualités et qui font mieux que tolérer la différence : qui l’aiment. Qu’on me montre, vraiment, sincèrement, qu’on me montre des qualités aussi rares chez les héros des temps jadis. Dès qu’il s’agit de combattre, de se sacrifier à tour de bras, il y a toujours du monde. Mais qui se soucie de savoir comment vivre, avec les autres ? Le héros est de la chair à canon : il sait comment bien mourir, et c’est tout ce qu’on lui demande. Il semblerait pourtant que, par un détour de chemin inaperçu, nous ayons obtenu le droit d’admirer la personne qui dit : C’est ce que je ressens. Est-ce qu’on peut en parler ? Et j’en ai des frissons de terreur et d’admiration parce que, nom d’une Adrienne Rich, quel courage.

Voilà, ceci signe sans doute ma déclaration de non-humanité pour cause de handicaps terribles en matière de sentiments, mais chaque jour que Dieu fait je me dis que j’aimerais vraiment être plus comme Steven. Gloire aux nouveaux héros, car le chemin qui mène de l’autre côté de l’arc-en-ciel leur est ouvert.

Practically perfect in every way

Alors bien sûr, tout n’est pas parfait. Bien sûr, comme dans chacun des tristes sillons de ce monde accablé, il y a probablement quelque chose de pourri à Beach City, ou plutôt des manques, des oublis. Peut-être que la volonté d’harmonie et la non-violence ont tendance à évacuer le politique, même si les Gemmes sont en soi des révolutionnaires. Peut-être (sûrement) qu’on ne devrait pas accepter les rednecks trumpiens à notre table de Thanksgiving. Peut-être que le couple est trop glorifié au détriment d’autres types de relations, et peut-être (sûrement) que la série entière n’est qu’un doux rêve face aux violences qui entament les gens, chaque jour, petit à petit. Peut-être. Mais…

« Is there anything that’s worth more than peace and love on the planet earth ? »

Mais avec Steven Universe, j’ai fait un rêve, et je ne laisserai personne dire qu’il est inutile de se payer de fiction. Il est nécessaire d’admettre que parfois, on ait besoin de se consoler du réel, de  vraiment se consoler. Et plus encore : Steven Universe me fait croire en la possibilité d’un monde meilleur. Voilà, je l’ai dit. Là où le socialisme, là où le communisme, là où l’altermondialisme ont échoué, une série Cartoon Network réussit à me vendre efficacement un projet de société. Ou disons, pas un projet, pas une société, mais une utopie, un univers de poche. Un petit garçon dodu de dix ans vivant à Hawaï avec trois mamans faites de particules de lumière, un lion qui se téléporte et beaucoup, beaucoup de chansons. Steven Universe fait à ses spectateurs ce qu’il fait à ses « monstres » : il les place dans des bulles, des bulles roses et hors du temps.

ploplop

Nous flottons dans notre bulle, loin des dynamiques sociales habituelles. Certes, il y a la guerre. C’est une guerre contre les oppressions structurelles. Si tous les enfants du monde grandissaient avec cette série, ou disons avec des équivalents, s’il y avait plus, sous le soleil des animés, d’histoires aussi pacifiques, aussi apaisantes, je veux croire que les choses, si tant est que l’on puisse encore y croire, je veux croire que les choses iraient mieux. Un peu, au moins un peu. Qui peut dire quelle part de nous est constituée par les histoires que nous entendons. Qui peut dire comment cette part influence nos actions et notre engagement avec le réel. Certains se sont suicidé.e.s avec Werther, d’autres sont en train d’être sauvé.e.s par Super Girl. Il y a un pouvoir de la fiction, s’il y a un pouvoir des représentations.

Steven Universe est la parfaite réponse à tous les gens qui appellent « politiquement corrects » tous les contenus fictionnels qui remplissent votre cœur de joie et mettent dans vos yeux le bleu qui manque à leur décor, ou quelque chose du genre, je ne sais pas trop, je me suis perdue dans mes insertions hasardeuses de chanson française rétro. Oui, Steven Universe est plein de bons sentiments. Je vais le redire, parce que j’en aperçois au fond qui tentent d’attraper des éclairs fourrés à la condescendance, alors que le Grand Plateau de la Vie leur offre des macarons diversité-guimauve. Steven Universe est plein de bons sentiments. Ces sentiments-là, les vrais, ceux qui vous font de l’œil dans la vitrine depuis des lustres alors que vous voulez les mêmes pour chez vous, mais de toute évidence la maison ne fait pas crédit et vous avez toujours été un désastre ambulant dès qu’il s’agit de montages en kit. Une fois n’est pas coutume, une fiction nous offre le mode d’emploi de la vie, et si nous le suivions tous, ça pourrait marcher.

Which side are you on ?

Il y aurait encore tant à dire, mais je sens que j’abuse du temps de tout le monde, y compris de celui de l’État, qui a la bonté de me payer pour m’occuper d’autre chose que des séries Cartoon Network. J’aurais pu parler des influences artistiques diverses, très nettes dans certains épisodes (les mangas, l’esthétique Nintendo, plus particulièrement Zelda et Mario, mais aussi les Simpsons avec le personnage du maire Dewey), de la représentation hilarante de la société contemporaine (Lapis Lazuli et Peridot font de l’art conceptuel dans leur grange, Steven et Connie composent de la fan fiction, regardez-moi ça on chasse sur mes terres), de la mise à distance de la réussite sociale (les adultes lavent des voitures, distribuent le courrier, vendent des frites et des pizzas, tiennent des bornes d’arcade, et corrompent la politique locale). J’aurais pu parler de la beauté incroyable des fonds, qui compense assez largement le manque de finesse dans le design des personnages, ou de l’immense qualité des musiques, qui n’ont rien à voir avec ce qui se fait dans la plupart des dessins animés et sont supervisées par le groupe électro Aivi & Surasshu. J’aurais pu parler des chansons, d’ailleurs je ne sais pas par quel miracle vous avez été aussi épargné.e.s, mais remerciez la divinité de votre choix, parce que ça aurait été sanglant. J’aurais pu vous dire que c’est une série qui vous dit que, tout ce qu’elle veut, c’est vous voir vous transformer en une femme géante (une femme géante !). Et moi aussi, c’est tout ce que je veux. Et c’est tout ce que je vous souhaite. S’il y a une chose à retenir de mon babillage en roue libre façon tempête émotionnelle de force 8, c’est qu’une fois que la mer agitée à grosse revient calme au matin, il faut regardez Steven Universe, et qu’il faut s’y accrocher comme l’algue à son rocher. Faites-moi confiance. Si vous lui donnez une chance, vous pourrez danser ensemble une grande danse.

Et pour finir en beauté, comme il n’y a définitivement pas eu assez de chansons, j’emprunte à mon ami Pete Seeger un excellent hymne de circonstances, que vous pourrez habilement replacer dans toutes vos occupations quotidiennes comme, au hasard, les manifestations, et que je vous invite à consulter ici pour pouvoir chanter en chœur avec moi :

Which side are you on, girl, which side are you on ?
Which side are you on, boy, which side are you on ?

They say in Bourdieu’s treatises : there are no neutrals there,
You’ll either be a Steven girl or a thug for Steph Meyer.

Which side are you on, girl, which side are you on ?
Tell me :which side are you on, boy, which side are you on ?

His mommy was a jewel, and he’s a rocker’s son,
He’ll be standing with the fandom
‘Till every battle’s won.

Which side are you on, girl, which side are you on ?
Which side are you on, boy, which side are you on ?

Oh viewers can you stand it ? Tell me how you can,
Will you be a lousy scab or will you be fan ?

Which side are you on, boy, which side are you on ?
Tel me : which side are you on, girl, which side are you on ?

Come all of you good viewers, good news to you I’ll tell,
Of how inclusive fiction has come in here to dwell.

Which side are you on, boys, which side are you on ?
Which side are you on, girls, which side are you on ?

References

References
1 Non ? Essayez https://www.youtube.com/watch?v=0PIwXclDWxk, vous m’en direz des nouvelles.
2 Célèbre réalisateur de séries à succès (voir Sherlock, Jekyll) et responsable des saisons 5 à 8 de Doctor Who. Sens de l’épique mégalomane qui fait la qualité desdites séries. Tendance notable à saupoudrer tout ce qu’il fait de queer baiting, i.e. à faire attendre de la chope LGBT, alors que, aha.
3 Ok, ça ne vient pas des chansons de Steven Universe, vous m’avez eue.
4 https://www.youtube.com/embed/vQTp8Ozj1JQ?rel=0
5 Référence à la comédie musicale Wicked, qui peut en partie être lue comme une parabole sur le réformisme et la révolution, on en reparlera peut-être un jour, et on en rechantera assurément bientôt, surtout s’il y a de la vodka.

Article invité : Harry Potter et les rouages de l’administration

« L’œuvre dure en tant qu’elle est capable de paraître tout autre que son auteur l’avait faite. »

Je vous ai manqué ? Mais si. Vous savez bien. La narratologie, les anglicismes à tout va, les élans dégoulinants d’enthousiasme dissimulant à grand peine le cynisme naturel sous une couche d’hystérie bon enfant ? Devinez qui vient dîner.

Aujourd’hui, mes tout petits rejetons des chaînes Youtube « What Is Wrong with [insérer produit de culture populaire des années 90-00] in 5 Minutes or Less », nous nous attaquons au piège régressif de l’été, à savoir la dernière mouture potteresque d’obédience rowlingienne, et holy moley, je viens sous vos yeux ébahis et sans en avoir l’air, tel le croate, de battre Paul au concours des néologismes moisis.

Au-delà de la question – toujours essentielle – des points au Scrabble, il est pertinent de parler d’obédience (tatata), dans la mesure où le bouquin, et la pièce de manière générale, sont le fruit d’une collaboration entre JKR et deux autres Anglais, qui sont probablement des personnes formidables, ou du moins qui ont intérêt à l’être, s’ils ont à cœur l’intégrité physique de leurs bow windows, puisqu’ils adaptent aussi His Dark Materials pour la BBC, et qu’on ne plaisante pas avec les piliers culturels d’une enfance sombre et torturée. C’est un point qu’il peut être intéressant de garder en tête quand on s’intéresse comme moi – et comme vous. Si si, je vous assure, vous vous y intéressez. Sans aucun lien, voici Serguei, mon assistant. Il appartient en quelque sorte à un avatar du formalisme russe. En quelque sorte. – aux questions d’auctorialité, particulièrement intéressantes dans le cas de Rowling, mère de tous les control freaks littéraires de l’Ancien et du Nouveau monde.

Moi, je ne vois que moi, il n’y a que moi dans ce livre lààà laaa, lalalalala.

JKR a toujours dit qu’elle regardait d’un œil bienveillant les innombrables tentatives d’appropriation de son univers par des fans, et je la crois tout à fait. Néanmoins. Au matin du troisième jour, Joanne Kate regarda vers l’ouest, elle vit Pottermore, et elle vit que cela était bon. Elle regarda ensuite vers l’est, et elle vit HPMoR, et elle vit que cela était bon et tout de même un peu humiliant. Nous avons devant nous l’une des premières auteures à avoir réagi à la vague Internet sans s’aliéner les communautés en ligne, ce qui n’était pas gagné étant donné le rouleau compresseur à théories fans qu’est Pottermore. Via ce site, et d’autres déclarations publiques de Rowling, Dumbledore a fait un coming-out laborieux ; McGonagall a vu sa vie sentimentale réduite à un petit tas de cendres et d’erreurs de parcours grossières (ce que je ne lui pardonnerai jamais) ; Ron a bien du admettre qu’il ne méritait pas Hermione, parce que, vous savez, les Irlandais ; la consanguinité poudlardienne (mot compte triple) a pris des proportions délirantes ; la vie de tous les personnages adultes vous a soudainement donné envie de vous ouvrir les veines à la petite cuillère, et la vie des personnages jeunes de les faire rouler avec un bâton pointu jusqu’à la plus proche poubelle. Pottermore est un démon à mille yeux, mille têtes, et mille hyperliens super mal intégrés. Pottermore est le fossoyeur de vos rêves d’enfance. Si l’univers sent la framboise, Pottermore a probablement des relents de lait. Non pas que son influence sur le canon de l’univers ait été si déterminante, à mon avis, car, selon la formule consacrée, c’était trop, et trop tard. Mais son existence même nous invite à poser la question suivante, question cruciale que JKR a forcément dû se poser pour écrire – ou pitcher – Harry Potter and the Cursed Child (oh, ironie des dénominations) : qu’est-ce que « Harry Potter », en 2016 ?

On ne peut pas prétendre qu’à l’heure actuelle, Harry Potter n’est toujours qu’une série de 6 livres et 1 erreur (Half-Blood Prince, si tu m’entends). Les premières générations de lecteurs ont dû s’accoutumer à une masse fictive bien plus grande que les 7 tomes, et ajouter au grand bouillon fictionnel les films, les jeux vidéos, mais aussi les tumblr, les mèmes, les fanfictions (oh, les fanfictions…), le cosplay, sans parler des opus parallèles de JKR, et jusqu’à la voix de Stephen Fry imitant de manière bizarre mais étrangement émoustillante des voix de vieille anglaise pour les personnages féminins de l’audio book. Alors oui, post-moderne lecteur, mon semblable mon frère, tu le sais bien qu’Harry Potter, ce n’est pas seulement la description oublieuse d’une société structurellement raciste, ou un puits sans fond de réjouissances écossaises pour amatrices de femmes mûres.C’est aussi « Snape, Snape, Severus Snape, DUMBLEDORE ! », « Yo Harry, you’re a wizard papapapapapapam », et autres « Your mama is so fat her Patronus’s a cake ».

C’est donc une chose de créer Pottermore, qui en tant qu’encyclopédie, n’a pas pour nous autant de pouvoir de conviction que la fiction. C’en est une autre de prétendre donner une suite, 10 ans après, à un univers déjà sursaturé.

It’s over, isn’t it, isn’t it, isn’t it over

Et le coup de génie de JKR, c’est qu’elle ne le fait pas. Pas vraiment. L’intrigue même, dans tout son saint n’importe quoi, témoigne de cette conscience aiguë des limites du geste de continuation. De manière intéressante, elle coche même toutes les cases des suites allographes, c’est-à-dire des suites d’œuvres de fiction réalisées par d’autres auteurs que l’original (cf les suites des Trois Mousquetaires, ou les continuations de toutes les séries littéraires populaires type James Bond) : ambiance de dégénérescence, surexploitation de la progéniture des héros, aucun bouleversement majeur du status quo. Sur ce dernier point, on peut évidemment débattre (bonjour-voyages-dans-le-temps-qui-font-pleurer-au-logicien-des-larmes-de-sang), mais personnellement, j’avais beaucoup de mal à éprouver une quelconque inquiétude pour les personnages, et à aucun moment je ne me suis dit qu’elle risquait de tuer Harry ou une autre tête d’affiche, alors que, soyons honnête, c’était l’occasion rêvée pour le faire (et il le méritait tant et tant). Il est évident que rouvrir d’aussi vieux dossiers interdisait de fait toute modification majeure du canon, et il est certain que tout ce qu’elle a pu tenter dans ce sens sera retenu contre elle par des hordes de fans hurlants, la bave aux lèvres et la cicatrice au front (pour n’évoquer que le cas de Delphini Jedusor-Lestrange, emokid de prestige devant l’éternel). Et c’est là que Rowling a été très forte. Pour contourner les accusations de réécrire l’histoire, elle nous offre une pièce qui parle de… réécrire l’histoire. Oh, c’est un oiseau, c’est un avion, c’est une coïncidence métatextuelle entre forme et fond de moyenne facture.

Pardon pour l’esbroufe, ensuite je me calme et je donne mon avis (mais en termes de style, essayer de limiter les anglicismes me rend par ricochet tout de suite plus pédante, c’est une tare. Cette fois-ci je m’en tiens aux titres, parce qu’il faut bien vivre). Bienvenue dans mon segment « Marion donne son avis sur quelque chose de connu », aujourd’hui on fait la critique du dernier Harry Potter, et on se la donne. C’est parti pour « Everything that feels so right and oh so wrong about HPCC in 99 pages or more. » Regardez moi ça, j’ai menti. Ce qui me rappelle également que cette chronique est garantie 100 % spoilers : il y a un lieu et un temps pour parler des livres que l’on n’a pas lus, et il s’agit respectivement de la salle 308 de Paris 3 et de l’hypokhâgne. Ici nous faisons les choses bien.

Formulons donc, et la brillance de mon raisonnement me laisse moi-même comme deux ronds de Fondants au Chaudron, l’hypothèse suivante : Harry Potter and the Cursed Child n’est pas un livre de JK Rowling. C’est une hypothèse parfaitement raisonnable, que je vais m’employer à prouver en 8 étapes simples, 200 anglicismes superflus, 3 schémas, quelques photos de Maggie Smith, un excès malsain de parenthèses (voir figure 1), des figures invisibles – il fallait kickstarter ma tablette graphique, tant pis pour vous –, des tirets d’insertion parce que ça fait plus chic, des éléments d’énumération ajoutés simplement pour le rythme de la phrase, beaucoup de références au tome 5, une cuillerée de Rebecca Sugar, prenez un biscuit Potter, un peu d’analyse narrative, beaucoup de spoilers, de la subjectivité en veux-tu en voilà, sans parler de l’éternel problème des pieds des Détraqueurs (oui, ce problème là).

Show must go on

Pour commencer, je voudrais partir du point perturbant numéro 1, le choix de la forme théâtrale. Qui est surpris ? Bon. Il y a évidemment beaucoup à en dire si on considère notre vision actuelle du théâtre : depuis au moins 50 ans, le théâtre, c’est bien plus l’espace de la parole que de l’action, surtout depuis qu’on a le droit à un film Marvel par an et un Hunger Games pour Noël. Et, d’expérience, JKR est plutôt quelqu’un qui est là pour nous raconter des trucs, pas pour faire résonner le silence et les absurdités d’une langue vidée de toute signification par la révolution mallarméenne (encore qu’on puisse débattre du cas de « discombobuluated »).

Ma première réaction a d’ailleurs été de me dire que c’était un choix étrange dans la mesure où sa principale force ne réside pas vraiment dans les dialogues. Bon, c’est mieux que Tolkien (en même temps qu’est-ce qui est moins bien que Tolkien), mais pour moi elle a essentiellement trois cordes à son arc : les envolées émotionnelles (et autres phrases à clôture de bande-annonce sur fond noir, choix, possibilités, and all that jazz), les traits d’esprit, qu’elle aime tellement qu’elle ne résiste pas à la tentation d’en laisser à tous les personnages ou presque sans considération d’intelligence ou de personnalité (même si, soyons honnêtes, « You were moderate to average » ? Complètement fabuleux), et le reste, soit le dialogue fonctionnel. Je suis un peu revenue sur cette idée en lisant la pièce, parce oui, c’est vrai, beaucoup de dialogues sont assez plats et servent uniquement de support à l’action, mais mon Dieu, qu’elle est efficace dans la catégorie réplique cinglante. Au point que, vu le rythme effréné, on ait parfois des problèmes de rupture de ton un peu brusques qui m’ont dérangée.

Alors oui, JK Rowling n’est pas Beckett (qui est surpris ? Bien. Oh. Quelqu’un a lu avec un peu trop d’enthousiasme mon billet sur Lemony Snicket, je vois. Allez, on range son béret et ses lunettes noires, on garde son cake banane-post modernité pour demain et on reprend un peu de pop-corn shakespearien), et la pièce se range du côté de quelque chose qui a, j’ai l’impression, presque disparu en France, le théâtre à grand spectacle. Le rétro revient en force, il faut croire, parce qu’en toute logique, avec une intrigue pareille à l’heure actuelle on ne fait pas une pièce, on fait un film. À moins d’être un fan de pièces à machines façon cour de Versailles avec câbles et poulies. Mais c’est là qu’intervient un facteur que j’aime toujours à convoquer parce qu’il m’apporte un grand sentiment de satisfaction et éclaire de sa lumière tous les recoins sombres d’absurdité de l’existence : les Anglais-e-s. Je les aime tant. En l’occurrence, je suis loin d’être spécialiste, mais j’ai l’impression que la tradition du théâtre de divertissement est restée bien plus vivace chez eux, et on ne s’en étonnera pas dans le pays, non pas de Candy, mais de la comédie musicale, ce qui est presque pareil, mais pas complètement.

Et de fait, il faut imaginer The Cursed Child avec au moins le double des moyens de Wicked et consœurs, au prix de quoi la pièce est sans doute formidable, parce qu’à moins, la pièce est sans aucun doute ridicule. Quelqu’une me faisait la remarque que les didascalies ne sont pas des didascalies de théâtre, et effectivement, bon courage pour mettre en scène « And time stops. And then it turns over, thinks a bit, and begins spooling backwards » et bonsoir chez vous. Et puis, comme je le disais, les pieds des Dementors. Les moments d’irruption des acteurs dans le public sont toujours liés à des trucs effrayants, et j’imagine que, bien fait, ce doit être assez fabuleux. Mais à ce niveau, ça relève d’un fantasme de lecteur devenu réalité : sentir le souffle du Détraqueur sur sa nuque longue, un rêve livré chez vous en kit par les années 90. HPCC serait-il le Pokemon Go de la littérature jeunesse ? Encore faut-il pouvoir créer sur scène quelque chose qui s’approche de l’image fantasmée, sinon c’est vite arrivé de faire un peu tièp (et pieds, encore et toujours). J’espère pour eux (mais je n’en doute pas) qu’ils ont beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent, sinon les Dementors risquent de se prendre les pieds dans le tapis. Surtout que notre imaginaire de la magie est désormais complètement programmé par les images issues des films. Shakespeare versus Miramax, j’ai vu la fiche technique finale mais j’aimerais que le service presse m’envoie une invit’ et un billet d’Eurostar, juste pour être sûre.

Le théâtre c’est la santé, ça économise du papier.

C’est l’autre facteur qui explique ce soudain désir de show-biz à l’ancienne. On ne le dirait pas parce que le bouquin est calibré pour ne pas pâlir à côté des 7 tomes en terme de poids, mais ce n’est pas un huitième opus que nous avons entre les mains : si on est honnête, c’est une deuxième saga. Et le parti que tire JKR du format, c’est avant tout une conséquence d’une flemme d’écrivain (dans cet ordre, on reviendra après sur les apports concrets).

Elle s’était plus ou moins enfermée elle-même dans une logique de série, avec des passages obligés communs à tous les tomes, et le défi consistait à les garder (parce que c’est ce qui fait plaisir au lecteur, de retrouver Choixpeau et matchs de Quiddich, sans parler de la petite pastille « Apprenons les numéros d’urgence sociale avec la famile Dursley ») tout en apportant toujours des variations (« Maman j’ai raté le Poudlard Express », « Dumby j’ai agrandi ma tante », « Harry Bagman, confessions d’un colis voyageur » et autre joyeusetés). Sauf qu’en réalité, Harry Potter n’est pas une série, c’est un cycle. Une série, c’est Nancy Drew ou le Club des Cinq, c’est James Bond ou Tintin : une intrigue répétitive où les tomes peuvent se lire plus ou moins dans le désordre et où on nous re-présente tous les personnages via des subordonnées descriptives ajoutées au détour d’une phrase avec une subtilité à faire pâlir un Edward Cullen anémié. Et si une série peut donc compter sur la semi-amnésie des lecteurs, le cycle ne peut pas, il se lit dans l’ordre et n’a en général pas 50 volumes. Sauf que Harry Potter, pour nous, c’est aussi Poudlard, et donc la rentrée, la vacances, les devoirs, les bons points et les profs de let…métamorphose sexy (quoi ?). C’est l’inconvénient de fonder une série sur un rythme scolaire.

Manque de chance, pour nous raconter les aventures de He-Who-Should-Have-Been-Named-Differently, elle aurait dû repasser par la case découverte de Poudlard, d’une part, et d’autre part elle avait besoin d’un personnage suffisamment âgé pour que le conflit avec le père soit bien établi, et qu’il puisse aussi draguer les fans d’Evanescence trop vieilles pour lui. Écrire une pièce lui permettait de laisser suffisamment de blancs entre les scènes et de faire les ellipses nécessaires, et dans cette mesure, l’histoire est particulièrement adaptée au théâtre. Au niveau de la continuité et de la variation des points de vue, ça permet aussi d’introduire les scènes de rêve, que je trouve particulièrement bonnes et intéressantes, ce qui aurait été plus compliqué dans un roman où on aurait suivi Albus Severus (je vous demande un peu. C’est sans doute l’équivalent sorcier de Louis-Napoléon, en matière de prénom). Elle voulait plusieurs héros, plusieurs strates temporelles, il lui fallait un format où les coupes sont faciles, c’était donc soit théâtre soit cinéma, et l’un était plus accessible pour elle que l’autre. Et oui, ça nous donne quelque chose de plus disproportionnée qu’un film hongrois en noir et blanc, avec plus de changements de décor qu’une pièce de Maeterlinck et moins de continuité qu’un épisode de Kino, mais de ce point de vue, ça marche. Bien sûr, elle aurait pu se réinventer totalement et écrire un roman qui ne soit pas construit comme les précédents. Mais 1) c’est fatiguant et 2) peut-on vraiment sortir Harry Potter de sa logique sérielle sans perdre Harry Potter en route ? Personnellement j’aurais préféré un roman, mais j’ai conscience que le « frisson fan » aurait sans doute été moins cultivé, parce que JKR aurait été forcée d’innover en profondeur, pour une comparaison peut-être moins flatteuse avec les autres tomes.

Tick tock goes the clock, even for the Potters

Néanmoins, la frustration demeure. Parce qu’on n’a pas le temps de s’attacher aux nouveaux personnages (le coup de théâtre Delphi aurait été autrement plus efficace si ne l’avait pas vue dans 3 scènes et demi seulement). Parce que les scènes les plus dramatiques sont un peu en demi-teinte, à cause du désir de faire des bons mots (gosh, enough with the Snapy comebacks… see what I did there?) et surtout parce que les événements apparaissent en arrière-plan dans les didascalies. Sérieusement, on assiste à la triple mort d’Hermione, Other Ron et Snape en l’espace de 15 lignes, de la manière la plus choquante qui soit et 10 minutes après les avoir rencontrés, et on enchaîne avec une scène directement issue d’HPMoR, les Retrouvailles du Club des Deux, option sarcasme adolescent. JKR, I am not amused. Ma sensibilité est heurtée, presque autant que par la scène 10 de l’acte 2, également connue sous le nom de Harry Doit Mourir. C’est un peu dommage, dans la mesure où la pièce marche essentiellement sur l’émotion, mais j’imagine que sur scène l’effet est différent. Là encore, ma conclusion à la lecture, c’est que j’aimerais beaucoup voir la pièce, parce que le texte fait retomber comme un soufflé une partie des effets. Cela dit, je persiste à trouver que le temps passé dans cette timeline est bien trop court. Elle aurait pu créer (ou recréer, qui sait) le concept de série théâtrale, ça aurait été bath.

La contrepartie obligatoire, c’est que ça rend la pièce très efficace quand il s’agit de mesurer les effets du passage accéléré du temps. Pour cette raison, je trouve le début assez brillant, avec l’enchaînement des rentrées des classes successives. On voit petit à petit se dégrader le rituel aimé (de nous et de l’ancien héros), et le nouveau héros se transformer en ce qui serait sans doute un personnage complètement secondaire et anonyme de la première saga (ou, disons, Neville). Le rythme du début a le mérite de rendre crédibles les rapports entre les personnages, et de transformer efficacement l’atmosphère, Cinquante Nuances Plus Foncées (ils vous manquent mes anglicismes, maintenant).

Who’s your Daddy?

Et puisqu’il est question de rapports entre les personnages, je voudrais en profiter pour saluer la relative (on reste chez JKR) subtilité des rapports familiaux. Il y a du mieux, depuis les premiers Harry Potter (qui commençaient comme un conte, pour finir comme le Roi Lion). Parce qu’évidemment, la question « comment continuer après Harry Potter » ne se pose pas seulement à JK Rowling, elle se pose aussi aux personnages, me donnant la satisfaction de voir périr par le feu le happy end façon Notre belle famille du tome 7. Et l’auteur de mesurer les erreurs du passé. Première Leçon d’Éducation pour Parents peu Subtils, oui, devinez quoi, c’est une mauvaise idée de nommer les enfants d’après les morts. Surtout ceux qui se sont fait déchirer la gorge par une serpent géant dans une cabane secrète sous les racines d’un arbre boxeur parce que quelqu’un avait piqué un somme au mauvais moment et ne savait plus Sous Quel Gobelet Se Cachait La Baguette Magique. Deuxième Leçon, qui mériterait d’ailleurs un, petit approfondissement : il peut être malavisé de transmettre à sa progéniture un axe Bien-Mal indexé sur des classes d’option de collège, au risque d’augmenter sensiblement le taux de suicide chez les jeunes se découvrant une passion irrépressible pour l’économie. Question représentativité des Serpentards (les temps sont durs pour nous hippies de la safe-itude), on ne peut que se réjouir d’avoir, pour une fois, des héros issus des minorités, même s’il s’agit d’une minorité fictive créée par la première saga (nous y reviendrons aussi, de manière plus musclée, parce que j’en ai gros).

Spinners and Loosers

Je trouve en tout cas qu’elle réussit à être fidèle à la psychologie de Harry, qui reste agaçant et faillible juste ce qu’il faut, et jusqu’à un certain point on peut même croire qu’on va assister à la naissance d’un Mage Noir par le truchement de l’inadvertance et des bonnes intentions qui pavent la route d’HEC. Petite note en bas de page pour supposer que l’auteure a aussi quelques problèmes avec la figure du père. Il n’y a que les mères qui tiennent la route dans cet univers, et ça a toujours été le cas. Rien à redire non plus pour Hermione, qui se trouve même un peu vengée par la vie, même s’il faudra m’expliquer par quel chemin elle a pu devenir la Madame Pince de la Défense contre les Forces du Mal dans la timeline de l’ennui. Concernant Ron, il faut se rendre à l’évidence, Fred lui a laissé en héritage sa personnalité en mourant, ce qui parachève le côté « éternel sidekick transparent » du personnage. On peut évidemment envisager qu’il ait vieilli dans ce sens, ce qui à tout prendre n’est pas une idée désagréable, mais c’est un peu facile. De la même manière, dans ses premières scènes Delphi n’est qu’un genre de décalque de Tonks, et je commence à me demander si JKR n’a pas un nombre de types limité dans sa besace à caractères. Rose marche tout à fait comme le produit logique du mariage de Ron et Hermione, compte tenu de leur position sociale après-guerre, et je trouve assez agréable qu’on doive se poser la question de la descendance d’un groupe de looseurs parvenu au sommet par accident suite à une longue série d’atrocités. Nous avions des outsiders, nous voilà maintenant avec des héritiers, et pour une fois les logiques déterministes ne sont pas tout à fait ignorées : les enfants, contrairement aux parents, partent du haut de l’échelle sociale, et ne peuvent que se maintenir superbement ou dégringoler tout en bas, reine du bal ou Severus Snape junior. Harry Potter lui-même ne s’en sort pas si bien depuis qu’il est un gagnant. On sent un potentiel virage « Harry Potter et les rouages de l’administration » dans sa vie, un manque d’action certain, des soirées Biéraubeurre et échecs magiques avec son vieux pote roux et bedonnant, des petits crises post-traumatiques nocturnes, bref une vie de banlieusard moyen. Heureusement que sa progéniture est là pour le rendre au monde riant du totalitarisme.

Reste le Problème Malfoy. Je suis bien entendu au bord de distribuer un bon point et un image à Draco pour s’être marié en dehors des trois noms de Serpentards cartographiant le monde connu. Mais enfin je m’interroge : quand on a été élevé par des Nazis, conditionné pour assassiner Obama, et qu’on a échappé à la purge finale en mentant sur l’état d’un cadavre, est-ce qu’on déambule sereinement parmi ses anciens ennemis comme si on était à Levallois-Perret ? Peut-être. J’aimerais tout de même savoir où il a bien pu rencontrer sa femme, sans parler de l’énigme Scorpius, qui, si on en croit les lois de la générique rowlingienne, est plutôt le fils caché d’Hermione et de Molly Weasley que celui de Voldemort.

« Two magicians shall appear in England »

Soyons clair : Scorpius Malfoy, oscar du meilleur personnage dans un rôle original. C’est un mélange qui, je crois, n’existait pas chez Rowling, et qui surclasse Albus « daddy issues » Potter d’une bonne coudée. J’ai donc benoîtement aimé Scorpius. Et puis je me suis demandé pourquoi j’aimais Scorpius. Et c’est là que m’est apparu, claire comme une crystal gem, la solution à une énigme que bien des Anglais-e-s (eh oui, même elx) doivent se poser le soir, entre le sherry et l’after eight : à quoi JKR peut-elle donc bien occuper ses très nombreuses heures creuses ? Mesdames et messieurs, depuis qu’elle est devenu milliardaire, il est désormais évident que Joanne Kate Rowling parcourt les mers de l’Internet. Je pense que c’est indéniable et que c’est la petite touche qui apporte de la personnalité à HPCC, ce qui tend aussi à expliquer pourquoi on peut dire que le livre n’est pas tout à fait d’elle : non seulement JKR connaît ses fans, mais elle les a lus. Et si j’aime Scorpius, c’est parce qu’il ressemble à une décalcomanie blond platine d’un personnage de Harry Potter and the Methods of Rationality (sans doute Harry lui-même, dans sa période câlins).

En termes de vraisemblance chronologique, on s’y retrouve, puisque si Harry est un enfant des années 80 et que je soupçonne très fortement les Dursley de voter Thatcher, ses enfants sont censés être des adolescents d’aujourd’hui, à une ou deux unités Tardis près (si les sorts contraceptifs existent bien, disons qu’on se situe légèrement dans le futur, et, oh, d’ailleurs, c’est un peu trippant). Bon, le petit souci de Joanne Kate (dit comme ça on comprend mieux certains aspects de son œuvre), c’est qu’elle est un peu trop fière d’être à la page, et qu’elle se croit obligée de signaler toutes les deux répliques que Scorpius est un « geek ». On se demande bien à quoi ça peut correspondre dans une société où l’éclairage à la bougie est standard et où les pigeons voyageurs sont considérés comme hype côté technologies de la communication. En réalité, c’est aussi une facilité au sens où, sans doute par réaction familiale, vu le rôle peu glorieux qu’y a joué son père, Scorpius est remarquablement (…) informé des événements du passé (sérieusement, « il paraît que Bathilda Bagshot n’a jamais vu l’intérêt de verrouiller sa porte » ? Sérieusement JK ?), ce qui nécessite de le qualifier de geek pour rendre l’info crédible.

Fix-it Jo

Il serait donc bien une Hermione 2.0, et ce n’est pas le seul point commun. Pour me citer moi-même, j’y reviendrai, mais ce qui m’intéresse pour l’instant dans ce nouveau hobby de Rowling, c’est l’impression, dont il est difficile de se débarrasser, qu’elle répond aux critiques qu’on lui a adressées sur la toile. HPMoR n’est que la partie visible de l’iceberg, mais j’ai l’impression qu’il est admis depuis longtemps par tous les vieux lecteurs que cette histoire de Retourneurs de Temps est quand même carrément problématique, que la sécurité du Poudlard Express n’est pas au top, ou que la Carte des Maraudeurs est un artefact stupidement sous exploité. J’ai parfois eu l’impression en lisant d’assister à des sessions de « Joanne K., droit de réponse », y compris au sein de l’intrigue elle-même. Pas si à l’aise que ça avec l’idée que des adultes qui ont eux-mêmes pratiqué ce sport étant jeunes continuent à conserver des objets requérant un niveau de sécurité grosso modo équivalent à celui d’une bombe atomique sur une étagère poussiéreuse en se disant que mettre une devinette en alexandrins est le seul rempart qui vaille contre la barbarie, elle se sent obligée de nous ajouter une réplique de McGonagall (et pour cette unique raison, je lui pardonne) qui met le nez dans sa honte à Hermione comme si les échiquiers géants de Tchernobyl étaient des erreurs qui n’arrivaient qu’aux autres. S’en suit une explication approximative sur les précautions à prendre en cas de deuxième Retourneur de Temps Inopiné. Bah voyons. Si vous voulez mon avis, on ne pense pas assez au nombre de blagues qu’on pourrait faire avec un objet qui permet de retourner dans le passé pour 5 minutes seulement. Quoi qu’il en soit, on sent bien que notre bonne vieille Rowling est vulnérable à la critique, et aimons la pour ça, même si par ailleurs c’est un peu se foutre du monde si on considère les trous béants de l’intrigue.

Cette obscure clarté qui tombe de l’intrigue

Ah oui, il y a aussi ça. Ai-je vraiment besoin de remplir cette section ? Je veux dire, quelque part c’est assez rassurant de constater que, quand JK Rowling se lance enfin dans son propre sequel, ça donne quelque chose qui :

1) Est tout aussi crackpot qu’une bonne partie des fan fictions, et

2) Se recoupe largement avec ce qu’on trouve depuis des années dans une partie des bonnes fan fictions.

Je ne vais pas lister les incohérences, parce que j’ai la flemme et que ce serait tirer sur l’ambulance, d’autant que les youtubeurs ont déjà fait le tour de la question pour moi, mais c’est quand même gentiment ironique qu’en voulant réparer les erreurs du passé (aka l’existence des Retourneurs de Temps), JK se retrouve avec une pelletée de voyages temporels à gérer. Alors Que Les Voyages Dans Le Temps, C’est Compliqué. Et qu’elle n’avait visiblement pas le courage de vraiment affronter le problème.

Je ne vais même pas parler du stratagème dit de la couverture et de son absence totale d’économie (sans parler du manque de respect pour les objets à valeur sentimentale ajoutée). Mais tout de même, est-ce qu’on peut me dire pourquoi se retrouver pendant 5 minutes avec la tête de la taille d’une montgolfière en public suffit pour transformer un golden boy en Mangemort ? Je veux dire, il ne pouvait pas s’en sortir avec deux ou trois jeux de mots sur Pouffsouffle, une catchphrase du type « comme ma tête » et un t-shirt ironique ? Mais non, put the blame on shame boys, put the blame on shame. Cela dit, ça jette quand même un sérieux doute sur la personnalité de départ de Cédric Diggory (et ce n’est pas très joli, de traîner comme ça dans la boue un personnage tertiaire sans défense, mais ça a le mérite d’être rétrospectivement flippant pour le lecteur, qui voit désormais des Nazis potentiels derrière le moindre Colin Crivey). Autre question : en quoi la mort de Neville empêche-t-elle Rogue de mourir ? Le problème de la baguette de Sureau continue de se poser. Question subsidiaire : il a quel âge, Other Rogue du coup ? 65 ans ? Je crois qu’il n’y a pas de retraite sorcière, ce qui n’a rien de surprenant dans cette société de merde. Là ce n’est pas vraiment un problème, juste que je suis curieuse (Alan Rickman aurait enfin pu avoir l’âge de son rôle, tristesse).

Et pitié, dites-moi que vous aussi, vous ne croyez pas à l’existence d’une vie sexuelle de Voldemort. Bellatrix, aucun problème. Je veux dire, c’est Helena Bonham Carter, personnellement je signe quand vous voulez. Mais Voldy c’est un « non » franc et massif. Je pose une requête officielle pour une Gomme de Cerveau qui servira à effacer les images mentales dérangeantes procurées par la lecture de ce bouquin.

Autre difficulté, qui n’est pas liée cette fois aux voyages dans le temps : qui m’a fichu des incapables pareils? Je parle bien sûr d’Alby et Scorpy. C’est peut-être une fois de plus la faute du théâtre, mais on a l’impression qu’ils partent manipuler le temps sur un coup de tête comme s’ils avaient 11 ans alors qu’ils sont en quatrième année, si je ne m’abuse. Je ne devrais pas trop critiquer, parce que c’est traditionnellement l’esprit d’Harry Potter d’avoir des héros mal préparés, et excepté le Sac à Solution d’Hermione dans le tome 7, les gosses ont toujours fissuré l’atome avec de la ficelle et des dessous de plat en liège. D’ailleurs, c’est à double tranchant : ce sont de gros nazes, mais ils arrivent à quand même à s’infiltrer dans le Ministère de la Magie, qui est dirigé par Hermione et est donc censé être plus performant qu’un Serdaigle sous acide. Une fois passe encore. Harry and co avaient 18 ans, c’était la guerre, l’avenir de l’humanité était en jeu. Là, ils en ont 14 et les soirées Time’s Up chez les Potter-Weasley sont en jeu. Ces gamins méritent le centre de rétention Saint Brutus pour mineurs récalcitrants. Et on ne parlera pas de cette scène faux Ron-vraie Hermione. Enfin si, un tout petit peu : c’est très dérangeant. Bon, d’accord, c’est aussi très drôle. J’entretiens des sentiments compliqués à l’égard de cette scène. Mais elle a le mérite de poser une question cruciale : si, suite à ce genre d’échanges, Hermione n’appelle pas la sécurité, à quel genre de mariage avons-nous affaire ?

It’s dark, it’s fine, it’s the darkest timeline

Les voyages dans le temps n’ont pas que des inconvénients. J’apprécie déjà beaucoup le fait que l’intrigue soit plutôt sombre, et les rapports humains difficiles, parce que j’ai grandi depuis la sortie du 7, et que je dois à peu près correspondre au public visé par JK Rowling, qui a toujours su faire évoluer la complexité du point de vue porté sur le monde fictionnel avec l’âge de son lectorat. Mais j’apprécie beaucoup la darkest timeline. Je sais bien qu’on peut lui reprocher un manque certain d’imagination, et qu’une louche de totalitarisme rajoutée à une société déjà bien gangrenée donne des trucs vraiment, vraiment improbables du type « Oh non, je suis couverte de sang de pauvre ! » (aka, « j’ai encore du sang de Moldus sur mes chaussures »). C’est assez dommage parce qu’on sait qu’elle est capable de plus de subtilité : dans ce genre de cas les bourreaux ne se disent jamais « oho, je suis un bourreau, j’aime décapiter des chatons et torturer des gens dans les donjons entre deux cours de Potions ». Mais rien que d’imaginer Hermione et Ron avec un look à la Mad Max, et les longues soirées d’hiver de Snape devant supporter les blagues sur les Cracmols à la Grande Table pendant vingt ans, pendant que dans la Cabane Hurlante la tension sexuelle s’accumule, des étoiles brillent dans mes petits yeux chafouins. Je reste aussi sur ma faim : qui a tué McGo ? Qu’il se dénonce. Et se prépare à mourir. Bref, je pense que je suis trop bon public pour les intrigues pessimistes, ce qui biaise un peu mon appréciation, parce qu’en réalité la darkest timeline n’est pas très créative. Mais l’Ordre du Phénix est mon tome préféré, et j’aimerais vraiment en lire un remix gothique, alors je propose de crowdfounder un tome 9 à partir de cette strate temporelle, parce que je le vaux bien.

It’s time for our Harry and Hermione routine

J’ai eu l’impression que, tout au long du livre, JKR me narguait en montrant qu’elle était parfaitement consciente de ses propres défauts d’écriture, et faisait semblant de les corriger tout en retombant dedans. Est-ce qu’on peut appeler ça du fix-baiting ? Est-ce que ma machine à néoanglicisme est en train d’échapper à tout contrôle ? Vous voulez un exemple ? Oui je sens que vous voulez un exemple. Eh bien prenons un exemple.

Par exemple, Albus et Scorpius sont dans un bateau. Ils sont de toute évidence les Harry et Hermione des temps modernes, parce que modernité rime avec inutilité totale de Ron, si ce n’est pour la fonction de comic relief, qui échoie donc à Scorpius. Ce faisant, il devient le personnage le plus sympathique et aussi le plus intelligent, puisqu’il joue bien sûr le rôle d’Hermione. Cette fois-ci, Joanne Kate en est certaine, elle ne refera pas l’erreur de sacrifier le meilleur personnage à un héros caractériel et agaçant. Elle nous pousse du coude sur la question de la descendance de Voldemort, et on se dit « oh, il va être au centre de l’intrigue, parfait ». Elle lui donne une vie digne d’un drama coréen, avec tragédies familiales et romances contrariées (notez le pluriel). Elle nous offre des scènes où Scorpius rappelle gentiment à Albus qu’il n’est qu’un sale petit con qui devrait penser à ses privilèges. Et… voilà. Il ne se passe rien, Albus reste le foutu héros, et Scorpius se fait hermioniser dans les règles de l’art. C’est une forme très retorse de Suspension d’Abat-Jour. Je déteste ça, je déteste ça, je déteste ça. De toute façon, ce genre de choses était déjà courant dans Harry Potter : faire semblant de ne pas donner dans un cliché problématique tout en y donnant carrément est un des défauts de JKR, c’est en partie ce qui rend la société magique si problématique (elfes de maison, Serpentards, gobelins, etc).

« We need to talk about Steven »

Je crois que l’essentiel de mes frustrations peut se résumer en cette phrase lapidaire, sibylline, et pourtant étrangement pertinente (plus qu’une prophétie de calibre standard, de toute évidence, depuis qu’on a établi (?) que les prophéties, on s’en tamponnait l’oreille avec une babouche).

Pourtant, cette phrase a un versant ensoleillé. Un versant qui sent bon la plage et les rebuts de friture. Un versant arrosé par la mer et les pluies de bourgeons de roses. Un versant qui étincelle telle une perle entre vingt épée dansantes. Un versant Steven Universe.

Que l’on s’entende bien, c’est un territoire enclavé de la taille d’un tapis de Twister, mais il a, comme la Micronésie, le mérité d’exister. C’est sans doute dû à mes obsessions les plus fraîches (à suivre dans ma prochaine chronique, en exclusivité locale sur andthetempleofdoom, un jour, sûrement), mais j’ai parfois eu l’impression que nos deux nouveaux héros étaient faits d’un autre bois que les enfants de jadis. Entre les jeux de mots à deux Noises en flux tendu et les câlins à tout va, j’ai cru être devant de mini Steven (surtout Scorpius). Je les trouve beaucoup plus mignons, en ce sens, que ne pouvaient l’être Harry, Ron et Hermione, qui ne sont pas particulièrement connus pour leurs embrassades émues, si mes souvenirs sont bons. J’espère qu’on tient le profil de la nouvelle génération. Enfin, là encore, je pense qu’il faut surtout y voir une perméabilité de l’écriture de Rowling à la culture kikou du net.

Et puis, et puis, et puis, on paye très cher ces quelques secondes de rêverie universienne, avec Scorpius en Steven, Hermione en Pearl, Ron en Amethyst et Ginny en Garnet (oui oui). Parce qu’il y a un autre Steven dans cette équation. Mesdames et messieurs, j’appelle à la barre des accusés Steven Moffat.

Là encore, avant d’entrer dans la partie sanglante de mon propos, je dois bien avouer qu’il y a des avantages à la moffatisation de Rowling. C’est toujours agréable d’imaginer JK à 12 ans, mollement accoudée à un comptoir graisseux avec ses parents, à regarder Doctor Who entre deux sessions de pub quizz. On oublie trop souvent la britannicité de cette chère Joanne. Au Moffat de Doctor Who, elle emprunte un certain sens de la grandiloquence épique et des répliques du type « Run, you clever boy ». La proximité est parfois troublante. Mais. Mais. Mais.

MAIS.

Pourquoi, Seigneur, pourquoi, pourquoi faut-il donc qu’elle se mette elle aussi à faire du queer baiting ? Ce qui est terrible, et me donne envie de faire sauter des globes oculaires à l’aide de ma cuillère préférée, c’est qu’elle croit s’acheter une conscience d’auteure moderne en faisant quelques allusions sur la place des femmes. Ginny écrit des chroniques sportives, c’est Harry qui fait la cuisine et Hermione est de toute évidence le capitaine de cet improbable bateau (d’ailleurs, que faut-il conclure du fait que Rose porte les noms de ses deux parents, mais qu’Albus ne soit qu’un Potter ? Rien de très reluisant, je le crains). De la même manière, Ron aurait pu épouser une personne racisée (Padma), mais il n’en serait évidemment ressorti Rien de Bon. JKR a lu des fan fictions. Elle sait à quel point le monde entier réclame à cor et à cris de la romance LGBT (oui, le monde entier). Elle n’a pas le droit d’insérer des moments ambigus entre Albus et Scorpius si c’est pour les néantiser immédiatement par l’intermédiaire de Delphi et de Rose (même si j’aime plutôt le fait que Scorpius soit amoureux d’elle). Je trouve ça franchement déplaisant, surtout de la part de quelqu’un qui a fait faire son coming-out à un personnage en dehors des romans. D’autant que l’intrigue en aurait été tellement plus amusante… Je veux dire, imaginez la tête de Draco. C’est un couple de personnages qui était fantasmé dès la sortie du tome 7. J’espère que JKR sait au fond d’elle qu’elle n’est pas du tout aussi cool qu’elle pense l’être, parce que personnellement, sur ce point elle me fatigue.

Autre chose concernant le syndrome Steven Moffat : cette absurde notion selon laquelle on est censés aimer le personnage principal parce qu’il est le personnage principal, même si c’est un connard complet. Eh bien non, merci mais sans façon. J’aime Albus en looser magnifique, éventuellement, en tocard mélancolique ou dépressif, mais quand il devient un mini-Harry avec un narcissisme dix fois plus important que celui de son père et aucune sorte de considération pour son prochain (qui peut résister au coup de la couverture ? Petit salaud sans coeur), je refuse de continuer à le soutenir. Ce devrait être le moment où Scorpius devient le héros, et de fait JK a le bon goût de le faire disparaître, pour un temps (vous voyez que la darkest timeline est bien la meilleure qui soit), mais on sait bien que les hiérarchies entre personnages demeurent, telles la fontaine du Ministère de la Magie. Je ne serai pas l’elfe de maison des hôtes de ces bois.

Du coup, JK fait semblant d’être sympa, elle prétend aussi être subtile, et souvent, il me faut bien l’admettre, elle l’est. Mais si on creuse, on tombe assez vite sur une mine de valeurs problématiques encodées dans l’intrigue (un peu à la manière de Devinez Qui). Faut-il développer sur l’exaltation du sacrifice personnel (on ne sait même plus qui veut mourir pour qui dans cette histoire) ? Ou sur la génétique ? Seigneur, la génétique. C’était déjà le problème dans la première saga, et sa faiblesse irrémédiable dans une battle avec Lemony Snicket : JKR explique l’origine du Mal comme la Bible, c’est-à-dire mal. Voldemort est méchant parce qu’issu d’un viol (et en plus sa mère était moche). Du coup, Scorpius ne peut pas être son fils parce qu’il est trop gentil. Je tiens à souligner que c’est une explication véritablement avancée dans le texte, et que ça ne me paraît pas franchement mis à distance. Pour cette exacte raison, j’aurais beaucoup aimé qu’Harry, à force de se comporter comme un connard standard, ne fasse de son fils un Mage Noir, ça aurait fait les pieds au manichéisme biologique. Mais non, tout va bien, puisqu’au final bis delphiniam non placet. Bref, depuis la dernière fois, Joanne a mieux compris le déterminisme social, mais elle reste encore un peu trop essentialiste. Heureusement que les filles tiennent des chroniques de sport. Pffff.

Take another biscuit. Don’t be ridiculous.

Je me rends compte que je suis en train de faire de cette chronique une descente en flammes de ce brave HPCC, alors qu’au fond, je l’aime bien. Quiconque me connaît un peu n’y verra pas nécessairement de contradiction, mais en l’occurrence il est utile de préciser que trouver les points problématiques a quelque chose de plus divertissant que de louer ce que de droit. Sans doute parce que l’essentiel se résume au simple plaisir des retrouvailles, aux répliques cinglantes, au suspens, à la nostalgie des pages qui s’enchaînent sans qu’on puisse lâcher. Rowling a encore frappé. En dépit de tout, ça marche. Le fait même que ça marche aussi bien me donne occasionnellement l’envie irrépressible de la bourrer de coups, mais ça continue de marcher.

En vrac, donc. Le retour de Snape, le débriefe sur ses choix et sa mort, chose que je n’avais, dans ma grande stupidité, pas du tout vu venir. On se sent vengés par la vie, c’est formidable, c’est comme si Rickman ressuscitait. Ron et Hermione, l’éternel vaudeville : c’est à peu près le contre-exemple de tout ce qu’elle fait par ailleurs dans la pièce, à savoir tenter de corriger ses propres erreurs d’écriture. Rowling a déclaré il n’y a pas si longtemps que Ron et Hermione n’était pas faits l’un pour l’autre et qu’elle aurait mieux fait de marier Hermione à Harry. Ici c’est comme si elle revenait dessus pour nous dire : non, les héros torturés ne sont pas des cadeaux, on peut être une femme de pouvoir et avoir les genoux qui tremblent face à Tonton Dédé et ses blagues du Nouvel An. Dans ce sens, même s’il est au fond complètement absurde, le couple Ron-Hermione a un arrière-goût de vie réelle. JK est impénitente sur ce point. Elle insiste en nous montrant que dans toutes les time lines, la seule constante est un tango Marie Curie-Jo le rigolo, et ça, c’est fort. Les larmes de Dumbledore, compliquées par le fait qu’il n’est qu’un tableau. Le fait de se soucier des morts oubliés et de leur famille (Amos Diggory avec nous). Ces échecs répétés mais crédibles du dialogue familial. L’arrière-fond psychanalytique de toutes les scènes de rêve, et de l’intrigue de manière générale. Pétunia Dursley. L’histoire refusant obstinément de se répéter. Hermione rangeant le bureau d’Harry dans son dos. A baby and a holiday. Harry observant ses parents mourir. De manière générale, tout cet aspect à double tranchant du fan service qui débouche sur des scènes insoutenables, puisqu’on doit forcément faire mourir une deuxième fois les personnages momentanément ramenés à la vie. Ce comique de répétition totalement gratuit sur les Français. Scorpius : il est adorable, il est formidable, il fait tourner de son nom tous les moulins de mon cœur. McGonagall. McGonagall. Le simple fait de la faire revenir. Le fait qu’elle soit bien plus perspicace et une adulte de meilleur qualité que Harry (et qu’elle ait des notions de préservation de la vie privée). Le fait que Ginny ait été une enfant solitaire. Cette sensation générale que les choses ne sont pas aussi idylliques qu’elles le paraissent, ni aussi simples. Albus et Scorpius rejouant Roméo et Juliette. Le degré général d’émotivité. Ombrage. Cette incertitude morale entourant Draco comme un brouillard allemand. Scorpius the Dreadless, Malefoy the Unanxious. Rose sentant le pain. It’s time that time-turning became a thing of the past. La terreur diffuse qui naît au moment de la découverte du tatouage. Les caramels d’Hermione. Le fait que Scorpius cite presque Gertrude Stein. Le fait que les acteurs jouent plusieurs rôles, et les effets produits. L’impossible format de la pièce. Avoir fait sourire Severus Snape. Et toutes les autres choses qui parlent à mon petit cœur mou.

Rowling ne continue pas Harry Potter. Elle le ressuscite puis le tue, puis le ressuscite de nouveau, puis le tue, encore et encore, sous nos yeux ébahis, et le temps s’arrête, tourne sur lui-même, prend un instant pour réfléchir et commence à se rembobiner, essaye autre chose. Le plaisir du recommencement perpétuel. Ce n’est pas une suite, c’est un anneau de Moebius, et c’est, en quelque sorte, un tour de force.

Alors oui, oui est la réponse à la question « Plus de fan frites avec votre fan burger ? ». HPCC est fait de fan service. Mais Harry Potter a toujours contenu une part plus ou moins grande de fan service selon les tomes, il ne faut pas se voiler la face. Ça explique d’ailleurs l’horrible épilogue du tome 7, si vous voulez mon avis. Rowling a toujours cherché à nous faire plaisir, parfois trop, mais toujours avec sincérité. Elle n’est pas encore tout à fait de son temps, mais elle gère ses effets comme une grande. Mamy Jo se défend encore plutôt bien.

Et puis, une dernière chose. Certes, l’intrigue est cousue de fil dentaire et a des trous plus gros que la Sécu. Mais ce que nous rappelle le livre, c’est que, fut un temps, nous savions passer outre. Avant Youtube, avant HPMoR, avant même que nous touchions vraiment à Internet, nous lisions les tomes à leur sortie, et nous nous fichions bien de savoir si ces histoires de voyages dans le temps étaient vraiment cohérentes. We used to love the gibberish. Pour cette raison, accepter de lire HPCC d’un œil naïf, c’est un peu retourner au collège et se souvenir des longues nuits consacrées à terminer les livres, parce qu’une fois passé le chapitre 20, on sait qu’on est foutu.

But oh, but oh, but oh, the fanfictions

Quelqu’un m’a dit que le but essentiel d’HPCC était de rappeler que Rowling était la meilleure auteure de fan fiction d’Harry Potter au monde. C’est à peu près vrai, même si je suis certaine que parmi les millions de textes qui circulent, certains sont mieux construits et aussi drôles. La différence, c’est que tout cela sonne à nos oreilles comme plus réel que toutes les fan fictions de la terre. C’est injuste mais c’est comme ça : JK reste auteure, et au fond de nous, nous avons toujours tendance à lui laisser la préséance quand il s’agit de réellement modifier l’univers fictionnel. La plus grande qualité d’HPCC, au fond, c’est son élégance : plutôt que de reconstruire une intrigue sophistiquée et de condamner les possibles que nous avions imaginés depuis toutes ces années, Joanne-Joanne agrandit le tableau. Elle ne ferme aucune porte. Elle ne fait que creuser dans l’épaisseur temporelle du cycle, au lieu de le faire véritablement progresser, et ce faisant elle nous tend des milliers de fils narratifs à peine esquissés sur lesquels nous n’avons plus qu’à tirer. Oh les fanfictions. J’imagine à peine la masse nouvelle de textes que la pièce va produire, il y a tant à faire : qu’on me donne l’évolution psychologique de dark!Cedric, les années difficiles de Hermione-devenue-Snape, l’enfance de Delphy, la vie quotidienne dans la Cabane Hurlante, Astoria Malefoy, Boss Hermione et son idiot de mari, les vieux jours de McGo, et même, oui, la vie sentimentalo-immonde de Voldy et Bellatrix, j’y consens. Tout se passe comme si, avec la pièce, JK Rowling avait agrandi l’appartement, et nous laissait refaire la déco à notre guise. Certes, Joanne est une control freak, mais elle se soigne : nous sommes libres ; irrités, ingrats, révoltés, mais libres. Maintenant qu’elle nous a montré la voie, nous pouvons écrire les personnages dans leur maturité de manière plus convaincante. JK Rowling n’est pas l’auteur d’HPCC. Nous sommes les auteurs d’HPCC, depuis le début.

Article invité : une analyse de l’œuvre de Lemony Snicket

Aujourd’hui, un article écrit non pas par moi mais par une certaine Marion N. L., éminente littéraire qui avait la flemme de chercher un autre support me fait l’honneur de choisir mon blog pour publier son analyse de l’œuvre de Lemony Snicket. Et sans plus attendre je lui laisse la plume. D’autant plus que c’est un article fleuve…

Il y a longtemps que je comptais écrire quelque chose sur la vie et l’œuvre de Lemony Snicket, bien que Lemony Snicket se soit déjà fort bien acquitté de la tâche lui-même. Très longtemps à vrai dire : sans doute depuis le moment où j’ai fini le dernier tome des Orphelins Baudelaire, superbement intitulé La Fin (oui, à l’époque je lisais encore en français. Allez mépriser quelqu’un d’autre, j’ai du travail. Par ailleurs, lisez La Fin. Mais pas avant le Début. If there is indeed one.) Après avoir pleuré toutes les larmes de mon corps à cause d’un bout de raifort, de Robert Browning et de quelques questions existentielles de type germanopratin, je me suis dit en mon for intérieur bouleversé qu’il fallait que le monde sache.

Et aujourd’hui, alors que je viens de finir, environ dix ans plus tard, All the Wrong Questions (Oui, je lis en anglais maintenant. Go to hell.), je me dis qu’il est vraiment temps, en effet, que le monde Sache.

All the (kind of) rightful questions

Who is Daniel Handler ?

Daniel Handler est un homme selon mon cœur. Daniel Handler est un excellent prête-nom. Daniel Handler n’est pas Lemony Snicket, ou presque. Daniel Handler a – peut-être, potentiellement, possiblement, sans certitude – écrit « pour la jeunesse » Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire, et plus récemment All the Wrong Questions. Daniel Handler est également l’auteur, me semble-t-il, de divers romans pour adultes authentiques certifiés véritables, qu’il faudrait vraiment que je lise un jour, et dont Wikipédia m’apprend qu’ils ont l’air entièrement déprimants. « Quelle surprise ».

PS : Une dernière chose sur Handler : il a écrit le conte de Noël, enfin d’Hanukkah, qui a le meilleur titre du monde. Ça s’appelle « The Latke Who Couldn’t Stop Screaming ». Vous voyez ce qu’est un latke ? C’est un genre de galette de pommes de terre et c’est yiddish. And it couldn’t stop screaming. How awesome is that ?

Who Could Snicket Be At This Hour ?

Daniel Handler a pris il y a 15 ans le pseudonyme de Lemony Snicket pour écrire des séries dépressives dont la presse prétend qu’elles seraient pour les enfants. Mais il ne faut pas croire tout ce que disent les journaux. Jusque là, rien de si inhabituel, mais.

Contrairement à d’autres, Handler a poussé très loin l’aventure : Lemony Snicket, narrateur des Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire, est aussi un personnage de leur univers, et deviendra le héros à part entière de All the Wrong Questions. Handler se présente à tous les événements littéraires et promotionnels comme son représentant, et réussit à être plus stylé dans ce rôle que Romain Gary en porte-parole d’Émile Ajar. Il dit lui-même « Well, I am Mister Snicket’s handler ». Honestly.

Snicket serait une sorte d’auteur maudit au sombre passé, condamné à la clandestinité, qui suivrait partout trois orphelins dans leurs déboires.

L’histoire, un concept que nous allons vite apprendre ensemble à dépasser, est la suivante : après la mort de leurs parents dans un incendie louche, Violet, Klaus et Sunny (Prunille en français, et c’est merveilleux) sont baladés de tuteurs en tuteurs et de lieux étranges en lieux étranges. À chaque lieu son tome, du Laboratoire aux Serpents à l’Hôtel Dénouement, en passant par le lac Chaudeslarmes. Les trois orphelins méritants sont poursuivis par le vil comte Olaf, qui veut s’emparer de leur fortune.

Jusque là, on pourrait être dans la Bibliothèque Verte, et c’est tout à fait voulu. Sauf que.

Sauf que Handler-Snicket adore le pastiche et le maîtrise à la perfection, et passe l’essentiel des volumes à se moquer des histoires d’orphelins méritants récompensés par la vie.

Sauf que, comme on nous le dit à longueur de temps, tout va aller de mal en pis.

Sauf que la vilenie est en partie dans l’œil de l’observateur, ou peut-être sur sa cheville.

Sauf que Snicket, on le comprend petit à petit, n’est pas tout à fait étranger lui-même à l’histoire des orphelins Baudelaire et aux mystères qui vont s’accumuler progressivement, autour de la mort de leurs parents, autour de leurs différents tuteurs, autour du comte Olaf, autour d’un sucrier, autour de tout. Si vous aimez le mystère, lisez les orphelins Baudelaire. Mais si vous aimez les résolutions, lisez les Agatha Christie : comment nous le comprendrons aussi en chemin, l’essentiel dans la vie ce sont les questions, et certainement pas les réponses.

Handler a poussé le vice jusqu’à rédiger, après la première série, une Autobiographie Non Autorisée de Lemony Snicket. That’s how high is game is. Je n’ai pas vraiment le temps d’en parler ici, mais je crois que j’aime encore plus l’Autobiographie Non Autorisée que la première série. C’est une œuvre de faussaire et de poète, avec un gros travail autour de vieilles photos et de vieux faux documents. Si vous aimez les reptiliens et les francs-maçons, lisez l’Autobiographie. Mais APRÈS les Désastreuses Aventures (s’il vous plaît. Je sais qu’il y a 13 tomes mais on peut en lire un par jour. Je sais que la vie est courte, surtout vers La Fin, mais s’il le faut vous pouvez jeter les Chroniques de Narnia).

Et puis il y a All the Wrong Questions, dont la publication vient de se terminer. En lisant les Désastreuses Aventures, le lecteur un peu cynique avait de bonnes raisons de se dire que Handler aurait tout aussi vite fait d’offrir aux enfants un béret, un café noir et un paquet de cigarettes (et, à vrai dire, les œuvres complètes de Kierkegaard). Eh bien, c’est exactement ce qu’il a fait ensuite. Et c’est tout à fait remarquable. Je n’avais pas réalisé à quel point Snicket avait laissé un vide dans ma vie, jusqu’à ce que je lise All the Wrong Questions.

Les quatre tomes ont des titres formidables (Who Could This Be At This Hour ? When Did You See Her Last ? Shouldn’t You Be In School ? Why Is This Night Different From All Other Night ?). Les quatre tomes ont des personnages formidables. Les quatre tomes ont une ambiance formidable. Les quatre tomes délivrent des leçons de vie formidables. Ai-je mentionné les illustrations ? Elles sont formidables.

Je ne vais même pas m’embêter à vous résumer vraiment l’histoire, mais il me suffira de dire que le jeune Lemony Snicker nous fournit le rapport de ses activités dans la petite ville sur le déclin de Stain’d-by-the-Sea (qu’est-ce que je vous disais ? Formidable), où se trament de sombres complots. En bref, il se balade partout en jouant les détectives en herbe, recrute des petits jeunes talentueux qui parlent tous comme des films noirs des années 50, est sassy avec tous les adultes incompétents (pléonasme) qui croisent sa route, et distille assez de haine de soi pour battre à plate couture Katniss Everdeen dans un de ses mauvais jours. Et pendant tout ce temps, il porte une casquette.

When did you read it last ?

En abordant le sujet dans mon entourage, j’ai souvent été confrontée à un phénomène curieux : mes amis, qui sont pourtant des personnes fort respectables, intelligentes et sensibles (du moins pour la plupart) m’ont souvent opposé une fin de non-recevoir, sous la forme d’un « Oh non moi les Orphelins Baudelaire j’aime pas, ça m’a saoulé. » Ce que j’ai toujours trouvé étonnant dans la mesure où, il ne faut pas se mentir, la plupart de mes amis sont des intellos, et les Désastreuses Aventures m’ont toujours semblé être le livre pour intellos par excellence.

Snicket joue énormément sur cette connivence, en multipliant les allusions à différentes œuvres de littérature jeunesse ou adulte qui valent autant comme conseil de lecture que comme private joke pour lecteur cultivé. Je pense que nulle part ailleurs on ne trouvera un livre qui en recommande autant d’autres (et recommander en un seul volume Le Vent dans les Saules, Le Tour d’Écrou, La Métamorphose, toute l’œuvre de Dahl, Lowry, Snyder et j’en oublie, le tout à un public qui a potentiellement un peu plus de 10 ans, je trouve ça assez balèze).

Par ailleurs, Snicket ne s’en tient pas là : dans les noms, les lieux, les intrigues, il joue constamment avec une culture littéraire que l’on n’est pas obligé d’avoir (et que la plupart des lecteurs n’ont sans doute pas s’ils lisent à l’âge prévu. Soyons honnêtes, je n’ai compris qu’à la relecture pourquoi il était trippant que le banquier Monsieur Poe, frère d’Eleanora, envoie les orphelins Baudelaire dans un village où se trouve l’arbre à corbeaux Jamaiplus) mais qui crée une atmosphère très particulière. Dans le métier, les enfants, on appelle ça une intertextualité rondement menée. Ça peut sembler un tic d’écriture prétentieux, mais en réalité c’est beaucoup plus subtil et varié que ça n’en a l’air, et les livres ressemblent peu ou prou à une bibliothèque borgésienne pour qui sait regarder. Plus je relis et plus je m’émerveille. C’est peut-être juste moi. Et le structuralisme. But never mind the two of us.

Bon, je suppose que louer un livre parce qu’il parle d’autres livres n’est pas le meilleur moyen au monde pour le vendre aux foules. D’autant que je sais que l’on reproche souvent à Snicket son ton raisonneur et les multiples leçons qu’il prétend inculquer aux jeunes lecteurs en cours de route. Je dois dire qu’à ce stade (la fin de All the Wrong Questions, et après un passage rapide par le Tumblr de Snicket), je me demande s’il y a vraiment encore de jeunes lecteurs dans la salle. Mais admettons : peut-être que les Désastreuses Aventures et son prequel sont les livres que tout adulte bibliophile rêverait que chaque enfant ait lu, et que chaque enfant redoute qu’on essaye de lui faire lire. C’est quelque chose que je conçois, même si j’en conclus de très mauvaises choses sur les enfants.

Dites-vous donc que, si vous ne les avez pas aimés la première fois, c’est sans doute que vous étiez trop jeunes. Sérieusement. On parle de best-sellers anarcho-beckettien. Faites-les quand même lire aux enfants que vous aimez. Ça les instruira, ces petits cons.

Why Are These Books Different From All Other Books ?

Même si vous étiez jeunes et idiots, vous ne pensiez quand même pas que l’on essayait vraiment de vous expliquer le sens de « xénophobe» en plein milieu de la narration ? No way Fay Wray. On prend très vite conscience qu’il s’agit d’un tic du narrateur, ce qui en fait en réalité un trait de style. Et voici l’un des points qui me font vraiment recommander ces livres à tout un chacun.

On a beaucoup parlé de l’écriture plus ou moins blanche qui a cours en littérature jeunesse, et c’est vrai dans une certaine mesure. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il n’y a pas de style Rowling, mais on n’en est pas loin ; idem chez Suzanne Collins, voire chez Tolkien (on ne va pas parler de Meyer, parce que je viens de manger). Même Pullman, qui pourtant est un de mes autres dieux dans le domaine, n’a pas un style aussi marqué que Handler. Handler a pris l’écriture blanche, et il en a fait de l’or.

Pour être honnête, cette déclaration péremptoire s’applique surtout à All the Wrong Questions, avec son ambiance « Faucon Maltais ». C’est censé avoir été rédigé sur une vieille machine à écrire, et on y croit. Pour les Orphelins, c’est un peu différent : on retrouve cette économie de moyens, mais le point de vue n’est pas le même. On est beaucoup plus dans de l’absurde à l’anglaise, avec d’un côté les déplorations pseudo-lyriques du narrateur, ses quelques crises étymologiques, et de l’autre le cynisme parfois galopant et les rebondissements complètement improbables. Quoi qu’il en soit, et même si j’ai souvent entendu le contraire, c’est remarquablement écrit. Comme souvent dans ce cas, ça n’a l’air de rien, ça se moque gentiment de soi-même, et tout à coup, vous ne comprenez pas pourquoi, à la quatrième répétition d’une phrase sujet-verbe-complément, vous éclatez en sanglots.

Mais écoutons plutôt.

D’abord, pour rester dans le thème, quelques observations pragmatiques et détachées de la part de notre narrateur de 13 ans, qui aime la vie, les fleurs et le sourire des enfants :

« There’s no way to tell what will make someone break down in tears. There are some who will cry at the merest melancholy word, and there are some who need the longest, cruelest speech to even dampen one eyelash. There are those who will cry at any sad song but no sad book, and there are those who are immune to the most saddening newspaper articles but will weep for days over a terrible meal. People cry at silence or at violence, in a graveyard or a schoolyard. »

Cette citation exemplifie la manière dont le récit gère l’émotivité. Même si la perte et le chagrin sont peut-être les thèmes centraux des deux séries, ils sont toujours traités en sourdine, par allusions, avec une grande économie de moyens et beaucoup de pudeur. Ce qui, évidemment, rend la chose d’autant plus déchirante. C’est exactement la même chose quand il s’agit d’amour : on le comprend à peine, tant les choses restent de l’ordre du non-dit. Oui, on est dans ce genre d’histoire où Les Gens Se Comportent Comme Des Idiots En Ne Se Disant Jamais Les Choses. Comme dans la vie, donc. Cela peut paraître très agaçant si l’on attend des Résultats et une quelconque Réussite des actions entreprises par les personnages, et si on lit d’un œil rationaliste. Il ne faut pas.

« I wasn’t sad the way a spider isn’t an insect. »

Que dire ? Handler possède quelque chose comme un art de la comparaison, et il l’exploite à tout va. D’où le deuxième trait stylistique récurrent, la répétition (« Don’t repeat yourself. It’s non only repetitive : it’s redundant. ») Au niveau microscopique, ça donne un charme au texte, qui ressemble pour moitié à un recueil de maximes écrit par un entomologiste paranoïaque. Au niveau macroscopique, ça rejoint en partie l’intrigue, les personnages reproduisant sans cesse les erreurs de ceux qui les ont précédés. Je devrais fouiller thèse.fr pour savoir si quelqu’un travaille sur Handler. C’est clairement un fond de commerce rentable pour n’importe quel littéraire qui se préoccupe de cocher toutes les cases de la post-modernité.

Par ailleurs, pardonnez-moi mais je suis obligée de parler des noms. Il y a certains noms en littérature qui résonneront toujours pour moi d’une manière mystérieuse et merveilleuse, parce qu’ils ont l’air de contenir plus qu’eux-mêmes. Septimus Warren Smith en est le parangon. Mais ici nous avons : Violet Baudelaire. Dewey Dénouement. Carmelita Spats. Moxie Mallahan (« What’s the news, Moxie ? »). Ornette Lost. Polly Partial (from Partial Foods). Ellington Feint. Surtout Ellington Feint.

« Moxie stared after them like they were a circus leaving town. »

C’est une chose que l’on oublie trop souvent, mais Handler est drôle. Le plus souvent à froid, le plus souvent dans les pires moments, le plus souvent à contretemps, telle une April Ludgate steampunk enrhumée. I couldn’t be happier.

Et enfin, un peu de contexte pour la dernière : le héros est face à un puits et se demande si une personne qu’il aime beaucoup va l’y pousser ou non. Sans vous en dire beaucoup plus, c’est à mon sens un paragraphe qui sert à introduire une allégorie du Mal. Eh oui. Ce soir c’est cannellonis à la joie de vivre.

« All the reading and thinking you have done has pointed you toward a mystery of unspeakable size, and here it is. Here’s the dark thing you imagine very late, on very terrible nights. It has been beckoning you since you were a baby, when you emerged from the darkness of the womb. You didn’t know it then, but from that moment on you would float toward another darkness, all the mysterious days and mysterious nights of your whole mysterious life. Here it is, Snicket. Listen for this mystery that has been stalking you since they first inked your ankle. »

Nous disions donc, pour 10 ans et plus.

Allez, une petite dernière pour faire mon habile transition :

« I gave her enough answers that she could’nt say I wasn’t answering but not enough answers to answer anything. I’d learned how to do this almost as soon as I’d learned to talk. Everybody does. »

Oh, look who’s being meta.

Shouldn’t we be in School ?

Je pourrais vous raconter l’intrigue des deux séries. D’ailleurs, je l’ai fait. 10 minutes de ma vie que personne ne me rendra. Ces livres, en théorie, racontent donc bien quelque chose. Ils nous parlent en définitive d’une société secrète, et…

Dans les deux cas, il y a une histoire, il y a même une Histoire, et dans l’un comme dans l’autre, elles regardent l’adolescent benjaminien post-moderne dans les yeux et lui disent « Tu ne boiras pas de mon eau ». Pardon. C’est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases.

Ce que je veux dire, et c’est assez important, c’est qu’il y a dans ces livres une histoire qui dépasse les livres, qui résiste, qu’on ne peut pas raconter parce que la vie ne se raconte pas et que personne n’en connaît jamais tous les secrets.

Cette vérité de pilier de bar ainsi évoquée, permettez-moi d’enfiler mon costume de Super Littéraire.

N’en déplaise à Aristote, l’histoire n’a pas un début et une fin, elle n’a qu’un milieu où l’on débat inexorablement, parce qu’on arrive toujours à mi-parcours du film des autres, qu’on ne sait pas si cette fille avec le gorille a choisi d’escalader les immeubles de son plein gré, et que tout le monde est bien trop occupé à courir partout pour vous expliquer quoi que ce soit.

Je devrais être plus claire. En réalité, on débarque dans la série avec une idée commune aux lecteurs habitués de ce genre de littérature à savoir : s’il y a secret, on finira bien par en apprendre le fin mot, et les choses se régleront, en bien ou en mal (éventuellement, puisqu’on ne fait que nous le promettre). Il y a bien un secret. Il y en a même une foultitude. Et pourtant c’est le contraire qui se produit.

Les informations arrivent partiellement, hors contexte, et il faut un énorme travail de remémoration, une enquête patiente dans tous les textes liés à cet univers et un gentil stalking du site de Handler pour commencer à entrevoir un début de bout de théorie d’explication. Et encore. La beauté du livre, c’est de vous faire comprendre que les choses ne seront jamais plus claires, parce qu’elles ne sauraient l’être : ce sont comme ça que les choses sont. On est face au paradoxe de livres qui revendiquent continuellement leur appartenance à un monde de littérature, mais qui s’en détachent en se présentant en définitive comme la dure réalité, bien que l’univers décrit soit tout sauf « réaliste ». Vous suivez ?

Que se passe-t-il vraiment, j’entends au niveau narratologique, qui est évidemment le seul niveau qui importe, et ne me contredisez pas, j’ai Genette dans un coin et je n’ai pas peur de m’en servir ? L’histoire racontée résiste à la configuration du réel opérée normalement par la fiction. Je parle de ce côté « ordonné » qui nous rassure dans les récits, qui ont tendance, même pour les plus subtils, à nous montrer une sorte de maquette de la vie. Cela concerne en priorité les formes les plus purement narratives que sont les contes, les épopées (là on est même dans le carrément schématique), mais aussi énormément de romans, disons jusqu’à la première moitié du 20ème siècle. On rencontre des personnages, ils accomplissent une quête, ils apprennent quelques secrets, affrontent quelques épreuves, meurent ou se marient et vivent heureux pour toujours, let’s dance to Joy Division.

Je schématise volontairement, pour vendre mes cartes postales et mes crayons, mais c’est une réalité des modes de récit. Si vous ne me croyez pas, relisez votre Ricoeur. Avec Snicket, on est plutôt du côté célino-nihiliste de la balance (passez moi l’expression. Come on). Mettre en scène la difficulté à raconter, ce n’est pas nouveau, mais enfin le proposer en littérature jeunesse, lieu du conte et de la quête par excellence, c’est quand même assez gonflé. Carry on, Harry, your Horcruxe is in another castle.

Or donc, s’il arrive bien moult aventures à nos malheureux héros, on n’a jamais le fin mot de la fin du secret du mystère mystérieux qui tue, que l’on serait en fait bien en peine de résumer, si ce n’est en ces termes : « Non mais en vrai, au fond, hein ? Il se passe… vraiment… quoi ? Et le sucrier ? Hein ? ». Voilà. Vous voyez l’idée.

« Si vraiment il n’y a rien, quel était donc ce bruit ? Si vraiment il n’y a rien – »

Je trouve ça assez raisonnable de la part de quelqu’un qui, clairement, est obsédé par la question du mal, d’écrire de la littérature pour enfants. La littérature pour enfants est elle-même obsédée par la question du mal, mais elle fournit le plus souvent aux enfants des réponses stupides. Et Hitler, recalé à son examen d’architecture, de décider d’exterminer tous les Moldus.

Ce n’est pas le cas ici. La beauté de la chose, et j’arrête de trasher Harry Potter parce que Rowling le fait aussi, même si elle le fait moins, c’est que les romans déplacent lentement les lignes. Au départ, on est toujours face au même schéma qui se répète avec une régularité désespérante : les gentils enfants sont poursuivis par les méchants criminels, sans aide aucune des adultes incompétents. (Note à moi-même : j’aime assez l’idée que tous les adultes ou presque soient incompétents : là encore, ça prépare). Mais dans les derniers tomes, on finit par se demander. L’un des thèmes des Désastreuses Aventures, c’est le relativisme moral. Sans parler de All the Wrong Questions, où c’est évidemment plus poussé puisqu’il s’agit du cas de Snicket lui-même, qui passe sa vie à nous répéter qu’il est une mauvaise personne. All the Wrong Questions est une série faite pour ceux qui ont mûri lentement avec les problèmes des Orphelins.

Le concept même du prequel nous expose ce qui est, à mon sens, la plus grande qualité de l’ensemble des tomes : ils vous apprennent que vous posez les mauvaises questions. Ils vous apprennent que la vie n’est pas forcément faite pour répondre à vos questions, que les choses ne se laissent pas questionner aussi aisément, qu’on ne peut jamais dire quand les choses ont commencé et quand elles vont finir, qu’il y a juste des gens qui tentent de maintenir leur embarcation de fortune à flots. Où commence le mal, se demandent les orphelins. Partout. Nulle part. « Are you a villain ? Are you ? » Les différents livres semblent suggérer une espèce de chaîne du mal, où chacun finit par être poussé à de mauvaises actions par ricochet de celles des autres, parce que tout le monde a quelqu’un à protéger, ou peut-être que tout est une histoire de sucre.

« It was sweet, but not to sweet, like all my favourite desserts and people. »

Et tout se finit toujours par une tristesse insondable et calme, par Philip Larkin ou Dante, et ce n’est pas très grave si vous-même finissez roulé en boule dans un coin et dans une tristesse insondable et calme. Lemony Snicket n’est pas Pascal et ce n’est pas Bernanos, ce n’est pas Woolf, mais enfin. « What did you learned, while you were away ? » est la question que les parents du narrateur ont coutume de lui poser lorsqu’il rentre chez lui. Nous avons appris que la route est longue, que le mal est partout, y compris quand vous êtes seul dans la pièce, que la nuit a des milliers d’yeux et que des questions de perspective vous donneront le vertige si vous essayez de comprendre pourquoi les gens agissent comme ils le font. En définitive, Handler propose une vision assez intéressante et complexe de la nature du mal (et vice versa), et vous apprend par la même occasion à faire un poulet basquaise.

What did we learn, while we were away ?

« The ink has begun to fade from the sea,
The coffee is starting to sour ;
But the question that troubles all business in town is :
Who could that be at this hour ? »

« Why does the librarian weep every night ?
Why is the chemist so dour ?
Why is the statue on everyone’s mind ?
Who could that be at this hour ? »

« A scream can be heard from a mansion thought empty.
A bell can be heard from the tower.
A question is whispered from behind every door :
Who could that be at this hour ? »

« When the dark sun rises it burns like a blaze,
The rain is an icy cold shower ;
But at night the inhabitants look to the sky–
Who could that be at this hour ? »

« What is that hovering over this town ?
What sinister thing comes to power ?
What questions unasked hold the answers unsaid ?
Who could that be at this hour ? »

« At night some horrible thing comes to life,
It blooms like some dark, evil flower,
It rattles and knocks as it slithers on past,
Who could that be at this hour ? »

« What will you do when they strike in the night ?
Will you stand? Will you run? Will you cower ?
Who will you turn to when all seems quite lost ?
Who could that be at this hour ? »