Fermez les yeux. Il fait chaud. Les rayons du soleil battent leur pulsation sourde contre vos tempes, et la fin d’un été poisseux vous colle à la peau comme un t-shit en Lycra. Une brise fait voleter quelques pétales de rose dans le lointain, élevés de nulle part avant de flotter à nouveau vers la terre ; une légère odeur de friture imprègne vos cheveux. Tout, sans trop y penser et sans insister, est subtilement saccadé. La lumière qui se reflète sur les vagues lentes fait danser des lignes orangées et jaunes sous vos paupières moites. Dans votre dos résonnent les notes solitaires d’un ukulélé, et le bruit des pièces de 25 cents tombant dans la fente du distributeur de figurines hors d’âge. L’une. Après. L’autre. Suivie par le son creux et exact de la bulle en plastique tombant dans son habitacle avec la verticalité des surprises à 25 cents. Parfois, un éclat de mousse vient vous piqueter le bras, si d’aventure le vent s’avise d’effleurer les brosses circulaires du Lavomatic éléphant. Vous levez les yeux sur la pancarte massive, dont le bleu caraïbes passé est soigneusement grignoté par la rouille des clous, et vous vous dites qu’on a rarement vu aussi serein, ici bas, qu’un éléphant recourbant sa trompe pour se donner à lui-même une douche en forme de feu d’artifice. Vous êtes bien. C’était un si long été, et il sera plus long encore ; et tant que durera le sucre cristallisé sur l’épiderme cannelle des donuts frais, tant que durera le crissement du sable entre vos orteils ronds, tant que dureront les sentiments doux-amers et la nostalgie des grillons, l’été, comme une patine chaude étalée sur la ville, perdurera.
Bienvenue à Beach City. Ici, le monde est paisible.
Parce que le temps dure longtemps et la vie sûrement plus d’un million d’années, Rebecca Sugar nous a dessiné un lieu comme on dessine un mouton, et je m’y suis fixée, il m’a ancrée, et désormais j’y retourne, chaque fois qu’il le faut, si j’ai un jour besoin d’un lieu heureux qui pèse sur le réel. Ce n’est pas la première fois qu’une fiction me ment, ce n’est sans doute pas la dernière, mais je dirai toujours « me voici » à la face des fabulatrices et des créateurs de mondes, parce qu’il n’y a vraiment rien d’autre, rien du tout, et parce que la fiction est l’une des dernières choses dont je n’ai pas peur.
AH. Vous voyez bien que c’est insoutenable quand je deviens lyrique. J’entends déjà des voix s’élever des limbes du lectorat pour me supplier de reprendre l’acide cracké au formol sous l’influence duquel j’ai visiblement écrit Harry Potter et les rouages de l’administration. Qu’il est dur d’être calme.
Comme vous le savez sans doute, j’ai autorisation délivrée pour un certain nombre d’émotions dans l’année, et j’aime à m’en débarrasser en une fois afin de mieux profiter des fêtes et de pouvoir désespérer en paix de mon prochain. Aujourd’hui, les choses se concrétisent. Aujourd’hui, les enjeux sont immenses. Aujourd’hui, mes touts petits hot dogs imparfaits, on parle de Steven Universe.
Superstevenifragilisticexpialidocious
Je m’en voudrais de devenir la caution « culture jeunesse » de ce cher Machin, lui permettant ainsi de se vautrer dans un snobisme street-arto-urbaniste bon teint. Mais il m’est arrivé dernièrement de déclarer à la cantonade que j’avais probablement une forme d’esprit un peu limitée pour apprécier autant l’intellectualisation d’œuvres de culture populaire, alors que ce triste monde tragique est rempli à ras bord de culture savante riche en complexité certifiée véritable. Cependant, afin de préserver l’ego de Bourdieu et le mien, toujours en recherche d’un coin chaud où passer l’hiver, et décochant au passage un uppercut aux hiérarchies, j’ai développé ces jours-ci une nouvelle hypothèse. Les formes en apparence simples et schématiques peuvent se révéler grisantes parce qu’elles sont pour ainsi dire des bacs à sable herméneutiques. Elles offrent en apparence très peu à l’esprit d’analyse, qui a donc toute liberté pour aller s’ébattre follement et construire le sens qu’il lui plaira de donner à Frozen (métaphore de l’homosexualité), aux Sims (ode ironique au capitalisme), à Kuzco (réflexion post-moderne sur les schémas narratifs, relancez-moi sur le sujet), aux contes de fées (trente ans de tradition formaliste, ne me relancez pas sur le sujet). Il arrive parfois au contraire que les Œuvres Compliquées vous jettent leur complexité à la figure sans vous laissez le temps de dire supercalifragilistic, et as-tu vu mon détachement brechtien, attention à ma syntaxe néo-classique, elle sort de chez le teinturier, et vas-y, Roger, fais nous le coup du théâtre dans le théâtre, c’est mon préféré. Loin de moi l’idée de faire de l’anti-intellectualisme, j’explique simplement pourquoi je me sens moins stimulée à spammer ce blog avec des billets sur le théâtre expérimental (je mens. J’ai très envie de le faire.).
Just a spoonful of Sugar helps the medicine go down
Steven Universe est une série d’animation qui compte à l’heure actuelle quelque chose comme 150 épisodes de dix minutes environ, générique hautement chantable compris. Et la première chose que vous devriez savoir au sujet de Steven Universe, la première et la suprême chose, c’est que la série a été crée par une certaine Rebecca Sugar. Rebecca Sugar. Rebecca Sugar. Rebecca. Sugar. Fabienne Tabard. Vous voyez où je veux en venir[1]Non ? Essayez https://www.youtube.com/watch?v=0PIwXclDWxk, vous m’en direz des nouvelles.. Alors je sais que j’avais dit que je me calmais sur les noms, je sais que toutes les combinaisons syllabiques nées du hasard mallarméen ne sont pas des sésames enchantés en forme de Septimus Waren-Smith ou de Pamela Poppycock, je sais qu’Alice Sapritch que ne vit plus ici, et que le vidame de Pamiers est inconnu à cette adresse, je sais. Mais enfin, Rebecca Sugar, rendez-vous compte, Rebecca Sugar qui est à peine plus vieille que moi et qui a créé ce petit objet culturel rond, rare, et parfait. Rebecca Sugar, qui est la gouvernante magique descendue du ciel avec son parapluie perroquet pour rendre vos enfants heureux grâce à deux cuillères de paix et d’amour parfum rhum-punch. Je vous le dis tout net, je compte épouser cette personne. C’est mon projet à long terme sur les 20 prochaines années, quand j’aurai fini de porter le deuil de Maggie Smith (always, Magpie. Always.). Je ne sais pas trop comment je m’y prendrai. Ma première idée était de lui offrir des perles de pluie venues des pays où il ne pleut pas, mais je compte naviguer à vue. Parfois, au gré de la sortie des épisodes, Rebecca prend son ukulélé et s’enregistre sur les chansons qu’elle a elle-même composées pour la série, mais qui y sont interprétées par des professionnels. Elle s’illustre avec des storyboards crayonnés en noir et blanc, et poste sur Youtube des vidéos où sa petite voix grêle me fait dire que la nature est belle et que le cœur me fend :
(mais gare aux spoilers)
Allô ? Une promotion sur les couvertures d’or et de lumière ? J’accours.
« That’s why the people of this world believe in Garnet, Amethyst and Pearl… and Steven[ref]Oui, les titres sont extraits des chansons de la série. Faites vous une raison.[/ref] ! »
Si vous vous êtes remis de vos émotions sucrées (moi non, mais je crois que mon cas est désespéré), je vais enfin pouvoir passer à une activité rationnelle et sérieuse, et vous résumer, comme j’aime tant à le faire, l’histoire. Hum.
Steven est donc un petit garçon dodu vivant à Beach City, paisible bourgade balnéaire évoquant vaguement Hawaï et certaines villes de bord de mer des états de l’Est, ou du moins c’est ce que me souffle Rebecca dans mon oreillette, et c’est reparti pour le chabadaba. Cependant, (qui est surpris ?) Steven n’est pas un petit garçon comme les autres, d’une part parce que son nom est fantastique, et d’autre part parce qu’il possède une grosse gemme rose en lieu et place de nombril. Non pas qu’il se soit totalement emmêlé les pinceaux dans les codes immuables du genre dont le respect garantit aux enfants de devenir des adultes normaux, équilibrés, bien peignés, et ayant des goûts affreux quand il s’agit de choisir la couleur des T-shirts de manif. Pensez-vous. Pas de ça chez nous. Non, voyez-vous, c’est simplement que sa mère est un être humanoïde vieux de plusieurs milliers d’années venu des étoiles, qui a du abandonner sa forme physique pour lui donner naissance, lui léguant ainsi la gemme dont émanait sa projection corporelle, et du même coup une partie de ses pouvoirs. Le pire, c’est que je jurerais que les enfants qui regardent ne sont pas le moins du monde perturbés pour suivre. Sales petits intellos hippies.
On reprend. Steven est donc, par sa mère, à moitié « Gemme », des créatures qui dépendent avant tout d’une pierre précieuse dont elles tirent leurs forces. On fait un effort et on essaye de ne pas trop visualiser Princesse Starla et les Joyaux Magiques, s’il vous plaît, merci, il y en a ici pour qui les années 90 sont une plaie à vif saignant encore goutte à goutte dans le néant infini du mauvais goût qui pique les yeux. Bien. Steven est le rejeton de Rose Qwartz (and by any other name she wouldn’t be as sweet), et de Greg Universe, ancien rocker sur le retour reconverti dans les Lavomatics Éléphant, et qui vit dans un van (qu’il vous laissera conduire jusque dans son cœur, voilà, vous savez tout). Rose a disparu en accouchant de Steven, et jusque là les enfants mi-gemmes, mi-humains, re mi-gemmes derrière ne courraient pas les rues, on considère plus ou moins qu’elle est morte, même si, bon, on verra.
Pour apprendre à contrôler ses pouvoirs, Steven est élevé par un groupe de trois Gemmes, dont sa mère était autrefois le leader (très) charismatique, à l’intérieur de ce qui ressemble à un temple hindou qui se serait cogné à l’étagère J-RPG de votre ludothèque. Faites donc la connaissance de :
Pearl : anxieuse, gracieuse, légèrement obsessionnelle-compulsive ;
Garnet (Grenat en français) : surpuissance, pleine de zen et de sagesse, légèrement flippante ;
et Amethyst : relax, désordonnée, légèrement irresponsable.
Oh, j’oubliais. Une chose. Importante. Toutes les Gemmes sont genrées au féminin (mais elles n’ont par contre pas de sexe biologique), et ce sera le cas pour toutes celles que l’on rencontrera par la suite. Ce qui est l’occasion, jamais saisie à ce point par une série animée à mon humble avis, de dérouler tout le spectre de la féminité, tel un long toboggan multicolore aux mille surprises. On est très, très loin de tous ces dessins animés classiques où les personnages féminins sont interchangeables et où les créateurs ont l’air de croire qu’il suffit de modifier la couleur et la longueur des cheveux pour qu’on n’y voie que du feu (coucou Totally Spies et autres Sailor Moons). Mais c’est un point sur lequel je reviendrais plus loin, longuement, parce que rien que d’y penser mon cœur danse la conga (d’autant que, imaginez toutes les possibilités en matière de cheveux. Je sais, c’est fou hein ? Je crois que j’hyperventile.)
« Do you believe in destiny ? Close your eyes and leave the rest to me »
Pour revenir à l’intrigue, je sais qu’à première vue ça sent sa série de fantasy bien classique, avec un schéma d’apprentissage où le héros découvre ses pouvoirs, se voit investi d’une « mission », finit par sauver le monde, écrasant le bon sens narratif et les petites gens sous ses petons dans une course folle pour le sacrifice christique. Sauf que. Sauf que non. C’est l’impression qu’on peut avoir au début, alors même que, paradoxalement, on peut croire qu’il n’y a pas de trame globale, et qu’on regarde juste des petits épisodes individuels mignons. Raison pour laquelle il est très important, pour le débutant en Steven Universe, de s’accrocher et de garder les bras et les jambes à l’intérieur du dispositif fictionnel. Il y a une intrigue globale, qui certes met longtemps à décoller, mais qui est en réalité en germes dès le début, et je soutiendrai jusqu’à la mort qu’elle renouvelle le genre (ohoho).
Déjà parce qu’on se débarrasse de cette idée agaçante selon laquelle le héros est un héros, si fort, si grand, si beau, toujours capable de sauver la mise et toutes les situations désespérées alors même qu’il a huit ans et demi et que son délire dans la vie, ce sont les chatons et les pizzas au pop-corn. Ce qui se passe ici est beaucoup plus évocateur de la « vraie vie » (la vraie vie des demi-aliens, dirons nous) : les Gemmes passent leur temps à partir en mission pour mettre hors d’état de nuire toutes les créatures issues de leur monde et oubliées sur terre, vestiges d’une guerre passée, pendant que Steven joue à Soul Calibur et se bourre de donuts chimiques. Certains épisodes (comme « Together Breakfast ») en sont même indirectement déchirants (sachez qu’en la matière je me déchire plus vite qu’un mouchoir Casino, ça vous aidera à évaluer les hyperboles) : Steven a trois Super Mamans/Sœurs/Gardiennes/Parents ABC, mais, comme les parents, elles travaillent beaucoup. Et lorsque Steven s’incruste dans une mission, ça tourne comme cela devrait tourner : ni pour le meilleur, ni pour le pire, mais quelque chose entre les deux. Oui, vous pouvez être intelligent, avoir des ressources et penser à des solutions nouvelles, même si vous êtes un enfant ; non, vous ne pourrez pas sauver la situation au prix de n’importe quelle idée bizarre sous prétexte que vous portez le Chapeau Rigolo « Personnage Principal » et les Talonnettes du Destin, ce n’est pas comme ça que le monde fonctionne (épisode « Cheeseburger Backpack »). Et, comme toute forme particulièrement efficace de fiction, la vertu de Steven Universe c’est de renouveler en profondeur les schémas de l’intrigue en catimini, et en ayant l’air d’une série pour enfants classique.
« What can I do for you ? What can I do that no one else can do ? »
Je vais un peu insister sur ce point, parce que je pense que c’est la raison principale (parmi un kaléidoscope flamboyant de milliers d’autres) pour laquelle celleux qui ne regardent pas devraient regarder, et que celleux qui regardent ne perçoivent à mon sens pas toujours. À première vue, ce qui différencie Steven Universe des autres séries animées, c’est le soin extrême apporté aux questions de représentation et à la diversité des personnages. Les personnages féminins sont variés, complexes, de plein de couleurs différentes (y compris le violet, je me dois de le souligner), les stéréotypes de genre en prennent un méchant coup dans les gencives, il y a presque plus de romances homosexuelles qu’hétérosexuelles, par moment on a même des personnages intergenres (liés aux fusions, voir plus loin). C’est le genre de choses qui m’apporte énormément de plaisir au visionnage, parce qu’on voit toujours arriver les problèmes idéologiques des dessins animés tels des éléphants montés sur ressorts, et ici, presque systématiquement, ces problèmes sont éliminés. Évidemment, chose rarissime, chose précieuse, je me sens représentée par Steven Universe. C’est difficile à expliquer aux gens qui ont l’habitude d’avoir à disposition des personnages-miroirs à tire-larigot, et même si je suis capable de me projeter dans le premier tocard venu (Félix de Vandenesse, si tu m’entends), c’est vraiment un bonheur de voir qu’on juge bon d’offrir comme réceptacle d’identification des personnages qui cette fois nous ressemblent (un peu. J’aimerais tant faire 2 mètres 30 de haut et avoir des cheveux roses, mais la vie est une tartine de déception, les tisanes sont toujours hors de portée sur la dernière étagère du haut, et les coiffeurs croient que j’ai une teinture). Tout cela est donc fort bien (c’est même atrocement bath), mais peut-on aller au-delà ?
J’ai souvent entendu des gens dire des choses comme « Oui, d’accord, c’est plus représentatif que les autres dessins animés, mais au fond ça ne nous dit pas si c’est bien.» Pour moi cette question n’a pas véritablement de sens, et voici pourquoi.
Tout le monde s’est un jour retrouvé à aimer des produits culturels dont on a bien conscience qu’ils sont au fond vaguement/très racistes/sexistes/homophobes/validistes/plein d’autres choses nulles. Sans aller jusque là, l’essentiel de la production culturelle gère très mal la question de la représentation et vit sur des clichés, aussi bien sociaux, quand il s’agit des personnages, que narratifs. Il m’arrive plus souvent qu’à mon tour d’être dans la tombe et de regarder Steven Moffat[2]Célèbre réalisateur de séries à succès (voir Sherlock, Jekyll) et responsable des saisons 5 à 8 de Doctor Who. Sens de l’épique mégalomane qui fait la qualité desdites séries. … Continue reading. Cela parce que, heureusement pour nous, nous sommes capables de compartimenter les qualités d’une œuvre et d’apprécier les choses de manière non idéologique. Mais il me semble que, à force de faire des efforts, à force de passer outre, nous avons perdu de vue le fait qu’en réalité l’originalité des représentations et l’originalité de l’œuvre elle-même n’étaient pas, stricto sensu, compartimentées. C’est un tout, l’un se nourrissant de l’autre et réciproquement, comme dirait l’autre, c’est un anneau de Möbius, c’est le grand spaghetti biface infini de la vie, c’est ce que vous voulez à vrai dire, du moment que ce n’est pas une séparation fond/forme qui jure avec le papier peint.
Conséquemment, on ne se positionne pas à contre-courant des représentations en vigueur dans la plupart des dessins animés sans aller du même coup contre une bonne partie des conventions narratives et artistiques. On n’est jamais « simplement » représentatif de la diversité, quand on veut l’être. L’originalité ne saurait être simplement thématique, elle est structurelle (tiens, comme l’oppression ! Drôle d’endroit pour une rencontre !). Si vos personnages échappent aux clichés, cela veut dire qu’ils seront plus humains, mieux construits, plus complexes et donc plus crédibles que les amas de traits grossis que l’on croise habituellement au détour d’une série mal famée, dans un brouillard de mois de novembre au petit jour. Si vos personnages sont plus complexes, votre intrigue le sera nécessairement, parce que les réactions face aux événements, même topiques, changeront, et à partir de ce moment ce n’est plus qu’une question de cascade et de vases, voire de pièces de 25 cents. Vous avez inséré de plus petits rouages dans la machine. Félicitations, vous êtes une bonne personne. Et je le dis avec le plus grand sérieux, parce que nous avons besoin, nous aurons toujours besoin d’une fiction plus complexe et qui nous parle plus précisément et plus subtilement des autres et du monde. Steven Universe est une forme simple, une forme simple qui a regardé les démons de notre temps dans les yeux par dessus la balustrade de la Moria, et a déclaré qu’ils ne passeraient pas.
« Where did we go ? What did we do ? I think we made something entirely new »
Il paraîtrait qu’on a vu souvent rejaillir le feu d’un ancien cliché qu’on croyait trop vieux. Je ne sais pas vous, mais moi je trouve ça louche – et par ailleurs ça me rappelle que j’ai quelqu’un, quelque part, à qui chanter la sérénade. Il me semble que l’une des raisons pour lesquels les productions culturelles – et notamment les dessins animés, qui sacrifient la morale à la simplification, il faut croire – véhiculent souvent un message si problématique (essayez : les leçons transmises par les séries jeunesse sont la plupart du temps atroces si on considère un instant quel genre d’applications elles pourraient avoir dans la vraie vie), l’une des raisons, donc, c’est qu’elles sacrifient les relations humaines au besoin de drame et d’intrigue.
La plupart des dessins animés ont une structure narrative épisodique, de micro-intrigues à l’échelle d’un épisode, parfois compliquées par une intrigue plus vaste à l’échelle de la saison. Un épisode se construira souvent sur un événement perturbateur, exploité durant toute sa durée : et c’est là que se situe le problème, puisqu’en général, afin de créer des obstacles et de retarder la résolution finale, les personnages se mettent soudainement à agir n’importe comment et à se traiter d’une manière absurde et souvent inacceptable. Une phrase que vous n’entendrez jamais dans un dessin animé classique c’est « On devrait en parler ». Bien évidemment, c’est aussi le joker propre à toute intrigue : si les gens se parlaient de ce qui ne va pas, il n’y aurait pas d’histoires, nulle part, jamais. Nous serions tous heureux comme d’immondes Bisounours rembourrés et moelleux. L’horreur. Le corollaire de cette idée, c’est que le modèle qui est présenté par les dessins animés est assez immoral : les intrigues fonctionnement sur un principe de « comédie des erreurs », surtout quand les personnages sont des enfants. Quelqu’un fait une bêtise, ou bien un problème se présente, et le plus souvent les personnages vont se mentir comme des arracheurs de dents et dissimuler leurs actions, ou devenir absurdement compétitifs afin de maintenir un niveau de drama suffisant pendant 15-20 minutes. Saupoudrez le tout de guerre des sexes, parce que, je crois qu’il faut se rendre à l’évidence et abdiquer face à l’humanité, tous les dessins animés possèdent une dose de guerre des sexes. On ferait aussi vite de ranger les enfants par couleur et de leur filer des armes de jet et des torches, ça serait plus vite réglé. À la suite de quoi intervient la résolution.
Je ne dis pas que ce schéma est absent de Steven Universe (sauf pour la guerre des sexes, il ne faut pas déconner), parce qu’il faut bien raconter des histoires. Mais la différence, à mon sens, c’est que l’objectif des épisodes est véritablement la résolution pacifique des conflits, et non pas le maintien d’une intrigue suffisamment rocambolesque, qui demande qu’au contraire on exacerbe artificiellement les affrontements. Un temps conséquent des épisodes est consacré aux échanges entre les personnages, ce qui est rarement le cas, et surtout l’épisode est construit autour de cet échange. Ces gens forcent mon admiration. Je veux dire, ils ont littéralement intitulé un épisode « We Need to Talk », et c’est une boule à facettes de subtilité. Ce que j’essaye de dire, c’est que la série place les relations humaines au sommet de sa construction scénaristique, au lieu d’un faire un effet de bande lié à toutes ces explosions que Roger a absolument voulu insérer dans l’épisode 9, parce que, je ne sais pas, quel genre de loser se contente d’une série avec seulement des dragons ?
Et puis, encore une chose. Si vous retirez ses clichés à un dessin animé classique, que reste-t-il ? Quelques lignes de mauvais dialogues et une ou deux blagues potaches (et encore, Pokémon et la quasi totalité des shonens ne sont plus que des petits tas de cendres fumantes). Tout est à refaire, comme diraient les concepteurs de l’année 2016. « Êtes-vous diverti.e.s ? », crie Cartoon Network au fandom en délire. Oui, Rebecca, oui, nous sommes diverti.e.s.
« And it wasn’t quite me, and it wasn’t quite you, I think it was someone entirely new »
Avec des prémices d’aussi bonne facture, il ne faut pas s’étonner si la série fait particulièrement bien son boulot sur certains sujets. Je vais une fois de plus recourir à mon costume à sequins de Super-Littéraire-mais-aujourd’hui-on-fait-plutôt-de-la-littérature-comparée, pour orienter vos mirettes éblouies par tant de bon goût vers la question de l’altérité dans Steven Universe. Parce que si les minorités n’y sont pas vraiment montrées comme des minorités (et c’est bien, ça, c’est ce qu’on veut), on évoque parfois la différence, non dans son écart avec une norme, mais dans son irréductibilité à soi. Bon, là je vais m’excuser platement mais je ne sais pas comment parler de ce genre de trucs sans sortir ma panoplie des grands jours, pleine de concepts pas piqués des hannetons et de mots qu’ils sont gros, qu’ils sont beaux, qu’ils ont plusieurs syllabes.
Je suis parfois un peu dérangée par la manière dont les dessins animés, ou la science fiction, ou tout autre genre fictionnel particulièrement concerné par ces thèmes, traitent les créatures fantastiques. Parce que très souvent on a un passage obligé par une forme d’anthropomorphisme qui présuppose que, même si cette personne a 10 yeux, 3 têtes et un système sensoriel quantique, elle va toujours finir par répondre au Pouvoir de l’Amour™ et par kiffer les Mars frits et les matchs de foot. Je caricature, et ce n’est pas vraiment un problème, parce que le fond de la chose c’est de nous dire que, même si les autres sont différents, on peut toujours s’entendre, ils ne sont pas si différents, aucune raison de prendre peur et d’aller, au hasard, les massacrer par millions au pic à brochette. C’est classique, mais parfois ça nous fait manquer certaines choses, notamment le fait que la meilleure solution pour appréhender la différence n’est pas forcément de réduire l’autre à soi-même. C’est confortable, c’est efficace, ça peut aussi être violent et on sait très bien que par chez nous on a quelques sales habitudes concernant l’expansion de notre modèle de vie (par exemple avec toutes ces productions culturelles qui vous disent exactement combien de chemins un homme doit parcourir avant de pouvoir être appelé un homme, et la réponse ne vous est pas soufflée par le vent, vous pouvez me croire).
Steven Universe fait quelque chose que je trouve fascinant, surtout de la part d’un dessin animé pour enfants : il vous montre qu’au contraire, vous ne pouvez pas tout comprendre à l’Autre (attention je sors les majuscules, numérotez vos abattis). Et que ce n’est pas pour autant un problème, que ça fait partie de la beauté du monde et de l’intérêt de vivre ensemble. Je sens que vous allez vouloir un exemple. Vous voulez un exemple ? Nous allons prendre un exemple. Par exemple, « Steven et le lion rose sont dans un désert. L’anthropomorphisme tombe dans les sables mouvants. Qu’est-ce qui reste ? »
Le lion rencontré par Steven, qui devient ensuite un « personnage » récurrent, est très intéressant parce qu’il permet de mettre en perspective la relation canonique entre un héros et son sidekick animalier (souvent, comme tout bon sidekick qui se respecte, rigolo). Steven passe son temps (surtout dans « Steven’s Lion ») à projeter sur lui les comportements classiques des animaux de dessin animé, qui arrivent presque à communiquer de manière humaine, qui obéissent au doigt et à l’œil et sont complètement en phase avec leur maître (puisque c’est bien de ça qu’il est question). Et l’épisode se déroule en une série de gags fondés sur ses échecs lamentables, parce que le lion, en réalité, ne se laisse pas apprivoiser, même s’il est tout à fait capable de sauver la situation en cas de besoin. On ne « comprend » pas vraiment ce que fait le lion ; il vit essentiellement sa propre vie de lion mystérieux et majestueux tel une barbapapa placide. C’est, en un sens (et même s’il est par ailleurs magique), beaucoup plus proche de la réalité que l’essentiel des représentations animalières en fiction, et ça a le mérite de montrer que le dressage n’est pas une option par défaut. Le lion a lu Foucault. Il vous en parlerait bien, mais c’est l’heure de sa sieste.
La question de l’altérité est de toute façon inévitable dans l’intrigue, puisqu’on prend conscience au bout d’un certain temps (comme Steven, qui ne s’était jamais vraiment posé la question, ce que je trouve également réaliste) que les Gemmes sont des aliens. Elles viennent d’une planète lointaine et, à plus d’un titre, ne fonctionnent vraiment pas comme les humains. Elles ne sont pas faites de chair et de sang, peuvent modifier leur apparence à volonté, ne vieillissent pas, n’ont pas besoin de manger ou de dormir, et peuvent fusionner entre elles pour créer une Gemme plus grande et plus forte. Je reviendrai sur les fusions, parce que c’est un phénomène très important et très, très bien exploité, et je vous ai déjà parlé de mon cœur qui danse la conga ? Les Gemmes s’intéressent à la Terre, mais elles ne vivent pas complètement comme des humains, et bon nombre de pratiques et coutumes leur restent tout à fait étrangères. Si elles adoptent certains comportements (Amethyst adore manger et dormir, même si elle n’en a pas le besoin physiologique), c’est par choix et par goût personnel. Il n’y a pas d’assimilation totale avec les humains, ce qui peut poser des problèmes d’intégration, un sujet traité par l’épisode « Beach Party ». Et je trouve que les Gemmes sont assez bien respectées dans leur altérité, même si, étant la famille de Steven, elles sont avant tout son quotidien et ce à quoi il est habitué. Nous avons le droit à de superbes moments d’inquiétante étrangeté, quand une tradition humaine nous est renvoyée à travers un regard autre : c’est sans doute mon amour immodéré pour la noirceur qui s’exprime, mais j’apprécie tout particulièrement « So Many Birthdays » (et la plupart des épisodes les plus sombres), d’une part parce qu’il aborde des questions complexes (qu’est-ce que grandir, qu’est-ce que vieillir, comment composer avec les attentes de la société selon son âge), mais aussi parce qu’il nous montre l’incompréhension totale des Gemmes face au principe de l’anniversaire. Incompréhension qui peut évoluer en pure inconfort (ou comment faire pleurer le spectateur devant un personnage forcé de s’entarter lui-même pour recréer « l’esprit festif ». À ce niveau ce n’est plus un ascenseur émotionnel, c’est un pandémonium sentimental aux cinq surprises (ne me demandez surtout pas ce que sont les surprises)).
La question de l’altérité m’intéresse sur le plan théorique du non-humain, mais elle est aussi très utile quand il s’agit d’envisager les nombreuses manières de vivre ensemble (entre humanoïdes, mais on peut aussi métaphoriser la série et comprendre que nous sommes tous des aliens. Enfin vous je ne sais pas, me concernant le jury est toujours en délibérations). Un autre de mes épisodes préférés porte sur les relations amoureuses humain-Gemme, avec un flash-back nous décrivant les débuts de l’histoire de Greg et Rose, les parents de Steven. Ce qui est très net, c’est qu’il y a au départ une incompréhension assez majeure entre eux sur la nature de leur relation, parce qu’ils se connaissent mal et n’ont aucune idée de comment l’autre fonctionne, en partie parce que l’autre est en l’occurrence humain/Gemme. Petit extrait, que j’aime encore de l’aube claire jusqu’à la fin du jour, ou quelque chose comme ça :
Est notamment prononcée la phrase « .. I’m… not… a real person… I thought… haven’t we… is this not how it works ? », et je vais vous demander de prendre une minute de silence pour vous rappeler que ce dessin animé passe sur Cartoon Network à l’heure du petit déjeuner.
Pour tous ceux ici qui se sont un jour sentis des fac-similés de personnes véritables, ou ceux, plus nombreux, qui se demandent comment tout ça (le monde, les gens, les régimes de sécurité sociale) est censé marcher, bienvenue, il reste des chaises au fond et Roger a fait des muffins à la banane. Si je suis autorisée à tirer une morale de l’histoire (et j’y suis autorisée par la grâce de « c’est ma huitième page d’article et si vous êtes encore là vous ne partirez plus jamais, faites-vous une raison, vous êtes en mon pouvoir »), je dirais qu’il peut être plus productif de toujours partir du principe que la personne en face de vous fonctionne différemment, juste au cas où. Personne n’est une vraie personne. Nous lisons tous le mode d’emploi de la vie en traduction Google depuis le coréen. Nous sommes tous des aliens.
La beauté de la chose, justement, c’est la beauté des choses. Hum, voilà, j’ai grillé mon joker tautologie, heureusement que je garde ma carte « sortie du paradoxe logique » par devers moi pour les fins de mois difficiles. Tout ça pour dire que cela permet à la série de poser sur le monde un regard émerveillé, notamment par le biais des Gemmes, parce que le point de vue global est influencé par cette altérité à laquelle on donne un espace pour exister. On pourrait croire que c’est classique des dessins animés, mais cet espèce d’émerveillement socratique sur la nature, sur les humains, ne me paraît pas si répandu, à part peut-être chez Miyazaki, qui est de toute façon une influence évidente sur le plan artistique (voir par exemple les déformations fantastiques en chats japonisants dans « Cat Fingers »). Il est lié, justement, à la défamiliarisation permise par les aliens, et ce n’est pas tous les jours qu’on vous vantera les mérites du New Jersey avec des trémolos dans la voix. Ces moments pourraient être niais, ils ne le sont jamais, par un petit miracle que je ne m’explique pas et qui fait que Steven Universe parle à mon âme en secret sa douce langue natale, là où un contenu proche pourrait m’envoyer naviguer sur les mers déchaînées du sarcasme. Ouvrez les yeux. Tout ce que l’on ne voit pas, qui est immense.
« And it’s stronger than you »
Nous disions donc que nos personnages sont de chair et de sang, même lorsqu’ils sont en réalité de diamant et de lumière (ça arrive, demandez aux papillons). Il est évident que la série prend un soin tout particulier à montrer des corps les plus variés possibles, parce que j’imagine bien que lorsqu’on dessine ses personnages, il est vite arrivé qu’ils se ressemblent tous, même en dehors des questions de normes corporelles. Devinez qui a empilé les dites normes dans un puits sans fond d’avant d’y mettre le feu et de danser autour ? En deux mots. Dans Steven Universe, tel un paquet de Haribo fait univers fictionnel, les corps sont de toutes les formes et de toutes les couleurs. Et il n’y a pas « le personnage racisé » ou « le personnage gros », non monsieur. Parce qu’il ne s’agit pas de s’acheter une bonne conscience, et que l’on n’est pas chez JK Rowling (Coucou Fantastic Beasts and Where to Find More Than One Black Person in Jazz Age New York , Oh My, I Have No Idea, That’s Probably Very Tough So Let’s Not Try Too Hard Or We Might Knock Our Funny « Diversity » Hats Off).
Une cuillerée de Rebecca Sugar aidant la médecine à couler (oui, je récidive, faites moi un procès), la série élimine également toute angoisse autour de la nourriture (à part peut-être l’angoisse basique de voir votre petit-déjeuner se transformer en monstre qui tentera de vous détruire, mais on ne peut pas être sur tous les fronts à la fois, voir « Together Breakfast »). C’est presque surprenant, car on s’attendrait à ce qu’un dessin animé qui vous explique comment vous débrouiller avec le syndrome post-traumatique d’un alien qui vient de voler l’océan (« Ocean Gem ») vous dise aussi qu’il faut manger vos légumes. Ne vous inquiétez pas. Steven Universe veut seulement que vous soyez heureux. Conséquemment, bonjour glorification de la junk food à l’américaine, bienvenue odes lyriques aux donuts industriels (ils ont même droit à leur chanson) et rap à la gloire des glaces de distributeurs (ditto), hello discours de sagesse à base de hot dogs, et bongiorno pizza drama. À vrai dire, Steven est aussi adorable qu’il est molletonné, et il fait montre en plusieurs occasions d’une vision très personnelle de la cuisine. Cela étant, même s’il y a une célébration certaine des plaisirs de la (mal)bouffe, elle n’est ni systématique ni universelle (Pearl par exemple, n’ayant pas besoin de manger, trouve la nourriture répugnante).
Il est plus intéressant de se pencher sur les conséquences : nous avons donc un personnage principal dodu. Ce n’est pas une phrase qu’on peut prononcer tous les jours, sauf si on est l’héroïne de sa propre vie, comme, hum, personne en particulier. Pourtant je crois qu’à aucun moment de la série, la remarque n’est faite, et en tout cas si elle l’est ce n’est jamais dans un but de stigmatisation. Je répète, on est dans un dessin animé, le héros est grassouillet, et personne ne lui fait remarquer, jamais. Je suis plus heureuse que le jour où le premier trompettiste a marché sur la lune. Et c’est à ce genre de détail qu’on voit la différence entre Steven Universe et un dessin animé bien intentionné lambda.
Les autres dessins animés, lorsqu’il s’agit de traiter de la « différence », la traitent justement comme une différence. Un hors-norme. Une marge. Le message habituel de fin d’épisode étant « Il faut être toi-même et accepter d’être trop gros.se/timide/petit.e/hors des normes de genre/nerd/vert.e, il faut assumer sa différence », même si rien ne garantit qu’on ne finira pas la tête la première dans une poubelle pour cette même raison, parce que c’est souvent ce que montre l’épisode en question. L’intention de base est sans doute d’aider les enfants à s’accepter, mais la narration a souvent pour effet secondaire de rappeler l’existence des normes et les violences qui attendent les contrevenants (et puis les enfants étant des personnes formidables, ils préfèrent te mettre directement à la poubelle plutôt que de te peindre en rose en te disant que tu peux t’améliorer, ce qui a le mérite d’être clair). Dans Steven Universe, tout ou presque se passe comme si les normes sociales avaient été éliminées pour de bon. Il ne s’agit pas de vous dire que ce n’est pas un problème d’être dodu, malgré ce que vous diront 80 % des gens et 99 % des livres, films, séries et campagnes de pub que vous pourrez croiser dans votre vie. Il s’agit de ne rien vous dire, de ne rien vous dire du tout. Le silence éternel de ces espaces inclusifs m’agrée. On pourra reprocher à la série de faire comme si les problèmes n’existaient pas, mais c’est peut-être aussi une nouvelle approche : pour éviter de reproduire les normes, faisons comme si elles n’existaient pas. Si les enfants grandissent sans l’idée qu’il faut se moquer du gamin rembourré, personne ne se moque du gamin rembourré. C’est utopique, certes, mais ça évite au moins de propager des angoisses. Et je suis sans doute injuste quand je parle de silence, parce que beaucoup d’épisodes sont des hymnes au fait d’être bien dans son corps, et de pouvoir faire des choses avec : danse, sport, combat, lévitation et bien-sûr, fusion. La puissance du corps est vraiment valorisée, mais pas au détriment de l’intellect, et on a tout un spectre de forces diverses, depuis Pearl, tendance vieille sage yoghi, à Garnet, tendance bulldozer zen. Et il n’est jamais suggéré que, parce que Steven a du ventre, il ne peut pas aussi être fort (voir « Coach Steven », et la chanson « Strong in the Real Way », qui aborde le sujet de la force de manière profonde).
Là où la série est vraiment novatrice, sans surprise, c’est sur la représentation qui est faite de la force féminine. Les Gemmes sont extrêmement puissantes, on peut même dire qu’elles déchirent grave. Et, avec sa magie habituelle, Steven Universe invente quelque chose comme une manière girly d’être fort(e, du coup, même si pas toujours). Je pense ici essentiellement au personnage de Rose. Rose était le leader du groupe des Gemmes, et, de toute évidence, son membre le plus puissant. C’était une cheffe de guerre. Et aussi une sorte de Nana de Nicki de Saint-Phalle rose bonbon à l’aura glamour écrasante.
Ce que je veux dire, c’est que dans la plupart des dessins animés, ou films de super héros, ce qu’on nous montre toujours, finalement, c’est une manière d’être girly en étant (accessoirement) forte. D’une part les véritables exploits physiques sont rarement le lot des personnages féminins. Et d’autre part, on s’attache bien plus à nous montrer comment les héroïnes parviennent à rester féminine malgré leur force brute (pour Bella Swann, ça consiste à mourir pour ressusciter avec plus de maquillage, pour Black Widow à porter des combinaisons moulantes pour pallier sa malheureuse ligature des trompes). Chez Rose, on a plutôt l’impression d’être face à une sorte de déesse de la fertilité qui aurait un méchant coup de pied retourné arrière, parce qu’elle est une déesse de la fertilité incroyablement classe (et que, je ne sais pas, les courbes accentuent l’aérodynamisme du coup de latte ou que sais-je). C’est la seule série au monde où l’on peut voir un canon en forme de fleur mettre une totale misère à un monstre sans qu’il y ait une once d’ironie ou de sexualisation louche derrière (épisode « Laser Canon »). Résultat des courses : c’est un sacré bon canon. Il y a donc une puissance du girly, même si d’autres personnages féminins s’illustrent d’une manière tout à fait différente (on se lève tous pour Garnet, Garnet).
Pour autant, la violence en tant que telle n’est pas valorisée : on ne peut pas dire que le combat est glorifié, et les traumatismes engendrés sont un vrai sujet dans la série, ce qui est finalement rarement le cas alors que c’est un phénomène très actuel (voir par exemple « Steven the Sword Fighter »). Techniquement, la force n’est vraiment positive que lorsqu’elle permet d’accomplir des choses, pas de blesser des gens. De ce point de vue, l’épisode « Tiger Millionaire » sur le catch est très instructif, parce qu’il montre bien que le combat est vécu comme un accomplissement seulement dans sa dimension spectaculaire, mise en scène, par opposition aux épisodes où il provoque une vraie souffrance (« Bismuth » ou « Bubbled »). Rien de bien révolutionnaire, me direz-vous, mais je trouve ça plutôt moderne de distinguer les deux, c’est une bonne illustration du fait que la série insiste beaucoup sur toutes les sources possibles d’empowerement.
You Want It Darker[3]Ok, ça ne vient pas des chansons de Steven Universe, vous m’avez eue.
Pour nuancer un peu ce que j’affirmais au début de cet article avec l’impudence de ma folle jeunesse d’alors, Steven Universe est une forme simple au contenu complexe. Ce n’est même pas qu’il y a plusieurs niveaux de lecture : ça c’est une hypothèse qui peut être défendue pour la plupart des dessins animés. C’est que les thèmes abordés, les personnages, les dialogues parfois, relèvent d’une forme de complexité rarement prise à bras le corps par la fiction grand public, même si cette complexité peut facilement passer inaperçue. Je pense que cela vient du fait que la série simplifie le monde et son état (notamment en atténuant la question des normes sociales), mais pas ses personnages et ses situations, comme c’est le cas habituellement. Ce qui nous donne une sorte de laboratoire utopique, avec une société idéalisée mais des protagonistes plus réels que de coutume. C’est une équation magique, c’est un rêve en couleurs, c’est probablement un peu trop pour moi et je vais allez m’asseoir.
Première poche de complexité, peut-être la plus métaphorique et la moins évidente : il me semble que Steven Universe nous permet de penser le monde post-colonial. Car ce qui est révélé progressivement (« Spoilers », nous dit le Pr River Song[4]https://www.youtube.com/embed/vQTp8Ozj1JQ?rel=0 ) c’est que les Gemmes qui élèvent Steven se sont opposées à la colonisation de la Terre par leur propre planète, entraînant une guerre absolument destructrice. Elles se trouvent depuis en situation d’exil, et la souffrance qui en découle n’est pas évitée (« Space Race », entre autres). Malgré tout, la planète-mère des Gemmes, même si elle est évoquée de loin en loin et demeure, pour l’instant, mystérieuse, est décrite comme abritant une société de castes extrêmement normée, voire totalitaire. Ce déplacement est assez habile : transposer dans les étoiles les problèmes terriens (colonialisme, homophobie, société de classes) permet de penser sur Terre une forme de réinvention de soi très positive, comme illustré par le personnage de Peridot. Cependant, la série nous montre bien par ailleurs qu’elle n’ignore pas complètement les problèmes de notre monde, comme en témoigne, dans l’épisode de Thanksgiving, le retour du refoulé sous la forme d’un redneck trumpien de belle facture (« Gem Harvest »). Elle nous fait même par moment des crises aiguës de post-modernité (un comprimé de journal de TF1 deux fois par jour et il n’y paraîtra plus), avec un épisode sur les manipulations de l’Histoire et le « roman national » (« Historical Frictions »). Toujours est-il que les assauts répétés des Gemmes de l’espace visant à faire de la Terre un grenier à blé pour leur planète sont aisément compris dans une perspective plus humaine, en lien avec le discours tenu sur l’altérité. Cela permet de dire en creux un état contemporain du monde, où l’on doit migrer, où l’on est nomade par contrainte ou, parfois, par choix. La notion de « foyer » est à réinventer, et c’est ce que tente de faire Steven Universe, en vous laissant conduire un van dans le cœur des gens, en vous faisant trier un garage, en vous réunissant pour un petit-déjeuner trop gras, trop sucré, trop salé.
Deuxième poche de complexité : *roulements de tambours*, Parlez Moi d’Amour. La série ne parle pour ainsi dire que de ça, mais elle en parle si bien que c’en est presque thérapeutique. Et une fois encore, au lieu d’étiqueter les choses nettement et simplement comme si on était aux soldes Steam des émotions dans le grand supermarché de la vie, elle déploie tout un spectre de relations d’affection qu’il est parfois compliqué de qualifier avec nos mots habituels. L’amitié et l’amour sont souvent difficiles à séparer, peu importe le nombre de fois où l’on agitera le bocal dans l’espoir de créer des phases bien différenciées. Qu’en est-il, par exemple, de la relation entre Steven et Connie, son amie humaine ? Le dessin animé arrive aussi à suggérer que les personnages ont des relations plus proches avec certaines personnes qu’avec d’autres, d’une manière subtile et assez réaliste qui les individualise au lieu de les rendre interchangeables comme c’est parfois le cas dans les dessins animés (Amethyst notamment, a des amis humains extérieurs au groupe).
Et puis, et puis, et puis, il y a les fusions. Laissez votre cœur faire boum ou faire tourner des moulins de-ci et même de-là pendant que je vous explique de quoi il s’agit. Les Gemmes peuvent fusionner entre elles pour créer une sorte de super-individu, plus fort, qui est aussi la somme des corps et des consciences des personnes qui le compose. Pour qu’une fusion fonctionne, il faut se livrer à une danse au cours de laquelle les partenaires devront harmoniser leurs mouvements. Et surtout, il faut qu’ils soient consentants, enthousiastes, et que leur relation soit de bonne qualité.
Vous voyez où je veux en venir ? Vous voyez où Rebecca Sugar veut en venir ? Vous voyez où le féminisme veut en venir ? Bien. Venez donc. De multiples fusions ont lieu au cours de l’intrigue, et toutes explorent des types de rapports différents entre les gens, de l’amitié conflictuelle à l’amour…fusionnel. En plus d’être une expérience de pensée formidable (comment voit-on le monde quand on est deux en un ?), c’est une métaphore géniale pour représenter les relations interpersonnelles (amoureuse ou non) et les déboires potentiels (comme l’abus de confiance et la trahison, épisode « Cry for Help » et ses suites). Si, comme moi, vous êtes toujours à l’affût d’un schéma symbolique vous permettant de lire dans la fiction ce que vous avez envie d’y lire (la thèse est triste hélas, et j’ai vu tous les films), il y a énormément à tirer des épisodes portant sur les fusions, que ce soit en termes purement psychologiques (le merveilleux « Alone Together », à la mesure de la complexité suggérée par le titre), sur le plan des discriminations (« The Answer », sortez vos mouchoirs Casino), ou même sur les difficultés à catégoriser une relation (« Know Your Fusion »).
Mais l’une des plus grandes qualités de Steven Universe, c’est que la série n’évite pas les questions difficiles, qui sont une des conséquences de la complexité qui est dépeinte. La fusion peut aussi être nocive, les relations abusives, et pire, même lorsque l’on a réussi à se défaire de la personne à laquelle on s’attachait de manière malsaine, la souffrance ne disparaît pas complètement, et il peut même arriver que l’on regrette son agresseur. Parfois Steven Universe vous fait asseoir au coin du feu et vous parle de la mauvaise conscience des victimes. Des traumatismes. Des personnalités toxiques. De ce point de vue, l’épisode le plus dur est sans doute « Alone at Sea », où l’un des personnages à la trajectoire de vie la plus violente révèle des torrents de haine de soi, qui la rendent vulnérable aux manipulations d’une partenaire mal intentionnée. Qui ose parler de ce genre de choses aux enfants ? Qui ose en parler aux adultes ? Seulement, la fiction est l’une de nos sources d’expérience indirecte, et on ne peut pas traverser la vie sans se heurter au moins une fois à des problèmes dont, malheureusement, on ne vous aura pas parlé, parce que… à vrai dire j’ai du mal à terminer cette phrase. De la même manière que je ne comprends pas que l’on ne fasse pas plus d’éducation sexuelle et relationnelle à l’école, j’ai du mal à saisir pourquoi on ne nous met pas plus en garde contre toutes les formes toxiques de relations. C’est peut-être une découverte récente, me direz-vous, le 21ème siècle aurait inventé le harcèlement, les pervers narcissiques et le chantage affectif. Mais ce sont aussi en grande partie des sujets tabous, alors même qu’il s’agit de sujets sur lesquels il faudrait, sans doute, éduquer. Steven Universe le fait, à sa manière, et j’en viens à me demander si, en plus d’être un objet artistique extrêmement satisfaisant, ce n’est pas aussi un service public.
Autre exemple qui témoigne d’une certaine noirceur sous les couches de sucre de notre friandise à tiroirs : la relation entre Rose et Pearl. De toute évidence, Pearl était très amoureuse de Rose et a tout quitté pour elle : sa place, son monde. Depuis sa disparition, elle souffre d’une sorte de syndrome post-traumatique que la série aborde par petites touches et qui a sans doute autant à voir avec la guerre qu’avec la mort de Rose. Cependant, au fil de l’intrigue on commence à prendre la mesure de la dimension problématique de ce lien : il y a chez Pearl une forme de vénération et de volonté de sacrifice de soi qui n’est pas du tout érigée en modèle et donne lieu à plusieurs chansons d’anthologie, de la souffrance (« Do it for Her ») au début de deuil (« Isn’t it Over »). En plus d’être traité avec une grande sensibilité, cet arc narratif participe à entretenir les zones d’ombres qui entourent le personnage de Rose, dont l’aura charismatique indéniable est mise en avant tout au long du récit (d’une manière qui, je trouve, atteint aussi le spectateur, ou bien je suis la seule à en pincer pour les femmes roses de 3 mètres de haut, et je sais que je ne suis pas la seule, ne faites pas semblant). Rose est un peu le Dumbledore des hôtes de ces bois : Steven commence, comme tout le monde d’ailleurs, par idéaliser sa mère disparue, avant de commencer, petit à petit, à décristalliser (oh, don’t mind me, I’m juste kittening around). Ce n’est pas le moindre mérite de l’intrigue que de nous amener vers cette complexification du personnage, qui a une incidence sur la manière dont va être perçue la guerre civile entre Gemmes et les questions relatives à la légitimité de la violence (« Bismuth »). Mine de rien, de la comédie musicale aux grandes questions politiques, le fossé n’est pas si large, et il est franchi avant même que vous ayez eu le temps de dire « I couldn’t be happier[5]Référence à la comédie musicale Wicked, qui peut en partie être lue comme une parabole sur le réformisme et la révolution, on en reparlera peut-être un jour, et on en rechantera assurément … Continue reading ».
Et tant qu’à représenter des rapports complexes et adultes entre les gens, autant y aller carrément. Steven Universe est ma petite île utopique personnelle, mais elle cartographie tout de même le divorce et les familles recomposées (« Drop Beat Dad »), les familles monoparentales et multiparentales (« Three Gems and a Baby »), les relations non exclusives (Rose et Pearl, de toute évidence, Sadie et Lars de manière plus épisodique). Ce que je trouve très positif, et qui est superbement illustré par le très bon « The New Lars », épisode de type Freaky Friday où Steven se retrouve pour une journée dans la peau de Lars, son ami vendeur de donuts, c’est qu’il est suggéré qu’il faut laisser les gens gérer eux-mêmes leur manière de vivre et leurs problèmes, sauf s’ils demandent votre aide ou qu’ils souffrent. Dans cet épisode, les tentatives de Steven pour « normaliser » les relations de Lars avec sa collègue et amie Sadie tournent à la catastrophe, parce qu’on ne peut pas faire des choix pour les autres et que la vie n’est pas un film Twilight (que toutes les forces cosmiques en soient d’ailleurs remerciées). Je trouve ça incroyablement respectueux envers les enfants de ne pas leur cacher ce genre de réalités en attendant qu’ils découvrent par eux-mêmes les subtilités de la vie. Ces mêmes enfants que d’autres « craignent de choquer » en les « exposant » à des campagnes de prévention contre le Sida. Je pense qu’on peut leur resservir une louche de relations homosexuelles consensuelles non exclusives entre aliens venues d’étoiles lointaines, ils vont en avoir besoin.
« If I could begin to be half of what you think of me, I could do about anything, I could even learn how to love like you »
Corneille peignait les hommes meilleurs qu’ils ne le sont, il paraît. Je me demande parfois si l’époque n’a pas subrepticement glissé vers quelque chose de beaucoup plus doux, un idéal pelucheux. Oh, nous avons toujours des héros, des héroïnes classiques, des gens qui agissent, même si Hollywood a l’air de considérer qu’il faut beaucoup d’explosions, de sentiments rentrés et de coups de coude dans les côtes d’Hermione Granger pour être un héros. Cependant, maintenant que, Dieu merci, nous ne croyons plus à la vertu, à l’honneur et à l’obéissance, qui chevauche le poney de feu de nos épopées actuelles ? Le roman a refusé pendant des décennies de nous donner des modèles, et ceux qu’il nous a fournis par le passé nous paraissent pour la plupart inacceptables. Car les gens heureux n’ont pas d’histoire, a dit quelqu’un qui mériterait vraiment un câlin et aussi qu’on lui tombe dessus comme une tonne de Pensées de Pascal. De ce côté on peut considérer que le cinéma a fait mieux, en bon opium du peuple qu’il est, et bonjour héroïnes de comédies musicales de l’Âge d’Or, je vous aime comme au premier jour. Malgré tout, le monde restait rempli à ras de personnages au fond peu recommandables, la fiction avait gardé l’épopée et vidé les héros de la grande boîte de nuit de la vie.
Puis, au solstice d’une civilisation déclinante, alors que tout espoir semblait perdu, émergèrent de la brume, montés sur leurs licornes arc-en-ciel, les héro.ïne.s relationnel.le.s. Ma théorie est la suivante : les vertueuses et les honorables d’hier sont devenues les non-violent.e.s, inclusif.ve.s, communicatif.ve.s et émotionnellement ouvert.e.s d’aujourd’hui. Ce que me montre Steven Universe, c’est que mes héros, mes héroïnes aujourd’hui, sont des personnages qui font pleinement l’effort de vivre en harmonie les uns avec les autres en essayant de réduire à tout prix la souffrance et la violence sous toutes ses formes. La violence physique. La violence psychologique. Toutes les violences symboliques. Qui respectent toutes les individualités et qui font mieux que tolérer la différence : qui l’aiment. Qu’on me montre, vraiment, sincèrement, qu’on me montre des qualités aussi rares chez les héros des temps jadis. Dès qu’il s’agit de combattre, de se sacrifier à tour de bras, il y a toujours du monde. Mais qui se soucie de savoir comment vivre, avec les autres ? Le héros est de la chair à canon : il sait comment bien mourir, et c’est tout ce qu’on lui demande. Il semblerait pourtant que, par un détour de chemin inaperçu, nous ayons obtenu le droit d’admirer la personne qui dit : C’est ce que je ressens. Est-ce qu’on peut en parler ? Et j’en ai des frissons de terreur et d’admiration parce que, nom d’une Adrienne Rich, quel courage.
Voilà, ceci signe sans doute ma déclaration de non-humanité pour cause de handicaps terribles en matière de sentiments, mais chaque jour que Dieu fait je me dis que j’aimerais vraiment être plus comme Steven. Gloire aux nouveaux héros, car le chemin qui mène de l’autre côté de l’arc-en-ciel leur est ouvert.
Practically perfect in every way
Alors bien sûr, tout n’est pas parfait. Bien sûr, comme dans chacun des tristes sillons de ce monde accablé, il y a probablement quelque chose de pourri à Beach City, ou plutôt des manques, des oublis. Peut-être que la volonté d’harmonie et la non-violence ont tendance à évacuer le politique, même si les Gemmes sont en soi des révolutionnaires. Peut-être (sûrement) qu’on ne devrait pas accepter les rednecks trumpiens à notre table de Thanksgiving. Peut-être que le couple est trop glorifié au détriment d’autres types de relations, et peut-être (sûrement) que la série entière n’est qu’un doux rêve face aux violences qui entament les gens, chaque jour, petit à petit. Peut-être. Mais…
« Is there anything that’s worth more than peace and love on the planet earth ? »
Mais avec Steven Universe, j’ai fait un rêve, et je ne laisserai personne dire qu’il est inutile de se payer de fiction. Il est nécessaire d’admettre que parfois, on ait besoin de se consoler du réel, de vraiment se consoler. Et plus encore : Steven Universe me fait croire en la possibilité d’un monde meilleur. Voilà, je l’ai dit. Là où le socialisme, là où le communisme, là où l’altermondialisme ont échoué, une série Cartoon Network réussit à me vendre efficacement un projet de société. Ou disons, pas un projet, pas une société, mais une utopie, un univers de poche. Un petit garçon dodu de dix ans vivant à Hawaï avec trois mamans faites de particules de lumière, un lion qui se téléporte et beaucoup, beaucoup de chansons. Steven Universe fait à ses spectateurs ce qu’il fait à ses « monstres » : il les place dans des bulles, des bulles roses et hors du temps.
Nous flottons dans notre bulle, loin des dynamiques sociales habituelles. Certes, il y a la guerre. C’est une guerre contre les oppressions structurelles. Si tous les enfants du monde grandissaient avec cette série, ou disons avec des équivalents, s’il y avait plus, sous le soleil des animés, d’histoires aussi pacifiques, aussi apaisantes, je veux croire que les choses, si tant est que l’on puisse encore y croire, je veux croire que les choses iraient mieux. Un peu, au moins un peu. Qui peut dire quelle part de nous est constituée par les histoires que nous entendons. Qui peut dire comment cette part influence nos actions et notre engagement avec le réel. Certains se sont suicidé.e.s avec Werther, d’autres sont en train d’être sauvé.e.s par Super Girl. Il y a un pouvoir de la fiction, s’il y a un pouvoir des représentations.
Steven Universe est la parfaite réponse à tous les gens qui appellent « politiquement corrects » tous les contenus fictionnels qui remplissent votre cœur de joie et mettent dans vos yeux le bleu qui manque à leur décor, ou quelque chose du genre, je ne sais pas trop, je me suis perdue dans mes insertions hasardeuses de chanson française rétro. Oui, Steven Universe est plein de bons sentiments. Je vais le redire, parce que j’en aperçois au fond qui tentent d’attraper des éclairs fourrés à la condescendance, alors que le Grand Plateau de la Vie leur offre des macarons diversité-guimauve. Steven Universe est plein de bons sentiments. Ces sentiments-là, les vrais, ceux qui vous font de l’œil dans la vitrine depuis des lustres alors que vous voulez les mêmes pour chez vous, mais de toute évidence la maison ne fait pas crédit et vous avez toujours été un désastre ambulant dès qu’il s’agit de montages en kit. Une fois n’est pas coutume, une fiction nous offre le mode d’emploi de la vie, et si nous le suivions tous, ça pourrait marcher.
Which side are you on ?
Il y aurait encore tant à dire, mais je sens que j’abuse du temps de tout le monde, y compris de celui de l’État, qui a la bonté de me payer pour m’occuper d’autre chose que des séries Cartoon Network. J’aurais pu parler des influences artistiques diverses, très nettes dans certains épisodes (les mangas, l’esthétique Nintendo, plus particulièrement Zelda et Mario, mais aussi les Simpsons avec le personnage du maire Dewey), de la représentation hilarante de la société contemporaine (Lapis Lazuli et Peridot font de l’art conceptuel dans leur grange, Steven et Connie composent de la fan fiction, regardez-moi ça on chasse sur mes terres), de la mise à distance de la réussite sociale (les adultes lavent des voitures, distribuent le courrier, vendent des frites et des pizzas, tiennent des bornes d’arcade, et corrompent la politique locale). J’aurais pu parler de la beauté incroyable des fonds, qui compense assez largement le manque de finesse dans le design des personnages, ou de l’immense qualité des musiques, qui n’ont rien à voir avec ce qui se fait dans la plupart des dessins animés et sont supervisées par le groupe électro Aivi & Surasshu. J’aurais pu parler des chansons, d’ailleurs je ne sais pas par quel miracle vous avez été aussi épargné.e.s, mais remerciez la divinité de votre choix, parce que ça aurait été sanglant. J’aurais pu vous dire que c’est une série qui vous dit que, tout ce qu’elle veut, c’est vous voir vous transformer en une femme géante (une femme géante !). Et moi aussi, c’est tout ce que je veux. Et c’est tout ce que je vous souhaite. S’il y a une chose à retenir de mon babillage en roue libre façon tempête émotionnelle de force 8, c’est qu’une fois que la mer agitée à grosse revient calme au matin, il faut regardez Steven Universe, et qu’il faut s’y accrocher comme l’algue à son rocher. Faites-moi confiance. Si vous lui donnez une chance, vous pourrez danser ensemble une grande danse.
Et pour finir en beauté, comme il n’y a définitivement pas eu assez de chansons, j’emprunte à mon ami Pete Seeger un excellent hymne de circonstances, que vous pourrez habilement replacer dans toutes vos occupations quotidiennes comme, au hasard, les manifestations, et que je vous invite à consulter ici pour pouvoir chanter en chœur avec moi :
Which side are you on, girl, which side are you on ?
Which side are you on, boy, which side are you on ?
They say in Bourdieu’s treatises : there are no neutrals there,
You’ll either be a Steven girl or a thug for Steph Meyer.
Which side are you on, girl, which side are you on ?
Tell me :which side are you on, boy, which side are you on ?
His mommy was a jewel, and he’s a rocker’s son,
He’ll be standing with the fandom
‘Till every battle’s won.
Which side are you on, girl, which side are you on ?
Which side are you on, boy, which side are you on ?
Oh viewers can you stand it ? Tell me how you can,
Will you be a lousy scab or will you be fan ?
Which side are you on, boy, which side are you on ?
Tel me : which side are you on, girl, which side are you on ?
Come all of you good viewers, good news to you I’ll tell,
Of how inclusive fiction has come in here to dwell.
Which side are you on, boys, which side are you on ?
Which side are you on, girls, which side are you on ?
References
↑1 | Non ? Essayez https://www.youtube.com/watch?v=0PIwXclDWxk, vous m’en direz des nouvelles. |
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↑2 | Célèbre réalisateur de séries à succès (voir Sherlock, Jekyll) et responsable des saisons 5 à 8 de Doctor Who. Sens de l’épique mégalomane qui fait la qualité desdites séries. Tendance notable à saupoudrer tout ce qu’il fait de queer baiting, i.e. à faire attendre de la chope LGBT, alors que, aha. |
↑3 | Ok, ça ne vient pas des chansons de Steven Universe, vous m’avez eue. |
↑4 | https://www.youtube.com/embed/vQTp8Ozj1JQ?rel=0 |
↑5 | Référence à la comédie musicale Wicked, qui peut en partie être lue comme une parabole sur le réformisme et la révolution, on en reparlera peut-être un jour, et on en rechantera assurément bientôt, surtout s’il y a de la vodka. |