Relationship Anarchy, de Juan-Carlos Pérez-Cortés

Essai espagnol paru en 2022, qui parle du concept d’anarchie relationnelle. Par rapport à d’autres ouvrages sur les relations que j’ai pu lire récemment l’approche est assez différente : on est dans une approche qui revendique fortement les apports de la théorie politique, avec beaucoup de références à Foucault, aux penseurs de l’anarchisme et du féminisme (et même un petit passage sur Bertrand Russell). C’est plus exigeant à lire, mais c’est assez stimulant aussi.

Je n’ai pas tant réussi à faire une fiche de lecture bien ordonnée comme pour d’autres ouvrages qu’une prise de notes qui part un peu dans tous les sens, mes tentatives de réordonner tout ça après la fin de ma lecture n’ont pas eu un grand succès ; si ça ne vous rebute pas, lesdites notes ci-dessous.

Si je devais résumer très grossièrement la thèse : étant donné que le personnel est politique, les principes de base de l’anarchie politique peuvent être appliquées aux relations interpersonnelles. Ça implique d’avoir des relations qui rejettent les normes préétablies et les cadres tout faits comme « couple », ou « ami.es », pour à la place laisser les personnes impliquées dans la relation en définir les modalités. Ces modalités ne peuvent pas comporter de restrictions sur ce que font les participant.es à cette relations dans les moments où ils sont en dehors de la relation. Ça implique notamment de ne pas pouvoir exiger de l’autre une monogamie dans le cadre des relations romantico-sexuelles, mais ce n’est qu’un byproduct, pas du tout le cœur de l’anarchie relationnelle, et par ailleurs des anarchistes relationnels peuvent tout à fait décider (pour elleux-mêmes, par pour les gens avec qui iels relationnent) qu’iels veulent rester monogame. Ça implique aussi de pouvoir avoir des relations romantiques sans sexualité, des relations sexuelles sans attache romantique, où n’importe quel autre modèle relationnel auquel les participant.es souscrivent librement.

L’anarchie relationnelle s’attache aussi à prendre en compte les différences de privilèges dans une relation, en affirmant que le modèle du contrat relationnel librement consenti entre deux parties égales est une fiction : certain.es ont plus de pouvoir, et le but n’est certainement pas de se débarrasser des anciens cadres pour permettre aux plus privilégiés d’imposer leur cadre.

Globalement j’en retiens que c’est un modèle intéressant mais avec un haut niveau d’exigence, puisque chaque nouvelle relation doit être discutée et construite de zéro.

L’auteur commence par retracer l’origine du terme (une université d’été anarchiste suédoise pour la première occurrence dont il a trace), sa diffusion dans les milieux anarchistes, l’intérêt qu’il suscite dans différentes communautés (anarchistes, milieu académique, communautés queers). Globalement, l’anarchie relationnelle propose de déconstruire le primat donné au couple romantique hétéropatriarcal exclusif et cohabitant dans les relations humaines, ce qui est d’intérêt notamment pour s’attaquer à l’hétéropatriarcat et à l’essentialisation des rôles genrés, et affirme que les cadres préétablis pour les relations – avec notamment la dichotomie amours/amitiés – sont contraignants et que mieux vaut construire ses propres cadres pour chacune de nos relations (c’est du boulot, mais c’est plus gratifiant à la fin, on retrouve bien là l’approche anarchiste des relations humaines).

L’auteur note l’intérêt des communautés aromantiques et asexuelles (aroace) pour le modèle de l’anarchie relationnelle, en ce qu’il retire à la sexualité son statut d’indicateur de l’intensité de la relation.

Détour historique pour rappeler que l’anarchie ce n’est pas l’absence de règles ou d’organisation, c’est l’absence de hiérarchie : on ne reconnaît pas de légitimité des organisations basées sur des dynamiques de pouvoir inégales. Éléments historiques aussi pour rappeler la misogynie de Proudhon, les apports du féminisme et ce qui est devenu l’anarcha-féminisme et ses points de rupture avec le féminisme bourgeois.

L’auteur ne nie pas que se plonger dans l’anarchie relationnelle est compliqué, ça demande des efforts, y’a pas de script, et faut lutter contre plein d’attentes sociétales qu’on a internalisées. Le but n’est pas non plus de dire que le modèle de l’anarchie relationnelle est meilleur que d’autres modèles qui s’éloignent du CRHEC, chacun·e fait les pas qu’iel peut.

 « Dans beaucoup de formes de relations non-monogames, des traces du modèle hégémonique réémergent, créant une situation de privilèges qui n’est pas remise en question ou discutée. Les accords passés dans les relations amoureuses déterminent les limites et obligations de tou·tes celleux qui les ont acceptés, ainsi que de tou·tes celleux qui pourraient être impliqué·es par la suite. C’est une forme de « dictatures des accords préexistants ». Cette culture du consensus peut justifier des hiérarchies, des privilèges, des prérogatives, des vétos, des dynamiques de pouvoirs… avec la justification que « si c’est consensuel, c’est éthique ». » (translation by yours truly)

Sur les labels de relations :

C’est ok de garder les labels de types de relation (ami·es, amant·es, amoureu·se·x, …) si ça aide à se situer, mais du point de vue de l’auteur ce que veut dépasser l’anarchie relationnelle c’est que ces labels s’accompagnent de règles strictes préétablies sur le comportement à adopter quand on revendique ce label : même si ce sont des règles établies entre les participant·es à la relation (dans le cadre du polyamour par ex) : l’attachement à des règles ou à cette philosophie de vie ne doit pas dépendre de si on se situe dans le cadre de la relation : le care, le commitment et le respect des limites établies collectivement ne sont pas dépendantes du fait de se conformer à un cadre initial, c’est accepté plus généralement.

Cependant, vu que ces labels correspondent à des cadres normés prédéfinis et avec une certaine valeur (le fait d’être « en couple » ou non notamment), on peut passer beaucoup de temps sur la question de savoir si la relation qu’on a peut réclamer ce label ou non (ce qui est d’ailleurs le cas aussi avec le label « anarchie relationnelle », ce pourquoi l’auteur propose de juste répondre aux questions précises qu’on lui poser sur le statut de ses relations avec « je relationne avec les gens d’une façon différente »). De plus, les attentes « classiques » de ce qui se retrouve habituellement dans les relations réclamant ce label peuvent progressivement s’imposer à la relation à laquelle on a accolé ce label même si on voulait en faire quelque chose de différents (internalisation de la norme ou pression de l’entourage).

Rejeter les cadres relationnels préexistants pour à la place avoir des règles self-managées. Reste un socle de règles mais qui sont un peu la règle d’or anarchiste : assistance mutuelle, autonomie responsable, horizontalité, rejet des structures de pouvoirs (apparentes ou dissimulées), souveraineté individuelle dans le choix de s’associer ou se séparer (libre association), pas d’interférence dans les relations des autres et leur fonctionnement sauf pour faire respecter ces principes.

Reconnaît l’apport de The Ethical Slut et des autres ouvrages sur le polyamour, mais note que c’est une approche de développement personnel, souvent psychologisante, et qui fait pas mal l’impasse sur les enjeux structurels et normatifs qui pèsent sur les choix personnels. Note aussi que l’approche récente de ce courant, qui sort de la question pure de « multiplier les relations romantico-sexuelles » pour parler plutôt de « rhizome affectif » est la plus intéressante à ses yeux.

Liens entre l’anarchie relationnelle et la queer theory :

  • Dans l’approche de Foucault du pouvoir, le pouvoir n’est pas exercée de façon unilatérale par un dirigeant sur un peuple avec un appareil répressif, mais passe par un ensemble de normes et de privilèges qui se renforcent les uns les autres et établissent des gradients de gens se conformant plus ou moins à ces normes ==> la famille nucléaire est une de ces normes renforçant la kyriarchie, il y a un intérêt à proposer des façons alternatives de relationner ;
  • Rendre plus fréquentes et visibles ces façon alternatives de relationner permettrait de casser l’insécurité liée au fait de ne pas correspondre au modèle dominant
  • De la même façon que le genre est une performance et non une caractéristique innée, les relations sont ce qu’on en fait et non pas des constructions innées descendues d’un idéal platonicien
  • Ce n’est pas parce que les relations sont des constructions sociales qu’elles ne sont pas réelles et qu’elles n’ont pas un impact sur la vie des gens

L’auteur oppose l’anarchie relationnelle à l’escalator de la relation – et ses dérivés. Son argumentation est que les couples ouverts, les swingers, le polyamour hiérarchique et même non-hiérarchiques aménagent ce modèle d’escalator à la marge mais ne s’en éloignent pas vraiment : les relations sont supposées progresser sur l’escalator, avec la possibilité de plusieurs relations en parallèle qui peuvent (polyamour hiérarchique) ne pas avoir le droit d’atteindre la dernière marche de l’escalator, mais on ne sort pas d’un modèle où on a de plus en plus de droits sur l’autre et devoirs envers lui.

Sur la monogamie, il constate son ubiquité comme référence (avec des variations) et son usage comme élément de contrôle/coercition, mais il insiste sur le fait que l’anarchie relationnelle n’est pas spécialement non-monogame : ça n’est ni suffisant (la non-monogamie peut être coercitive et normée), ni nécessaire (l’AR peut mener à avoir des relations affectives monogames).

Des exemples de présupposés liés à la pensée relationnelle hégémonique :

  • Les engagements les plus importants (parentalité, achats d’un bien immobilier, cohabitation) doivent se faire dans le cadre d’une relation romantico-sexuelle.
  • L’assistance mutuelle entre participant.es à une relation a un caractère différent selon le type de relation
  • Les relations romantico-sexuelles doivent avoir un début et une fin claire (il peut y avoir du on/off, mais il faut savoir où on en est) pour avoir les bons comportements liés à ce type de relation (aussi bien les propositions sexuelles que ne pas faire la bise à sa relation affective ou smacker son ami.e)
  • On peut négocier d’égal·e à égal·e ce que l’autre à le droit de faire de son temps et de son corps quand on n’est pas là, en échange de concessions de notre côté aussi – c’est ok d’avoir ce pouvoir sur l’autre et on peut le négocier en s’extrayant des privilèges interpersonnels.
  • Une certaine perte de vie privée vient avec certains statuts relationnels où l’autre est légitime à vouloir savoir ce qu’on a fait en son absence.

Sur les asymétries de privilèges, l’auteur note que l’insistance sur le fait de ne pas se conformer aux modèles relationnels préexistants et de ne pas nommer la relation peut aussi servir à filer plus de pouvoir à la personne en situation de domination dans la relation – et peut être perçue comme une façon de nier l’importance de la relation, ce qui peut être traumatique. Toujours se poser la question de d’où on parle et comment les choses peuvent être reçues.

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